Revue dramatique - 31 décembre 1897

Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 145, 1898


REVUE DRAMATIQUE

Au THÉÂTRE-ANTOINE : Le Repas du Lion, pièce en quatre actes, de M. François de Curel. — À la RENAISSANCE : Les Mauvais Bergers, pièce en cinq actes, de M. Octave Mirbeau.

Si je ne me trompe, M. François de Curel a écrit les pièces les plus originales, les plus imprévues de ces derniers temps et, en dépit de leurs imperfections, les plus fortes dépensée : l’Envers d’une Sainte, — les Fossiles, — l’Amour brode, — l’Invitée, — la Nouvelle Idole. Dans les solitudes forestières où il a coutume de vivre, ce songeur nourrit des imaginations fières et hardies, empreintes de gravité morale et heureusement dépourvues de parisianisme. C’est un psychologue ; c’est un philosophe ; c’est un orateur ; c’est un poète — ; et je ne sais comment tout cela mis ensemble ne fait (du moins on le dit) qu’un auteur dramatique intermittent. Mais enfin il excelle à nous dérouler, sous une forme à la fois colorée et précise, des âmes singulières, orgueilleuses et scrupuleuses, des âmes aristocratiques au sens le plus large du mot.

Le Repas du Lion est donc autre chose que la vieille histoire de grève qu’on nous a tant de fois mise sous les yeux ces années-ci. Le drame tiré de la « question ouvrière », la lutte entre ouvriers et patron n’y sert que d’occasion au développement psychologique du principal personnage. Le Repas du Lion est encore, essentiellement, une histoire d’âme : l’histoire d’une âme inquiète et grande qui, ayant adopté un rôle par devoir, s’aperçoit que ce rôle est contradictoire à sa vraie nature, et qui, là-dessus, ayant conçu le devoir d’une façon plus conforme à son tempérament, est reprise de doutes, souffre du rôle abandonné, et finit dans la désespérance : bref une variation, importante et neuve, sur le thème fondamental d’Hamlet.

Voici les faits. — Jean de Sancy, quinze ans, impressionnable, ardent, généreux, passionné, n’aime que son château, sa forêt et ses chasses. C’est un petit féodal. Un trait nous montre que tous ses sentimens, et même sa piété d’enfant nerveux élevé par les prêtres, se ramènent à l’orgueil. Un jour, il a rossé un de ses cousins qui s’avouait incapable de se laisser martyriser pour sa religion. C’est que, un peu auparavant, Jean avait assisté à une procession qui amenait dans la chapelle du séminaire les reliques d’un enfant martyr trouvées dans les catacombes. L’enfant était figuré en cire, très joli, vêtu de pourpre, la tête penchée sur la poitrine, avec une plaie saignante au cou. Les cloches sonnaient, les musiques jouaient, on jetait des roses ; les femmes criaient : « Comme il est beau ! » « Le cardinal lui-même avait accompagné le corps depuis Rome. » Et Jean a longtemps rêvé d’être le héros d’une fête pareille. Ce qu’il a aimé dans le martyre, c’est la gloire du triomphe et c’est l’adoration des foules…

Ce petit féodal exalté a vu avec dépit, avec colère, son père s’allier à des industriels pour l’exploitation d’une mine découverte dans son domaine, et sa sœur épouser l’ingénieur Georges Boussard. — Cette mine, qui viole sa seigneurie terrienne, est pour Jean de Sancy comme une ennemie personnelle. Une nuit, en ouvrant une écluse, Jean inonde les galeries, qu’il croit —vides à cette heure-là. Mais un ouvrier est resté au fond. On rapporte son cadavre ; et Jean, bouleversé de repentir (sans toutefois avouer sa faute), jure de consacrer toute sa vie au service des ouvriers : « Des hommes meurent pour nous, je veux me dévouer à eux. »

Je dois relever ici un malentendu moral (voulu par l’auteur, je n’en doute point), qui sera l’origine de tous les autres malentendus intérieurs où l’âme de Jean finira par sombrer. Si personne n’était resté au fond du puits de sondage, Jean, selon toute apparence, jouirait tranquillement de son exploit. Ce pour quoi le bon abbé Charrier l’exhorte à faire pénitence, et ce qui arrache à l’enfant nerveux son grand serment d’expiation, c’est qu’il y a eu mort d’homme en cette affaire. Mais, dans la réalité, le plus grand « péché » de Jean de Sancy, ce n’est point ce meurtre accidentel, c’est bien l’inondation de la mine, c’est d’avoir détruit, par un caprice vaniteux, une somme énorme de travail humain, et d’un travail dont les fruits ne lui appartenaient pas. Or, cet attentat d’un monstrueux égoïsme, l’abbé Charrier n’y pense plus, et Jean semble n’en avoir pas conscience. L’horreur physique du crime involontaire et inattendu lui cache le crime prémédité. Tandis que Jean de Sancy, les nerfs secoués par la vue du sang, jure d’expier le plus « impressionnant » de ses deux crimes, il oublie totalement l’autre, le pire, le forfait d’orgueil : en sorte que cet orgueil demeurera en lui, intact et non combattu, et corrompra et rendra vaine son expiation théâtrale et mal informée.

