Revue dramatique - 31 mai 1897

Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 141, 1897


REVUE DRAMATIQUE

A LA COMEDIE-FRANÇAISE, Frédégonde, drame en cinq actes, en vers, de M. Alfred Dubout. — A LA BODINIERE, Dégénérés, comédie en trois actes, de M. Michel Provins.

La Comédie-Française a donné Frédégonde, drame en cinq actes et en vers, reçu il y a trois ans avec enthousiasme par le comité de lecture.

Je sens qu’il ne me sera pas possible de dire beaucoup de bien de cet ouvrage, et je ne m’en réjouis point. Même, lorsque je songe aux choses désagréables que l’auteur a déjà pu lire et entendre, j’ai envie de le réconforter par des louanges menteuses, et ainsi de m’en faire un ami pour quelques semaines. Mais je me dis tout à coup que je lui ferais certainement tort en pensant qu’il ait besoin d’être consolé…

La susceptibilité des hommes de lettres est, quand on y réfléchit, bien misérable. Une critique un peu vive de nos écrits nous fait souffrir davantage, nous ulcère plus à fond que ne ferait un jugement défavorable porté sur notre caractère, et se pardonne bien plus malaisément. On aimerait presque mieux être accusé d’un crime, et on aimerait certainement mieux être accusé d’un péché. Et, pourtant, que nos ouvrages ne paraissent pas aux autres ce qu’ils nous ont paru à nous, ce n’est pas une si grande affaire. Ces « autres » sont souvent des esprits médiocres, des journalistes à la douzaine ; et, s’ils sont d’aventure des esprits supérieurs, on est toujours libre de considérer qu’ils ne sont point infaillibles. Et, surtout, pourquoi tant souffrir d’appréciations qui ne nous atteignent ni ne nous diminuent dans ce qui nous devrait seul importer, j’entends notre valeur morale ? Un ami me fait cette confidence : « Depuis douze ou treize ans que-je fais le métier de critique, j’estime que, malgré ma douceur naturelle et une nonchalance qui a quelquefois les mêmes effets que la bonté, je me suis bien fait, en moyenne, deux ennemis par mois. Je me résigne à leur malveillance, mais comme on se résigne à ce qui est injuste. Car le ressentiment devrait être en raison du mal qu’on a voulu nous faire : et je n’ai jamais pensé ni voulu causer une douleur réelle à ceux dont je goûtais peu les productions écrites. C’est que, bénévolement, je les croyais de sens droit et d’âme haute. Dans l’instant où j’exprimais le chagrin que m’avaient causé leur prose ou leurs vers, je sous-entendais (mais était-il donc besoin de le dire ? ) que, les jugeant uniquement sur quelque chose d’aussi hasardeux qu’une imitation de la vie dans un roman ou une pièce de théâtre, je ne les jugeais pas en tant qu’hommes, ni en tant que pères, fils, maris, amans ou citoyens, — ni même en tant qu’êtres intelligens. »

Ne craignons jamais de citer Boileau. Cet homme excellent a tout à fait raison quant au fond de l’affaire, dans un passage connu de la Satire neuvième : il n’a que le tort d’y mettre de la malice et, vers la fin, de trop bouillonner sur la littérature :


En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
Ma Muse en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poète.
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité,
Qu’on prise sa candeur et sa civilité,
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère,
On le veut, j’y souscris, et suis prêt à me taire.
Mais que pour un modèle on vante ses écrits, etc.


On peut avoir fait un mauvais drame, et non seulement n’être pas-un sot, mais encore, par d’autres dons que ceux qui font le bon dramaturge et le bon écrivain, par un autre tour d’imagination, par l’activité, l’énergie, la bonté, par toute sa complexion et sa façon de vivre, être-un individu plus intéressant et de plus de mérite que tel littérateur accompli dans son genre. Cette vérité tout élémentaire, toute naïve, est de celles que nous oublions le plus, scribes étroits que nous sommes.

