Revue dramatique - 31 mars 1897

Revue dramatique - 31 mars 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 686-697).
REVUE DRAMATIQUE

A l’Odéon, le Chemineau, drame en cinq actes, en vers, de M. Jean Richepin. — A la Renaissance, la Carrière, comédie en quatre actes et cinq tableaux, de M. Abel Hermant. — Aux « Escholiers », le Plaisir de rompre, un acte, de M. Jules Renard.

Plus il avance dans son œuvre, plus M. Jean Richepin nous apparaît comme une nature merveilleusement simple, robuste et saine, et en même temps comme un exemplaire accompli de culture latine, comme un poète essentiellement « classique » et comme un traditionnaliste irréprochable : ce qui le rend presque unique dans la littérature de nos jours.

Rien de plus normal ni de plus harmonieux que le développement de cet esprit ; rien de plus conforme ni de plus exactement correspondant aux modifications qu’apporte dans un homme bien sain la succession des années ; et par conséquent rien de plus « décent », au sens latin, que la vie littéraire de ce latiniste.

A vingt ans, ivre de sa force, il est bohème, insurgé, compagnon et poète des « gueux ». En quoi, déjà, il obéissait à une tradition. Car il se trouve que quelques-uns des pères de notre littérature ont été, au XVe siècle, au XVIe et au XVIIe encore, des bohèmes notoires. Bohême, Villon ; bohèmes, Rabelais et Régnier ; bohèmes, Théophile, Cyrano de Bergerac, Saint-Amand, et presque tous les poètes du temps de Louis XIII. M. Jean Richepin, à vingt ans, continue chez nous la littérature et la vie de ces réfractaires qui furent, comme lui, des forts en thème et crachaient aisément du latin.

Puis, il écrit les Caresses, poèmes de sensualité toute nue, sans hypocrisie, mais aussi sans perversité ; où, par de la nos poètes romantiques, et par-dessus les délicatesses, mièvreries et mélancolies que le sentiment chrétien a mêlées chez nous aux choses de l’amour, il renoue avec les érotiques latins qu’il simplifie encore, et écrit le Cantique des cantiques d’un étalon lettré.

C’est alors que la chaleur de son sang, l’insolence qui lui vient de son athlétique jeunesse, le pousse à écrire les Blasphèmes. Livre décidément retardataire ; non point même positiviste ou darwinien, mais athée avec une étonnante simplicité, et qui, si l’on met à part quelques réminiscences du poète latin Lucrèce, procède simplement du « libertinage » traditionnel des « esprits forts » de l’ancien régime, d’Assoucy ou des Barreaux, et reproduit, dans un autre style, l’impiété sans nuances des Helvétius et autres Naigeons. En sorte que l’anachronisme foncier de ce livre risquerait de nous glacer quelque peu, s’il n’était, bien plutôt que la manifestation d’une pensée, l’éruption d’un tempérament et l’explosion d’une rhétorique. Ce qui est intéressant ici, c’est le poète lui-même ; c’est son geste d’hercule tendant le caleçon à Dieu et à tous les dieux, son attitude de dompteur et de sagittaire, son allégresse de bon peintre et de bon versificateur à entrelacer, par groupes et par grappes antithétiques et pittoresques, les dieux et les déesses de toutes les religions, et à poursuivre leur dégringolade éperdue d’un claquement de strophes à triples rimes. Ce n’est pas la méditation d’un philosophe, oh ! non, mais l’ivresse de Salmonée qui, pour défier Jupiter, pousse ses chevaux et son char sur un pont d’airain retentissant et s’enchante de son propre tintamarre.

Et bientôt voici le poème de la Mer, premier annonciateur de sagesse. Car, sans doute, la mer est encore une « gueuse « dont le poète nous décrit symboliquement les faits et gestes dans un langage qui n’a rien de timide ; et les marins sont encore des « gueux », les gueux de la mer ; mais déjà M. Richepin leur pardonne sans difficulté d’être d’âme plus chrétienne que « les gueux de Paris ». Sa fraternelle sympathie pour ces hommes capables de « sacrifice » implique un état de pensée déjà supérieur au matérialisme, tout de même un peu court, des Blasphèmes ; et nous voyons bien qu’il a déjà consenti, dans son cœur, à écrire le Flibustier.

