Revue dramatique - 31 juillet 1897

Revue dramatique - 31 juillet 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 695-707).


REVUE DRAMATIQUE

Le théâtre d’Henry Meilhac. — À la Comédie-Française : La Vassale, pièce en quatre actes, de M. Jules Case.

Henry Meilhac est mort. On ne le verra plus dans les deux ou trois restaurans où il avait ses habitudes depuis quarante années ; ni au Cirque, ni aux Folies-Bergère, où il venait pour rêver commodément. À quoi ? Au petit monde fragile et chatoyant qu’il portait partout avec lui dans sa tête ronde d’ironique et taciturne Bouddha. Car ce Parisien, qui ne pouvait se passer de Paris ou, pour mieux dire, d’un certain coin de Paris (quelques centaines de mètres de ses trottoirs, pas plus), a mené en réalité une vie, non pas aussi austère, mais aussi retirée, aussi méditative, aussi close à ce qui n’était point son œuvre, aussi résolument spéciale que celle d’un ascète, d’un vieil épigraphiste, ou d’un moine de l’Institut Pasteur.

C’est pour cela, et parce qu’il avait, à sa manière, du génie, que son théâtre demeurera, je crois, un des plus originaux de ce temps. On y trouvera, plus exactement et plus agréablement qu’ailleurs, les mœurs et comportemens, les tics, le langage et le tour d’esprit des personnes frivoles et élégantes du second Empire et du commencement de la troisième République. Or, comme tout se tient, il n’est pas indifférent de savoir de quel air s’amusaient ceux qui passaient pour s’amuser ni ce qu’était la femme oisive, la femme de luxe, dame ou fille, aux diverses époques de l’histoire de la civilisation. C’est un intérêt de ce genre qui recommande, encore aujourd’hui, et les comédies de Dancourt et celles de Marivaux.

Le théâtre de Meilhac est un théâtre sans prétention, sans thèses, sans ambition de satire sociale, et qui tout de suite parut neuf. Il ne ressemblait en aucune façon à celui de Scribe continué par Sardou, ni à celui d’Augier ou de Dumas fils ; mais il ne ressemblait pas non plus à celui de Labiche. Labiche gardait beaucoup du burlesque de Duvert et Lausanne, excluait à peu près la femme, ne sortait guère, quoi qu’on ait dit, de la farce. Meilhac, parti modestement du vaudeville, à ce qu’il semblait, inventa, presque du premier coup, une comédie moins tendue et moins apprêtée que celle de Dumas ou d’Augier, d’une composition moins artificieuse, d’un style moins livresque, une comédie plus familière, et même plus vraie en dépit des parties bouffonnes. On n’avait pas encore entendu, je pense, un dialogue de cette vérité, tour à tour ingénue et piquante.

C’était, dans le fond, un théâtre réaliste. — Si l’on met à part deux ou trois imbroglios (comme Tricoche et Cacoletl’action est toujours de la simplicité la plus unie. Meilhac se contente parfois de vieilles intrigues consacrées et classiques (l’Ingénue, — Brevet supérieur) ou de quelque antique conte bleu (la Cigale). Son moyen de sacrifier le moins possible à la convention, c’est de la confesser, en la raillant un peu. Il ne s’en fait jamais accroire. Dans Monsieur l’abbé, deux personnages se prennent un moment pour ce qu’ils ne sont pas ; sur quoi l’un des deux : « Dites donc, je crois bien que c’est un quiproquo. Mais il y a un moyen de sortir des quiproquos : chacun n’a qu’à dire ce qu’il est, c’est bien simple. » — Meilhac risque la pièce « mal faite » exprès, et même la « tranche de vie » (2e acte du Réveillon). En ce qui regarde le « milieu » matériel où il place ses bonshommes, il a le réalisme inventif et extrêmement pittoresque : je ne rappellerai que la loge du concierge des Variétés dans la Boule, le couloir de théâtre dans le Roi Candaule et le salon de la somnambule dans Ma Camarade. Il a des « mots de nature » tant qu’il veut et tant qu’on veut. Il est si sincère qu’il ne peut presque jamais venir à bout de ses dénouemens : tel Molière. Il a même, si on le souhaite, l’observation pessimiste et féroce. Il l’a moins souvent qu’on ne l’a dit : mais encore a-t-il su écrire le troisième acte de Gotte et le dernier acte du Mari de la Débutante. Il a fondé le théâtre antiscribiste. À bien des égards, il est le précurseur du « Théâtre-Libre » dans ce que le Théâtre-Libre eut parfois d’excellent.