Que l’auteur de Frédégonde porte légèrement l’insuccès d’une entreprise qui ne fut point déshonorante ! Ce n’est pas sur Frédégonde que Dieu le jugera, heureusement pour lui. Je puis donc vous dire maintenant, sans crainte de faire à personne une peine sérieuse, que ce drame qui séduisit si fort le comité de lecture m’apparaît comme un exemplaire étonnant du vieux « drame en vers » dans toute sa poncive horreur. Et je m’en tiendrais à cette inoffensive constatation, si « la belle scène » de Frédégonde, celle que le public et presque toute la critique ont exceptée du désastre, n’était elle-même d’une « convention » affreuse et ne soulevait cette question inquiétante : — Le beau « dramatique » est-il si spécial, si à part, si différent des autres espèces de beau qu’il puisse se passer de toute vérité, et que l’absurdité même la plus évidente soit incapable de lui faire le moindre tort ?

La Frédégonde de M. Alfred Dubout est une femme excessivement méchante. Mais quand on a dit qu’elle est méchante, et qu’elle l’est avec une courageuse uniformité, et que toutefois elle aime ses enfans comme il arrive presque toujours aux monstres de mélodrame, on n’a plus rien à dire d’elle. J’ai peine à croire que la Frédégonde de l’histoire ait été si simple et si unie. Un fond de violente brute barbare aux appétits tout neufs ; par là-dessus, un commencement de culture latine, encore prétentieux et gauche, mais affinant déjà cette brutalité et la tournant en corruption ; le christianisme à travers cela, aggravant de superstition et de terreur cette méchanceté et cette luxure ; et, parmi le tout, des souplesses, une grâce et sans doute des faiblesses nerveuses de femme, quelque grandeur d’ambition, quelque beauté d’orgueil et quelque intelligence politique… il y avait là de quoi façonner, semble-t-il, une Catherine mérovingienne d’assez haut relief.

Mais, si peut-être cela est indiqué dans le drame de M. Alfred Dubout, on ne s’en souvient pas après l’avoir entendu. On dirait qu’il s’est appliqué à rendre insignifiante et sans accent l’atrocité de son héroïne. De parti pris et, qui sait ? par crainte d’être banal (oh ! que cela lui a peu réussi ! ) il a dédaigneusement écarté les deux événemens les plus tragiques et les plus laineux de la vie de Frédégonde : sa lutte contre Galswinthe et sa lutte contre Brunehaut, c’est-à-dire, justement, les deux épisodes où « la femme » parait le mieux sous le monstre, et qui pouvaient donc nous révéler Frédégonde entière. Et il n’a même pas eu cet artifice vulgaire, mais efficace, de faire la reine de Neustrie sincèrement et passionnément amoureuse, d’opposer cet amour à son intérêt ou à ses vices et, par là, de sus citer, quelque combat dans cette âme partagée. Sa Frédégonde n’aime pas son amant et ne se sert de lui que comme d’un instrument pour se débarrasser d’un ennemi. Elle n’est pas un moment divisée contre elle-même. Elle est d’une simplicité et d’une monotonie accablantes ; et, au surplus, l’entreprise où on nous la montre engagée n’ayant rien qui lui soit propre historiquement, elle pourrait aussi bien s’appeler Gertrude ou Isabeau, et elle n’a aucune raison de s’appeler Frédégonde, sinon que son mari s’appelle Hilpéric et que l’évêque de Rouen s’appelle Prétextat, — de même que cet évêque et ce roi n’ont d’autre raison de s’appeler Prétextat et Hilpéric, sinon qu’elle s’appelle Frédégonde.

Or voici la fable inventée par M. Alfred Dubout. Je n’en retiens que l’essentiel. Frédégonde veut faire assassiner son beau-fils Mérovée par son amant Lother, un jeune capitaine fâcheusement romantique. Elle y rencontre quelque difficulté, car ce Lother est précisément le frère de lait et l’ami de Mérovée. Mais elle trouve enfin l’argument décisif : « Si tu me refuses ce service, je ne refuserai plus, moi, au roi mon époux l’entrée de ma chambre. » Lother sent déjà avec assez de délicatesse pour promettre, là-dessus, d’assassiner son ami. Et, après tout, cette scène de séduction eût pu être émouvante, et je ne sais pourquoi elle ne l’est pas.

Mais cet entretien secret a été entendu de la suivante Néra, qui, pour échapper aux poursuites galantes du roi Hilpéric et à ses vers de mirliton, s’était réfugiée dans la chambre de la reine. Frédégonde l’y surprend et le roi, qui rentre à cet instant, se tire d’embarras en expédiant la jeune fille à son bon oncle Prétextat, le saint évêque.

