Revue dramatique - 31 janvier 1898

Revue dramatique - 31 janvier 1898
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 694-706).
REVUE DRAMATIQUE

A la Porte-Saint-Martin, Cyrano de Bergerac, drame en cinq actes, en vers, de M. Edmond Rostand. — A l’Odéon, le Passé, comédie en cinq actes, de M. Georges de Porto-Riche. — A la Renaissance, la Ville Morte, tragédie en cinq actes, de M. Gabriel d’Annunzio.


Je n’étais pas à la « première » du Timocrate de Thomas Corneille, ni même à celle des Vêpres siciliennes, de Casimir Delavigne, où la foule applaudit sans interruption pendant tout un entr’acte. Mais il y a un fait : Cyrano de Bergerac est, de beaucoup, le plus grand succès que j’aie vu, depuis bientôt treize ans que je fais mon métier de critique dramatique.

Toute la « presse » du lendemain et toute la « presse » de huit jours après ont proclamé Cyrano chef-d’œuvre. Et voici qui est encore plus considérable : la pièce de M. Edmond Rostand a fait pindariser un de nos critiques les plus éminens et les plus lucides, celui de tous qui mérite le mieux le qualificatif, cher aux jeunes gens, de pur « cérébral » (mot disgracieux, mais d’un sens si noble). Cyrano, et c’est pour lui un grand signe, a jeté M. Emile Faguet dans un véritable accès de délire prophétique. Nous avons su de lui que Cyrano est « le plus beau poème dramatique qui ait paru depuis un demi-siècle » ; qu’un grand poète s’est révélé « qui, à vingt-cinq ans, ouvre le vingtième siècle (déjà !) d’une manière éclatante et triomphale... qui annonce une période nouvelle, sur qui enfin l’Europe va avoir les yeux fixés avec envie et la France avec un ravissement d’orgueil et d’espérance. » Presque défaillant d’émotion, l’austère et puissant reconstructeur de tous les systèmes philosophiques et politiques de ce siècle, s’est écrié : « Serait-ce vrai ? Ce n’est pas fini ! Il y aura encore en France une grande littérature poétique digne de 1550, digne de 1630, digne de 1660, digne de 1830 ! Elle est là ! Elle se lève ! J’aurai assez vécu pour la voir ! Je vais commencer à appréhender de mourir, dans le souci de ne pas la voir tout entière ! Ah ! quelle espérance et quelle crainte, aussi délicieuse ! » Ainsi Joad : « Quelle Jérusalem nouvelle !... »

Hélas ! toutes mes louanges, si vives et si sincères qu’elles soient, languiront auprès de celles-là et paraîtront à l’auteur des façons d’insultes détournées. Mais résignons-nous à parler raisonnablement.

J’aurai le courage ingrat de considérer Cyrano comme un événement merveilleux sans doute, mais non pas, à proprement parler, surnaturel. La pièce de M. Rostand n’est pas seulement délicieuse : elle a eu l’esprit de venir à propos. Je vois à l’énormité de son succès deux causes, dont l’une (la plus forte) est son excellence, et dont l’autre est sans doute une lassitude du public et comme un rassasiement, après tant d’études psychologiques, tant d’historiettes d’adultères parisiens, tant de pièces féministes, socialistes, scandinaves : toutes œuvres dont je ne pense a priori aucun mal, et parmi lesquelles il y en a peut-être qui contiennent autant de substance morale et intellectuelle que ce radieux Cyrano ; mais moins délectables à coup sûr, et dont on nous avait un peu accablés dans ces derniers temps. Joignez que Cyrano a bénéficié même de nos discordes civiles. Qu’un journaliste éloquent ait pu écrire que Cyrano de Bergerac « éclatait comme une fanfare de pantalons rouges » et qu’il en ait auguré le réveil du nationalisme en France, cela montre bien que des sentimens ou des instincts assez étrangers à l’art sont venus seconder la réussite de cette exquise comédie romanesque, et que, lorsqu’un succès de cette ampleur se déclare, tout contribue à l’enfler encore.

Je me hâte d’ajouter que l’opportunité du moment eût médiocrement servi la pièce de M. Edmond Rostand, si elle n’était, prise en soi, d’un rare et surprenant mérite. Mais ce mérite, enfin, quelle en est l’espèce ? Est-il vrai que cette comédie « ouvre un siècle », ou, plus modestement, qu’elle « commence quelque chose », — comme le Cid, comme Andromaque, comme l’Ecole des femmes, comme la Surprise de l’amour, comme le Mariage de Figaro, comme Hernani, comme la Dame aux Camélias ?