Mais, n’étant pédant à aucun degré, il échappe à la morosité par la fantaisie… C’est devenu un lieu commun, de dire que la marque de Meilhac est un indéfinissable mélange de fantaisie et de vérité. Cela signifie que cet observateur très aigu a beaucoup d’imagination, et une imagination de poète. Les livrets des fameuses opérettes, la Belle Hélène, la Grande-Duchesse, Barbe-Bleue, la Périchole, sont délicieux, même en soi et sans musique. Ce sont des contes exquis, où tantôt l’ironie fine et tantôt la bouffonnerie débridée s’accompagnent de poésie sensuelle. Elles font songer aux Contes philosophiques de Voltaire, aux opéras-comiques de Favart et au théâtre de Musset ; et toutefois elles ne sauraient être que de Meilhac. Elles sont parmi les joyaux de notre littérature dramatique.

On connaît les personnages de ses comédies. Ils sont extrêmement vivans, et d’une vie qui nous est toute contemporaine et toute proche, Les femmes ont, parmi eux, la meilleure place. Nul peut-être n’a exprimé comme Meilhac leur mobilité, leurs caprices, leur nerfs, leur inconscience, et la grâce féminine, et le « je ne sais quoi » féminin. Il y a les petites courtisanes, quelquefois un peu actrices, et le « personnel » qui s’active autour d’elles : mères, tantes, manucures, domestiques de cercle ou de restaurant. Elles sont fort gentilles : rouées et naïves, fines et sottes, voraces, futiles, menteuses, — pas bien méchantes. Quelques-unes, comme la petite comédienne de Ma Cousine, ont même très bon cœur et sont charmantes tout à fait. À côté d’elles, ou même au milieu d’elles, il y a les femmes du monde et les « honnêtes femmes », agitées, inquiètes, curieuses, mais incapables de grandes passions, ignorantes d’elles-mêmes avec beaucoup d’esprit, généralement sauvées de la faute par l’habitude de la « blague » et le sentiment du ridicule. C’est Mme de Kergazon dans la Petite Marquise ; c’est la petite femme de Ma Camarade ; c’est Marceline dans Gotte, Henriette dans Décoré. Par-dessus elles, l’adorable Froufrou, la seule qui « achève » (et elle en meurt) ; Froufrou, la moins prétentieuse des « femmes nerveuses » du théâtre contemporain. Il y a même des jeunes filles, presque toutes très particulières d’allures et de situation : la petite Margot, fille honnête d’une femme galante ; Pepa, cet oiseau des lies ; « la Cigale » ; et je veux mettre à part Cécile Leguerrouic (Brevet supérieur), honnête fille, mais de Paris ; très « représentative », celle-là, et si vraie !

Et puis il y a les hommes : les sceptiques, les veules, les boulevardiers amorphes ; les naïfs et les emballés, très nombreux ; et les vieux marcheurs, les vieux messieurs amoureux et crédules : celui de la Boule, celui de Ma Camarade ; et combien d’autres ! Je ne sais plus leurs noms ; car j’écris ces notes sans consulter les textes, rien que sur mes souvenirs de naguère ou d’autrefois ; et je l’ai voulu ainsi, pour que mon impression d’ensemble eût plus de chance d’être juste.)

La vérité extérieure de ces personnages est soutenue d’une psychologie délicate, quelquefois profonde sous un air de nonchalance. J.-J. Weiss parlait avec raison de la « psychologie racinienne » de Ma Camarade. On cite toujours Marivaux à propos de Meilhac ; non à tort, Pepa, c’est, exactement, du Marivaux pittoresque — et abrégé, où l’auteur ne marque, dans les insensibles transitions d’un sentiment à un autre, que les étapes les plus significatives ; mais avec quelle sûreté ! Et enfin n’oublions pas cet admirable troisième acte de Froufrou, où chaque effort de la jeune femme pour ne pas tomber se tourne si naturellement contre elle, où sa faute est si clairement déterminée par sa situation, et sa situation par son caractère. La scène de Froufrou avec son mari, puis avec son père, puis avec sa sœur, comme cela s’enchaîne moralement et se développe, jusqu’à la fuite éperdue de la pauvre petite folle ! Le voilà, le théâtre néo-racinien, le « théâtre psychologique », dont quelques-uns ont fait mystère dans ces derniers temps. Il n’y a peut-être rien de plus « fort », comme on dit, dans notre théâtre, ni d’une force plus souple et moins étalée.

