Revue dramatique - 31 décembre 1920

REVUE DRAMATIQUE


THEATRE DE PARIS : L’Homme à la Rose, pièce en trois actes de M. Henry Bataille. Musique de M. Raynaldo Hahn.


Il n’y a guère de type qui, depuis trois cents ans, ait été plus souvent mis à la scène que celui de Don Juan. C’est, on s’en souvient, pour profiter de la vogue qu’obtenait, à Paris même, Il Convitato di Pietra, que Molière improvisa son Festin de Pierre. Le roman s’en est emparé, après le théâtre. Puis les poètes se sont mis en frais de lyrisme, et parfois même ils ont un peu déliré en son honneur : la plus grande folie a été celle des romantiques qui ont fait de Don Juan un idéaliste éperdu. Je doute que sa nouvelle incarnation, sous les traits de l’Homme à la Rose, ajoute beaucoup à la littérature du sujet. Ce qui manque le plus à la pièce nouvelle de M. Henry Bataille, c’est l’étude d’un caractère. Pièce toute en surface, qui s’adresse aux yeux par de somptueux décors et d’opulents costumes, et à l’oreille par une musique langoureuse, mais très peu à l’esprit. On y a prodigué les ressources de la mise en scène, déployé l’appareil des pompes funèbres et le cérémonial des enterrements de première classe, exécuté toute la gamme des jeux de lumière, jusqu’à faire apparaître des femmes nues et des fantômes. Mais le moindre grain d’analyse eût beaucoup mieux fait notre affaire.

Le premier acte est, tout entier, un chapitre de roman d’aventures, avec rendez-vous nocturne, substitution de personne, guet-apens et assassinat : la plus grande partie se passe autour d’un cadavre. Dans une chaude nuit d’Espagne, les abords et la terrasse d’un château. Consuelita, duchesse de Minès, qui a rencontré Don Juan à l’église, l’attend en l’absence de son mari. Mais au point où il est arrivé de sa carrière amoureuse, Don Juan commence à sentir la fatigue. Il éprouve le besoin d’espacer ses expériences. Il s’adjoint un coadjuteur. Un ami complaisant et robuste, Manuelito, lui rend, ce soir, le service de prendre sa place. C’est lui que la duchesse de Mines gratifie de ses plus ardentes caresses, tant il est vrai qu’un homme en vaut un autre ! Et c’est lui que le duc de Mines tue entre les bras de sa femme, lui dont il traîne le cadavre en scène et déchire à coups de talon le visage ensanglanté. Obligez donc vos amis ! Après quoi, il était inévitable que l’amante échevelée traversât la scène, dans le plus simple appareil, pour tomber à genoux devant la dépouille gisante de son amant de passage.

Ici une surprise l’attend, qui pour nous n’en est pas une. Si lacéré que soit le visage du mort, Consuelita ne peut s’y tromper : cet homme n’est pas Don Juan ! Elle le crie, elle le clame, elle le hurle. Mais elle n’obtient aucun succès. Tout le monde veut que Don Juan soit mort, et Don Juan plus qu’aucun autre. Il aspire au repos. Dans les dispositions nouvelles où il se trouve, il estime que la mort est pour lui une chance inespérée, un moyen radical de s’installer confortablement dans une existence paisible. C’est lui-même qui s’emploie à accréditer la fable de sa mort ; et, pour en fournir une preuve irrécusable, il place sur le cadavre un document qui fera autorité : ses Mémoires. Car il écrit ses Mémoires, et même il a l’habitude un peu singulière de les porter sur lui. C’est ce rouleau qu’il glisse sous le manteau du mort. Le moyen de croire qu’un cavalier qui porte sur soi, en manuscrit autographe, les Mémoires de Don Juan, ne soit pas Don Juan ! Pour achever La macabre comédie, et payant d’audace, il vient, en personne, réclamer le corps et prononcer l’oraison funèbre de Don Juan. Don Juan est mort : tous les maris de toutes les Espagnes peuvent dormir tranquilles… Complications, intrigues, méprises, allées et venues, cris et gesticulations, comme on voit, ne nous ont pas été épargnés dans cet acte laborieusement machiné ; mais on voit aussi qu’il ne nous apprend rien sur Don Juan, et qu’il est parfaitement vide.