Je serais plutôt tenté de croire que le mérite de cette ravissante comédie, c’est, sans rien « ouvrir » du tout (au moins à ce qu’il me semble), de prolonger, d’unir et de fondre en elle sans effort, et certes avec éclat, et même avec originalité, trois siècles de fantaisie comique et de grâce morale, — et d’une grâce et d’une fantaisie qui sont « de chez nous ».

Car, dans le premier acte, tout ce joli tumulte de comédiens et de poètes, de « précieux » et de « burlesques », de bourgeois, d’ivrognes, et de tire-laine, et de la gentilhommerie et de la bohème littéraire du temps de Louis XIII, qu’est-ce autre chose qu’un rêve du bon Gautier, réalisé avec un incroyable bonheur, et dont l’auteur du Capitaine Fracasse a dû éprouver là-haut (où certainement il est) un émerveillement fraternel ? Cyrano n’a-t-il point, avec le style du Matamore de l’Illusion et de Don Japhet d’Arménie, l’allure de Rodrigue et de don Sanche[1] ? Scarron n’eût pas su pousser d’une telle haleine ni avec cette abondance d’images l’éblouissant couplet de Cyrano sur son propre nez ; et la ballade du duel fait songer à du Saint-Amand revu par Théodore de Banville assisté de Jean Richepin.

Au deuxième acte, nous sommes dans l’auberge de maître Ragueneau, qui pourrait être celle du Radis-Couronné et où les cadets de Gascogne semblent autant de Sigognacs. Cyrano paraît ; et, comme il a la plus belle âme du monde avec un visage désastreux (« Noble lame, — Vil fourreau »), on se souvient des antithèses animées, chères à Hugo, et de Quasimodo ou de Triboulet, et aussi de Ruy Blas, « ver de terre amoureux d’une étoile. »

Mais ici commence le drame le plus élégant de psychologie héroïque ; un drame dont Rotrou, et Tristan, et les deux Corneille eussent bien voulu rencontrer l’idée ; qui vaut à coup sûr leurs inventions les plus délicates et les plus « galantes », et qui eût réjoui l’idéalisme de l’hôtel de Rambouillet dans ce qu’il eut de plus noble, de plus fier et de plus tendre. — La précieuse Roxane, secrètement aimée de son cousin Cyrano, lui a donné rendez-vous. Ce qu’elle a à lui dire, hélas ! c’est qu’elle aime un beau garçon, Christian de Neuvillette, qui vient d’entrer dans la compagnie des cadets de Gascogne, et pour qui elle implore la protection de Cyrano, car les cadets sont taquins. En entendant ces aveux et cette prière qui le navre, Cyrano ne bronche non plus qu’un héros de l’Astrée. Plaisanté sur son nez par Christian, il a la force de se contenir, et, les cadets sortis, il ouvre les bras à son heureux rival. Celui-ci est beau, mais il a peu d’esprit : il ne sait pas comment on parle ni comment on écrit à une précieuse. Qu’à cela ne tienne ! Cyrano l’approvisionnera de gentillesses de conversation et écrira pour lui ses lettres d’amour... Et ne dites point que cela vous rappelle une situation de la Métromanie : car, si le poète Damis fournit à Dorante les vers que celui-ci envoie à Lucile sa maîtresse, Damis n’aime point Lucile ; et ce n’est donc plus du tout la même chose. L’invention de M. Rostand, c’est justement l’abnégation sublime et cependant voluptueuse encore de Cyrano, qui accepte d’aider à la victoire de son rival, et qui s’en console en songeant qu’après tout, c’est son cœur à lui et c’est son esprit qui seront aimés, sans qu’elle le sache, de celle qu’il adore. Voilà, certes, le « comble » du désintéressement et du platonisme en amour, et l’incomparable Arthénice en eût poussé de petits cris.

Et de quelle grâce cette fine comédie sentimentale est menée ! C’est le soir, sous le balcon de Roxane. Christian, abandonné à ses seules ressources, ne sait que dire : « Je vous aime ! » et la précieuse juge que c’est un peu court. Mais Cyrano, dans l’ombre, souffle Christian ; et Roxane estime que c’est déjà mieux. Puis, pour plus de commodité, Cyrano, déguisant sa voix, s’adresse lui-même à la jeune femme ; et sa déclaration, commencée en langage précieux, se termine dans le style et selon le rythme d’un couplet romantique de Victor Hugo :


Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux.
Je vous dis tout cela ; vous m’écoutez, moi, vous !
C’est trop : dans mon espoir, même le moins modeste,
Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots
Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez comme une fouille entre les feuilles ;
Car tu trembles ; car j’ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin.