Voilà Frédégonde fort ennuyée : car assurément la petite racontera à son oncle ce qu’elle a entendu, et celui-ci préviendra Mérovée, dont il connaît la retraite. Mais la reine a une idée : elle ira elle-même, et avant que Néra n’ait jasé, confessera Prétextat le nouveau crime qu’elle médite et les apprêts du meurtre de Mérovée ; et l’évêque, de par le secret de la confession sacramentelle, ne pourra pas avertir le prince.

Elle le fait comme elle l’avait dit, et, chose plus surprenante, il en advient ce qu’elle avait prévu. L’évêque se lamente et s’indigne : « Mais c’est abominable ! Mais c’est moi qui le tue, puisque c’est moi qui ai révélé sa retraite à Lother ! Mais vous êtes une misérable ! » Elle répond : « C’est possible, mais vous êtes tenu par le secret de la confession. » Il en convient, et il la supplie :


Oh ! lève ce secret sous lequel je succombe !
Je suis comme un vivant enfermé dans la tombe !


Et le public crédule frémit d’une situation si forte. Mais, Frédégonde ayant eu l’imprudence de s’écrier : « Mérovée est à moi ! » le saint évêque trouve soudain la réplique indiquée :


Mais toi, monstre infernal,
Tu m’appartiens !


et, saisissant un chandelier d’or sur l’autel, il rugit ces vers, qui ne sont pas les pires du drame, qui vous donneront quelque idée du style de M. Dubout et qui me dispenseront de le qualifier moi-même :


Le vieux sang des Gaulois bouillonne dans mes veines !
Le prêtre est mort ! Je viens d’entendre au fond des bois
Sous les chênes sacrés s’élever une voix !
Et cette voix dit : Tue !… Et je te jette à terre !
Et je tords ton poignet ! En choisissant la pierre
Où de ton corps le sang va fuir avec horreur,
Sur ton front je me dresse en sacrificateur !
Meurs, sans avoir le temps de l’oraison dernière !


Et il va frapper, quand le chant du Miserere, « montant doucement dans le fond de l’église », lui fait choir le chandelier des mains, cependant que Frédégonde s’esquive en rampant. Et le public, qui n’a cessé durant toute cette scène de donner des signes d’une angoisse ingénue, éclate en furieux applaudissemens ; et quelques (connaisseurs prononcent : « Ça, au moins, c’est du théâtre ! »

C’est peut-être « du théâtre » ; mais, si je n’étais obligé ici à quelque dignité de langage, j’oserais dire que c’est du fichu théâtre. Car c’est du théâtre hors de toute vérité, ce qui ne se supporte que dans le vaudeville, et encore ! Je veux bien que Frédégonde, chrétienne peu éclairée, ait conçu cette ruse grossière et en ait espéré le succès. Mais que Prétextat se range sans hésiter à cette casuistique de sauvage, nous ne le pourrions admettre que si ce saint évêque nous avait été présenté comme un homme d’une intelligence affaiblie par les années et touché, comme dit l’autre, « du vent de l’imbécillité. »

Dois-je démontrer l’évidence ? C’est une nécessité humiliante, mais à laquelle on est souvent exposé en ce monde.

Pour que le prêtre soit tenu par le secret de la confession, il faut qu’il y ait eu, en effet, confession sacramentelle, et ce n’est pas ici le cas. La confession implique, par définition même, certaines dispositions d’esprit chez le pénitent : il faut qu’il ait, avec le désir formel de l’absolution, un commencement de repentir des péchés qu’il avoue et l’intention, au moins momentanée, de ne plus pécher. Frédégonde est si éloignée de ces indispensables sentimens que c’est, au contraire, pour assurer l’accomplissement d’un crime préparé par elle qu’elle fait le geste de se confesser. Et peut-on même dire qu’elle en fasse le geste ? L’auteur, qui, dans son louable désir de frapper nos imaginations, ne recule devant aucune sottise, prête à Frédégonde, « se confessant », des ironies, des bravades, des menaces, des explosions de haine, des vantardises de cabotine sanguinaire qui sont déjà, par elles-mêmes, une négation radicale de ce qu’on entend, théologiquement — et humainement — par « confession ». Une confession ne saurait être un guet-apens. La confession de Frédégonde n’en est pas une, et ne saurait, par conséquent, lier en aucune manière le confesseur.