Maintenant je dois avouer que, très soucieux de la vérité des sentimens et des mœurs, le théâtre de Meilhac n’a rien des préoccupations sociales d’Augier et de Dumas fils, ni des scrupules convenables de chrétien homme du monde qui paraissent dans les comédies d’Octave Feuillet. S’il est moral, ce n’est que de la façon la moins expresse et la plus détournée. Il est profondément et presque universellement sceptique, ironique, irrévérencieux. J’ai fait une fois le compte des choses, les unes respectables, les autres moins, qui étaient gentiment tournées en dérision dans une seule des opérettes de Meilhac ; et j’ai trouvé qu’il y raillait, notamment, l’amour, la virginité, la poésie pastorale, la littérature romanesque, le donjuanisme, la royauté, les principes de 89, la croyance au libre arbitre, la science, et, finalement, la mort. — S’il aime, certes, la vertu, il ignore tout à fait quel en peut bien être le fondement. Dans Brevet supérieur, pièce manquée qui contient une scène de premier ordre, La Rochebardière, voulant amener Cécile à être sa maîtresse, lui explique que la femme ne vaut tout son prix que dans un cadre de richesse, qu’il lui faut des robes, des bijoux, toutes sortes de menues délicatesses autour d’elle, et que cela du reste n’exclut point l’amour, ni la sincérité, ni la bonté du cœur. Qu’y a-t-il donc, dans ce rêve, de vilain ou de désobligeant pour elle ? Qu’y a-t-il même de défendu ? Et Cécile, fille de Paris, avoue son trouble. » Oh ! dit-elle, c’est mal ce que vous faites là. Car les choses dont vous parlez, vous savez bien qu’au fond, je meurs d’envie de les avoir. » Et elle ajoute : « Eh bien, non ! je ne veux pas ! je ne veux pas ! Mais, par exemple, je serais bien embarrassée de dire pourquoi. » Et l’on sent que l’auteur aussi en serait bien embarrassé.

Son idéal, c’est la femme de luxe, la petite courtisane gentille et aimante, ou la femme du monde un tout petit peu courtisane ; c’est l’amour sensuel dans un décor d’élégance, avec de l’esprit, et, parfois l’attendrissement d’un sentimentalité légère. Ce gros homme court à moustaches de Tartare, s’étant délivré du souci des questions essentielles, — et insolubles, — ou peut-être n’en ayant jamais été tourmenté, avait besoin, pour vivre, pour respirer, de formes féminines autour de lui, dans des lieux artificiels ; il en jouissait surtout par les yeux et par l’imagination : se divertissait du jeu naïvement rusé des petites âmes que ces formes recouvraient, et de la crédulité heureuse de ceux qui se prenaient à ce jeu ; s’amusait peut-être à s’y prendre lui-même à demi, afin de recueillir sur son propre cas des notes plus véridiques et plus fines : contemplateur de futilités et de fugitivités jolies qu’il jugeait et qu’il aimait, Çakya Mouni de boulevard, au nirvâna égayé par des gestes d’Apsaras parisiennes. Et son théâtre paraît philosophique, — et l’est sans doute, — parce que le sourire de l’Ecclésiaste, qui est simple et à la portée de tout le monde, mais où tout de même « il y a la manière », passera longtemps encore pour le dernier mot de la sagesse…

Pour dire les choses plus modestement, Meilhac est bien, et plus encore qu’on ne le croit, le « poète » par qui la tradition du XVIIIe siècle s’est prolongée et renouvelée dans la nôtre. Il est, avec beaucoup plus de génie créateur, de la lignée des Chaulieu, des Crébillon fils, des Parny… (Un exemple me revient, entre vingt autres : le dénouement de Margot, le mariage de Margot avec le garde-chasse, n’est-il pas précisément selon la « philosophie » du XVIIIe siècle ?)

Ultime fleur de civilisation voluptueuse, ce théâtre sensuel et sceptique se rachète par la douceur et se relève par la bonté. Il ne faut pas trop faire fi de ce qu’il y a d’indulgence et de réelle bonhomie dans ce que j’appellerai, parce que cela m’est commode, l’esprit de Paris. Ce qui le distingue et le définit quand on veut absolument le juger avec bienveillance, c’est peut-être qu’il offre le maximum de bonté compatible avec la recherche du plaisir ; c’est une atténuation de l’égoïsme par le goût de plaire, le don de mêler de l’attendrissement ou de l’ironie à ce qui serait, autrement, le libertinage tout cru ; un refus d’être tragique, c’est-à-dire ridicule ou méchant, soit dans la volupté, soit dans la douleur ; l’aboutissement du scepticisme à un détachement qui, bien que superficiel, se rencontre souvent avec la sagesse la plus profonde, et à une douceur qui, bien qu’inactive, équivaut, dans plus d’un cas, à la charité…

