Revue dramatique - 31 mai 1910

Revue dramatique - 31 mai 1910
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 691-696).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : la Fleur merveilleuse, pièce en quatre actes en vers par M. Miguel Zamacoïs.


L’année, au théâtre, avait été celle des poètes. Voici encore des vers pour inaugurer la saison d’été. M. Miguel Zamacoïs a fait applaudir, voilà deux ans à peu près, au théâtre Sarah-Bernhardt, un poème ou conte dialogué très agréable et très jeune, qui avait plu par la fraîcheur de l’inspiration : les Bouffons. Il nous donne cette fois une pièce qui témoigne de plus grandes ambitions, comédie à cadre ancien plutôt que comédie historique, et dans laquelle la partie sentimentale alterne avec la partie comique selon la formule toujours goûtée qui mêle au rire de douces larmes.

Cela se passe au temps de Louis XIII. Vous songez tout de suite que ce fut l’époque chère aux romantiques et qui devait leur plaire par son pittoresque, ses contrastes, son indiscipline et tout ce qu’il y avait en elle de très espagnol. Ce n’est aucun de ces mérites qui a recommandé à l’auteur cette époque plutôt qu’une autre. Mais il paraît qu’au temps où Richelieu prenait La Rochelle et fondait l’Académie, la tulipomanie atteignait son paroxysme en Hollande. Or la pièce de M. Zamacoïs est une pièce sur la tulipomanie. Une tulipe en est l’héroïne ou la divinité. On y voit comment une tulipe peut tourner la tête d’un maniaque, en même temps qu’elle rend à un autre sa raison dérangée, faire la confusion d’un traître et le bonheur de deux jeunes gens et enfin accomplir toute une série de prodiges, tels qu’on en lit dans les légendes dorées ou autres.

Nous sommes dans une auberge aux environs d’Arras. Il fait un temps de chien. Ce temps est le plus favorable pour les aubergistes en quête de cliens de rencontre, et aussi pour les dramaturges intéressés à grouper des personnages qui, par temps clair, n’auraient jamais eu l’heur de se rencontrer. C’est d’abord un jeune gentilhomme, comte ou marquis de Blancourt. Il voyage pour affaires Entendez par-là qu’étant tout à fait démuni d’argent, il s’est avisé qu’un sien cousin, éloigné dans tous les sens du mot, est négociant à Harlem où il a fait une grosse fortune et qu’il y a donc lieu d’épouser, pour les beaux yeux de sa cassette, la fille du bonhomme Amstel. « Il faut bien fumer ses terres, » disait, en soupirant et désignant sa belle-fille, une des femmes les plus spirituelles du temps passé. Puis un lot de brigands. Eux aussi, ils voyagent pour affaires. C’en serait une apparemment que de massacrer le jeune gentilhomme. Mais ce jeune gentilhomme est nécessaire aux événemens qui vont suivre. C’est pourquoi il ne tombera pas un cheveu de sa tête.