Roxane est touchée de cette ardeur mélodieuse ; son cœur s’ouvre ; et l’exploit de Cyrano ; c’est donc d’avoir changé cette précieuse en femme au profit de son ami. Elle dit à Christian de monter ; et, tandis que les deux amoureux s’enlacent sur le balcon, leur héroïque Galeotto, demeuré en bas, murmure douloureusement et non pourtant sans délice intime :


Baiser, festin d’amour dont je suis le Lazare,
Il me vient dans cette ombre une miette de toi ;
Et, oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit.
Puisque, sur cette lèvre où Roxane se leurre,
Elle baise les mots que j’ai dits tout à l’heure.


Et là-dessus la fantaisie repart. Une ruse empruntée à l’aimable tradition de notre plus vieux répertoire permet à Christian, grâce à la candeur abusée d’un bon capucin, d’épouser Roxane presque à la barbe de Guiches, qui est aussi amoureux d’elle. Guiches, pour se venger, envoie Christian, toujours accompagné de Cyrano, dans un périlleux poste de guerre. Nous sommes alors introduits au camp des Cadets de Gascogne : et c’est la guerre en haillons, car les Cadets sont pauvres, mais c’est tout de même, par l’esprit, ce que l’épique Georges d’Esparbès a si bien appelé : « la guerre en dentelles ».

Cependant, Cyrano ayant continué de lui écrire sous le nom de Christian, l’ex-précieuse, décidément fondue à la flamme de ces lettres, s’en vient, en carrosse, rejoindre son mari et, du même coup, ravitaille les Gascons affamés. Et l’on dirait, ici, un épisode de la Fronde traduit par l’amusant et fertile génie du père Dumas.

Et voici où le beau Christian prend sa revanche et paraît soudainement égal à son ami en sublimité de sentiment. Roxane lui dit que maintenant, par la vertu de ses épîtres, ce qu’elle aime en lui, ce n’est plus la beauté de son visage, mais celle de son esprit et de son cœur, et elle croit en cela lui faire plaisir. Mais son cœur, son esprit, c’est l’esprit et le cœur de Cyrano. « Ce n’est donc plus moi qu’elle aime », se dit Christian. Et, ne pouvant se souffrir dans cette fausse posture, ne voulant ni garder un amour qu’il croit avoir volé, ni s’exposer à le perdre, très simplement il s’en va se faire tuer dans la bataille, — avec la pensée, sans doute, que ce trépas volontaire l’égalera, du moins par le cœur, à son généreux ami. Et comme il ne veut point, même après sa mort, bénéficier d’un mensonge, il s’efforce, mourant, de tout révéler à Roxane : mais ses lèvres se glacent avant qu’il n’ait parlé ; et Cyrano vous est assez connu pour que vous soyez assurés qu’il respectera l’illusion de Roxane et le secret de Christian.

Ce secret, toutefois, Cyrano le trahira malgré lui, quinze ans après, dans ce jardin de couvent où il vient, tous les soirs, rendre visite à la dolente Roxane. La douce veuve, ce jour-là, lui fait lire la dernière lettre de Christian ; et Cyrano, qui la sait par cœur, la u nt » aisément malgré la nuit tombante ; et c’est à ce signe qu’elle reconnaît qu’il en fut l’auteur et qu’elle découvre son magnanime et raffiné sacrifice.


Pourquoi vous être tu pendant quatorze années.
Puisque, sur cette lettre, où, lui, n’était pour rien.
Ces pleurs étaient de vous ?
— Ce sang était le sien,


répond Cyrano, lui tendant la lettre. Et comme, une heure auparavant, il a reçu un pavé sur la tête, il meurt, adossé à un arbre, dans le clair de lune, — de sa chère lune où il voyagea jadis et qui est l’astre des chimériques et des visionnaires ; il meurt en pourfendant de sa vaine épée et d’alexandrins peut-être superflus les spectres du Mensonge, de la Lâcheté, des « Compromis », des Préjugés et de la Sottise, en bon révolté romantique selon Hugo ou Richepin ; — amoureux manqué, et qui n’a pu aimer que par procuration, et qui n’a pas été aimé ; poète incomplet, et que Molière commence à piller sans façon ; heureux quand même d’avoir si noblement rêvé, d’avoir protesté par la seule splendeur de son âme contre une laideur et une destinée injurieuses, et d’emporter intact, dans la mort, « son panache »...