Don Juan est mort : il reste à l’enterrer. Conviés au service, nous y assisterons, tout un acte durant, en compagnie de Don Juan lui-même. Caché derrière un pilier, avec son compère Alagonzo, qui joue auprès de lui le rôle du confident classique, il est de ses propres obsèques le spectateur d’abord amusé, puis, peu à peu, vaguement inquiet. Un de mes amis, que les journaux avaient obligeamment tué, me confiait que la lecture de nos lettres de condoléances lui avait causé un certain malaise. Don Juan a peine à se défendre de cette impression désagréable. Cependant défilent sous ses yeux les mille e tre qui, trahies, abandonnées, désespérées par le séducteur, sont restées quand même fidèles à son souvenir. Il en vient de partout, de toutes les provinces et de toutes les conditions, de tous les âges et de toutes les qualités. Don Juan a pour chacune un mot, une plaisanterie, un ricanement. Il laisse passer les unes, se montre aux autres. Telle qui fut sa maîtresse, ne le reconnaît pas ; telle autre, qui ne l’a jamais approché, le reconnaît. Une, qu’il a poussée au cloître, le prend pour le diable en personne. Cet épisode de la rencontre avec la religieuse est tout particulièrement pénible. Il est suivi d’un autre qui d’abord se présentait de la façon la plus désobligeante, mais qui a très bien fini. Une petite fille étant venue à passer, Don Juan s’était mis en devoir de la suivre jusqu’au confessionnal, lorsqu’à notre satisfaction la plus vive, la fillette s’est retournée et lui a jeté à la figure un « vieux dégoûtant ! » qui nous a semblé un mot de situation excellent. Grand luxe de costumes et grande économie de dialogue. Ce défilé de figurantes nous renseigne avec prodigalité sur les diverses manières dont on portait, dans l’Espagne de ce temps-là, le garde-infante et le vertugadin, mais avec une parcimonie excessive sur le cœur d’un Don Juan et les émotions de ses victimes.

Au dernier acte, Don Juan apprend, mais un peu tard, quelle imprudence il a commise en s’offrant le divertissement d’être mort. Cette situation de mort-vivant est éminemment la situation fausse, la gageure impossible. Lassé de ce double rôle et décidé à rentrer dans sa propre existence, Don Juan s’imagine que, pour être vivant, il suffit de vivre, comme cet autre qui prouvait le mouvement en marchant. Grave erreur. Il ignore ce fait d’expérience que rien ne prévaut contre une opinion reçue, avérée, établie dans certaines conditions d’authenticité. Il a beau crier, tempêter, prendre à témoin le ciel et la terre, tout le monde le traite d’imposteur. Dans l’auberge de village où il s’est réfugié sous un nom d’emprunt, il croit encore pouvoir donner des rendez-vous : une certaine Inès, qu’il espère frapper d’admiration en lui révélant sa véritable identité, lui éclate de rire au nez. Même mésaventure arrive à ses Mémoires. Une fade composition, parue sous le titre de Mémoires de Don Juan, fait, en ce moment, fureur. C’est en vain que, rentré en possession de ses véritables Mémoires que lui a rapportés le fidèle Alagonzo, il en lit à tout venant des passages. Ces Mémoires authentiques sont l’ennui même et endorment les gens, tandis que les Mémoires apocryphes, rédigés suivant la convention lyrique et romanesque, obtiennent un immense succès. Pour finir, Don Juan sollicite les faveurs de la servante d’auberge ; et il les obtiendra, mais en payant, comme les camarades. Je vous fais grâce des apparitions. L’une d’elles, qui figure la Mort elle-même, dit de ces choses de l’au-delà qui veulent être profondes. Que tout cela est long et déclamatoire !

Cette pièce a-t-elle un sens et quelle idée a pu guider l’auteur ? Quelques-uns de mes confrères se sont évertués à le découvrir, et j’avoue qu’après leurs explications la pièce m’a paru un peu plus obscure. Sans me flatter d’y avoir vu plus clair, il m’a semblé que M. Henry Bataille avait voulu dépoétiser une figure littéraire et dépouiller Don Juan de sa légende. Les créateurs du personnage l’ont montré à la fois charmant et terrible, séduisant et égoïste, irrésistible et odieux. M. Bataille élimine du type tout ce qui en faisait la séduction, même physique. Dès le début, Don Juan est posé en conquérant qui a renoncé à la conquête. C’est le séducteur honoraire. Au lieu de vivre ses aventures, il en écrit l’histoire. Il est énormément question de ses Mémoires à travers toute la pièce. Des Mémoires, fussent-ils les Mémoires de Don Juan, ce n’est, au théâtre, rien de bien excitant. Il paraît que la platitude de ces Mémoires n’a d’égale que leur grossièreté et je le crois sans peine. Cette fable montre que les poètes nous trompent en nous donnant Don Juan pour un héros, de quelque héroïsme que ce soit. A le prendre selon sa réalité, Don Juan n’est, dans sa jeunesse, que le libertin vulgaire et, dans sa vieillesse, que le vieux marcheur. Vérité toujours bonne à redire, sans doute, mais qu’on a déjà beaucoup dite et parfois mieux dite ; et il est fâcheux pour une opinion si édifiante, qu’elle nous soit présentée sous des couleurs si troubles, enveloppée d’une atmosphère si malsaine.

M. Brulé, élégant et aimable, tire le parti qu’il peut d’un rôle sans profondeur et même sans consistance. Tout le reste n’est que figuration.


RENE DOUMIC.