Revue dramatique - 31 janvier 1882

Revue dramatique - 31 janvier 1882
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 692-704).
REVUE DRAMATIQUE

Gymnase : Serge Panine, comédie en 5 actes, de M. Georges Ohnet. — Palais-Royal : le Mari à Babette, comédie en 3 actes, de MM. H. Meilhac et Ph. Gille. — Comédie-Française : le Demi-Monde, le Supplice d’une femme.

L’année, au théâtre, a bien commencé pour les jeunes auteurs : M. George Ohnet, l’un d’eux, s’est dévoué pour donner à tous l’exemple du succès. La comédie en cinq actes, Serge Panine, qu’il a tirée lui-même d’un roman publié l’autre hiver et couronné par l’Académie française, fait courir Paris au Gymnase, comme la vingtième pièce d’un de ces dramaturges fatigués de gagner la partie avant que le public se lasse de parier pour eux. Il est rare, lorsqu’un écrivain n’a pas touché la quarantaine, que son œuvre arrive à compter autant de jours sur la scène qu’il compte, lui, d’années; M. George Ohnet, si je ne me trompe, n’a guère que trente-deux ans, et je serais surpris que Serge Panine n’atteignît pas cent représentations. C’est un coup d’éclat dont la jeunesse lettrée doit être reconnaissante à ce vainqueur : non assurément que la joie de sa victoire ne puisse d’abord lui suffire et qu’il n’ait vaincu pour lui ; mais croyez que le succès d’un seul est profitable à tous les autres autant que leur est nuisible l’insuccès de trois ou quatre.

Il est arrivé depuis quelques années, et même ailleurs qu’à l’Odéon, je le sais, qu’un jeune auteur fût joué, — dans la bonne acception du mot, — joué sur la scène et par les comédiens. Mais en montant sa pièce, n’était-ce pas une sorte de sacrifice à la chance qu’offrait le directeur, pour en conjurer la malignité ? Ce rite accompli, on redevenait libre d’appeler la fortune par les voies ordinaires : on avait mérité qu’elle vînt. On avait mérité surtout de ne plus être importuné par la critique, au moins pendant quelque temps. On avait joué son jeune auteur : moins il avait eu de succès, mieux on pouvait s’en consoler. N’avait-on pas acquis, par cette marque de bonne volonté, le droit de se montrer intraitable aux supplications et aux remontrances du reste des « jeunes » et de leurs patrons ? L’insuccès d’un « jeune » était une assurance contre les autres, et même, s’il se trouvait un directeur tel que M. de La Rounat ou M. Kooing, qui eût monté la pièce de bonne foi et non pas seulement comme on paie une prime, alors c’étaient ses confrères qui se réjouissaient de sa déconvenue et, devant ce spectacle, s’encourageaient à la prudence : « Voyez! s’écriaient-ils, ce que c’est que de jouer les jeunes! Notre malheureux voisin a payé pour nous l’apprendre ; nous ne voulons pas au moins qu’il ait tout à fait perdu son argent : nous lui promettons de grand cœur de ne jamais l’imiter! » Et ainsi, d’une pièce tombée au Gymnase on barricadait la porte du Palais-Royal ou du Vaudeville.

De quel œil à présent ces guetteurs d’insuccès regardent-ils le triomphe de notre jeune confrère? Vont-ils prétendre qu’un tel scandale ne peut pas, sans choquer les lois naturelles, se renouveler de si tôt? qu’il n’arrive pas, comme dit M. Dumas fils, deux accidens de suite sur le même chemin de fer, — hélas ! récemment, l’on a bien vu que si, — et parce que la rouge a passé une fois, ces croupiers de l’art dramatique nous vont-ils soutenir qu’il faut prévoir justement une nouvelle série à la noire? Ils en sont bien capables, habitués qu’ils sont à tirer de tout une excuse pour leur méchante humeur. Cependant ils peuvent réfléchir qu’une expérience comme celle-ci paie M. Koning de plusieurs autres, et qu’en balançant et au-delà les pertes passées, un tel profit présent est le gage de profits à venir; qu’après Serge Panine, M. Ohnet, qui prend place, de ce coup, auprès de M. Albert Delpit en tête de la légion des jeunes auteurs dramatiques, M. Ohnet écrira d’autres pièces qui n’enrichiront pas M. Ohnet tout seul; que déjà, pour l’hiver prochain, on annonce le Maître de forges, comme, pour continuer la fortune du Fils de Coralie, on annonce le Père de Martial, et que M. Delpit n’eût pas fait le Fils de Coralie, ni M. Ohnet Serge Panine, si l’on n’eût permis à l’un de produire d’abord les Chevaliers de la patrie et Jean-nu-Pieds, à l’autre, Régina Sarpi et Marthe ; que si, dans un temps donné, on a besoin de forgerons, il est sage de ne pas interdire aux apprentis de forger ; que si l’on veut avoir des auteurs sur la planche et bientôt sur les planches, il faut permettre parfois aux jeunes gens de placer leurs ouvrages ailleurs que dans leurs tiroirs, etc.. Quelqu’une de ces réflexions viendra-t-elle à l’esprit de MM. Deslandes, Bertrand, Briet, Delcroix et de leurs pareils? Il n’est pas défendu de l’espérer. Voilà comment M. Ohnet, malgré cette terrible loi de la concurrence pour la vie, aura, en triomphant, servi ses confrères; que s’il tire lui-même de son succès un plaisir et un profit plus prochains que les nôtres, assurément, c’est son droit; il y aurait trop d’ingratitude à ne pas le lui pardonner.