Cette aventure de Cyrano et de Christian, avec la conception qu’elle implique de l’amour (essentiellement considéré comme le culte de la perfection), avec ces fiertés, ces scrupules inventifs, cette puissance d’élégante immolation... je ne sais vraiment si l’on trouverait une fable égale à cela dans tout le théâtre antérieur à Racine, Ni l’Alidor de la Place Royale, ni Pertharite, ni Pulchérie, ni l’Attale de Nicomède, ni Eurydice ou Suréna, ni Timocrate, ne dépassent Cyrano et Christian, soit en subtilité, soit en délicatesse, soit en héroïsme sentimental. C’est comme si la littérature précieuse nous donnait enfin, au bout de deux cent cinquante ans, sa vraie comédie. Je n’y vois à comparer, pour son adorable idéalisme, que la Carmosine d’Alfred de Musset.

Ainsi, pour résumer tout ce que j’ai indiqué, si l’on parcourt la série des formes de sentiment et d’art dont M. Edmond Rostand s’est harmonieusement ressouvenu, on verra que cela va du roman d’Honoré d’Urfé et des premières comédies de Corneille au Capitaine Fracasse et à la Florise de Banville, en passant par l’hôtel de Rambouillet, par Scarron et les burlesques, — par Regnard même, un peu, si l’on regarde le style, et, si l’on fait attention à la grâce romanesque des sentimens, par le Prince travesti de Marivaux, — et enfin par la Métromanie, par le quatrième acte de Ruy Blas, par Tragaldabas lui-même, et par les romans de Dumas l’ancien. Si bien que Cyrano de Bergerac, loin d’être un renouvellement, est plutôt une récapitulation, ou, si vous préférez, est comme la floraison suprême d’une branche d’art tricentenaire.

Tout cela, est-il besoin d’y insister ? sans nul soupçon d’imitation directe. Aux formes et aux inventions innombrables qu’il se remémorait sans y tâcher, M. Rostand a ajouté quelque chose : son esprit et son cœur qui sont des plus ingénieux et des plus frémissans entre ceux d’aujourd’hui, et ce que trois siècles de littérature et de vie sociale ont déposé en nous d’intelligence et de sensibilité. Car, pour peu que nous ayons du génie, il nous est loisible de réaliser les rêves de nos pères plus parfaitement qu’ils ne l’ont fait eux-mêmes, et d’en exprimer la plus fine essence. Le « pittoresque » du temps de Louis XIII est beaucoup plus coloré pour nous qu’il ne le fut pour les contemporains ; et c’est affaire à nous de créer un matamore pur et tendre comme une jeune fille, ou d’extraire de la « préciosité » ce qu’elle eut d’exquisement généreux. Tout, dans Cyrano, est rétrospectif ; tout, et même le romantisme moderne qui vient s’ajuster si aisément aux imaginations du romantisme de 1630 ; rien, dis-je, n’appartient à l’auteur, excepté le grand et intelligent amour dont il a aimé ces visions passées ; excepté cette mélancolie voluptueuse dont il teint çà et là, dans ses trois derniers actes, ces choses d’autrefois ; excepté enfin ce par quoi il est un si habile dramatiste et un si rare poète.

Et c’est sans doute pourquoi, — tandis que beaucoup de gens, et qui n’étaient pas tous des sots, ont parfaitement résisté au Cid, à Andromaque, à l’Ecole des Femmes, à Hernani, qui apportaient en effet « du nouveau » et dont il se pourrait que le contenu moral fût plus considérable, après tout, que celui de Cyrano de Bergerac, — aucune voix discordante n’a troublé l’applaudissement universel qui a salué la pièce de M. Rostand. Il manque donc, tout au moins, à ce trop heureux ouvrage une des marques accessoires auxquelles on distingue empiriquement les œuvres inauguratrices. Il lui manque d’être incompris (ce dont j’imagine que l’auteur se console facilement). Si le public tout entier a fait à Cyrano une telle fête, c’est bien qu’il en sentait la grâce, mais c’est aussi qu’il la « reconnaissait » et qu’il y retrouvait, dans un surprenant degré de perfection, un genre d’invention et de poésie contemporain, si l’on peut dire, de deux ou trois siècles, et dont il était déjà obscurément informé. Tout nous charme dans Cyrano, et rien ne nous y offense : mais rien aussi n’y répond à la partie la plus sérieuse de nos préoccupations intellectuelles et morales ; et, s’il était vrai que cette très brillante comédie romanesque « ouvrît le XXe siècle », c’est donc que le XXe siècle serait condamné à quelque rabâchage.

