Revue dramatique - 31 mai 1882
- Gymnase : Madame Caverlet (reprise). — Gaîté. : la Dame aux camélias (représentation extraordinaire). — Vaudeville : un Mariage de Paris (reprise) ; la Chanson du printemps (reprise) ; un Mari malgré lui, comédie en 1 acte de MM. Nus et de Courcy. — Comédie-Française : les Portraits de la marquise, comédie en 3 tableaux de M. Octave Feuillet ; la Famille Poirson (reprise) ; Service en campagne, comédie en 1 acte et en vers de M. Philippe de Massa. — Librairie nouvelle. : le théâtre au salon, de M. à Gennevraye.
Madame Caverlet a passé du Vaudeville au Gymnase. Comment les sociétaires de la Comédie-Française ne l’ont-ils pas arrêtée en route et détournée vers eux. ? Par les mêmes raisons à peu près qui les avaient empêchés, à l’origine, de la retenir. Il fallait que ces raisons fussent bien fortes pour que le nom d’Augier n’en triomphât pas, en 1876 : elles l’étaient tellement que six années n’ont pu les affaiblir à souhait. Peut-être un impatient se lamenterait, là-dessus il est certain que M. Perrin nous eût procuré un grand plaisir, à faire reprendre le rôle de Caverlet par M. Got, celui de Mairson par M. Coquelin, celui d’Henri par M. Worms, — et celui d’Henriette par Mme Pasca, Mlle Pierson ou telle autre qu’il serait urgent d’appeler à l’emploi vacant des « mères. » Il est certain aussi que l’ouvrage y eût gagné cette autorité d’emprunt et ce lustre un peu factice qui hâtent la bonne opinion de la plus grosse partie du public. Mais l’intérêt de l’art, en somme, n’est pas engagé là-dedans. De tels ouvrages sont patiens parce qu’ils ont la vie longue ; Madame Caverlet peut attendre, et ce n’est pas un mal, peut-être, qu’elle fasse ce nouveau stage au boulevard : elle ne tiendra pas des sociétaires de quoi s’imposer à leur public ; à son heure et sans surprise, elle conquerra du même coup, rue Richelieu, ses interprètes et ses spectateurs.
Aussi bien c’est naïveté de s’étonner ou de se plaindre, comme c’est de mode aujourd’hui, que la Comédie-Française manque de courage. D’être courageuse n’est pas son habitude, voilà déjà bien des années ; on pourrait même soutenir que ce n’est pas son office, et l’absoudre de ce chef si, de temps à autre, à défaut de courage, elle ne faisait preuve de témérité. De ci, de là, elle s’aventure jusqu’au scandale, pourvu qu’il soit spécieux et profitable ; mais de s’exposer au danger, au danger tout franc, digne, honorable, elle n’en a cure. Elle n’aime d’honorable que la sécurité. Elle est le musée de l’art dramatique ; elle en est le Louvre et même le Luxembourg ; elle ne s’interdit pas les œuvres nouvelles : les œuvres neuves seulement lui répugnent, comme le vin de l’année aux personnes délicates. Voyez le peu qu’elle a fait pour les auteurs contemporains, j’entends pour ceux qui ont chance de représenter ce temps devant la postérité ; voyez le petit nombre de pièces qu’elle a reçues d’eux, et lesquelles. L’Étrangère et la Princesse de Bagdad sont les seuls ouvrages de M. Dumas fils qui aient eu l’honneur d’être représentés pour la première fois sur cette scène ; M. Sardou, avant Daniel Rochat, n’était pour les sociétaires que l’auteur de la Papillonne ; M. Gondinet, après un acte, a laissé dix années s’écouler pour faire jouer Christiane, et, depuis, on ne l’a pas revu ; quant à MM. Meilhac et Halévy, qui n’ont fait, comme chacun sait, que l’Été de la Saint-Martin et le Petit Hôtel, on s’explique malaisément leur renommée européenne : il est vrai qu’ils ne sont l’un et l’autre que chevaliers de la Légion d’honneur, mais c’est encore trop ; ils devraient se contenter d’être officiers d’académie.