Mais ce n’est pas seulement pour M. Ohnet et pour nous que nous nous réjouissons de sa victoire : c’est pour nos doctrines dont, une fois de plus, elle montre l’excellence. Certes, notre confrère est, comme on dit aujourd’hui, un homme de théâtre. Il a su imaginer des situations pathétiques et les disposer selon l’ordre le plus naturel et le meilleur ; sa pièce vaut par l’honnêteté, par la simplicité du scénario ; elle est solidement construite et distribuée par plans ; un dessinateur dirait que la mise en place en est bonne. Chacun des actes contient une scène importante, à qui les autres laissent ou donnent de la valeur, et chacune de ces scènes marque un progrès de l’action. Vingt éditions du roman nous dispensent d’exposer au long les données et l’intrigue du drame ; mais en cinq coups de plume, — et c’est un signe de la qualité scénique de l’œuvre, — on peut donner, si j’ose dire, un tracé de l’affabulation, Micheline Desvarennes, la fille de la riche boulangère, épouse quasi contre le gré de sa mère le prince Serge Panine, Polonais en quête d’une dot, qui aimait Jeanne de Cernay, la sœur adoptée de Micheline, et s’était fait aimer d’elle. — Jeanne, qui s’est laissé marier par dépit au banquier Cayrol et puis, le soir de ses noces, a refusé de le suivre, avoue son secret à Mme Desvarennes, et se laisse persuader par elle de se soumettre, de renoncer à tout espoir criminel et de respecter le bonheur de Micheline. — Cependant elle retombe dans son ancien amour et devient la maîtresse de Serge. — Mme Desvarennes découvre la faute et la dénonce à Cayrol, qui ne trouve pas, au moment d’agir, la force de frapper les coupables. — Serge, engagé dans une spéculation véreuse, compromet l’honneur de la maison après avoir détruit son bonheur ; il va fuir quand, sur le seuil. Mme Desvarennes le tue. Vous voyez que, depuis le « oui » arraché par Micheline à sa mère, jusqu’à ce coup de pistolet final, le drame s’avance par des étapes marquées avec franchise. L’intérêt qui ne se disperse pas en de jolis épisodes d’intrigue ni en de vains agrémens de dialogue, croît régulièrement d’une scène capitale à une autre. Ainsi même le plus sévère des vaudevillistes ou le plus rigoureux des fabricans de mélodrames serait mal venu à contester que M. Ohnet soit un homme de théâtre. Mais l’est-il justement au sens où prennent volontiers ce mot les tardillons de M. Scribe ? Non pas ! Il dédaigne les petites habiletés de ces messieurs, leurs ornemens en biais, et leur passementerie de fil blanc ; il dédaigne tout cela, parce qu’il n’en a pas besoin comme tel ou tel pour couvrir des pauvretés : il a su dans la trame de l’œuvre tisser un caractère, et voilà, sans chercher plus, pourquoi l’étoffe est solide et digne, comme toutes les bonnes et vraiment belles étoffes, d’être taillée à grands lés, sans artifice ni tricherie.

Le caractère qui donne à l’ouvrage tout son prix littéraire et soutient même, peut-être à l’insu du public, tout le succès de la pièce, c’est le caractère de la mère, de Mme Desvarennes. Et si le public s’y trompe, ainsi qu’il est possible, s’il ne connaît pas bien lui-même les raisons de son plaisir, je gage que l’auteur ne s’y est pas trompé: c’est pour animer ce personnage qu’il a rassemblé toute l’énergie, toute la vertu de son talent. Serge l’anime, qui donne son nom à la pièce, est un surmoulage d’un type bien connu au théâtre et plus encore dans le roman. Il est en effet, ce type, moins dramatique que romanesque: — dans le livre, un assemblage de contradictions lui tient lieu de caractère; sur la scène, il faut le sortilège de la représentation physique par l’acteur pour lui prêter un air de consistance morale. Petit-neveu du Wenceslas de la Cousine Bette, petit-cousin de Ladislas Bolski et frère de lait de Samuel Brohl, Serge Panine est un de ces personnages troubles et d’un charme troublant, séduisans comme des énigmes et méprisables au demeurant, généreux et vils, héroïques et lâches, qui prétendent justifier par l’énoncé d’une nationalité douteuse les diversités de leur âme et de leur conduite, et qui, sans trop de souci de ce que peuvent penser d’eux les Slaves, exercent avec licence de MM. les romanciers cette profession avantageuse de Slaves à l’étranger. Lorsque dans le livre ou dans la pièce un des comparses ou plutôt un des compères a dit du héros : « C’est un Slave, » tout le public s’écrie : « Oh! qu’il est bien Slave! » et les gens qui ont le bonheur de connaître un Polonais ou un Russe se penchent aussitôt vers l’oreille de leur voisin pour lui souffler d’un air entendu : « Un Slave! ah! mon cher! si vous saviez comme c’est cela!.. » Et si vous émettez un doute sur la vraisemblance de telle idée, de tel sentiment, de tel acte en regard de tel autre attribué au même personnage, ah! quelle piètre opinion vous donnez de votre psychologie : « Un Slave, monsieur! c’est un Slave! Puisqu’on vous dit que c’est un Slave! » Entendez que ce mot-là dit tout, répond à tout, et, honteux de votre objection, courez vous cacher!