Ce que j’en dis n’est pas pour déprécier ce séduisant joyau. Il y a des pièces qui « marquent une date », et qui ne sont point bien belles. Par contre, il y a des chefs-d’œuvre qui ne marquent aucune date. Et quant à ceux qui semblaient en marquer une, on finit toujours par découvrir que ce qu’ils offraient de neuf, forme ou fond, était déjà pour le moins ébauché dans quelque médiocre ouvrage antérieur. Cela signifie que l’on peut, sans nul génie, s’aviser de quelque chose de nouveau, et que, même en art et en littérature, les « nouveautés » flottent, pour ainsi parler, dans l’esprit des contemporains intelligens avant de se réaliser dans un chef-d’œuvre. Ainsi, ce qui appartient à l’auteur d’un ouvrage illustre, — soit que cet ouvrage commence ou qu’il continue une série, — c’est seulement la beauté dont il donne l’impression. Mais cette beauté même, que nous n’avons point faite, ne devient-elle pas nôtre dans la mesure où nous la comprenons ? Ne devient-elle pas entièrement nôtre si nous la comprenons tout entière ? Et, dans ce moment-là, ne sommes-nous pas les égaux du poète lui-même, — sauf par un point et d’assez peu d’importance : la faculté de création artistique, qui n’est qu’un accident heureux et qui ne suppose pas nécessairement la supériorité de l’intelligence ? La beauté d’un ouvrage, n’étant rien si elle n’est reconnue et sentie, est, en un sens, l’œuvre de tout le monde. Théorie consolante, fraternelle, et qui a ce grand avantage de supprimer l’envie.

Les vers de M. Edmond Rostand étincellent de joie. La souplesse en est incomparable. C’est quelquefois (et je ne m’en plains pas) virtuosité pure, art de mettre en vers n’importe quoi, spirituelles prouesses et « réussites » de versification : mais c’est, plus souvent, une belle ivresse de couleurs et d’images, une poésie ensoleillée de poète méridional, si méridional qu’il en parait presque persan ou indou. Des gens difficiles ont voulu relever dans ses vers des négligences et de l’à-peu-près. Je n’en ai point vu autant qu’ils l’ont dit ; d’ailleurs cela échappe à l’audition, et, au surplus, tout est sauvé par le mouvement et par la grâce. M. Rostand a continuellement des métaphores et des comparaisons « inventées », d’une affectation savoureuse et d’un « mauvais goût » délectable ; il parle le plus naturellement du monde le langage des précieux et celui des burlesques, qui est le même dans son fond ; et ce qui m’avait offensé dans la Samaritaine me ravit ici par son étroite convenance avec le sujet.

Dans ce personnage si riche de Cyrano, insolent, fastueux, fou, magnanime, jovial, tendre, subtil, ironique, héroïque, mélancolique et je ne sais quoi encore, M. Coquelin a été, d’un bout à l’autre, admirable, et d’une sûreté, d’une ampleur et d’une variété de diction !... Il est, sans comparaison possible, le grand comédien classique des rôles expansifs et empanachés. Son fils Jean est un Ragueneau coloré et copieux. Mme Maria Legault est une charmante Roxane et qui passe avec art de la délicatesse pointue à la passion sincère. Volny, Gravier, Desjardins, et tous les autres, ne méritent que des éloges. Et la mise en scène est excellente d’ingéniosité et de justesse.

Le Passé, de M. de Porto-Riche, est une comédie que l’on devine supérieure à ce qu’elle paraît et qui, à cause de cela, n’est pas très facile à juger. Cette comédie, si distinguée, est la plus brillante démonstration de cet axiome si banal : Ne quid nimis. On dirait que l’auteur s’est congestionné dessus et que, n’y trouvant jamais assez de traits d’esprit, ni de traits d’observation, ni de traits de passion, il « en a remis » tous les jours pendant des années. La disproportion y est énorme entre la matière et le développement. C’est, à ce qu’il me semble, la première cause de ce que le succès a eu d’hésitant.