M. Augier, justement, a été le moins maltraité de nos maîtres par cette prudente personne qui se nomme la Comédie-Française. Elle a su accueillir l’Aventurière, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin. Mais où donc, je vous prie, s’est jouée la Ciguë ? où donc Philiberte ? où donc surtout le Gendre de M. Poirier, le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres ? où donc, enfin, Madame Caverlet ? La Ciguë, refusée à l’unanimité par MM. les sociétaires, fut jouée à l’Odéon ; Philiberte au Gymnase ; au Gymnase encore, le Gendre, ce chef-d’œuvre ; au Vaudeville le Mariage, les Lionnes et Madame Caverlet. Il est vrai que la Comédie-Française peut mettre en balance l’Homme de bien, Gabrielle, — dont le succès ne m’intimide pas, — le Joueur de flûte, — qui ne vaut pas la Ciguë, — et Diane, qui ne vaut pas grand’chose. Les sociétaires ont des remords qui les servent mal : la Ciguë refusée, ils prennent l’Homme de bien ; Madame Caverlet éconduite, ils accueillent les Fourchambault. Dieu sait cependant quelle différence entre les deux pièces, — car Dieu connaît le Fils naturel, qui suffisait avant les Fourchambault, et qui suffit encore après. — Madame Caverlet, au contraire, était et demeure une pièce neuve, si neuve que la Comédie-Française n’ose encore l’accepter.
N’ayez crainte, elle l’acceptera ; elle la recevra du Gymnase, comme elle a fait de Philiberte et du Gendre de M. Poirier, — de Mercadet aussi et du Mariage de Victorine, — du Fils naturel et du Demi-Monde. Après un temps d’épreuve au Gymnase ou au Vaudeville, l’ouvrage le plus dangereux devient présentable aux honnêtes gens ; il est rassis, calmé, tout à fait sage, et, pourvu qu’il fût bon, il paraît ce qu’il était.
Déjà, par cette seconde expérience, il est clair que le temps a commencé, pour Madame Caverlet, son œuvre de consécration. L’admiration des connaisseurs échauffe le respect du public ; et le malentendu qui, d’abord, offusquait les beautés de l’ouvrage, semble tout près de se dissiper. Est-ce en effet pour des raisons d’art que les gérans de la maison Molière s’étaient défiés de cette comédie ? Est-ce parce qu’elle est d’aspect un peu terne et austère, comme traitée en grisaille, et, par endroits, pour mettre les choses au pis, d’apparence un peu suisse ? Mais justement la Comédie-Française peut donner, même à une pièce médiocre, le vernis qui manquait à celle-ci, qui ne l’est pas. Non, ce n’est pas le coloris du tableau ni le détail de l’exécution, mais le sujet même, le choix des personnages et de leurs actes, que MM. les sociétaires avaient jugé suspect, et de fort honnêtes gens, pour trancher le mot, proprement scandaleux. A vrai dire, ce n’était pas, quoiqu’on s’y attendît, une plaidoirie pour le divorce, ou du moins ce n’était qu’une plaidoirie en action ; ce n’était pas une thèse, mais un drame ; rien n’y sentait la déclamation, ni même le discours, — c’est tout un au théâtre ; — les caractères étaient choisis pour une action déterminée, mais ils vivaient cependant et les personnages n’étaient pas les porte-voix d’un homme ; la moelle était dans l’os, mais l’auteur n’avait eu garde de l’étaler en tartines. L’idée animait l’ouvrage, sans être elle-même visible et exposée aux coups ; l’irritation de ses adversaires n’en était que pire : point de tirade où se prendre, point d’argument à rétorquer ; rien que l’irréfutable logique des sentimens et des situations ; à peine de ci, de là, comme des points lumineux, quelques mots qui dirigent la pensée du spectateur, mais dramatiques pourtant et aussitôt suivis d’autres qui ne sont rien que dramatiques : une lanterne sourde qui, aux tournans du chemin, éclaire la route sans découvrir celui qui la porte.
Mais, si le tableau n’a pas de légende où personne puisse s’attaquer, il est par lui-même un objet de scandale. Qu’est-ce au demeurant ? Un tableau d’intérieur, et même de famille ; mais de quelle famille et dans quel intérieur ? On l’a dit heureusement : « C’est la vraie famille dans le faux ménage. » Le spectacle imprévu de cette vertu dans le vice offense les hommes d’ordre. Non, s’écrient-ils, cette prétendue alliance du bien et du mal n’existe pas ; elle est monstrueuse, et partant chimérique ; votre héroïne, quoi que vous disiez, n’est pas « une sainte, » ni « un ange ; n la vue de ce jeune homme et de cette jeune fille, élevés par l’amant de leur mère et vivant sur la foi d’une fraude qui, découverte, comme elle peut l’être à toute heure, les forcerait de condamner ou du moins de juger cette mère, la vue de ces innocens fourvoyés dans cette faute nous est pénible et choquante : un mensonge essentiel empoisonne toute cette pièce.