Il y a plus. Quand nous admettrions que Prétextat, dans son incroyable innocence, puisse considérer comme une confession valable la cynique comédie jouée ouvertement par la reine, je ne vois pas encore comment son devoir de confesseur ôterait à l’évêque tout moyen de sauver Mérovée.

Le prêtre est tenu à garder le secret de ce qui lui fut avoué au tribunal de la pénitence : est-il tenu à laisser s’accomplir un crime, quand il le peut empêcher sans trahir ce secret ? Il doit à son pénitent le silence : lui doit-il la complicité ? Si Prétextat, sans nommer Frédégonde, imaginait quelque moyen discret d’éloigner Mérovée du lieu où son assassin compte le joindre, manquerait-il à son devoir de confesseur ? Il se servirait, il est vrai, de ce qu’il a entendu en confession : qu’importe, si son dessein est évidemment conforme, non pas sans doute aux sentimens que sa pénitente a montrés, mais à ceux qu’elle devait avoir en se confessant, et si, au surplus, la sécurité de celle-ci n’en est aucunement compromise ?… Mais je m’aperçois que je perds mon temps à débattre un cas de conscience qui ne se peut concevoir même par hypothèse, puisque la confession réelle d’un crime prémédité impliquerait à toute force, chez le pénitent, le renoncement à ce crime et, par suite, la licence accordée par lui à son confesseur d’en conjurer, s’il peut, l’exécution.

Et enfin j’ai bien tort de me donner tant de mal. Car l’auteur a voulu que la fausse confession de Frédégonde fût non seulement absurde en soi, mais inutile. Que ce bon Prétextat se croie la bouche cousue par le stratagème saugrenu de la reine, soit. Mais ce qu’il vient d’entendre, comme confesseur, de la bouche de Frédégonde, il l’apprendra tout à l’heure de Néra, en qualité d’oncle. Que Frédégonde pense l’avoir lié par sa pasquinade sacrilège, ce n’est que naïf : mais qu’elle pense lui avoir ôté le droit de se servir des renseignemens que lui donnera sa nièce hors du confessionnal, cela est proprement stupide. Prévenu par Néra, le bon évêque n’aura qu’à dépêcher à Mérovée un courrier qui aura des chances d’arriver avant Lother : sans compter que Lother n’égorgera peut-être pas son ami dès la première minute. Le seul souci de Frédégonde devrait être de supprimer Néra avant que la jeune fille n’ait pu parler à son oncle. Elle n’aurait plus alors besoin de se confesser, et s’épargnerait ainsi deux sottises. Mais il est bien vrai que « la belle scène » serait fauchée du coup.

Il y a des théoriciens qui disent : « Ces invraisemblances, même ces-impossibilités morales que vous qualifiez d’absurdités, nous les décorons, nous, du beau nom de postulats. Un postulat dramatique a le droit d’être idiot. C’est une convention. Le théâtre a pour objet, non de reproduire le vrai, mais de faire paraître vrai ce qu’il nous montre, et cela, dans le moment seul de la représentation. La grande scène du quatrième acte de Frédégonde est éminemment tragique. Nous avons tous frémi en l’écoutant. Le fondement en est ruineux, d’accord : qu’est-ce que cela fait, si nous ne nous en apercevons qu’après ? »

Le malheur, c’est que je m’en suis aperçu pendant. Et à cause de cela, je n’ai pas pu frémir. Or, si nous reconnaissons au théâtre le droit d’être aussi inepte qu’il voudra dans son fond, pourvu qu’il nous divertisse ou nous remue (ce qui n’est peut-être pas s’en former une bien fière idée), au moins faut-il qu’il nous remue en effet ou nous divertisse. Mais au reste, on oublie de faire deux distinctions bien nécessaires.