Rien ne s’y opposait : nulle part assurément, ni dans ses Caresses, ni même dans ses ingénus Blasphèmes, il n’avait commis le « péché de malice ». Il y a, et sans doute il y eut toujours en lui, sous l’insurgé, un bourgeois excellent, et un Arya sous le Touranien. Ses livres lyriques sont l’œuvre du Touranien, et ses drames ont été écrits par l’Arya ; et c’est très bien ainsi. Outre que le théâtre incline les plus fiers aux concessions, il est naturel de bouillonner à vingt ans et de s’apaiser passé la quarantaine. Et c’est pourquoi, l’esprit du poète s’élargissant à mesure qu’il vivait et qu’il se reconnaissait des devoirs, son dernier volume de vers, qui devait s’appeler le Paradis de l’Athée, a pu paraître sous ce titre plus hospitalier : Mes Paradis. Ce livre, auquel on a peu rendu justice, me plaît infiniment par une sincérité qui ne craint pas de se contredire, estimant sans doute que nos prétendues contradictions ne sont que des états d’âme successifs, et que notre âme est d’autant plus riche, plus largement humaine, que ces états sont plus divers. Dans la première pièce du livre, l’homme aux yeux de cuivre et au torse d’écuyer, qui a si doctement rugi les Blasphèmes, nous confesse bravement qu’il sent quelque chose de nouveau lui gonfler le cœur, regret, désir, peut-être espoir...


Ceux que j’ai pu blesser naguère en blasphémant,
Je leur demande ici pardon très humblement,
Et peut-être en secret que je leur porte envie.


Et nous voyons alors lutter l’un contre l’autre, ou, plus justement, nous entendons chanter l’un après l’autre les deux Richepin, le Touranien et l’Arya, le roi des Romanichels et le père de famille, le matérialiste et l’idéaliste, le cynique et le ^tendre, l’impie et l’aspirant à la foi, le révolutionnaire et, mon Dieu ! le conservateur. Et, finalement, c’est bien l’Arya qui l’emporte, puisque le poète, sans proscrire le paradis de Mahomet ni celui de Rabelais, s’attarde au paradis de la famille, aux joies du foyer, aux veillées sous la lampe et aux gentillesses des enfans qui tettent, dans des pièces aussi « intimes » et aussi touchantes que le permettent la précision dure et un peu martelée de son expression, et tantôt la brutalité, tantôt la curiosité presque fatigante de son vocabulaire. Sans compter que le recueil se termine par un appel évangélique à la fraternité, une exhortation au sacrifice et au don de soi, et par une vision idyllique de l’âge d’or et de la terrestre cité de Dieu, ou, si vous voulez, du paradis de Pierre Leroux et de George Sand.

Pourquoi non? Une des idées philosophiques que ce poète, — qui n’est point particulièrement un philosophe, et qui a bien raison, — paraît le mieux sentir et qu’il a le plus fortement exprimées, c’est que notre âme est le produit d’un long passé, et qu’ainsi nous portons en nous une quantité de « moi ». Rappelez-vous, dans les Blasphèmes, la Chanson du Sang, et lisez dans Mes Paradis la pièce qui commence ainsi :


Ah! ce n’est pas deux moi qui sont en moi ! c’est dix.
Cent, mille, des milliers!

Dès lors, quoi d’étonnant que, après le cavalier tartare ou le compère de Villon, M. Richepin ait laissé chanter en lui, pour changer un peu, le poète idyllique et sentimental (le Flibustier) et presque l’ »homme sensible » du siècle dernier (Vers la joie) ou le bon poète tragique épris d’héroïsme (Par le glaive) ? Au surplus, les bons sentimens ne peuvent-ils fournir autant d’alexandrins que les autres ? Ne peuvent-ils suggérer autant de tropes, de métaphores, de comparaisons et de rimes opulentes ? Tout revient à dire, en somme, que M. Jean Richepin est un admirable discoureur de lieux communs ; et par là encore il m’apparaît classique.