Le sujet est simple ; plus simple et plus court que celui de la Visite de noces, qui n’a qu’un acte et qui y tient à l’aise. — Dominique Brienne, restée veuve à vingt-cinq ans, a eu pour amant François Prieur, un « homme à femmes », ou plutôt « l’homme à femmes », car il n’a point d’autre trait distinctif. Lâchement abandonnée, elle s’est consolée en faisant de la sculpture et a conquis son indépendance. Elle méprise l’homme décevant et faux par qui elle souffrit tant ; sa caractéristique, à elle, c’est la loyauté, une intransigeante horreur du mensonge. Elle a maintenant trente-huit ans et se croit « sauvée ». À ce moment (fin du second acte) elle se retrouve en présence de François. Elle est profondément troublée et découvre avec épouvante qu’elle l’aime encore.

Toute la question est donc de savoir si elle retombera, ou non, aux mains de son ancien amant ; si elle se laissera ressaisir par son passé ou si elle s’en évadera. Sa situation morale comporte deux sentimens : le désir de céder et la terreur de ce qui adviendra d’elle si elle cède. Ces deux sentimens sont alternativement exprimés dans quatre scènes, — dont deux extrêmement longues, — et qui ont ceci de singulier, que chaque « réplique » y est précise et brève et que l’ensemble en paraît redondant et prolixe. — Dans la première de ces quatre scènes, Dominique est émue, puis se reprend ; dans la deuxième, elle sent qu’elle va faiblir, mais résiste de nouveau parce qu’elle se ressouvient ; dans la troisième, elle se laisse aller ; dans la quatrième, ayant su qu’il continue à lui mentir, elle essaye encore de résister, puis s’abandonne encore, puis se reprend définitivement, sur un dernier mensonge par trop effronté de François. — La même scène recommence ainsi, chaque fois plus montée de ton, j’en conviens, et suivant un crescendo du désir de Dominique, et de son angoisse, et de ce qu’elle a à pardonner : mais enfin c’est bien la même scène, toujours. Et notez que, dans les intervalles, cette scène, déjà si ressassée, se répète encore, par surcroît, sous forme de confidences à des personnages accessoires.

Et sans doute, d’autre part, le dénouement est plausible : nous admettons que Dominique, après avoir consenti à sa destinée avec un désespoir qui demeure clairvoyant, recule, elle qui lui en a pardonné tant d’autres, devant le dernier mensonge de François, ce mensonge-là étant particulièrement odieux dans l’instant où il se produit. Mais le dénouement contraire serait également vraisemblable : on concevrait que Dominique s’abandonnât quand même à la fatalité de son désir : nous l’avons vue, durant trois actes entiers, si mal défendue par sa haine du mensonge et par sa connaissance de ce qui l’attend ! Et, dès lors, un inconvénient du dénouement adopté par l’auteur, c’est qu’il nous permet de pressentir que la scène qu’il nous a déjà développée trois ou quatre fois pourra fort bien se renouveler dans huit jours ; de sorte qu’aux recommencemens dont nous avons été témoins s’ajoutent, dans notre esprit, les recommencemens que nous prévoyons, et que le tout nous donne l’impression de quelque chose d’interminable...

Une autre cause du médiocre succès de la pièce (mais ceci n’en diminue pas le mérite), c’est que le public ingénu ne sait à qui s’y attacher, et qu’elle est beaucoup plus intéressante par la force et la subtilité d’esprit de M. de Porto-Riche que par les personnages eux-mêmes.