Tel est l’esprit de Paris dans le théâtre de Meilhac ; et j’avoue que cet esprit peut être assez mince, niais et déplaisant ailleurs. Si vous voulez connaître cette âme de douceur qui est répandue dans tout son répertoire, comparez, s’il vous plaît. Monsieur de Pourceaugnac et la Vie Parisienne. Les sujets sont analogues ; c’est, ici et là, un grotesque que l’on joue : mais, tandis que Molière berne son Limousin avec une effroyable férocité, Meilhac mystifie son baron scandinave avec une si caressante gentillesse que, lorsqu’on lui demande à la fin : « De quoi vous plaignez-vous ? Ne vous êtes-vous pas amusé ? » Gondremark est contraint de répondre : « C’est vrai, au fait ; de quoi est-ce que je me plains ? » Il est lui-même bon comme le pain, ce gros bébé mûr de Gondremark. La Rochebardière est bon. Biscara est bon. Marignan, de la Cigale, est très bon. Et Boisgommeux, de la Petite Marquise, est très bon aussi, ou le devient : « Vous m’avez offert votre vie entière, et je n’en ai pas voulu, parce que cela changeait mon point de vue ; mais à présent je la veux. Je sais bien que c’est une bêtise ; mais cette bêtise, je la ferai. » Et Édouard Dandrésy (Décoré) est meilleur encore. Il fait la cour à la femme de son ami intime, mais cela ne l’empêche point d’avoir l’âme généreuse d’un terre-neuve. Il arrive trempé au rendez-vous, parce qu’il vient de sauver un pêcheur qui se noyait. C’est que, explique-t-il à Henriette, s’il n’avait pas opéré ce sauvetage, « il ne se serait pas cru digne de la posséder » ! Et le petit Alfred des Esquimaux (Gotte) est d’une bonté exquise. Marceline Lahirel lui a dit qu’elle serait à lui quand il lui aurait donné une preuve d’amour à laquelle elle ne pourrait pas résister. Exaspérée par son mari bien plutôt qu’amoureuse d’Alfred, elle se décide à ne plus attendre la « preuve d’amour » qu’elle exigeait d’abord : mais, par un revirement imprévu et pourtant naturel, le brave garçon, pris de pitié pour la pauvre petite femme, lui remontre quelle sottise elle va faire et lui conseille de rester fidèle à son imbécile de mari : « Vous m’avez demandé une grande preuve d’amour, dit-il ; voilà ce que j’ai trouvé de mieux. » Bref, tous les hommes de Meilhac, ou à peu près, sont bons ; et aucune de ses femmes n’est méchante, ses petites cocottes n’ayant, tout au plus, qu’une malignité de jeunes guenons. Dans Froufrou même, la plus sérieuse et la plus humaine de ses pièces, personne n’est méchant. Sartorys n’a que le tort d’épouser Froufou et de l’aimer trop ; froufrou a un fond de loyauté et de courage ; Louise est la perfection même ; Valréas est un « galant homme » ; Brigard n’est pas un père fort respectable, mais il a bon cœur :

Personne n’est méchant, et que de mal on fait !

Ce pourrait être la morale de Froufrou. Ce théâtre si spirituel est tendre. Il n’est nullement impossible, à certains endroits de la Cigale, de Margot, de la Petite Mère, de se sentir « un désir de larmes ».

Il est bien certain, avec tout cela, que ce mélange d’irrévérence et de douceur, d’épicurisme et de bonté un peu aveulie, ce n’est pas de quoi fortifier et régénérer l’âme d’un peuple. Mon Dieu, non. Mais sans doute Meilhac ne pensait point que tel fût nécessairement l’objet du théâtre. Il est également certain, si l’on tient à comparer Meilhac, que Dumas et Augier eurent plus de force et, si vous voulez, plus de pensée. Mais, après tout, ce qu’on peut mettre de pensée au théâtre ne sera jamais grand’chose. Il est sûr enfin que le Paris de Meilhac n’est pas même Paris entier, et que Paris n’est pas le monde. Mais la comédie de Marivaux, et celle de Musset, sont également fort loin de contenir tout l’univers moral. Aimons Meilhac comme il est, puisque nous l’aimons. Il a une grâce infinie. Il a — combinaison rare — parmi son ironie et son irrespect, une « naïveté » qui me semble parente de celle de La Fontaine ou de Favart. Il a « désolennisé » et assoupli la comédie. Presque tous les nouveaux venus, les Lavedan, les Donnay, les Hermant, les Guinon, procèdent de lui quant à la forme dramatique (dans laquelle, d’ailleurs, il ne leur est point interdit d’introduire de hauts sentimens et une robuste moralité). Cela est pour Meilhac un grand signe, qu’il ait fait école sans y avoir jamais songé et sans avoir eu de doctrine.