Oui, plus j’y songe, et plus je le tiens pour un homme de tradition. A une époque d’inquiétude morale, et de frisson mystique ou néo-chrétien, et d’ibsénisme et de septentriomanie, M. Richepin restait obstinément et étroitement un homme de chez nous ; il s’en tenait, selon les heures, soit au matérialisme imperturbable des bons athées simplistes du XVIIIe siècle, soit au naturisme de Diderot ou à l’idéalisme du vieux Corneille. Et, pareillement, tandis que des jeunes gens cherchaient à détendre les règles de notre prosodie et glissaient au vers invertébré, il s’enfermait jalousement dans la versification héritée, il en resserrait encore sur lui les entraves, comme à plaisir et par défi ; il restait, presque seul, fidèle aux petits poèmes « à forme fixe » ; et il en venait, dans Mes Paradis, à exprimer les angoisses de son âme double en une série de sonnets, de piécettes en tierces rimes, et de ballades, qui à la fois s’opposent deux par deux et alternent régulièrement, et qui présentent une richesse de rimes que M. Mendès atteint à peine, et que M. Bergerat ne dépasse qu’en rimant en calembours : ce qui fait tout de même bien des symétries combinées !

M. Jean Richepin est, je crois bien, le plus latin de nos poètes français. Nul n’est plus nourri du lait fort de la Louve. Il a, du latin, la ferme syntaxe, la précision un peu dure, la couleur en rehauts, la sonorité pleine et rude; jamais de vague ni de demi-teintes. Il a lui-même, dernièrement, avoué ses origines et ses prédilections dans une suite de savoureuses Latineries où il imitait à miracle ce que la pensée latine a de plus latin : les facéties fescennines, l’invective juvénalienne ou les cyniques jovialités d’un Martial.

Mais, pour l’avoir tout entier, il faut, après ses « latineries », lire ses chansons et ses contes en forme de complaintes. Car, presque au même degré que la veine classique, ce surprenant mandarin a la veine populaire. Les chansons de la Chanson des gueux et les Matelotes de la Mer sont aussi franches et aussi belles, et semblent aussi spontanées que si elles n’étaient pas l’œuvre d’un lettré et qu’elles eussent jailli, tout assonancées, de l’imagination d’un ménétrier ambulant ou d’un mathurin qui aurait le don de la rêverie et du rythme.

En résumé, ce poète si savant et, pourtant, d’âme peu compliquée; ce grand humaniste qui est « peuple », cet insurgé qui est un Français de la vieille France ; ce superbe Gallo-Romain ; ce poète d’une rhétorique puissante et claire et de sentimens simples, a précisément ce qu’il faut pour agir sur la foule tout en restant très cher aux lettrés ; et la réussite du Chemineau en est un nouveau témoignage.

Le Chemineau est un drame rustique, tout plein de « conventions », oui, mais de conventions antiques, vénérables, et qui répondent, chez la plupart des spectateurs, à des illusions héréditaires et charmantes. Les paysans ne se laisseraient peut-être pas prendre au chemineau de M. Richepin, car ils savent par expérience ou ils croient par préjugé qu’un rôdeur des grandes routes est, le plus souvent, un assez mauvais drôle ou un très pauvre diable. Or il ne semble pas que ce chemineau-ci ait jamais sérieusement souffert ni de la faim, ni du froid, ni des mauvais gîtes; et, d’autre part, il est bon, il est intelligent, il sait tous les métiers, il compose des chansons; et il n’est même pas paresseux et, quand il lui plaît, il lasse les plus durs à la besogne. Mais, si j’appréhende sur ce point la défiance des paysans, quel citadin de petite vie ou même quel honnête bourgeois résistera au rêve de liberté et de « poésie », superficielle et accessible, évoqué par ce couplet :