Elle n’est au contraire que trop véritable, cette comédie qui se moque de tout agrément banal, et c’est par là qu’elle est pénible, — car elle l’est à dessein. Mme Caverlet ou plutôt Henriette Mairson une sainte ? Non, sans doute ; mais qui l’a dit ? Prenez-y garde ; ce n’est pas l’auteur, à qui vous prêtez gratuitement ce propos : — encore un coup, Pasteur n’intervient pas dans ce drame ; — c’est tel ou tel de ses personnages, et d’abord, Caverlet, l’amant. Caverlet dit à Henriette : « Tu es la plus sainte femme que je connaisse après ma pauvre mère. » Hé ! sans doute, il lui sied de parler ainsi, pour rassurer cette âme troublée, qui s’est dévouée à son amour : il a raison d’évoquer ainsi le souvenir sacré de sa mère, car il ne faut pas moins, pour rassurer cette conscience, que lui faire cet honneur. Lui-même n’est pas dupe de son généreux mensonge ; mais lui seul, sur ce chapitre, a le devoir de mentir à cette femme : « Va, murmure-t-il en la suivant du regard, quand le monde entier te condamnerait, il te restera toujours dans mon cœur un sanctuaire où tu seras adorée et vénérée ! » Plus loin, c’est le juge de paix Bargé qui interrompt par ces mots le récit de Caverlet : « Sainte femme, va ! .. » — et qui déclare à son fils qu’Henriette « est la plus honnête femme du monde. » Mais ne voyez-vous pas que ces paroles n’ont qu’une valeur relative dans sa bouche, et, si je puis dire, une utilité de théâtre ? Tout à l’heure Bargé, représentant de l’opinion moyenne, va défendre à son fils d’épouser la fille de cette femme, et le contraste de ses répliques alternées produit un effet comique.
Quand le jeune homme conclut : « Bref, Mme Mairson est un ange, » le vieillard répond : « Ma foi,.. peu s’en faut. » Oui, peu s’en faut, mais ce peu fait justement que Mme Mairson n’est pas la plus honnête femme du monde. Bargé sait très bien que d’autres femmes ont cette chance, — ou même ce mérite, — d’être honnêtes sans amant : c’est l’avantage qu’elles ont sur l’héroïne de l’ouvrage. Même dans les circonstances où l’auteur a placé cette héroïne ? Oui, sans doute, même d’ans cette occasion, quand tout les invite à la faute et d’avance les en absout. Mais celles-là, disons-le, sont un peu plus qu’honnêtes, un peu plus que des femmes : celles-là sont des saints, des anges sur la terre. Une sainte, un ange, c’est justement ce que Mme Mairson n’est pas. Elle est une femme. Liée par la loi française à un homme indigne de l’état de mariage, ainsi empêchée de faire en ce monde son office de femme, c’est-à-dire de créature aimante et gouvernée, elle a rencontré un homme qui lui permettait de continuer cet office : au mépris de la loi, elle est devenue la compagne de cet homme ; aussi, je l’avoue, au mépris de l’idéal. Que Mme Mairsou séparée de son mari, travaillât de ses mains pour faire vivre ses enfans, qu’elle vécût enfermée dans une dignité de veuve : apparemment elle réjouirait davantage les regards des anges, elle offrirait au philosophe un type d’âme plus pur. Quel était cependant l’intérêt de la société ? A coup sûr, c’était qu’elle épousât Caverlet. L’auteur de Gabrielle, j’imagine, n’est pas suspect d’indulgence pour la galanterie, même passionnée. Mais quel rapport a l’amour de Caverlet pour Henriette avec la galanterie d’aucune espèce ? L’aime-t-il, comme le duc de Beaulieu aime Valentine dans les Deux Sœurs, le drame si curieux et, en certains points, si fort d’Emile de Girardin, — « comme l’homme du monde aime la femme du monde qui s’est emparée de son imagination ? » L’aime-t-il comme le vicomte de Boisgomineux aime la Petite Marquise, dans cette version ironique des Deux Sœurs qui restera peut-être le chef-d’œuvre de MM. Meilhac et Halévy ? L’aime-t-il comme Julien aime Gabrielle, avec cette sincérité qui se paie elle-même de sophismes et durerait ce que dure l’ardeur d’un jeune sang ? Non, non, Caverlet aime Henriette avec gravité, avec tendresse, avec force. Il l’aime en homme tout simplement, et non en homme du monde, ni en jeune premier. S’il l’eût trouvée dans la situation heureuse où se trouve Gabrielle, ou seulement dans une situation digne et tolérable, il ne se fût pas détourné d’elle et ne l’eût pas fuie dans un exil romanesque, mais je garantis qu’il ne l’eût pas détournée de son devoir ; il l’eût soutenue simplement d’un héroïque amour. Cette dure entreprise lui a été épargnée : lui aussi n’a eu qu’à remplir sa tache d’homme, sans vouloir « faire l’ange. » Il a trouvé Henriette libre de par l’indignité de son mari : en échange de cette liberté d’occasion, il lui a engagé