Micheline Desvarennes et Jeanne de Cernay ne sont pas non plus pour nous surprendre par la nouveauté de leur type : c’est la femme blonde et la femme brune, dont la rivalité suffit à défrayer de pathétique tant de pièces de théâtre depuis les mélodrames de M. d’Ennery jusqu’au Sphinx du délicat M. Feuillet. Et prenez y garde : bien que sur la scène Micheline soit représentée par Mlle Brindeau, qui est brune, et Jeanne par Mme Léonide Leblanc, qui est blonde, moralement c’est le contraire qui est le vrai, et dans le roman les cheveux de chacune sont assortis à son âme : Micheline est une âme blonde et Jeanne est une âme brune; et la pièce, comme tant d’autres, pourrait avoir ce sous-titre : «Comment une blonde souffrit par la faute d’une brune et à la fin triompha d’elle. » L’auteur a tout le premier senti ce qu’avait cette rivalité d’avantageusement banal; même il a négligé cette scène entre les deux femmes, qui semblait, en un pareil sujet, la scène à faire au moins une fois; il a dédaigné de l’esquisser au cours de la pièce, bien qu’elle fût, selon l’usage, indiquée dans le roman vers la fin. Un tel parti-pris marque bien qu’il a discerné clairement les valeurs diverses des divers élémens de son drame : ce n’est pas sur ces deux femmes qu’il a porté l’effort de sa psychologie. Ce n’est pas davantage assurément sur Pierre Delarue, l’ancien fiancé de Micheline, un de ces ingénieurs de théâtre, décorés avant l’âge pour services exceptionnels, et qui sont, en effet, exceptionnellement serviables, cèdent leurs fiancées à leurs rivaux, à cette condition seulement que ceux-ci les rendront heureuses, surveillent ensuite les maris, sans rien demander pour cette peine, et se tiennent prêts à recueillir leur succession quand ils seront morts à la fin de male mort. On a déterminé depuis longtemps les traits de cette race de jeunes savans qui ne consentent à épouser la femme qu’ils aiment que veuve et désabusée de l’homme qu’elle aimait. Pierre Delarue n’a pas coûté à l’auteur une grande dépense d’imagination; il serait mal venu à réclamer une grande part de succès. Le neveu de Mme Desvarennes, Savinien, et son secrétaire. Maréchal, même le financier Herzog, qui sert à la ruine de Serge, pourraient disparaître sans appauvrir le trésor des créations morales au théâtre ni diminuer de beaucoup l’intérêt de la pièce. Cayrol, le mari de Jeanne, est plus vivant et plus neuf : cependant il le paraît moins dans le drame que dans le roman. De cet Auvergnat, qui fut ouvrier avant d’être banquier à Paris et marié pour ses écus avec une fille de race noble, il ne reste guère au théâtre qu’un brutal amoureux, assez proche parent, quoique faible au moment de l’action, de ce « ragot » de M. de Terremonde, à qui la princesse George dénonce son mari à peu près comme Mme Desvarennes dénonce son gendre à Cayrol. Mais ce n’est pas Cayrol plus que Jeanne, ni Micheline, ni Serge en qui l’auteur a mis le meilleur de sa pensée : encore un coup, c’est la mère, Mme Desvarennes, qui a tiré vers elle tout le suc de son talent, et non pas en vain, car elle est si vivante qu’elle communique, elle seule, la vie à tout le drame.