Cela n’est encore que pour amuser le tapis. Mais voici un groupe beaucoup plus important : Régine, son fils Gilbert, et leur valet Gobelousse. Avez-vous rencontré dans les romans de chevalerie le Chevalier de la Triste Figure, possédé par un amour malheureux et qui s’en va contant sa peine aux arbres, aux rivières, aux étoiles, à toute la nature qui n’en peut mais ? Tel est Gilbert. Une personne, maîtresse ou fiancée, je n’ai pas bien pu le débrouiller, qui avait eu l’heur de lui plaire, ayant un beau jour disparu à l’horizon, il en est devenu tout rassoté, comme disaient nos pères. Il ne rit plus, il ne parle plus, il ne mange plus. Je plains les personnes qui l’entourent. Et je pardonne à son excellente mère d’être une si ennuyeuse dame, en songeant à ce que peut être la vie de la malheureuse dans la société d’un tel être. Elle le fait voyager. Il s’imagine qu’il court après son infidèle. Cela flatte sa démence et entre dans son jeu. Il est celui qui, indifférent à toutes choses, promène sa tristesse à travers le monde. Hélas ! si la compagnie de ce mélancolique n’est réjouissante pour personne, sa présence sera également fâcheuse pour nous autres, les spectateurs. L’auteur l’a bien senti, et il a compris la nécessité de réagir contre cette impression : ce dont on ne saurait trop le louer. Donc, à côté du maître triste, il a placé le valet gai. Gobelousse est chargé de nous dérider. Il est du Midi, et de Marseille encore ! Il est hâbleur, bavard, poltron, fanfaron, au demeurant le meilleur fils du monde, comme ce valet qui vola Marot et qui n’était, lui, qu’un valet de Gascogne. Investi du rôle d’amuseur, dirai-je qu’il s’en acquitta avec une conscience même excessive ? Chaque fois que la pièce languit, Gobelousse apparaît. Et la pièce n’étant pas d’allure très rapide, on voit reparaître Gobelousse un peu plus souvent qu’il ne faudrait pour notre goût. Un peu d’ail a son prix, mais il ne faut pas qu’on en ait mis partout.

Encore une nouvelle arrivante, Speranza, bohémienne aux pieds nus. Et encore une qui n’a pas de chance ! Dans la troupe des brigands se trouve le persécuteur devant qui elle fuit sur les routes, au grand dam de ses pieds nus. Vous n’êtes pas sans savoir que ces coureuses de grands chemins sont le plus souvent des personnes d’une vertu farouche. Le brigand va faire un mauvais parti à la bohémienne, lorsque Régine intervient et sauve Speranza en jetant une bourse à ce vilain homme. Cette bourse va être l’instrument de la Providence. Car les brigands, en se la disputant, s’exterminent les uns les autres. Nous en voilà débarrassés.

Ce premier acte se laisse entendre et regarder sans fatigue. On ne voit pas très bien où l’auteur veut en venir et sur quelle piste il nous dirige. Mais on est toujours sûr d’arriver quelque part sur le coup de minuit. Il y a de la couleur, du mouvement et du bruit. Nous nous rappelons vaguement des histoires de voleurs dont a tremblé notre enfance, et qui s’encadraient aussi dans un décor [d’auberge coupe-gorge. Nous songeons aux opéras-comiques où il y a des voitures versées. Nous avons dans notre mémoire tout un stock d’enfans trouvés et de grands dadais qui ont l’amour triste. Cet ambigu de guignol et de roman sentimental n’est pas dépourvu de saveur.

Au second acte, la toile se lève sur un charmant décor. C’est à Harlem une place de marché. La foule stationne, s’attarde, bavarde. Des buveurs sont attablés en plein vent. Ce ne sont pas buveurs du dernier tonneau, puisque, parmi eux, il y a Franz Hals. La question des tulipes fait le fond des conversations. On nous cite des prix, des surenchères, des extravagances. Celui-ci a donné sa maison pour une tulipe, et cet autre sa fortune pour un oignon. Cela met Franz Hals en colère. Ce grand homme pense que la tulipe est une fleur bête. Il se peut qu’il ait raison, mais il raisonne mal. Il méconnaît la psychologie du collectionneur. Qu’il s’agisse de fleurs ou de faïences, de serrures ou de timbres-poste, ce n’est pas la valeur d’une pièce qui en fait le prix, c’est sa rareté. Qui ignore la joie de découvrir enfin la pièce unique, ou le désespoir d’enfermer dans ses vitrines une série incomplète, celui-là n’a rien à nous dire sur cette sorte de manie, si honorable d’ailleurs et souvent si bienfaisante. Franz Hals fait l’éloge de la peinture de portraits qu’il estime très supérieure à la peinture de fleurs. Il ajoute que la peinture de portraits, pour être tout à fait elle-même, doit devenir la peinture de portraits de corporation. Vous êtes orfèvre, monsieur Josse.