sa liberté neuve. Elle est sa femme « devant Dieu, » c’est lui qui le déclare ; de ce déiste genevois la formule n’est pas vaine. Qui donc veut ordonner au nom de la société que ces deux êtres se retirent, l’un à droite, l’autre à gauche, de la scène de la vie ? Ensemble, ils peuvent faire encore de bonne besogne humaine ; ils peuvent élever ces enfans mieux que ne ferait la mère seule. Séparés, ils témoigneraient plus hautement de la force de la volonté, de la puissance de l’idéal ? D’accord ; mais s’ils ne sentent pas cette vocation extraordinaire ? Pourquoi les forcer, par une contrainte légale, d’abandonner ce qui leur reste de bonheur naturel possible ? J’ai tort de dire : pourquoi ; — comment les y forcer ? La société n’a plus à leur proposer le choix entre le ciel et la terre : ce n’est ni un ange ni une sainte, nous le savons de reste ; ils ont choisi la terre : le mieux pour la société n’est-il pas de la leur rendre habitable ? Voilà justement tout ce que l’auteur demande, et poser ainsi le problème, c’est du même coup le résoudre.
A vrai dire, le surprenant serait que M. Augier l’eût posé autrement. Ce vigoureux esprit est de caractère français. Sa morale comme son art, ses idées et ses jugemens comme ses procédés de composition et de style sont exempts de fantaisie et tout pleins de raison : par là, dans ce temps de désordre, il apparaît comme un classique. D’autres, d’une philosophie plus profonde ou plus trouble, d’un génie plus universel ou d’un esprit plus cosmopolite, et que goûteront davantage ou les lettrés de tous les pays ou du moins les dilettanti de Paris, de Pétersbourg et de Londres, d’autres pourront rêver le théâtre des démons et des anges, et fixer leur rêve en des poèmes divins ou fantastiques : d’autres écriront la Tempête ou la Femme de Claude ; — cela dit, sans instituer de parallèle inutile entre MM. Dumas fils et Augier, ni de parallèle superflu entre l’un ou l’autre et Shakspeare. Rébecca, la céleste fiancée de Claude, et Gérard, le vertueux amant de la duchesse de Septmonts, sont assurément plus purs qu’Henriette Mairson et Gaverlet ; ils sont aussi moins humains ou, si l’on veut, moins français et moins dramatiques pour des Français. Je ne serais pas surpris que M. Augier, qui n’est pas seulement Français, mais Gaulois, traitât l’une de visionnaire et l’autre de Joseph. Pour moi, je les salue volontiers, je reconnais leur droit à l’existence idéale ; même j’admets leur réalité possible, et je suppose que je puis les rencontrer. Pourtant il est bien vrai que l’un et l’autre se placent, par un effort difficile, au-dessus de l’humanité. Or M. Augier regarde devant lui à hauteur d’homme : c’est ainsi qu’il a vu Henriette Mairson et Caverlet.
La même loyauté qu’il applique à la peinture des caractères, M. Augier l’emploie à l’étude des situations. Voilà pourquoi sa comédie est pénible ; et j’ajoute qu’il est bon, pour son dessein, qu’elle le soit. Henriette et Caverlet, cette femme et cet homme, constituent le vrai couple selon la nature, et, avec les enfans, la vraie famille. Oui, mais la vraie famille, nous l’avons dit, dans le faux ménage. Entre les personnages et leur situation il y a une disconvenance nécessaire et que l’auteur ne pourrait nous adoucir sans fraude ; tant mieux, d’ailleurs, si cette disconvenance nous choque : nous éprouverons ainsi le besoin de la faire cesser. Caverlet, Henriette, ces enfans sont à la gêne : il faut que la vue de leur supplice nous soit presque, odieuse pour que nous désirions que ce supplice soit aboli ; des milliers de créatures auront le bénéfice de notre malaise. Oui, sans doute, il est déplaisant que cette mère fasse vivre son fils et sa fille sous le toit de son amant, Il est déplaisant que cette jeune fille tende son front à l’amant de sa mère, même croyant cette mère remariée avec cet homme, cela est déplaisant pour nous, qui savons la vérité ; il est monstrueux que ce fils juge son père et sa mère, qu’il soit forcé de condamner tantôt l’un, tantôt l’autre, en dernier ressort celui-là, et même qu’il soit forcé de prendre contre son père le parti de l’amant. Elle est monstrueuse aussi, quoique d’une horreur moins manifeste, la corruption de l’âme de cette femme, si bonne pourtant et surtout si bonne mère, qui arrive presque à sacrifier pour la sécurité de sa faute le bonheur de sa fille, qui cherche des faux-fuyans devant son devoir de mère parce qu’elle a fui son devoir de femme, et ferme les yeux pour ne pas voir l’amour naissant de sa fille parce qu’au jour du mariage elle devrait avouer tout.