Mme Desvarennes, la boulangère aux écus, n’est, quoi qu’on ait pu dire, ni une mère Goriot ni une Mme Poirier. Elle n’est en effet ni humble comme Goriot, ni vaniteuse comme Poirier, ni surtout aveugle comme l’un et l’autre. C’est une maîtresse femme ou plutôt une maîtresse mère. Elle juge son gendre le premier jour qu’elle le voit. Si elle ne le condamne et ne l’exécute qu’à la fin du drame, tout l’intervalle n’est qu’un sursis, et un sursis conditionnel : de là, l’intérêt dramatique de l’œuvre et l’importance qu’y garde cette mère, d’un bout à l’autre, même absente. C’est elle, au premier acte, qui signe l’arrêt de Serge, rédigé par lui-même, lorsqu’il lui dit : « Madame, ma vie vous appartient, » et qu’elle répond : « J’accepte. » Au second, c’est elle qui reçoit la confession de Jeanne et lui commande de vivre honnête, pour le bonheur de Micheline. Au troisième, elle est invisible, lorsque Jeanne, affolée, tombe dans les bras de son amant : mais c’est déjà sa justice suspendue sur les coupables et visible pour nous, qui nous fait palpiter avec eux et trembler d’émotion. C’est encore elle, au quatrième, furieuse d’amour maternel comme la princesse George d’amour conjugal, qui désigne le traître à la mort, et c’est elle au cinquième qui l’abat d’un coup de pistolet. Et certes c’est à bon droit qu’elle accapare ainsi l’intérêt, cette créature vivante, cette synthèse animée, cette personne : elle n’est pas seulement la mère, comme cette Flécharde de Victor Hugo dont nous parlions le mois dernier, comme tant d’autres mères de théâtre, qui sont chargées par les auteurs de figurer cette abstraction : la maternité. Elle est une mère très spéciale, d’un organisme très complexe et d’une physionomie propre, reconnaissable entre toutes les mères. Elle est du peuple et devenue riche par son industrie. Dans sa défiance, puis dans sa haine contre son gendre, il n’entre pas que de l’amour maternel, inquiété, puis blessé, mais du mépris et de l’indignation ; et ce mépris est celui de l’ancienne porteuse de pain devenue millionnaire à force d’économie, d’intelligence et de courage, pour le joli prince exotique, qui ne sait rien faire que s’habiller et se déshabiller pour vivre, qui se vend au prix d’une dot, et pour la gaspiller; c’est le mépris de cette Sémiramis des halles, de cette Catherine II des farines, qui gouverne un peuple de meuniers, de mitrons et de commis, qui traite avec les états et gourmande un ministre, pour cet oisif qui ne sait même pas se gouverner lui-même ni dépenser convenablement les revenus qu’on lui gagne; et cette indignation, qui se fait justicière à la fin, est celle de la commerçante, qui se targue de sa signature toujours et partout honorée, contre le mari et contre le spéculateur, qui ne fait pas honneur à la sienne. Cette belle-mère qui tue son gendre est une femme du peuple et une commerçante qui exécute un prince et un banqueroutier. C’est assez pour l’honneur littéraire de M. Ohnet d’avoir dressé un tel personnage sur les planches; c’est assez pour qu’on ne regarde pas si par endroits son style n’est pas un peu banal et terne; c’est assez, avec les qualités proprement théâtrales dont j’ai parlé d’abord, pour qu’il ait mérité son éclatant et fructueux succès.

Mme Pasca joue ce rôle de Mme Desvarennes. Elle ne parvient pas, il faut bien le dire, malgré les ressources d’une mimique agitée, à se faire peuple d’âme ni de physionomie. Mlle Fargueil, qui n’est point sotte, disait toujours en parlant de Mme Pasca : « cette dame. » Mme Pasca reste dame, en dépit qu’elle en ait, et le paraît d’autant plus qu’elle fait des efforts pour nous donner le change, à peu près comme une femme ne paraît jamais si femme qu’en travesti. Mais, à mesure que la passion échauffe le personnage et le transfigure, de la grande dame il ne demeure que la grande artiste ; à la fin du deuxième acte, au quatrième acte, au cinquième, Mme Pasca soulève l’enthousiasme de la salle, et je garantis que cet enthousiasme n’est pas de l’engouement. M. Marais, auprès d’elle, ravit tous les suffrages. Il a cette chance merveilleuse d’avoir joué impunément, durant quinze mois, Michel Strogof ; ces chances-là n’arrivent qu’aux gens de talent et qui travaillent. Après cette création de Serge Panine, M. Marais est classé comme le meilleur des jeunes premiers de drame qui soient à l’heure présente. Par sa figure solide, par sa voix mâle et douce, par sa tenue correcte, par son geste sobre, par toute sa personne et par tout son talent, c’est un homme, et qui plaît. Mlle Léonide Leblanc lui donne la réplique en bonne comédienne qu’elle est devenue, avec une science dont le public commence à s’apercevoir. Jouée par ces deux artistes, la dernière scène du troisième acte a mis le feu à la salle jusque-là demeurée tiède. Notons, pour satisfaire aux exigences de la morale, qu’elle a le grand tort, cette scène, d’apprendre aux gens qui l’ignoraient que les amoureux s’embrassent sur la bouche ; — cette note, pour servir à l’histoire de la pudeur au théâtre, quand la pudeur n’existera plus même là. Mlle Brindeau, dans le rôle de Micheline, ne pouvait guère faire preuve que d’innocence et de beauté ; pourtant, à certains changemens de voix, on devine que cette ingénue un peu froide pourra devenir, quand on le voudra, un premier rôle de drame. Je me reproche de citer aussi tard M. Landrol, qui représente le mari de Jeanne ; au deuxième acte et au quatrième, la probité de ce comédien atteint à la perfection ; ce talent sobre nous touche mieux que des génies plus éclatans. M. Maurice Luguet débutait dans le rôle de Pierre Delarue ; il l’a sauvé de son mieux. En somme, l’interprétation est digne des plus beaux temps du Gymnase, comme est aussi le succès de la pièce. M. Koning et M. Ohnet doivent être contens l’un de l’autre ; sinon, ils seraient plus difficiles que nous, qui sommes contens de tous les deux.