Toutes conventions ne sont pas bonnes pour tous les genres. Celle dont il est question ici et qui peut se formuler en ces termes : « Les absurdités ne comptent pas si elles sont la condition d’un effet dramatique », est affaire aux genres dont tout l’intérêt est dans les combinaisons de faits, c’est-à-dire au vaudeville et au mélodrame, ces deux frères siamois, qui ne diffèrent que par l’humeur. M. Sarcey a écrit un jour, à propos de la Tour de Nesle : « La scène est superbe ; absurde si l’on veut, parce qu’elle est d’une invraisemblance monstrueuse ; mais superbe ! » A la bonne heure : il ne s’agit que de la Tour de Nesle. Et je ne demanderai pas non plus à l’Hôtel du Libre-Échange la vraisemblance des faits, ni une exacte vérité morale. — Mais la tolérance que j’accorde sans peine au vaudeville et au mélodrame populaire, il faut bien que je la refuse à la comédie de mœurs ou d’analyse, au drame historique et à la tragédie, c’est-à-dire aux genres dont le principal objet avoué est justement la peinture des sentimens et des passions, peinture dont la vérité a pour corollaire un certain degré de vraisemblance dans les événemens.

Là encore, cependant, il convient de distinguer. Sur la vraisemblance des faits, il est permis d’être accommodant, le hasard jouant, après tout, un assez grand rôle dans les choses humaines. (Il n’y a guère que Racine qui ait su presque se passer du hasard.) Mais la vérité morale, c’est autre chose : nous devons y tenir dans la comédie et le drame sérieux, ou, pour m’exprimer plus modestement, je sens que j’y tiens beaucoup, et ce n’est pas ma faute. Je l’entends d’ailleurs le plus largement que je puis, et je ne règle point l’âme humaine au compas : mais enfin il est telles violations de cette vérité qui sautent à tous les yeux.

Passe encore quand ces violations sont antérieures à l’action de la pièce et que notre attention n’est pas dirigée sur elles. M. Sarcey dit fort bien, à propos de l’Œdipe roi (qui est tout de même mieux qu’un mélodrame, quoiqu’il n’en soit pas le contraire) : «… Mais comment expliquez-vous qu’Œdipe et Jocaste, qui sont mariés depuis douze ans et plus, n’aient pas échangé vingt fois ces confidences ? — Moi, mon ami, je ne l’explique pas, et cela m’est parfaitement égal, parce qu’au théâtre, je ne songe pas à l’objection. Tout ce que je puis te dire, ô critique pointu, c’est que, s’ils s’étaient expliqués auparavant, ce serait dommage parce qu’il n’y aurait pas de pièce et que la pièce est admirable. Cela s’appelle une convention. Cette convention, c’est qu’un fait auquel le public ne fait pas attention n’existe pas pour lui ; que tous les faits qu’il a bien voulu admettre comme réels le sont par cela seul qu’il les a admis, fût-ce sans y prendre garde. »

Je crains que ces remarques si lucides ne s’accordent avec une conception un peu humble du théâtre ; et cela me fâche qu’on puisse dire que, même dans des pièces qui passent pour chefs-d’œuvre, certains effets dramatiques ont pour condition première l’inattention du public, sa facilité à être dupé, et presque sa sottise. Je souscris toutefois aux réflexions de M. Sarcey. Dans l’exemple qu’il a choisi, le silence si surprenant d’Œdipe et de Jocaste est un fait passé ; et d’ailleurs, que l’un et l’autre se soient abstenus de confidences qui leur eussent été pénibles à tous deux, il n’y a point là d’impossibilité absolue. Mais, au quatrième acte de Frédégonde, ce sur quoi on nous prie d’être coulans, ce n’est pas une simple invraisemblance morale, chose sujette à discussion, c’est, comme je crois vous l’avoir fait sentir, une belle et bonne absurdité ; et c’est une absurdité, non point passée, mais présente, qui s’étale sous nos yeux, et nous provoque et nous défie. Il n’y a vraiment pas moyen de ne pas s’en apercevoir. Que si, malgré tout, on ne s’en est pas aperçu, je n’y sais que dire, sinon que cela nous donne le niveau intellectuel du public, et que peut-être ce niveau indique à son tour celui de l’œuvre. Le quatrième acte de Frédégonde a réussi, mais par les mêmes raisons et de la même manière que le plus grossier mélodrame.