Ainsi voilà quatre créatures enfermées dans une telle situation que les plus innocentes mêmes ne peuvent faire un geste qui ne nous choque ; que les plus coupables méritent cependant notre pitié, à la fois parce que leur faute ne les prive pas de toute vertu, et parce que peu à peu les suites de cette faute compromettent la vertu qui leur reste ! Un combat s’élève entre notre pitié, notre estime même et notre admiration d’une part, et de l’autre les plus délicats instincts de notre conscience, les habitudes de notre pudeur. Ce combat est pénible, et par momens plus que pénible ; une angoisse nous saisit l’âme, nous nous révoltons presque : tant mieux ! Nous souhaiterons ainsi de ne plus voir d’honnêtes gens, qui ne sont pas des anges, mais en somme d’honnêtes gens, dans ce champ clos d’infamie. Qu’on délivre ceux-ci, puisqu’on ne peut faire mieux, et qu’on épargne désormais leur supplice à d’autres ! Que M. Mairson se fasse naturaliser Suisse, pour qu’on nous donne au moins un dénoûment heureux, — et que demain le divorce soit rétabli pour les Français !
Telle est, si je ne me trompe, la pensée de l’auteur, et c’est ainsi que le public commence à la comprendre. Nul mensonge dans cette pièce : des caractères véritables dans une situation qui ne l’est pas moins ; la disconvenance de cette situation et de ces caractères, constatée au prix d’un malaise du public, malaise nécessaire, salutaire et dont le public doit savoir gré à l’auteur. Rien là-dedans ne ressemble à une supercherie : tout, au contraire, porte la marque de la saine raison. Même les bonnes gens qui ne sont pas clercs en cette matière dramatique, et dont l’erreur, au demeurant, était honorable, commencent à démêler ces vérités. Ils n’accusent plus l’auteur de prêcher la sainteté de l’adultère, ni de donner, par inadvertance, pour édifiant un spectacle pénible. Ainsi dégagés de scrupules moraux, qui se trompaient en cette rencontre, ils admirent librement l’œuvre d’art et subissent sans défense le charme sérieux de cette comédie. Ils sentent à plein l’effet de cette composition magistrale, de cette ordonnance si pure, si sévère, si mâle. Pour la simplicité, pour la solidité de la facture, cet ouvrage est le plus raisonnable, le plus classique, le plus français de l’auteur, — qui justement brille par ces qualités parmi tous ses contemporains. Et ces vertus de M. Augier ne se reconnaissent pas seulement à la composition de la pièce, mais encore au style, qui dans nulle autre de ses comédies ou de ses drames n’est d’une probité plus forte, d’une droiture plus éclatante.
Point de recherche, ni de vain luxe : c’est la langue du théâtre, une prose nette et simple, qui se peut croire improvisée, mais seulement par de bons Français. La semaine dernière, j’écoutais avec ravissement cette Dame aux camélias qui garde, en presque toutes ses parties, l’air de jeunesse, de promptitude, la grâce impérissable des chefs-d’œuvre. Mlle Sarah Bernhardt, revenue parmi nous pour un soir, y montrait, avec les caprices injustifiables d’une virtuose trop nomade, toute la fantaisie heureuse, la variété d’invention, même la justesse d’observation et la sensibilité d’une artiste. Comme tout le public, de la réserve presque rancunière du commencement, je me laissais aller à l’enthousiasme de la fin, par un progrès insensible, à mesure que ce caprice s’achevait en cette fantaisie. Et cependant, lorsque arriva cette terrible scène où pivote le drame, — entre Marguerite et le père d’Armand, — la médiocrité du style, que ne sauve plus en cet endroit l’esprit ou le naturel d’un dialogue haché, cette fâcheuse médiocrité m’apparut si clairement qu’un doute me vint sur l’avenir de la pièce. Doute léger, à coup sûr, et dissipé bientôt ; malgré la faiblesse du style, je crois que l’œuvre durera : « Sa grâce est la plus forte, » comme dirait Alceste ; si la langue n’est pas pure, l’esprit est sincère : autant que par le détail de l’exécution, les œuvres d’art vivent par la sincérité de l’esprit. Cependant, lisez ou même écoutez au théâtre la scène que je signale ; écoutez ensuite la scène de l’amant et du fils, au second acte de Madame Caverlet : vous jugerez qi elles différentes qualités de prose française sont proposées dans ces deux pièces au respect de la postérité ; vous jugerez quelle peut être l’efficace d’un bon style sur un auditoire, en dépit des licences dévolues à l’écrivain dramatique ; vous jugerez enfin si Madame Caverlet n’a pas sa place marquée dans un théâtre qui se nomme Théâtre-Français.