C’est aussi comme une comédie de caractères et de mœurs, bien que teintée de fantaisie, qu’avait commencé, au Palais-Royal, la spirituelle pièce de MM. Meilhac et Gille, le Mari à Babette. Qu’est-ce que Babette ? Une « cocotte, » mais une « cocotte » d’une variété particulière, assez rare à la ville et jusqu’ici inconnue au théâtre, où cependant l’espèce a été décrite par assez d’auteurs, et notamment, à plusieurs reprises, par l’un des auteurs de la pièce nouvelle, M. Meilhac : c’est, dit un des personnages, la « cocotte ingénue. » Ingénue ! est-ce bien le mot ? Babette a été trouvée, à la sortie du Cirque, un samedi soir, par un jeune élégant, le vicomte de Petit-Preux ; et il faut bien dire que certaine tante de Babette, — ah ! la vilaine femme et qu’on a raison de ne pas nous la montrer ! — a aidé à la trouvaille. Car c’était bien, jugez-en, une trouvaille en pareil endroit. Le vicomte a eu ce soir-là une surprise qu’il ne cherchait pas : la tante avait mené au Cirque l’innocence de sa nièce, à peu près comme les parens du petit Poucet mènent leurs enfans dans la forêt ; et Gaston, qui n’est pas un ogre, a cependant, ce jour-là, goûté de la chair fraîche. Puis, voici que Babette s’est détachée de sa tante et attachée au brave garçon à qui le hasard l’avait donnée. Et lui, de bon cœur, l’a laissée faire : elle est si gentille. Babette, si adroite, si accorte et de si fine race parisienne! Elle s’habille et babille comme une honnête petite femme, et ne dépense que ce que Gaston la force à dépenser : elle a des toilettes et des chevaux parce qu’il l’exige, parce que sa maîtresse doit en avoir; pour elle, volontiers elle troquerait tout ce luxe contre l’assurance d’un petit ménage bourgeois. Elle donne à Gaston de bons conseils, l’empêche de faire courir et de jouer au baccara, et tout cela sincèrement, non par simagrées comme feraient une des drôlesses qui tenaient jadis en lisières les Jocrisses de l’amour. Mais ingénument? Non pas : il y a une nuance. Babette aime bien Gaston, mais elle l’a jugé : plutôt bon que mauvais, un peu faible d’esprit et surtout de caractère. Quand elle l’a connu, il se brûlait les doigts au brasier de la vie élégante; elle le tire à part, la malicieuse créature, elle le tire du feu, mais pour qui? Un peu pour elle. Babette s’est mis en tête de se faire épouser ; et pourquoi pas ? Où Gaston trouvera-t-il une plus aimable petite femme et qui sache mieux l’aimer? Et de vrai, Gaston ne sait que répondre à cela, sinon que d’épouser Babette, « cela ne se fait pas, ce n’est pas la vie... » Et à défaut d’argumens d’une valeur absolue, il invoque mollement contre elle quelques raisons tirées de l’arsenal des conventions.

Avais-je raison de dire que le type de Babette est nouveau? Tellement nouveau que certaines gens crieront à l’invraisemblance. Pour eux la courtisane, — or Babette, n’est-ce pas ? est une courtisane, ô le gros mot ! — la courtisane est une machine de construction élémentaire et dont les ressorts intimes sont toujours les mêmes, quelque soit d’ailleurs le mensonge des dehors. Elle n’a jamais aimé, — surtout une première fois; elle n’a pas de cœur, mais un diamant, — un « solitaire » — en place de cœur, et sa conscience est une « dormeuse » achetée à crédit chez le joaillier ; elle ne boit que du champagne et ne se débarbouille qu’avec des parfums ; et, quand d’aventure, au lieu de s’attaquer seulement à la bourse d’un homme, elle s’attaque à son nom, quand elle entreprend de se faire épouser, c’est par esprit de haine contre une société close, par désir de revanche et de conquête, c’est comme porte-bannière des déshéritées de l’honneur, qu’elle veut pénétrer dans la place. Voyez l’aventurière, la baronne d’Ange, Olympe, Fanny Lear et tutte quante; voilà des courtisanes, mais Babette!.. — Babette, la mignonne, pour être différente de celles-là et d’une vérité plus particulière et d’une nature plus complexe, n’en est pas moins vraisemblable et naturelle, — au contraire. Il y a autant de nuances de courtisanes, qu’il y a de nuances d’honnêtes femmes, et jusqu’à celle-là qui justement pourrait s’appeler l’honnête. Babette, en effet, est la « cocotte » honnête, sinon l’ingénue: il faut remercier M. Meilhac d’avoir touché si délicatement une figure si nouvelle, si gracieuse et d’une réalité si subtile. Et le « mari à Babette? » Ce n’est pas Gaston, mais un mari pour rire, comme l’indique la familiarité du tour. Le « mari à Babette » est un personnage à qui Gaston confère ce titre, un vain titre s’entend, pour qu’il vienne avec elle habiter les environs de Petit-Preux pendant les trois mois de l’épreuve. C’est un personnage accessoire, mais d’une importance capitale on s’en doute, dès l’abord, à le voir représenté par M. Geoffroy. Lisons sa carte de visite : « Gévaudan, inventeur. » Inventeur malheureux et qui s’est fait pour vivre commis-voyageur et courtier en toute espèce d’affaires; il place à qui veut le prendre un petit bordeaux de famille, un dictionnaire de Larousse, une statue de grand homme anonyme, selon les hasards de la conversation. Quand le vicomte lui propose, à défaut de commande, cet emploi de mari honoraire : « Eh mais! s’écrie-t-il, c’est assez Neveu de Rameau, ce que vous me proposez là! — Neveu de?.. interroge le vicomte. — Rameau! — Connais pas. — Je vous l’enverrai. » Et aussitôt Gévaudan, avec un petit haussement d’épaules qui indique le mépris de ce lettré d’aventure pour ce gentilhomme ignorant, inscrit sur son carnet : « Vicomte de Petit-Preux. — Œuvres complètes de Diderot : 40 volumes. » L’épisode n’est-il pas charmant et le personnage animé d’une vie particulière et complexe, comme Babette elle-même? Et pour désigner avec discrétion par quel vice tranquille cet inventeur se console de sa déchéance, l’auteur lui fait demander la permission d’emmener avec lui pendant ses trois mois de mariage fictif « une personne qu’il aura désignée lui-même : » cette personne est une bonne, mais quelle bonne, et représentée par Mlle Lavigne avec quelle terrible bassesse de bouffonnerie et de cynisme! Par ce trait, la figure de Gévaudan s’achève : c’est une silhouette enlevée prestement sur un mur devant lequel défileraient les personnages d’une autre Comédie humaine.