... Dis-leur que des pays, ce gueux, il en a cent.
Mille, tandis que nous, on n’en a qu’un, le nôtre;
Dis-leur que son pays, c’est ici, là, l’un, l’autre.
Partout où chaque jour il arrive en voisin ;
C’est celui de la pomme et celui du raisin ;
C’est la haute montagne et c’est la plaine basse;
Tous ceux dont il apprend les airs quand il y passe;
Dis-leur que son pays, c’est le pays entier.
Le grand pays, dont la grand’route est le sentier:
Et dis-leur que ce gueux est riche : le vrai riche,
Possédant ce qui n’est à personne : la friche
Déserte, les étangs endormis, les halliers
Où lui parlent tout bas des esprits familiers ;
La lande au sol de miel, la ravine sauvage,
Et les chansons du vent dans les joncs du rivage,
Et le soleil, et l’ombre, et les fleurs, et les eaux.
Et toutes les forêts avec tous leurs oiseaux!


Un individu aussi « poétique » que ce chemineau peut faire ce qu’il lui plaît. Le public ne songe point à lui en vouloir quand, à la fin du prologue, ressaisi par la nostalgie de la grand’route, il repart, en laissant dans l’embarras la pauvre Toinette. Et lorsque, vingt ans après, il repasse par le même village, comme on sent bien, en lui, le sauveur attendu ! Toinet, le fils de Toinette et du chemineau, veut mourir parce qu’il aime sans espérance la fille de maître Pierre, un riche fermier. Le chemineau console le pauvre garçon; et comme il est un peu sorcier et « jeteux de sorts », il fait si bien qu’il épouvante maître Pierre et l’amène ainsi à donner sa fille à Toinet. (La scène est, je crois, la meilleure de l’ouvrage, et la plus colorée.) Après quoi, il reprend son sac ; et en route ! et tant pis pour ceux qui l’aiment ! Il faut bien qu’il chemine, puisqu’il est le chemineau.

Ce chemineau est excellent. Sa facilité à s’en aller ne le rend point haïssable, parce que l’on comprend que c’est sa libre vie qui lui a fait un si bon cœur. Et les autres, les sédentaires, sont aussi de bien braves gens. Qu’elle est bonne, cette fine Toinette, si indulgente au poète qui l’a séduite et quittée ! Et qu’il est bon, ce François qui, après le départ du poète, a épousé la pauvre fille! De ce que Toinet, le « gars malade d’amour », et Aline, son amoureuse, ne sont pas très originaux, il ne s’ensuit pas qu’ils ne soient point touchans. La cabaretière Catherine a le cœur sur la main ; Thomas et Martin n’ont pas pour un sou de méchanceté ; et si maître Pierre, le fermier avaricieux, aime un peu trop l’argent, il aime encore mieux sa fille.

Qu’est-ce à dire? Le chemineau ressemble aux bohèmes rustiques de George Sand : il contient seulement un peu moins de vérité. Les autres sont beaucoup plus proches des laboureurs de la Mare au Diable ou de la Petite Fadette que des rustres tragiques de M. Emile Zola ou des paysans exacts de M. Jules Renard. En d’autres termes, le chemineau est une figure de romance, et les autres sont des personnages d’opéra-comique. C’est à merveille. Je ne me dissimule point que cela pouvait être banal. Mais la forme, ici, et J’ajoute la sincérité, sauvent tout. Le banal, entre les mains d’un poète, grandit et devient 1’ « universel »; et M. Jean Richepin est poète. Son dernier drame est un opéra-comique éminent, en très beaux vers, en vers d’un curieux travail, où des vocables de terroir varient industrieusement la trame du plus « littéraire » des styles ; une œuvre d’un caractère tout ensemble classique et populaire. Le Chemineau est, au bout du compte, une très large et assez dramatique variation sur le thème des Bohémiens de Béranger ; et de là son succès éclatant.