Ai-je besoin de vous prévenir que, presque partout où j’ai écrit « Meilhac » tout seul, il faut lire « Meilhac et Halévy » ? Il est difficile, dans cette collaboration, de démêler les parts. Toutefois, Monsieur et Madame Cardinal, les Petites Cardinal et l’Abbé Constantin, trois petits chefs-d’œuvre effrontés et doux, rendent le mystère moins impénétrable.


Les « Français » nous ont donné, à la date et dans les conditions les plus propres à lui nuire, la Vassale de M. Jules Case.

Encore une femme à revendications et qui nous rebat les oreilles de ses droits : droit à la liberté, droit au travail, droit à la pensée, droit au « développement intégral de son être », droit au bonheur, droit à l’adultère, etc. Cela devient insupportable. On se croit revenu aux jours d’Indiana et de Valentine. Ainsi tout recommence. Mais les femmes-victimes de 1830 avaient quelque grâce. Du moins on se le figure à distance, et d’autant mieux qu’on y va rarement voir. Elles étaient lyriques ; elles divaguaient ingénument ; elles rêvaient des amours surhumaines. Les Valentine et les Indiana d’aujourd’hui sont de dures et sèches lutteuses. On dirait que, renchérissant sur les Amazones, elles se sont coupé les deux seins.

Je n’aime pas ce genre de pièces parce que je n’aime pas les pièces à thèse. Une pièce à thèse est un leurre. L’auteur a la prétention de prouver pour tous les cas, et ne prouve tout au plus que pour le cas particulier qu’il a pu choisir et conditionner à sa guise. — Toutefois ce cas particulier, bien défini, peut avoir son intérêt. Le dialecticien des Tenailles et de la Loi de l’Homme nous présentait deux femmes réellement opprimées par tel et tel article du code. La démonstration était serrée, avait un air de force. M. Jules Case, moins précis, se contente d’affirmer par son titre que la femme est la « vassale » de l’homme : qualification métaphorique et vague, si vague qu’une épouse chrétienne ou simplement de bon sens pourrait à la rigueur la prendre en bonne part, — et qui n’est, d’ailleurs, nullement éclaircie par la pièce elle-même.

Or, rien de plus fâcheux qu’une pièce à thèse dont la thèse reste obscure. C’est un moulin à vent qui tourne à vide et dont les grands gestes offusquent par une emphase inactive. On s’aperçoit que, au bout du compte, la « vassale » de M. Jules Case n’est que la « femme incomprise » et que le sujet n’est donc qu’un malentendu conjugal. Soit ; c’est une aventure qui peut toujours être contée. Seulement, la femme incomprise ne peut être intéressante que si, incomprise de son mari, elle est comprise du public : et j’ai peur que Louise Deschamps ne demeure incomprise de l’un et de l’autre.

Voici les faits. Henri Deschamps était riche ; Louise était pauvre ; ils s’aimaient ; ils se sont épousés, il y a de cela quatre ans, et ils ont eu une petite fille. Ils devraient être heureux, et ils sont très malheureux. Pourquoi ? Ils le disent tour à tour à un confident, le bon Chabonas, un ami à tous deux. Henri reproche à sa femme d’être de glace dans ses bras, de ne pas s’occuper de sa maison, d’être bizarre, pointilleuse, pédante, toujours sur la défensive, et impudemment coquette avec les autres hommes. Louise reproche à son mari d’être impérieux, brutal, de se moquer de ses idées, de ne pas vouloir la comprendre. Et c’est le premier acte.