C’est dans ce premier acte que se posent les caractères de Babette et de Gévaudan, et ce premier acte, à mon avis, retouché en quelques points seulement, eût été mieux apprécié au Théâtre-Français que sur la scène du Palais-Royal. Mettez M. Thiron dans le rôle de l’oncle, à la place de M. Montbars, et M. Coquelin dans le rôle du neveu joué par M. Raymond; remplacez M. Geoffroy par M. Got, et par Mlle Baretta la gentille Mlle Berge, un peu faible pour le personnage : et le premier acte du Mari à Babette sera l’un des plus jolis actes de comédie que MM. les sociétaires nous aient présentés depuis longtemps. Mais quelle pièce doit suivre ou plutôt devait suivre cette exposition? Je l’ignore même à présent. Après ce premier acte délicieux, MM. Meilhac et Gille nous ont offert deux actes de vaudeville tout pleins de rencontres amusantes, et qui trompent à merveille l’appétit de comédie que ces messieurs nous avaient donné, mais qui ne font que le tromper. On y voit M. Lhéritier fort divertissant sous la casquette galonnée d’un ancien homme du monde, ruiné par la galanterie, devenu chef de gare en province, et qui, pour le plaisir des jolies femmes, fait attendre les trains. On y voit M. Hyacinthe, désopilant sous la toque blanche d’un hôtelier plein de civisme, qui dit au sous-préfet et à sa femme nouvellement débarqués : « Puisque vous êtes de si bons républicains, je vous ferai boire du vin que je garde pour les réactionnaires! «Mais l’action ne se poursuit pas entre Babette, Gévaudan, Gaston, la cousine et l’oncle de façon à fournir aux caractères aperçus dans le premier acte l’occasion de s’exprimer de plus en plus nettement. Gévaudan et Babette appartiendraient tous les deux au personnel banal des mannequins de vaudeville qu’ils pourraient nous faire rire par ces mêmes allées et venues, ce même piétinement, ces mêmes gestes.

Ce n’était pas la peine, pour gagner cette partie, de faire voir d’abord un pareil enjeu, et nous-mêmes, après ce commencement, nous étions mis en trop grands frais d’attention et d’estime. De quoi vous plaignez-vous? pourront dire les auteurs : de ce qu’au début nous vous avons donné un peu plus que vous n’étiez en droit d’exiger ici? Oui, justement de cela. Quand, aux Variétés, MM. Hennequin et Millaud nous présentent Lili, un vieux vaudeville rajeuni pour permettre à Mme Judic de se montrer dans une nouvelle pièce, ils se gardent bien de nous donner d’abord aucune illusion; ils jugent l’ouvrage à sa valeur, et ne cherchent pas à le surfaire; ils sont contens et nous le sommes presque, si, au deuxième acte. Mme Judic chante une chanson ordurière avec la finesse et la grâce dont elle ne peut se départir, et si, au troisième, dans une scène renouvelée des Vieux Péchés, M. Dupuis trouve l’emploi de son remarquable talent de comédien. Ajoutez un rôle d’une fantaisie bouffonne pour M. Baron, qui aura eu « le cerveau gelé pendant l’hiver de 1795, » et, grâce à l’entente merveilleuse qui existe, dans ce théâtre des Variétés, entre les comédiens et le public, il est probable que la pièce aura deux cents représentations. Si les auteurs pourraient faire mieux, nous n’avons pas le droit de le savoir : nous serions mal venus à leur reprocher la qualité du plaisir qu’ils nous procurent. Au contraire, MM. Meilhac et Gille ont eu l’imprudence de nous laisser entrevoir des trésors : nous ne pouvons nous défendre d’un peu de mauvaise humeur quand ils nous referment la porte au nez et ne nous en donnent plus que les bagatelles.