Il est admirablement joué par M. Decori ; très bien par MM. Chelles, Janvier et Dorival, et par Mmes Archainbaud et Meuris. La Carrière nous a fait un plaisir d’un autre genre, un plaisir fin, tout de sourire et de malice, très vif d’ailleurs. Il y a deux choses dans la comédie de M. Abel Hermant : une petite histoire, et la peinture ou l’esquisse d’un monde spécial. L’historiette est piquante, l’esquisse aussi. Mais ce qu’il y a de mieux encore, c’est qu’elles s’expliquent et se complètent joliment l’une l’autre, et que cette anecdote appelait ce « milieu », et inversement; de façon que la pièce, très spirituelle, maligne et griffante, est, en outre, harmonieuse.

L’anecdote a été souvent contée, comme toutes les anecdotes. A n’en retenir que l’essentiel, c’est l’aventure, d’un mari qui trouve ou commode ou de bon ton de ne pas aimer sa femme, sinon comme une camarade ou comme une associée, et qui, un beau jour, s’aperçoit, à sa jalousie, qu’il l’aimait aussi autrement. C’est la donnée première du Préjugé à la mode, et c’est la donnée de Ma Camarade.

Mais cette aventure, M. Hermant a su la « situer » d’une façon très judicieuse; et je vous assure que cette exacte appropriation de la « fable » et du « milieu » n’est point si commune au théâtre. Il a compris que le monde où un mari de cette force devait le plus vraisemblablement se rencontrer, c’était la diplomatie ; telle qu’elle est? je ne sais, mais au moins telle que nous nous sommes toujours plu à nous la figurer. Son petit duc de Xaintrailles « pioche » la froideur, comme il sied à un secrétaire d’ambassade. Il considère d’ailleurs qu’en ce temps de république, le seul refuge décent, pour les gens propres, c’est « la carrière » ; qu’un homme de sa race ne peut vivre que là où il y a des cours; que le seul moyen d’y vivre, c’est d’y représenter cette fâcheuse république, et qu’ainsi la diplomatie est la forme la plus récente de l’ « émigration ». Il explique cela à sa fiancée, petite provinciale de grande famille; et il lui fait entendre, par la même occasion, que d’avoir des sensations vives ou des sentimens tendres, et surtout de les laisser paraître, cela est on ne peut plus « mal élevé ». Il est, lui, bien élevé ; il est spirituel avec un remarquable fond de sottise ; correct, glacial, empesé, verni; il est à gifler : il est parfait.

Il épouse donc la petite Yvonne, et l’emmène dans la capitale où il représente pour sa part, en qualité de second secrétaire, la démocratie française; bien résolu à ne pas aimer sa femme, parce que cela serait de mauvais ton, et à demeurer le correct amant de lady Huxley-Stone, parce qu’il « convient » qu’un secrétaire de l’ambassade de France ait cette liaison à l’ambassade d’Angleterre. Et c’est ici que se place le croquis de mœurs diplomatiques.

Croquis évidemment caricatural, mais que l’on sent, — ou que l’on désire — vrai dans son fond, du moins (soyons prudens) en ce qui concerne le monde des jeunes secrétaires et des petits attachés. On y constate que la diplomatie est éminemment une profession « chic », et cela est terrible. La suffisance professionnelle s’y aggrave de superstition mondaine. Le mot de La Rochefoucauld ne s’applique nulle part mieux qu’ici. « La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit » ou même le défaut d’esprit. On y est solennel sur des niaiseries. Et c’est exquis de voir ce que devient, dans ces cerveaux de clubmen, la préoccupation de l’ « équilibre européen » et à quels mystères elle s’attache. C’est cette gravité-là qui préside à l’amusante discussion de la phrase, — grosse de sous-entendus! — adressée par la princesse impériale à notre ambassadeur : « Monsieur le marquis, nous ferez-vous danser cet hiver? » Car elle n’a pas dit : « Monsieur l’ambassadeur», mais : « Monsieur le marquis » ; elle n’a pas dit : « dansera-t-on chez vous? » mais : « nous f erez-vous danser? » Et ce sont là, vous le sentez, des nuances d’une signification considérable.