La petite amie de Dominique Brienne, Antoinette Bellangé, — qui a d’ailleurs son utilité, puisque, étant la maîtresse de François au début du drame, elle sème au cœur de Dominique le petit ferment de jalousie et peut-être de curiosité qui réveillera le désir de la malheureuse, — est un joli type de perruche amorale. Les trois familiers de Mme Brienne, Bracony, Mariette et Béhopé, chargés par l’auteur d’être sans interruption ridicules et spirituels, nous amusent, jusqu’à ce qu’ils nous exaspèrent. Et je néglige le terne Maurice Arnaud. Mais François Prieur est par trop nul. Nullité nécessaire, je l’avoue, si la puissance de séduction de l’ « homme à femmes » est en effet un « mystère ». Mais nullité périlleuse, s’il est vrai que, au théâtre, l’homme à femmes déplaît aux hommes en les humiliant de ses victoires, et aux femmes en leur dévoilant le néant de ce qui les affole. — Et peut-être aussi que M. de Porto-Riche, nous l’ayant déjà présenté trois fois, c’est-à-dire dans toutes ses pièces sans exception, avait épuisé ses observations sur ce fat sempiternel et s’est rendu compte qu’il n’avait plus rien à nous en apprendre. J’ai peur que le Passé ne souffre du souvenir des autres comédies de M. de Porto-Riche. On se dit que c’est toujours la même lutte entre l’homme infidèle et menteur, amant ou mari, et la femme sincère et envoûtée, épouse ou maîtresse. On est accablé de ces éternelles variations sur le thème de Leone-Leoni ; et l’on songe que, si celle sorte de revendication et d’affichage d’une spécialité et d’un monopole psychologique a fait beaucoup pour la réputation de M. de Porto-Riche, il n’est pas impossible qu’elle le desserve un peu aujourd’hui, l’étroitesse du canton moral où il s’est emprisonné nous apparaissant mieux à chaque fouille nouvelle qu’il y entreprend.

Quant à Dominique, qui, elle du moins, se distingue un peu des autres amoureuses de M. de Porto-Riche et pour qui nous sommes d’abord très bien disposés, elle a, non seulement comme femme, mais comme amoureuse de théâtre, une malechance : c’est de friser la quarantaine et c’est d’être, à cet âge, atteinte d’une passion qui ne peut être que physique, puisqu’elle n’a pas l’ombre d’illusion sur son amant. Et comme François, de son côté, n’est point un petit jeune homme, — et, au fait, je l’aime mieux pour elle, — il reste que cela fait tout de même deux amans un peu mûrs. (Je continue à me placer ici « au point de vue » du public.) Il est peut-être vrai que c’est dans l’âge mûr qu’on est le plus profondément et le plus consciemment sensuel ; mais il est vrai aussi que l’image prolongée d’amours quadragénaires et uniquement charnelles ne séduira jamais à fond douze cents spectateurs assemblés. Ils y sentiront vaguement la violation d’une « convenance » naturelle et esthétique ; et, bien qu’ils aient pu voir autour d’eux, dans la réalité, des violations semblables, ils en éprouveront un malaise que je constate sans le partager. Au moins les « femmes damnées » de Racine, Hermione, Roxane, Ériphile et Phèdre, sont-elles déjeunes femmes et qui n’ont jamais plus de vingt ou vingt-cinq ans. Mais que nous veut cette enragée dont les cheveux grisonnent et qui n’aime pas une minute avec son cœur ?...

Joignez un artifice de dialogue qui contribue à allonger la pièce démesurément. Dans le texte imprimé, et surtout quand le fâcheux trio Bracony-Mariotte-Béhopé est en scène, vous verrez des quinze et des vingt pages où pas une « réplique » n’a plus d’une ligne ou deux. Tels les dialogues monostiques ou distiques des tragiques grecs ; mais ceux-ci ne s’en servaient que par exception et discrètement. C’est bien un artifice : car, dans la réalité, le rythme de la conversation n’a jamais rien de cette régularité lancinante et implacable. Et cet artifice étonne, dans une pièce d’un caractère visiblement réaliste. Cela rappelle (en un genre combien différent !) ces dialogues hachés menu des romans de Dumas le père, qui sont un procédé astucieux pour dire les choses le plus longuement possible en ayant l’air de les dire avec une rapidité vertigineuse. M. de Porto-Riche a une telle horreur de la « tirade » (et pourtant la tirade est dans la nature) que lorsque Dominique tient des propos un peu suivis, il les coupe gratuitement en petits morceaux de cinq lignes par des réflexions ou des interjections tout à fait insignifiantes de son interlocuteur. Et, les coupant ainsi, en même temps qu’il en diminue l’effet, il les fait paraître longs, même quand ils ne le sont pas.

Enfin, si je ne craignais de peiner les gens, je dirais qu’une quatrième cause de l’incertitude du succès, c’est la faiblesse de l’interprétation, encore que Mme Sisos, elle du moins, ait tiré son épingle du jeu, qu’elle ait eu d’assez beaux momens de passion, et qu’on ne puisse lui reprocher qu’un peu de monotonie.