Les auteurs du Mari à Babette auraient-ils pu, à la fin, marier leur héroïne au vicomte, s’ils avaient, comme je le voulais tout à l’heure, transporté leur pièce à la Comédie-Française? J’en doute fort, ou du moins j’ignore quel chemin ils auraient dû prendre pour arriver à ce dénoûment. Il est tel mariage, fort séant au Palais-Royal et qui ne choque pas sur cette scène le sentiment du public, auquel ce même public, dans un théâtre sérieux, refuserait son consentement. Pourtant je veux noter, en terminant cette chronique, l’impression qu’a faite, ces jours derniers, à la Comédie-Française une reprise du Demi-Monde, cette fameuse pièce où l’on voit une courtisane, tout à fait déshonnête celle-là, repoussée justement du rang où Babette parvient.

Mlle Tholer jouait pour la première fois le rôle de la baronne d’Ange; Mlle Durand, celui de Marcelle, et Mlle Kalb, celui de Mme de Santis. Mlle Tholer est agréable, intelligente et bien disante ; elle a profité, elle profite peut-être encore d’une façon trop manifeste des leçons de Mme Arnould-Plessy. Elle n’a pas la liberté de talent, la décision, l’accent qu’exige ce terrible rôle. Mlle Durand est jeunette; elle sort du Conservatoire, elle pourrait presque y rentrer : elle a plu, au demeurant, par une ingénuité plus franche que celle de son personnage. Mlle Kalb est hardie, et même un peu vulgaire : elle joue le rôle en soubrette plutôt qu’en femme du monde; il est vrai que, lorsqu’on l’essaiera dans l’emploi des soubrettes, on trouvera sans doute qu’elle y manque de force et d’ampleur. Mais qui donc se prépare à la Comédie-Française pour tenir cet emploi, depuis la retraite imprévue de Mlle Dinah Félix? Mme Samary ne s’y est hasardée que par une sorte d’abus, et Mlle Bianca ne s’y risque pas sans péril. Nous voyons dans la troupe une brèche à réparer : nous nous remettons de ce soin à la sollicitude de M. l’administrateur-général.

Des critiques ont blâmé cet usage récent de faire débuter trois comédiens à la fois dans une même pièce. Ils préféreraient voir les conscrits plus solidement encadrés par les vétérans. Il m’a paru que cette tactique avait au moins cet avantage qu’elle permet de juger à nouveau la pièce et d’une façon plus sûre. Ainsi, quoique le Demi-Monde reste encore et qu’apparemment il doive rester toujours un ouvrage des mieux faits et comme un document curieux sur un point de l’histoire des mœurs, il m’a semblé que cette fois, le mouvement de cette comédie s’étant un peu ralenti, j’apercevais mieux ce qu’elle a de froidement artificiel et de cruellement historique. Ce ne sont pas, à proprement parler, des créatures humaines qui s’agitent devant nous dans ce cadre, des créatures en relation avec la réalité environnante, mais les facteurs habilement maniés d’une opération qui sert, de par la volonté de l’auteur, à la solution d’un problème arbitrairement formulé, ou plutôt les élémens suspendus et isolés dans le vide d’une combinaison qu’il fait pour une expérience qu’il institue. Et ce problème ne pouvait se poser, cette expérience ne pouvait se tenter qu’en un moment précis de l’histoire sociale, et combien ce moment est déjà éloigné de nous!

Il paraît clairement que le Demi-Monde est daté d’une époque où la femme galante, chez nous, était si bien hors la loi, hors l’honneur et l’humanité, que la loi, l’honneur et l’humanité non-seulement ne l’obligeaient pas, mais n’obligeaient à rien les autres envers elle, et que les honnêtes gens, justement parce qu’ils étaient les honnêtes gens, se croyaient dispensés envers elle même de l’honnêteté. Alors on supportait sans malaise les sorties incongrues de col Olivier de Jalin chez des femmes dont il mange les gâteaux et boit le thé sans même avoir payé le sucre ; on le regardait sans étonnement remettre à Nanjac les lettres de Suzanne, et jouer à la fin cette comédie du meurtre et de l’amour pour tromper une femme, et quelle femme? une femme qui l’a aimé, — au profit de qui ? D’un imbécile qu’il connaît depuis quinze jours; et l’on entendait sans protester, au dénoûment, Nanjac décerner à Jalin ce brevet d’honnête homme, et du « plus honnête homme qu’il connût : » le tout sous la bénédiction paternelle du marquis de Thonnerins, ce gentilhomme qui va de lui-même dénoncer l’infamie de sa maîtresse pour épargner une sottise à un sot qui ne le consulte pas.