Et voici l’autre côté du croquis. Si ce petit monde diplomatique tourne vers l’extérieur une façade de gravité, de correction et de froideur, en réalité, il ne s’ennuie pas trop derrière cette façade. Ce campement à l’étranger permet et engendre, avec l’intimité de tous les jours, une secrète liberté de mœurs et je ne sais quoi d’élégamment bohème. Subitement pénétrés de l’immensité de leur mission quand ils croient que les circonstances leur commandent de l’être, secrétaires et attachés redeviennent, entre eux, sceptiques et «blagueurs » dans l’ordinaire courant de leur vie de joyeux « émigrés ». Ils ne craignent pas de s’égayer sur la fameuse « valise diplomatique », laquelle contient principalement des chapeaux et des robes pour ces dames. Puis, ils ont volontiers ce laisser aller moral, naturel aux voyageurs, aux gens qui sont loin de chez eux. Ils sont indulgens aux liaisons qui feraient réellement, de tout le corps diplomatique, une seule famille. Il y a, dans la Carrière, une petite femme de drogman, ancienne actrice, qui est l’amie de tout le monde, ou à peu près. On entre, comme dans un moulin, dans l’espèce de bar que notre ambassadrice a eu l’idée d’ouvrir chez elle pour qu’on s’y rencontre dans la matinée ; et c’est vraiment un très plaisant moulin.

Ainsi M. Abel Hermant a fort bien marqué les deux aspects de la « carrière » : l’aspect gourmé, et l’autre. C’est une « charge », oui, je le crains, ou, si vous le voulez, je l’espère ; mais une charge vivante, et où je crois sentir plus d’outrance expressive que de menteuse déformation.

La petite duchesse de Xaintrailles est d’abord bien dépaysée dans ce monde-là. Pourtant elle fait assez bonne contenance lorsqu’elle surprend son mari en conversation intime (quoique glaciale) avec son Anglaise, et lorsqu’il lui donne là-dessus des explications et des conseils de diplomate et d’homme du monde. Mais, restée seule, elle ne peut s’empêcher de tomber dans un fauteuil en sanglotant ; et c’est alors que nous voyons entrer l’archiduc.

L’archiduc est la trouvaille de cette comédie. Ce géant est, dans le fond, très simple. C’est un gros bébé sensible et sensuel, timide, bon, pas trop bête. Seulement ce gros bébé à la voix sonore est quelque peu alcoolique ; il est d’un vieux sang d’autocrates, prince et futur roi : et de là, dans son caractère, quelques complications apparentes.

Il a déjà distingué Yvonne le jour du contrat, à Paris, où il était de passage. Il la retrouve donc en larmes, toute seule, dans ce salon, et juge que l’occasion est bonne. Mais il ne sait comment s’y prendre. Il ne le sait réellement pas. Adolescent, c’est le conseil des ministres qui lui a choisi sa première maîtresse : une de ses tantes. Depuis, il n’a connu que les aventures les plus banales : avec les « professionnelles », c’était trop facile ; et, avec les grandes dames… eh bien, c’était la même chose. Yvonne est la première femme qu’il ait à « conquérir ». Il craint de manquer de tact, de commettre des « gaffes ». Il dit lui-même à un endroit : « Les rois, voyez-vous, n’ont aucune éducation. » Remarque excellente, mais bien forte pour lui.

Cette remarque se trouve déjà dans Mme de Genlis, à propos d’une balourdise de Louis XV ; et c’est sans doute ce que cette dame a écrit de mieux. « On juge, dit-elle, trop sévèrement les rois par des phrases déplacées qui leur échappent quelquefois. On ne songe pas qu’ils n’ont aucun usage du monde. Les rois ne causent point ; quand ils parlent, c’est beaucoup, c’est tout. Ils ne sont jamais rectifiés par une repartie piquante, ni formés par la conversation. D’après tout cela, il faut avouer qu’un roi qui a du goût est une espèce de prodige. » Tout cela, qui devait être vrai des rois d’autrefois, ne doit pas être entièrement faux de ceux d’aujourd’hui.