Le Vaudeville, lui aussi, pour finir l’année théâtrale, a fait choix d’une reprise. Sans parler d’un vaudeville de MM. Nus et de Courcy — mais qui n’est qu’une vieillerie nouvelle, — MM. Deslandes et Bertrand ont remonté, avec la Chanson du printemps, de M. Armand Dartois, un Mariage de Paris, de M. Edmond About. Cette comédie, on s’en souvient, est la seule de l’auteur qui ait réussi au théâtre. Il était curieux et peut-être opportun de juger si l’esprit mousseux de cet écrivain, après vingt années et plus, ne s’était pas éventé. Sa bonne humeur nous gagnerait-elle encore ? Pour l’esprit, pour le plus fin, — par momens au moins, — il semble qu’il ait fui ; le grossier demeure encore, mais avec lui la bonne humeur, cette précieuse essence : — la bonne humeur, et c’est assez, avec l’avantage d’un sujet aimablement romanesque, pour que le public ait accueilli l’ouvrage comme un camarade de jeunesse.
Il m’a paru, ce public, un peu maussade, l’autre soir, à la Comédie-Française, pour un léger ouvrage de M. Octave Feuillet, les Portraits de la Marquise, — pastiche, dit la brochure, et l’affiche, moins discrète, ajoute : de Marivaux. Mon éminent confrère, M. Auguste Vitu, a fait remarquer que la violence romantique de certaines expressions, en ce joli badinage, allait au-delà du genre de Marivaux. L’auteur, pour y contredire, est trop parfaitement lettré ; d’ailleurs on le savait déjà contemporain de Musset : j’imagine qu’il avoue le crime, et que s’il a inscrit sous le titre cette indication modeste, c’était seulement pour atténuer l’importance de l’ouvrage. Ce n’est en effet qu’un divertissement imaginé, voilà quatorze ans, pour la cour de Compiègne, exécuté par de grandes dames fort aises de se coiffer en poudre pour réciter de fine prose et de retourner contre les veufs, avec l’aide d’un véritable ami des femmes, les traits malicieux décochés contre l’inconstance des veuves depuis l’immémoriale légende de la matrone d’Éphèse. Publiée ici même en 1868, cette petite comédie en deux actes et trois tableaux avait été représentée récemment, dans une fête de bienfaisance, par Mlles Baretta et Reichemberg, MM. Worms, Coquelin cadet et Baillet. Il se comprend que M. Perrin, la trouvant toute prête, l’ait réclamée à son usage. Le tour en est aimable et doucement ironique ; le dialogue a de la grâce, de la mélancolie, de l’enjouement ; la langue est ingénieuse, spirituelle et vive et point embarrassée, — comme il arrive en ce genre, — de marivaudage trop filant. Pourquoi faut-il que les comédiens ordinaires de la république, héritiers en ces rôles des comédiens extraordinaires de l’empire, aient mené ce menuet littéraire avec tant de solennité ? Leur componction a fait paraître ces trois tableaux un peu longs. Même M. Worms, exquis en ce personnage du veuf inconsolable et si vite consolé ; même M. Coquelin cadet, fort plaisant sous la livrée de ce libertin pleureur à gages, n’échappent pas à ce reproche. Pourquoi surtout Mlles Baretta et Reichemberg, ces deux ingénues, dans ces rôles si nettement marqués de grande coquette et de soubrette ? Elles sont charmantes l’une et l’autre, mais tout à fait déplacées ; elles affadissent la pièce et la rendent monotone. Le discernement des « emplois, » pour parler en régisseur, n’est pas une vaine exigence des pédans. Que ces demoiselles n’en tiennent pas compte lorsqu’elles jouent au dehors, par plaisir ou par charité, à merveille : même par charité, c’est encore une façon de s’amuser ; mais justement les mêmes raisons, qui font que ces changemens les amusent, font qu’elles devraient se les interdire sur la scène de la Comédie.