Et Gobelousse est Marseillais. Étant Marseillais, il a l’accent que vous savez. L’aviez-vous oublié ? Gobelousse y pense tout le temps et il s’en vante. Cela nous vaut une tirade sur l’accent. Elle est très bien venue, cette tirade, et contient toute sorte de choses touchantes, amusantes ou gracieuses. L’accent, c’est la saveur du terroir, le legs du passé, le signe de ralliement. Il résume en lui le ciel et le sol, la qualité de l’atmosphère, le parfum des prés et des coteaux. Et il évêque des voix, toutes ces voix anciennes où il a chanté jadis si gaiement et qui se sont tues. Donc, aimez votre accent ! Gardez votre accent ! Accentuez votre accent ! C’est ce que M. Maurice Barrès a dit maintes fois, et en termes éloquens, pour l’accent lorrain. Mais il est vrai que cet accent-là se remarque moins que celui de la Canebière. Dans sa forme non plus, cette tirade n’est pas très originale. C’est la coupe, le mouvement, la sonorité de certaines tirades fameuses de M. Rostand. Telle qu’elle est, elle a fait plaisir. On la citera. Elle est, sans aucun doute possible, déjà en route vers les anthologies.

La tirade fleurit et s’épanouit, dans cette pièce à fleurs, comme une fleur elle-même exubérante. Cela fait beaucoup de tirades. Et les tirades n’ont pas coutume de faire beaucoup avancer les pièces. Mais, patience ! La pièce, malgré tout, va finir par commencer. Tous les personnages du premier acte, ceux du moins qui ne sont pas morts, vont se retrouver à Harlem. Gilbert n’est pas devenu plus gai en voyageant. Or il paraît que dès le XVIIe siècle nous avions dans le monde entier la réputation d’être autant de Gaudissarts. Dans Harlem un Français triste fait révolution comme un paradoxe ambulant. On se met aux fenêtres pour le voir passer. On s’attroupe dans les rues. On parie qu’on entendra sortir de sa bouche trois mots en une heure. C’est devenu un petit jeu, une amusette pour jeunes filles. Ainsi Griet Amstel engage la conversation, si l’on peut appeler conversation un dialogue avec demandes et sans réponses. D’ailleurs, cette grande tristesse causée par un chagrin d’amour est bonne pour intéresser les jeunes filles. Et Gilbert qui, si vous voulez mon avis, commence à être un peu las de son rôle et à s’ennuyer lui-même, remarque sans en avoir l’air l’espièglerie de Griet Amstel. Qu’arrivera-t-il de tout cela ? Sur ces entrefaites, le bonhomme Amstel, qui est un des plus enragés tulipiers de Harlem, apprend qu’au dernier concours, il vient d’être battu par son compère Jacob Teilingen. Furieux, et d’ailleurs ivre, il jure de donner sa fille en mariage à qui lui apportera une tulipe assez belle pour lui valoir une éclatante revanche. Sa fille pour une tulipe !

Le troisième acte chez Régine, la mère de Gilbert. Elle ne serait pas une mère, si elle n’avait deviné ce qui se passe dans la pauvre cervelle de son détraqué de fils, et guetté, dans le germe imperceptible, ce soupçon d’amour qui va naître. Que Gilbert devienne amoureux pour de bon, et le voilà guéri ! Donc il faut qu’il épouse Griet Amstel. Mais pour épouser Griet, il faut apporter la tulipe merveilleuse. Régine s’adresse aux fournisseurs les plus réputés. On lui apporte des échantillons qu’elle juge plus beaux les uns que les autres. Échantillons sans valeur, lui révèle un ami qui s’y connaît en tulipes et en tulipiers et qui ne manque pas d’esprit. Tout ce qui dans la fleur vous semble une perfection, éclat ou finesse du coloris, grâce du dessin, richesse de la forme, est justement ce qui lia relègue dans la catégorie du commun. Parlez-nous d’une déformation qui en fera un exemplaire sans réplique ! L’esthétique n’a ici rien à faire… Le développement est ingénieux. Il y a dans la pièce de M. Zamacoïs des détails charmans et de jolis coins.