Donc l’archiduc, fort empêtré, commence à faire à la petite duchesse un verre d’eau sucrée ; car cela lui fait gagner du temps. Elle s’apaise, elle est très reconnaissante — et très respectueuse. Tout à coup il se décide ; il lui dit gauchement et brusquement ce qu’il attend d’elle. Elle pleure ; il se met à pleurer aussi, se remonte avec un grog, raconte combien c’est ennuyeux d’être de sang royal ; et elle, touchée par la sincérité et la sensibilité de ce gros enfant, qui est tout de même un prince, se laisse prendre les mains. Et le duc de Xaintrailles entre tout juste à ce moment.

Xaintrailles reste correct ; il salue l’archiduc, et le rideau tombe. Toutefois, notre diplomate a beau ne pas aimer encore sa femme, il n’est pas content. Il s’adresse, pour obtenir son déplacement, à l’un de ses collègues, fils d’ancien ministre, et qui représente la noblesse républicaine, celle qui remonte à la Terreur comme l’autre remonte aux Croisades. Et pendant ce temps-là, Yvonne, indignée de la « correction » de son mari en un cas si brûlant, accepte un rendez-vous avec l’archiduc dans un pavillon de chasse.

Je n’ai aucune notion des cours. Mais j’aimerais qu’on m’affirmât que le proxénétisme ne s’y pratique pas tout à fait avec la franchise, la bonhomie de tenanciers, la simplicité paradisiaque que la vieille comtesse d’Eschenbach et le vieux général, aide de camp de l’archiduc, apportent à cette fonction. Sauf erreur, cet endroit sent un peu l’hyperbole de l’opérette. Je voudrais bien aussi savoir quelle est au juste la pensée d’Yvonne en venant au pavillon, et qu’on me dît plus nettement que ce qu’elle en fait, c’est pour provoquer un scandale qui obligera son mari à demander son changement ; et qu’on me persuadât, en outre, qu’il dépend uniquement d’elle de s’arrêter au point qu’elle voudra. Cela manque un peu de clarté, peut-être.

Et la scène du second acte recommence, plus montée de ton. Yvonne se dérobe. L’archiduc devient brutal : « Alors pourquoi êtes-vous venue ici ? » Et là-dessus elle fond en larmes ; et là-dessus il s’attendrit. Mais cette fois (ce qu’Yvonne n’avait pas prévu), il ne lâche pas son idée, et la petite femme se sent réellement en danger…

Or, dans un coin de la chambre du rendez-vous, brûle une veilleuse, devant un portrait d’ancêtre assassiné jadis en ce lieu. Par une inspiration subite, Yvonne fait le geste d’allumer sa cigarette à cette veilleuse. Et le gros bébé d’archiduc, qui est tout de même un animal religieux, de s’écrier dans un accès de colère furieuse : « Allez-vous-en, sacrilège ! Française sans religion ! Allez-vous-en ! » Yvonne est sauvée ; et le mouvement de l’archiduc paraît vrai ; mais peut-être le geste « bien parisien » d’Yvonne, petite femme futée, mais provinciale, sentimentale et pieuse, avait-il besoin, pour le moins, d’être préparé par quelque autre gaminerie de cette petite sournoise.

Le dénouement se fait, en cinq minutes, dans une scène de comédie de salon. Xaintrailles a réussi à se faire envoyer à Londres ; et, avant de gagner son nouveau poste, il est venu passer quelques jours chez ses beaux-parens. Il ignore l’escapade de sa femme : elle la lui raconte pour le dégeler. Il se dégèle enfin, et elle tombe dans ses bras.

C’est une pièce légère, mais non partout superficielle; élégante, pittoresque, avec des touches forcées çà et là et des artifices un peu voyans; avec les réminiscences aussi d’un mosaïste très distingué et très adroit. Mais deux scènes y sont supérieures, qui n’étaient pas commodes à faire, et où certes l’invention ne manque pas, puisque l’observation n’y pouvait être qu’indirecte et « déduite ».