Et avec tout cela (car j’ai rapporté les objections du public plutôt que les miennes), l’œuvre est de qualité rare. La première entrevue de Dominique et de François est exquise de nuances ; la dernière grande scène est toute pleine de choses douloureuses et profondes ; et rien, dans l’intervalle, n’est insignifiant en soi. La langue est constamment précise, solide et souple. L’esprit y est cravachant, et si tous les mots ne sont pas neufs, ce n’est pas une affaire. — Par malheur la pièce est, comme j’ai dit, pléthorique, toute surchargée d’inutilités encombrantes et qui la rendent malaisée à suivre. L’auteur est incapable de rien sacrifier de ce qu’il a trouvé avec effort. Indulget sibi. Il pressure encore ce qu’il a déjà épuisé ; il écorche les plaies ; il recreuse les trous ; il s’enfonce dans son sujet jusqu’à s’y enfouir ; c’est le fourmi-lion de la pathologie amoureuse.

Mais il excelle à faire parler le désir


J’ai peu de place pour vous entretenir de la Ville Morte, et il m’en faudrait beaucoup.

L’idée de M. Gabriel d’Annunzio est fort belle. Il a voulu faire une tragédie dont les personnages fussent d’aujourd’hui, mais où la passion fût aussi entière et fatale que dans la tragédie antique. Il a choisi, pour cela, une petite bande d’archéologues installés près des ruines de Mycène, et pour qui la fatalité meurtrière et incestueuse des Atrides et des Labdacides surgit de la poussière des tombes remuées. C’est Léonard et sa sœur, Blanche-Marie ; c’est Alexandre et Anne, sa femme, qui est aveugle. Pendant que Léonard, avec un trouble affreux, désire sa propre sœur, une mutuelle passion dévore Alexandre et Blanche-Marie. La douce aveugle devine cet amour, et le pardonne ; mais elle le révèle innocemment à Léonard, qui, n’en pouvant supporter l’idée, noie Blanche-Marie dans l’antique fontaine Perséia. C’est tout. Les personnages sont plutôt juxtaposés que heurtés les uns contre les autres ; et la résignation surhumaine de l’aveugle, et le crime soudain de Léonard terminent sans lutte le drame à peine engagé.

La Ville Morte est donc, proprement, un poème lyrique. Elle vaut par la splendeur des discours, par la nouveauté fréquente des images, et par l’intensité de la rêverie. Les personnages subissent jusqu’à la souffrance l’influence du ciel d’airain, de la terre brûlante, des parfums, des pierres et des ruines tragiques. Ce qui est émouvant ici, ce n’est pas le drame lui-même, c’est la profonde sensibilité artistique de M. d’Annunzio. La scène la plus « dramatique » est encore celle où Léonard, ivre d’un enthousiasme sacré, raconte la découverte qu’il vient de faire des tombeaux d’Agamemnon et de Cassandre et de leurs cadavres d’or. L’âme du poème, c’est cet ardent néo-paganisme du poète, dont la joie s’assombrit çà et là de mélancolie moderne et, malgré lui, chrétienne. Ce sont, assez souvent, des songeries du Nord qu’il habille de soleil, et cet Italien ressemble pas mal, quelquefois, à un Maeterlinck somptueux.

Jamais Mme Sarah Bernhardt n’a été plus belle que dans ce rôle de l’aveugle qui pressent, souffre, accepte, absout, et se retranche de la vie par miséricorde autant que par désespérance. L’eurythmie de ses gestes tâtonnans et de ses pensives attitudes est impeccable ; et cette voix ! cette douce et sereine voix d’outre-tombe !... — Et Mlle Dufresne a joué, cette fois, harmonieusement, comme si un rayon de sa grande compagne était descendu sur elle.


Les Transatlantiques et Catherine n’auront aucune peine à m’attendre un mois. — M. Abel Hermant, fort capable d’écrire la comédie du grand mariage franco-américain, nous en a donné l’opérette ; une opérette extraordinairement amusante et dont le tumulte enveloppe deux ou trois scènes de très bonne comédie, un peu étonnées de se trouver là. — M. Henri Lavedan a voulu, lui, faire son Abbé Constantin. Nous lui dirons, en empruntant le mot d’une petite Française à son amie dans Thomas Graindorge : — Vous l’avez fait, et très joliment, « cher petit Désir de plaire ».


JULES LEMAÎTRE.

  1. Sur le vrai Cyrano, voyez l’étude biographique et littéraire, très approfondie et très agréable, de M. P.-Ant. Brun : Souvenirs de Cyrano de Bergerac, sa vie et ses œuvres d’après des documens inédits (Armand Colin).