L’auteur introduit alors les deux principaux aspirans aux faveurs de Louise : Larcena et Maubret. Larcena est un fantoche de vaudeville qui se donne beaucoup de mal pour être plaisant. Depuis huit mois, tous les jours, de cinq à sept, il attend Louise dans sa garçonnière. Il calcule que cela fait deux cent quarante rendez-vous où elle a manqué : mais il ne se décourage pas ; avec ces détraquées on peut toujours espérer. Maubret est un fantoche plus grave. C’est « l’homme fort », l’homme qui connaît les femmes et qui « professe « sur elles. Il imagine ceci, de dire à Louise : « Votre mari a une maîtresse. Qui ? Ma délicatesse ne me permet pas de vous la nommer. Je suis un gaillard profond : je sais que, après cette révélation, vous prendrez un amant. Vos coquetteries sont d’ailleurs des promesses que vous devez tenir si vous êtes honnête. Vous prendrez d’abord Larcena ; mais Larcena n’est pas sérieux ; et, après lui, ce sera mon tour, car je suis riche. » Elle lui répond qu’il est un misérable, et il s’en va, très content de lui. — Entre, là-dessus, une amie de Louise, Mme Gerboy. Louise lui confie sa peine, lui demande conseil, et devine bientôt, aux réponses de la dame, qu’elle est la maîtresse d’Henri. La scène est « à effet ». Dans le fond, elle était facile, et l’on peut trouver que Mme Gerboy met beaucoup de bonne volonté à laisser percer son secret. Et c’est le deuxième acte.

Louise s’épanche alors dans le sein onctueux de sa belle-mère, qui est une bonne dame pieuse et douce. La belle-mère lui dit : « Je sais que vous êtes malheureuse ; eh bien, sacrifiez-vous, c’est le lot de la femme ; moi qui vous parle, j’ai été abandonnée par mon mari, j’ai connu la misère, j’ai élevé mes enfans comme j’ai pu. J’ai tout accepté ; et au bout de vingt ans, j’ai été récompensée du sacrifice de toute ma vie par un regard de mon époux moribond. Oh ! ce regard !… » Mais ce discours trop sublime ne fait qu’exaspérer Louise : « Vous êtes une sainte, ma mère ; mais moi, qui n’ai pas de religion, je suis pour l’égalité des sexes. Œil pour œil. Je suis une créature libre, j’ai droit au bonheur, etc. »

Suit une explication, confuse et vraie, avec le mari : « Vous ne m’aimez plus, dit-elle, puisque vous avez une maîtresse. Dès lors ma dignité m’interdit de me laisser nourrir par vous. Je vais travailler, donner des leçons de piano, ouvrir un atelier de modiste… » Il hausse les épaules. Elle reprend : « Je me sens, à l’heure qu’il est, capable d’infiniment de bien ou d’infiniment de mal. Renoncez à votre maîtresse et aimez-moi. — Trop tard. C’est vous qui n’avez pas voulu.

— Alors je reprends ma liberté tout entière. — Soit. » Et il se dirige vers la porte. « Où allez-vous ? — Je vais, dit-il, où l’on m’aime.

— Et moi, dit-elle, je vais au mal. » Ici nous ne comprenons plus rien : comment « l’exercice d’un droit » est-il subitement devenu « le mal » aux yeux de cette forte raisonneuse ? Oh ! qu’elle est femme, cette femme qui veut être un homme ! Et c’est très bien ainsi. Au fond, elle l’agace et il l’offense ; quoi qu’ils disent l’un et l’autre, ils sont ceux qui ne s’entendront jamais ; et cela encore est très bien vu. Cette pièce, souvent obscure, n’est du moins pas médiocre.

Au dernier acte, Henri revient de chez Mme Gerboy, et Louise revient de la garçonnière de Larcena. Elle dit à son mari : « C’est fait, j’ai un amant, et un amant ridicule. » Il la traite comme elle le mérite. Elle est profondément dégoûtée d’elle-même. Quant à lui, il s’est aperçu, comme cela, tout d’un coup, qu’il n’aimait plus Mme Gerboy. Peut-être vont-ils se réconcilier dans leur douleur commune et dans le repentir de leurs péchés. À vrai dire, nous souhaitons peu un pardon qui aurait tant à oublier, et que démentiraient à chaque heure de torturans et ignominieux souvenirs. Mais Louise demeure provocante et raisonneuse ; elle démontre, dans un discours en trois points, que, si « la Louise d’aujourd’hui n’est plus la Louise d’autrefois », c’est la faute d’Henri, uniquement sa faute. Elle conclut : « Nous sommes quittes. Et maintenant, pardonnons-nous, si vous voulez, et restons ensemble. Nous ne serons plus que deux associés, dont chacun vivra à sa guise. » Il refuse cet arrangement bâtard. « Alors, dit-elle, je m’en vais. »

Elle a raison. Mais M. Case a tort, à ce moment-là, de faire intervenir l’enfant. « Et votre fille ? demande Henri. — Ah ! c’est vrai, dit-elle. Pauvre petite !… Quel dommage, mon Dieu ! Mais quoi ! elle serait malheureuse entre nous deux ! » Et la mère prend la photographie de sa fille, et la baise en larmoyant. Elle s’en va tout de même. Seulement, elle est un peu plus odieuse en s’en allant : ce qui, je crois, n’était pas dans le dessein de l’auteur. Il ne fallait pas d’enfant ici.