Maint passage fait songer à du Meilhac. Je remarque, à ce propos, que la plupart des jeunes auteurs dramatiques, Lavedan, Donnay, Guinon, Hermant, continuent, chacun à sa façon, le théâtre de Meilhac et d’Halévy; que leur « poétique » parait procéder principalement de celle de Froufrou et de la Petite Marquise; et que, seuls, MM. Hervieu et Brieux semblent se ressouvenir de Dumas fils et d’Augier. Et je ne dis pas qu’il faille s’en réjouir; mais je ne parviens pas à m’en affliger.

M. Huguenet a joué le rôle de l’archiduc en grand comédien; Mlle Leconte a été exquise; et il faut nommer avec honneur M. Lérand, M. Galipaux, et M. Noblet, pas assez gelé dans le rôle de Xaintrailles ; mais ce n’est pas sa faute.


Le théâtre des « Escholiers » a donné, — avec une comédie satirique de M. Louis Gleize : la Charité, intéressante, et qui n’a que le tort d’osciller entre le drame et le vaudeville, — un petit acte de M. Jules Renard : le Plaisir de rompre, qui a extrêmement plu.

Ce petit acte n’est qu’une scène à deux personnages. Deux amans, Maurice et Blanche, — lui, employé à 2 400 francs; elle, d’une condition assez difficile à définir, quelque chose comme une petite bourgeoise à demi entretenue, — ont décidé de rompre pour se marier chacun de son côté, car la raison le leur commande. Ils ont préparé ensemble cette rupture; ils se savent bon gré de leur sincérité mutuelle ; ils sentent qu’ils n’ont plus l’un pour l’autre que de l’amitié : ils ont donc tout lieu de croire que leur dernière entrevue sera cordiale, tranquille, décente, et ne manquera même point de distinction morale. Mais cette entrevue est horriblement mélancolique, et risque, à la fin, de devenir vilaine. Blanche, l’aînée, plus sage, un peu maternelle, charmante, souffre plus qu’elle n’avait pensé. Maurice, plus faible, a, malgré lui, des amertumes, une ironie qui sonne faux. Ils sont encore jaloux, bien qu’ils ne soient plus amans. De la jalousie ils passent à l’attendrissement des souvenirs. Et il est tout à coup ressaisi d’un désir brutal, qu’il prend pour un regain d’amour ; et elle le repousse tristement ; et il ne peut s’empêcher de dire des mots méchans, et il se sent odieux et ridicule. « Ratée, notre rupture! misérablement ratée ! » Et il s’en va, parce qu’après tout il faut bien s’en aller...

Je ne puis vous dire ici que le dessein de la scène. Elle vaut par la minutieuse, singulière et souvent inattendue vérité des détails. Et le plus remarquable, c’est que M. Renard a su nous faire sentir, dans cette rupture médiocre de deux amans ordinaires, l’infinie et inévitable tristesse de toutes les ruptures, même de celles qui délient ceux qui ne s’aiment plus.

L’auteur de Poil de Carotte, de l’Écornifleur, du Vigneron dans sa vigne, des Histoires naturelles et des Bucoliques est un observateur aigu, un ironiste miséricordieux, un écrivain concis et pittoresque et qui a même inventé des métaphores et des comparaisons ! Je serais charmé que le grand succès du Plaisir de rompre fit connaître le rare mérite de M. Jules Renard à tous ceux qui ne s’en étaient pas encore avisés.

Le Plaisir de rompre est merveilleusement joué par Mme Jeanne Granier et M. Henry Mayer. Il se pourrait que nulle de nos comédiennes (et je songe aux plus grandes) n’eût, dans son jeu, autant de sincérité et de simplicité que Mme Jeanne Granier : je crois qu’on s’en apercevra de plus en plus.


Lucien Biart avait été critique dramatique, et il appartenait à cette Revue : j’ai donc deux raisons de lui dire adieu. Mais ma vraie raison, c’est que j’aimais et estimais singulièrement ce parfait honnête homme, si candide et si doux. Il y avait, dans son caractère et dans son talent, quelque chose d’autrefois, du meilleur « autrefois ». Ses impressions de voyages et ses nouvelles mexicaines méritent de ne pas être oubliées; mais, au reste, ses jolies histoires enfantines seront lues longtemps encore par les petits enfans de France.


JULES LEMAITRE.