Or Frédégonde, acclamée par le comité de lecture (vous l’ai-je déjà dit ? ) et jouée sur notre premier « tréteau littéraire », ne se présentait évidemment ni comme un mélodrame du Château-d’Eau, ni comme une bouffonnerie faite exprès. Et c’est pourquoi, n’étant pas prévenu, j’ai résisté même à « la belle scène ». J’ai résisté pareillement au romantisme et aux touchantes incertitudes du beau capitaine qui aime Mérovée et promet de le tuer ; qui veut le tuer, et qui ne le tue pas ; qui veut ensuite tuer Frédégonde et qui ne la tue pas davantage, et qui se laisse benoîtement poignarder par elle : oscillations et faiblesses de pâle décadent mérovingien, qui nous eussent intéressés peut-être si Frédégonde les eût provoquées par des vers plus décisifs et d’un meilleur style. J’ai résisté au couplet de la reine sur la nuit et le clair de lune. J’ai même résisté à la grâce niaise de la jeune Néra. Bref, je crois bien que j’ai résisté à toute la pièce. Le seul personnage que j’ai failli goûter, c’est encore le roi Hilpéric, un peu roi de carreau et tyran d’opérette, qui dit si drôlement à sa femme :


Ah ! tu reconnaîtras
Que nous sommes de fiers et hardis scélérats,


et qui définit galamment Néra :


Un lis qui parlerait avec la voix des roses ;


mais rien ne nous empêche de croire que le vrai Hilpéric, barbare adonné aux femmes, et qui s’essayait gauchement aux élégances latines, ait été à peu près ce qu’on nous le montre ici.

Ce rôle est joué par M. Leloir avec un comique irrésistible. M. Paul Mounet est un Prétextat majestueux et sonore. M. Albert Lambert fils, dans le personnage fugitif de Mérovée, déploie une belle fougue et ne bredouille que peu. MIle Dudlay zézaie avec intelligence le rôle de l’ogresse de Neustrie, et M. Mounet-Sully prête à Lother ses héroïques éclats de voix, ses gestes de jeteur de lasso et ses reniflemens sublimes.


La comédie de M. Michel Provins, Dégénérés, a d’abord ceci pour elle, qu’elle appartient, de toutes façons, à un art diamétralement opposé à celui de Frédégonde. C’est une comédie qui a grand souci d’être vraie ; curieuse par le sujet, et d’une assez fine recherche d’exécution.

Les dégénérés, ce sont les vicieux mondains d’aujourd’hui. Chercheurs de sensations égoïstes, nihilistes avec bravade et avec des prétentions à la perversité, ce sont, dans le fond, des brutes toutes primitives, des singes et des guenons « du pays de Nod », mais recouverts d’un petit vernis de « cérébralité » (comme ils disent dans leur langue affreuse), affaiblis par un dilettantisme d’ailleurs banal, par une certaine capacité de s’analyser eux-mêmes, et aussi par la mauvaise qualité de leur estomac. Leur vice a pour caractéristique l’inquiétude, l’instabilité, le manque d’énergie et de volonté, l’impossibilité d’aller jusqu’au bout de leurs mauvais instincts. Ce sont des gens qui n’achèvent pas.

La pièce de M. Provins nous fait assister aux inachèvemens de quelques-uns de ces énervés : c’est le banquier Livaray et sa femme Jeanne : Mme de Girolles, l’amie de Jeanne ; le politicien Chambard, et le moraliste de salon Barral, qui passe son temps à définir les dégénérés, dégénéré lui-même.

Jeanne, étant jeune fille, a été la demi-maîtresse de Chambard. Elle lui a promis d’« achever » plus tard, quand elle serait mariée. Elle a épousé Livaray, et Chambard vient alors réclamer d’elle le reste de ses faveurs. Mais elle refuse : cela ne lui dit plus rien ; et Chambard lui-même semble n’insister que par amour-propre. Et néanmoins, tout en discutant, elle se laisse quelque peu aller aux bras de son demi-amant. Mme de Girolles les surprend dans cette minute de demi-abandon. Elle dit à Jeanne : « Chambard est, par hasard, mon amant total. Je ne tenais pas beaucoup à lui, mais j’y tiens à présent et je le garde ; et, comme cela m’amuse d’être méchante, je te préviens que jeté jouerai les tours les plus abominables. » Et Jeanne répond : « C’est comme moi : je ne tenais pas non plus à Chambard. Ce qu’il me proposait me paraissait manquer de piment. Ce piment, tu me l’apportes et je t’en remercie. »

Toutes deux se vantent. Leur perversité manque d’haleine. Sans doute Mme de Girolles fera son possible pour déployer une belle méchanceté féminine, comme il sied, croit-elle, à une détraquée et à une morphinomane de sa distinction ; elle ira jusqu’à dénoncer à Livaray un rendez-vous de sa femme avec Chambard. Mais, comme il n’en sortira rien du tout, elle lâchera subitement son amant, dont elle épousera le secrétaire, un petit jeune homme aux dents de loup.