Voilà le drame. Qu’est-ce qu’il prouve ? Je ne pose point cette question par mauvais vouloir ; c’est l’auteur qui nous oblige à la poser. S’il n’avait voulu que nous exposer un malentendu intellectuel, sentimental, et peut-être charnel, entre deux époux qui ont commencé par s’aimer, on verrait ce que vaut l’histoire, ce qu’elle contient d’émotion et de vérité. Mais, d’un bout à l’autre de la pièce, et déjà par le titre qui est sur l’affiche, M. Jules Case semble nous signifier que Louise Deschamps est la victime de son mari, et de la loi, et des mœurs publiques. C’est donc là, pour nous, « la chose à démontrer ». Or, c’est ce qu’il ne démontre pas du tout. Il apparaît constamment que, dans cette affaire, il y a deux malheureux, qu’Henri n’est pas moins la victime de Louise que Louise n’est la victime d’Henri ; que la question de l’égalité des sexes n’a rien à faire là dedans, et que rien n’y serait changé quand même Louise gagnerait sa vie en exerçant un métier (ce qui est sa marotte), quand elle serait couturière ou doctoresse, et électrice par-dessus le marché, et quand la loi civile reconnaîtrait exactement les mêmes droits aux deux époux.

Établissons le bilan des griefs respectifs de Louise et de Henri, Elle se plaint, nous l’avons vu, qu’il soit autoritaire, qu’il ait l’assurance dédaigneuse d’un polytechnicien, et qu’il la considère comme une inférieure. Mais il se plaint, lui, vous vous en souvenez, qu’elle soit indocile et ergoteuse ; qu’elle néglige son ménage et sa petite fille ; qu’elle refuse, dans cette association, qu’est le mariage, la part de travail qui lui revient naturellement ; enfin, qu’elle soit coquette avec les autres hommes, d’une coquetterie effrontée, outrageante. Lequel des deux est la victime ? il se console au dehors : mais, dès qu’elle le sait, elle prend un amant, et dans des conditions beaucoup plus vilaines qu’il n’avait pris, lui, une maîtresse. A. ce moment-là, il n’y a pas à dire, le plus lésé des deux, c’est le « suzerain », ce n’est pas la « vassale ».

Je n’ignore pas qu’il y a entre eux quelque chose de plus secret, qui ne pouvait être qu’indiqué sur le théâtre, et qui les sépare irrémédiablement. Mais là encore, dans l’incapacité où nous sommes d’en faire le partage exact, force nous est bien de supposer les griefs égaux. Elle déplore… comment dire ?… qu’il ne lui ait pas fait, comme époux, tout le plaisir qu’elle attendait : mais il se plaint, lui, qu’elle reste de bois sous ses caresses. À qui la faute ? Ce point nous échappe, n’échappe même aux deux intéressés. Mais j’ai le soupçon que, si les baisers de son mari étaient plus agréables à Louise, elle trouverait tout de suite la condition des femmes, et le code civil, et son mari lui-même, à peu près bien comme ils sont ; et que les vraies causes de sa révolte sont donc beaucoup plus humbles et infiniment moins philosophiques que celles qu’elle étale. Ce qui, au fond, exaspère cette prétendue « cérébrale », c’est un mauvais hasard physiologique, dont son mari souffre nécessairement autant qu’elle-même, et auquel, d’ailleurs, il ne serait peut-être pas impossible de remédier en partie par de l’application, de l’affection, de la tendresse. Il est étrange que la répugnance physique nous soit donnée comme incurable entre deux jeunes époux qui se sont, on nous le dit, beaucoup aimés et, par conséquent, désirés avant le mariage. Et enfin, dans le mariage même, il n’y a pas que le lit : il y a le berceau et le foyer. Tandis que Louise s’insurge contre le mari qui l’étreint mal à son gré, je songe à tant de pauvres filles que personne ne prendra jamais dans ses bras, bien ou mal ; et je me dis encore que le tout de la vie, même pour une femme, n’est peut-être pas d’être caressée exactement d’une certaine façon. Cette façon-là, Louise l’a-t-elle trouvée chez cet imbécile de Larcena ? On en doute, à voir sa figure quand elle en revient. Elle la demandera donc à Maubret ; et, si Maubret ne la satisfait point, sans doute elle s’adressera à quelque autre ?