Qui donc apportera le spécimen unique ? Vous n’en doutez pas. Si on a introduit Speranza, la bohémienne, dès le premier acte, c’est, à coup sûr, qu’un moment devait venir où on aurait besoin d’elle. Justement elle possède un spécimen sans pareil, venu des Indes, pays de toutes les féeries. Elle le donnera à Régine, en récompense du service rendu jadis. Et elle y aura du mérite. Car nous devinons qu’elle soupire en secret pour Gilbert. Ainsi le jeune premier romantique semait partout l’amour sur le passage de sa désobligeante personne. La scène attendue est celle qui va mettre en présence Griet et Gilbert. Celui-ci a appris le projet de sa mère ; il ne veut pas devoir à une surprise la main de Griet ; il donne la tulipe à la jeune fille pour qu’elle en dispose à son gré. Et celle-ci, qui croit encore n’éprouver pour Gilbert qu’une curiosité apitoyée, l’emporte. Mais nous sommes bien tranquilles : elle la rapportera. Elle la rapporte tout de suite, et c’est sur ce dernier épisode, qui forme un gracieux tableau, que baisse la toile.

A vrai dire, la pièce est maintenant terminée. Le dernier acte n’ajoute pas grand’chose. C’est surtout un acte de décor et de figuration. Sur l’issue du concours lui-même nous ne pouvions garder aucune inquiétude. Mais au dernier moment, un incident est soulevé par Blancourt, le jeune gentilhomme auquel sa proie échappe. Si Gilbert prétend épouser Griet, qu’il prouve donc qu’il n’est pas un dément, comme la voix publique l’en accuse ! Il n’a pour cela qu’un moyen, c’est de décrire lui-même sa propre tulipe. Le besoin se faisait sentir d’une dernière tirade.

Ne soyons pas trop exigeans pour ce genre de pièces. Ceci est un conte. Je crois même que c’est un conte vaguement philosophique et modérément symbolique. La fleur merveilleuse est sans doute la tulipe sans rivale, l’Amiral, comme dans la charmante comédie de M. Jacques Normand. Mais ce doit être aussi, dans la pensée de l’auteur, l’amour. On a souvent comparé l’amour à une fleur dont il y a beaucoup d’échantillons vulgaires pour quelques-uns de qualité rare et d’essence subtile. Comment est-ce qu’il naît et germe dans une âme ? on n’en sait rien. Mais pour peu qu’il s’y soit implanté, bientôt il l’envahit tout entière. Ce qu’on peut regretter seulement, c’est qu’il n’y ait guère de proportion ici entre le sujet et le développement. Symbolique ou non, cette fleur est étouffée sous l’abondance des incidens, aventures, épisodes. Elle est noyée sous le débordement des vers. Un tableau de fleurs ne se doit pas traiter en tableau d’histoire, dirait Franz Hals. Et Gobelousse dirait : Il ne faut pas tant d’histoires pour conter un conte bleu.

Le grand succès a été pour Mlle Lecomte qui est le sourire et la grâce de cette interprétation. Elle a dessiné en charmante figurine le personnage de la petite Griet Amstel. M. Georges Berr a joué avec maîtrise le rôle de Gobelousse. Ce n’est pas sa faute si le rôle développé avec excès et ne comportant guère de variété dans ses effets, devient à la longue fatigant. Mlle Géniat a trouvé dans le rôle de la bohémienne Speranza l’occasion d’une de ses meilleures créations. Il faut avouer que les autres rôles ne portaient guère leurs interprètes. A M. Duflos est échu le rôle du gentilhomme français qui finit en traître de mélodrame. A Mme Silvain, celui de Régine, la mère garde-maniaque. Et je plains de toutes mes forces M. Dessonnes, à qui incombait la tâche ingrate de promener sur la scène la figure falote et pleurarde de Gilbert.


RENE DOUMIC.