Est-ce donc que la Comédie n’a plus une grande coquette ni une soubrette ? Grâce à Dieu, ce n’est pas vrai. Nous avons encore, pour remplacer Mlle Croizette, — qui. elle-même, pendant plusieurs années, a tenu la place de plusieurs autres, — nous avons Mlle Tholer, comme Mlle Dudlay pour succéder à Mlle Sarah Bernhardt. Si personne n’occupe l’emploi de Mme Plessy ou de Mme Favart, nous avons Mlle Kalb dans celui de Mlle Augustine Brohan ; c’est quelque chose, — et peut-être dans les Portraits de la marquise, Mlles Tholer et Kalb eussent été moins nuisibles que Mlles Baretta et Reichemberg ; elles auraient eu cet avantage d’y faire chacune son métier.
C’est quelque chose, dis-je, que Mlle Kalb pour remplacer Mlle Brohan. C’est aussi quelque chose, mais peu de chose, que MM. Thiron, Leloir et de Féraudy pour remplacer Provost, Samson et Régnier dans les trois Crispins de la Famille Poisson. Même en tenant compte de l’appoint qu’apporte la gaîté de M. Thiron à l’inexpérience morose de ses jeunes camarades, il est impossible de ne pas voir un abîme entre ces deux distributions. Si M. de Féraudy s’était exercé plus souvent, peut-être sa verve serait-elle plus épanouie ; M. Leloir, au feu de la rampe, se serait peut-être dégelé. Tels quels, ces jeunes gens auraient dû céder le pas, cette fois, à des comédiens de plus d’autorité et de plus d’agrément, à M. Coquelin, par exemple, et à M. Got : il ne fallait pas moins que ces noms réunis sur l’affiche pour honorer comme il convenait la mémoire de Samson. C’est, je pense, à l’occasion de la publication de ses Mémoires[1], qu’on a repris l’ingénieux ouvrage de ce modèle des sociétaires. Écrit en vers corrects, cet épisode d’une légende théâtrale est bien disposé pour la scène ; chaque rôle y fait valoir, si le directeur y pourvoit, les talens variés d’un artiste ; même, au cours de la pièce, un plaisant hors-d’œuvre, la parodie des stances du Cid, rappelle que le comédien Samson fut un homme de bonnes lettres comme de bonne compagnie. La chose méritait, en somme, puisqu’on décidait cette reprise, qu’on se mît plus en frais.
Je serais désolé que messieurs du comité vissent en ces observations un parti-pris de mauvaise humeur. Pour gage du juste esprit qui m’anime envers eux, je leur adresserai mon compliment sur le goût dont ils ont fait preuve en montant l’opuscule de M. de Massa, Service en campagne. Cette bluette d’un amateur est mise en scène le mieux du monde ; M. Worms et Mlle Reichemberg la jouent à ravir ; le public l’a galamment accueillie, et il a bien fait. Il a bien fait non-seulement parce que l’auteur a choisi un cadre ingénieux et neuf pour une fable assez touchante, parce que sa pièce est écrite facilement et ses vers agréables, mais encore et surtout parce que c’est l’œuvre d’un amateur. Je répète ce mot à dessein, parce que je ne l’aime guère et que l’occasion se présente de m’expliquer là-dessus. J’ai surpris dans un entr’acte, après Service en campagne, des murmures contre M. Perrin : la Comédie-Française, à présent, jouait les amateurs et les gens du métier se morfondaient à sa porte ; M. Coppée avait dû reléguer le Trésor à l’Odéon, et Xanthippe, de M. de Banville, attendait vainement son tour. Eh bien ! je suis persuadé que les sociétaires ont tort de ne pas jouer Xanthippe, et je regrette infiniment qu’ils n’aient pas joué le Trésor : cela empêche-t-il qu’ils aient raison de jouer Service en campagne ? Que signifie cette distinction entre les amateurs et les gens du métier ? Elle est tout à fait moderne et parfaitement arbitraire. Si l’on me dit que le théâtre, plus que tout autre genre, exige une certaine expérience technique, et que, d’ordinaire, ceux qu’on nomme des amateurs n’ont pas cette expérience : d’accord ; mais nommerons-nous amateurs tous les débutans ? Nullement ; on ne traita pas d’amateur l’écrivain qui rédige dans un journal la chronique du boulevard ou le courrier de la Bourse et qui parvient à faire jouer sa première pièce : on le reconnaît, celui-là, pour homme du métier. Ainsi de tous ceux qui vivent de leur plume ou sont réputés en vivre ; on désigne pour amateurs, et partant suspects, ceux qui sont censés vivre ou de leur patrimoine, ou