Cette femme m’écœure, simplement. Ne peut-on aimer en dehors de ce qu’elle cherche, sans le dire, avec tant d’obstination ? Ou bien, sont-ce les manières, le caractère et l’humeur de son mari qui l’offensent, même hors de l’alcôve ? Elle s’en accommoderait à la longue, si elle avait bonne volonté et si elle prenait au sérieux la promesse par laquelle ils se sont liés jadis. On vit très bien, et d’une vie très supportable, avec des personnes chez qui bien des choses nous déplaisent, quand on les aime en somme et qu’on est aimé d’elles : et l’on nous dit que c’est le cas de Louise et de Henri. Et puis, qu’elle s’occupe donc de son enfant. Il y a encore là, pour elle, si elle veut, des possibilités de bonheur. Quant au « droit au bonheur », c’est une niaiserie, et c’est même une locution qui n’a peut-être aucun sens.

En résumé, l’insurrection de cette incomprise est deux fois incompréhensible. Car, d’abord, elle s’insurge contre un mystère : la disconvenance de deux systèmes nerveux, disconvenance dont il n’est pas du tout prouvé que son mari soit plus responsable qu’elle-même. Et elle se révolte ensuite, confusément, et dans un trouble plein de contradictions, contre une loi de nature qu’aucun changement ni du Code ni des mœurs publiques n’abolira jamais. Elle répète qu’elle veut travailler comme son mari afin de ne plus dépendre de lui : et, en attendant, elle ne fait rien, elle néglige toutes ses tâches féminines et oublie d’être mère et de tenir le ménage. Cela signifie qu’elle aspire à être, non pas l’égale de son mari, mais sa « pareille », ce qui est absurde.

Elle dit à un endroit : « Je ne suis qu’une femme… extrêmement femme… », de l’air d’une dinde qui trouve ça très distingué : et, le reste du temps, elle refuse précisément d’être une femme. Mais la nature n’a souci de ces refus. Qu’on accorde aux femmes les mêmes droits civils dont « jouissent » les hommes, le même salaire pour le même travail, l’accession à tous les métiers et professions, le droit de vote, si l’on veut, et même l’éligibilité politique, tout ce que réclament les plus excitées d’entre elles. J’y consens pour ma part. La chose publique n’en ira pas plus mal ; et beaucoup de pauvres abandonnées pourront mieux vivre. Cela empêchera-t-il les femmes d’être, physiquement, plus faibles que les hommes, d’une sensibilité plus délicate et plus capricieuse, et d’une intelligence qui a paru, jusqu’ici, moins créatrice que la nôtre ? Cela les affranchira-t-il des maladies et des servitudes de leur sexe ? Et cela rendra-t-il les hommes plus propres à « filer la laine » et à nourrir et élever les petits enfans ? On ne voit pas bien comment l’égalité des droits entre elles et nous entraînerait la similitude des fonctions et aptitudes naturelles et, par suite, des devoirs sociaux.

J’en veux un peu à l’auteur de la Vassale de m’avoir induit, par l’obscurité de son dessein, à la proclamation trop facile de ces honnêtes truismes. Son erreur, ce n’est pas d’avoir mis sur les planches une détraquée, c’est d’avoir (pourquoi, mon Dieu ?) visiblement pris parti pour cette folle qui sacrifie à des aspirations si vagues des devoirs si précis ; c’est de s’être évertué à voir un problème social là où il n’y a qu’un drame d’alcôve et une comédie d’incompatibilité d’humeurs, exclusivement personnels à M. et à Mme Deschamps ; c’est enfin d’avoir eu l’air de vouloir démontrer quelque chose de considérable là où il n’y avait rien du tout à démontrer, ou sans que nous parvenions à savoir quoi. Sa pièce, trop en dissertations, mais d’un style assez fort, curieuse en son incertitude inquiète, et qui contient quelques bonnes scènes, aurait pu être excellente, s’il l’avait simplement conçue comme un drame passionnel relevé de comédie satirique : mais il l’a voulue « féministe » et ibsénienne ; et de là tout l’embrouillamini.

La Vassale est bien jouée par Mmes Brandès, — de nervosité dure, comme il convenait, — Pierson et du Minil, et par MM. Worms, Duflos, Baillet et Truffier.


Jules Lemaître.