Quant à Chambard et à Jeanne, ils ont une très jolie et très subtile scène, où ils font semblant de s’aimer quoiqu’ils se désirent à peine ; où chacun d’eux sent l’artifice de l’autre ; où toutefois ils se prennent à demi à leur propre jeu et le prolongent avec une demi-sincérité et un commencement d’excitation sensuelle que continue de tempérer une demi-connaissance de leurs réels sentimens. Et, sans y tenir, ces deux demi-amoureux se donnent rendez-vous pour la nuit prochaine ; et Jeanne, au moment de sortir, envoie un baiser à Chambard, tout en l’appelant « comédien » ; et le geste et le mot, contradictoires, mais également sincères, résument à merveille tout le dialogue. Incapable de choisir entre deux femmes, Chambard l’est aussi de choisir entre deux opinions : et c’est cela même qui l’a fait rapidement réussir dans la politique. — Même veulerie chez Livaray, secoué seulement, vers la fin, par ce conseiller d’énergie qui a nom « besoin d’argent ». Livaray a surpris sa femme avec Chambard et est sorti en faisant claquer la porte. Depuis, chacun des deux hommes attend vainement les témoins de l’autre. Mais une crise ministérielle fait Chambard sous-secrétaire d’État. Cela décide Livaray à l’aller trouver : car l’honnête banquier vient d’être éprouvé par un krach, et il aurait bien besoin de la concession de certain chemin de fer africain. Très digne, il dit à Chambard : « Pouvez-vous, monsieur, me jurer sur l’honneur que je suis arrivé l’autre jour à temps et que vous n’avez pas été l’amant de ma femme ? — Sur mon honneur, je le jure. — C’est tout ce que je voulais. Votre main, cher ami. — Comment donc ! » Et ils se mettent à causer de leurs petites affaires.

Tout cela est très bien. Je ne vois que deux objections, et encore je ne tiens qu’à la seconde.

On a dit que, le théâtre vivant d’action et exigeant, par suite, que les principaux personnages, au moins, d’une comédie ou d’un drame soient agissans et sachent ce qu’ils veulent, les dégénérés de M. Provins semblent mal faits pour le théâtre. Ce sont continuels et menus reviremens, des sautes de désir ou de caprice, des volontés aussi courtes que celles des singes, des piétinemens sans fin. On ne sait jamais où vont ces gens-là, pas plus qu’ils ne le savent eux-mêmes. Et de là, dit-on, une gêne, — dont, pour ma part, je n’ai pas trop souffert.

Ce que j’ai mieux senti, c’est la monotonie. Tous ces dégénérés se ressemblent, et, en outre, voilà vraiment bien des dégénérés rassemblés dans un même lieu. Cette réunion sans mélange a quelque chose de trop artificiel. Puis, on est, si je puis dire, trop certain de leur incertitude ; on prévoit trop l’imprévu et l’incohérence chétive de leurs mouvemens. On se fatigue de l’uniforme lâcheté de ces âmes inconsistantes et molles comme des méduses, et qui ont on ne sait quoi de glaireux et de clapotant. L’introduction d’un non-dégénéré vertueux, ou même d’un non-dégénéré méchant, d’un coquin énergique, aurait ce double avantage de nous reposer, et de nous faire mieux voir et juger, par le contraste, tout ce pâle vice en gélatine.

On a dit enfin que M. Michel Provins courait trop après les « mots » et que cela devenait agaçant. C’est vrai. Il faut considérer pourtant que les dégénérés font volontiers de l’esprit, et que c’est même, souvent, une de leurs marques. — Sa pièce est donc, en somme, digne d’estime. Et elle est très morale. En nous montrant surtout ce qu’il y a, dans une des formes les plus répandues du vice contemporain, de pleutrerie foncière sous des airs de prétention, — sans compter l’ennui incurable et l’impuissance de jouir du mal qu’on rêve plus encore qu’on ne le fait, — elle a ce grand mérite de faire paraître la vertu distinguée et désirable.

La pièce est fort bien jouée, premièrement par M. Candé, et aussi par Mmes Raffy et Syma, et par MM. Castelli, Jahan et Noguès.


JULES LEMAITRE.