d’une autre industrie que les lettres, — puisqu’en ce temps les lettres ne veulent plus être qu’une industrie. Est-ce raisonnable ? est-ce même habile ? En rejetant les « gens du monde » dans les limbes des « amateurs, » les gens de théâtre et généralement les gens de lettres donnent à entendre qu’eux-mêmes ne sont pas du monde ; et pourquoi n’en seraient-ils pas ? Vous me direz qu’en effet ils n’en sont pas, au regard, de certaines personnes, et qu’ainsi leur intolérance n’est qu’une manière de représailles : cela prouve qu’il y a dans le monde de sottes personnes ; tant pis pour elles ! mais que leur sottise n’excite pas l’émulation des gens de lettres ! Il y a de bons ouvrages et de mauvais, voilà la vérité ; des auteurs pleins d’expérience et des auteurs novices : il n’y a pas des amateurs » et « des gens du métier. »
S’il existe pourtant une différence de condition entre la plupart des écrivains qu’on range dans la première catégorie et ceux de la seconde, est-ce une raison pour repousser obstinément ceux-là ? Bien au contraire. « La littérature française, écrivait, et s temps derniers, un critique allemand, est d’une allure plus libre et plus mondaine que la nôtre… En Allemagne, depuis l’abaissement de la bourgeoisie aisée et de la noblesse indépendante, c’est-à-dire depuis trois siècles, l’activité intellectuelle a été abandonnée aux pasteurs et aux professeurs. » Une littérature de gens de lettres et rien que de gens de lettres, n’est guère plus souhaitable pour nous que de professeurs et de pasteurs : il n’est pas mauvais que, d’aventure, aux critiques de la vie se mêlent quelques vivans. Faut-il d’ailleurs qu’un ouvrage soit condamné parce qu’il est fait pour le plaisir, pour « l’amour de l’art ? » En ce sens, le nom d’ « amateur » serait un beau titre, et c’est ainsi qu’un jour, à cette place, je l’ai réclamé pour Musset. Les anciens ne s’inquiétaient pas de ces distinctions malséantes et ne craignaient pas un poème, ni même une pièce de théâtre faite pour l’agrément tout pur, animi causa. Il se peut qu’en l’espèce, les sociétaires de la Comédie-Française aient été pousses à cette épreuve par des influences frivoles plutôt que par une courageuse raison ; n’importe : je suis bien aise que l’expérience soit faite et qu’elle ait réussi ; même je ne verrais pas de mal à ce qu’elle fût renouvelée. Parcourez le volume qu’a publié récemment l’écrivain qui signe Gennevraye, — l’auteur de l’Ombra. Les lecteurs de la Revue se souviennent de cet esprit aisé, de cette science des sentimens qui décelaient une femme. Ils retrouveront l’un et l’autre dans le Théâtre au salon. C’est un recueil de douze petites pièces ou gaies ou touchantes : proverbes de salon ou drames en miniature. Je remarque un de ces proverbes : un Prêté pour un rendu, qui s’élève au-dessus du genre et touche à la comédie. L’idée en est hardie, neuve et parisienne ; elle a dû plaire assurément à l’auteur de la Visite des noces, et je conçois qu’il ait écrit la préface de ce volume. Supposez qu’un directeur adopte ce petit ouvrage et qu’il le glisse avant ou après une grande pièce : faudra-t-il se récrier contre l’invasion des amateurs ?
Non, non, le théâtre, ni la littérature, en général, ne doit être fermé aux gens de bonne volonté. Je sais des amateurs qui se nomment Michel de Montaigne et Charles de Montesquieu, l’un conseiller, l’autre président : ni les Essais pourtant, ni les Lettres persanes ne sont d’un sot ; j’imagine que ces magistrats auraient pu tourner un vaudeville. Les mémoires de Saint-Simon valent ceux d’un vaudevilliste, publiés par M. de Rochefort, le père du pamphlétaire, — marquis, il est vrai, mais cependant reconnu au café des Variétés pour homme de théâtre et non pour amateur. François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Mareillac, n’était pas homme du métier : ses Maximes pourtant sont aussi bonnes que les a nouvelles à la main » payées le plus cher par un journal du boulevard. Gens du monde et gens de lettres, ayons, s’il est possible, « des lettres » et « du monde : » les mœurs, qui font la vie agréable, et l’art, qui la fait noble, ne pourront qu’y gagner.
Louis GANDERAX.
- ↑ 1 vol. in-18 ; Ollendorf, éditeur.