Supposez un moment qu’il porte la date d’aujourd’hui, cet ouvrage placé au seuil de la société régulière comme un écriteau qui défend aux femmes galantes d’y entrer : il donnerait presque à un brave garçon l’envie d’épouser l’une d’elles, pour réparer au moins envers celle-là l’atroce indélicatesse des honnêtes gens. Si l’on veut expliquer cette cruauté, ce vilain courage des justiciers du Demi-Monde, il ne suffit pas de rappeler la dureté d’âme de l’auteur, qui ne fut jamais tendre aux femmes, sinon une fois, dans la Dame aux camélias ; — encore depuis s’est-il quasi rétracté et parle-t-il comme s’il avait tué Marguerite Gautier, tandis que nous savons tous qu’il l’a seulement laissée mourir; — mais non, cette dureté d’âme plus affectée que sincère ne suffit pas à expliquer de tels procédés prêtés par l’auteur à d’honnêtes gens; il y faut de toute nécessité la différence des époques. Le demi-monde alors, — c’est, je crois, M. Dumas qui l’a dit lui-même ailleurs, — était « un marais où l’on chassait en bottes; » ce marais, depuis, s’est assaini ou du moins nettoyé; on y vient en souliers vernis. « C’est une colonie comme beaucoup d’autres, a dit encore M. Dumas dans sa dernière brochure. Fondées par des exilés, des criminels et des parias, au bout d’un certain temps, elles ont oublié leur origine dans la fortune acquise, et elles réclament et elles obtiennent le droit de s’appeler État ou Nation. » Mettez qu’il y ait là dedans une part d’exagération déclamatoire ; il n’en est pas moins vrai que, depuis un quart de siècle, les mœurs se sont adoucies. Ont-elles empiré? Je n’ai pas ici à traiter de morale, mais de psychologie. Le certain est que notre psychologie, grâce à l’adoucissement des mœurs, s’est un peu débrouillée; qu’une femme galante, pour nous, est une femme, qu’elle l’est, en effet, plus que ne l’étaient ses devancières il y a vingt ans, et que nous sommes plus disposés que nos prédécesseurs à la reconnaître pour telle, que pas un de nous ne voudrait se conduire envers elle comme Olivier de Jalin envers Suzanne d’Ange, et que la conduite d’Olivier marque la date de cette pièce plus sûrement que ces 25,000 livres de rente qui permettent aux personnages du Demi-Monde de vivre comme on vivrait à peine aujourd’hui avec 100, plus sûrement que tel morceau de dialogue marqueté de bons mots qui déjà s’écaillent, et que telle tirade passée à l’état de citation. Telle est la destinée des comédies de mœurs, qui ne sont pas en même temps des comédies de caractères. Il serait injuste, en fin de compte, de dire que le Demi-Monde a vieilli. Une peinture de maître, qui demeure après des siècles aussi belle de couleur qu’au premier jour, ne vieillit pas parce que les costumes ou même les types des personnages ne se rencontrent plus sur le pavé de nos villes. Les mœurs passent et les comédies restent. Il est curieux seulement de noter quelles impressions diverses, à mesure que les mœurs changent, les comédies font sur les hommes.

Peu de jours avant le Demi-Monde, M. Emile Perrin avait repris le Supplice d’une femme, pour les débuts de Mlle Rosamond dans le rôle de Mathilde et de M. Garnier dans le rôle de Dumont. Ces deux jeunes gens ont du talent, Mlle Rosamond surtout; mais l’un est encore bien raide, et l’autre mal assurée. Si grand que fût leur zèle, qu’on a bien fait d’applaudir, il ne pouvait nous donner le change sur la valeur réelle de la pièce. Eh bien ! cette pièce-là, malgré certain couplet romantique du rôle d’Alvarez, malgré ce chiffre de trois millions qui suffit à décider de la ruine d’une odes plus grosses banques de Paris,» — ô mesquine enfance de la spéculation! — cette pièce-là n’est pas vieille ni menacée de vieillir. C’est qu’elle n’est pas attachée à une époque de notre histoire: elle est, par-delà ce décor des mœurs, profondément humaine. Supposez, pour mettre les choses à l’extrême, que l’indissolubilité du mariage soit abolie en France : il suffira toujours au spectateur d’un très petit effort d’esprit pour se replacer dans les conditions où l’ouvrage a été conçu, et alors quelle admirable crise d’âme pour solliciter son émotion, que celle où Mathilde, à bout de remords et révoltée contre l’esclavage de sa faute, tend elle-même à son mari la lettre de son amant! Par tout ce drame, où se reconnaît la sûreté de façon de M. Dumas, circule le génie actif et l’esprit net d’Emile de Girardin. L’auteur a touché, si je puis dire, jusqu’au plus secret d’une personne humaine : et c’est pourquoi son œuvre avant longtemps ne périra pas. Élever une comédie sur des « situations, » c’est prétendre bâtir sur des figures géométriques sans aucune réalité; la fonder sur des mœurs est l’établir sur un sol qui n’a pas de consistance; à celui-là seulement qui par-delà les mœurs atteint le caractère, c’est-à-dire un exemplaire de l’humanité, il appartient de compter sur le respect du temps.


LOUIS GANDERAX.