Nous le retrouvons douze ou quinze ans après. Il a tenu son serment. Il consacre tous ses revenus et son activité entière à l’organisation de cercles d’ouvriers et de sociétés de secours, et va prêchant partout le socialisme chrétien, ou, plus exactement, la solution de toutes les questions économiques par l’Évangile. Dans le fond, son idéal de charité reste aristocratique et seigneurial : c’est la création de grandes familles d’ouvriers analogues aux anciennes corporations, les classes dirigeantes étant investies d’une sorte de paternité, et les ouvriers ayant pour elles, en retour, des sentimens filiaux. Le riche doit au pauvre aide et protection ; mais il est « privilégié par la volonté divine », et Jean s’en accommode. — Jean est illustre par ses œuvres et par son éloquence, dont il se grise tout le premier. Il a des satisfactions d’artiste, presque de comédien, et s’y complaît. Il goûte ce plaisir très particulier, très entêtant, de tenir des propos révolutionnaires sous couleur d’évangile, d’invectiver et de maudire en toute tranquillité de conscience, de souffler la révolte en ayant l’air de n’appeler que le règne de Dieu : pieux démagogue rassuré par des textes sacrés sur la qualité de ses voluptés oratoires… Et toutefois il n’est pas heureux. Il n’arrive pas à être parfaitement content de lui. Il soupçonne un mensonge dans son cas, et que la vraie et simple charité lui manque, et qu’il n’a rien du tout d’un saint Vincent de Paul. Certes il joue consciencieusement son rôle ; mais il sent que c’est un rôle, et qui lui est, vraiment, par trop avantageux. Enfin, il est fort troublé.

Les rudes et fiers discours de son beau-frère Georges Boussard achèvent son désarroi moral. Boussard est fort intelligent et tout plein d’idées ; c’est le type, embelli peut-être, du « féodal » moderne, qui est le grand financier ou le grand industriel. Il met du premier coup le doigt sur la plaie du faux apôtre. « Votre dévouement, lui dit-il à peu près, vous a valu, à vous, plus de gloire et de jouissances d’orgueil qu’elle n’a apporté de soulagement et de lumière à vos cliens. Vous avez grandi par eux, sinon à leurs dépens. Car qui aide les autres s’élève par-là même au-dessus d’eux… Au fond, vous êtes un égoïste. Moi aussi, d’ailleurs. Mais il y a des égoïsmes stériles et il y en a de féconds. Je travaille, je fonde, je transforme tout un pays. Et, tandis que je ne songe qu’à être puissant et riche, je fais vivre des milliers d’hommes, ce que vos phrases ni même vos aumônes ne feront jamais. Rien qu’en développant ma force, je crée et j’entretiens la vie autour de moi. C’est une charité plus sûre que celle qui s’emploie à consoler les hommes de la vie ou à soulager directement leurs inévitables maux. L’homme fort, le héros, l’uebermann est nécessairement bienfaisant… Il n’y a qu’une seule espèce d’êtres secourables : ceux qui ouvrent des voies nouvelles à l’activité humaine. » Cette conversation de Georges et de Jean est une des choses les plus éloquentes que j’aie entendues, car l’éloquence y est précise avec éclat et d’une magnifique plénitude. Et ce n’est pas seulement un tournoi d’idées : c’est une scène de drame, puisque la transformation d’une âme commence de s’y opérer.

Donc Jean est d’abord très frappé de cette idée que tout ce qu’il a fait pour réparer son crime, non seulement ne lui a rien coûté, mais lui a apporté honneurs, renommée, et toute sorte de délectations vaniteuses. Sa conscience est épouvantée du profit qu’il a tiré, malgré lui, de son repentir. Un épisode l’émeut particulièrement. Il a fait très bien élever, à ses frais, la fille de l’ouvrier mort dans la mine, Mariette. Elle vit à présent dans sa maison et aide à sa femme de charge, en attendant qu’il lui trouve un mari. Or il découvre qu’il est aimé de Mariette, passionnément aimé. Il lui dit : « D’un mot je puis changer ton amour en haine et me délivrer de ta reconnaissance qui est mon plus grand châtiment. C’est moi qui ai tué ton père. » Mais Mariette : « Mon père rentrait ivre tous les soirs, et a battu ma mère tant qu’elle a vécu, puis il m’a battue quand elle a été morte… Je vous dois plus qu’à mon père, et si vous pensiez me guérir, vous n’avez pas réussi. »

Ainsi, la fille de l’homme qu’il a tué l’adore ; et, puisqu’elle l’adore, elle va donc souffrir par lui ; et voilà encore un bel effet de son repentir ! D’autre part, il se ressouvient des théories de Georges sur la vie « la plus utile », qui est celle des chefs de travail, des propagateurs d’activité : il se dit que, s’il embrassait cette vie-là, il serait en réalité plus bienfaisant aux hommes tout en perdant son renom de spécialiste de la charité, et qu’il réparerait donc sa faute plus efficacement qu’il n’a pu le faire jusqu’ici par son apostolat de cabotin. — En même temps, il a senti que les discours de Georges caressaient en lui un instinct secret, et que son orgueil de gentilhomme y retrouvait son compte. Il a compris que le féodal d’aujourd’hui, c’est l’homme qui, par la volonté, l’argent ou la science, mène derrière lui et alimente de travail son troupeau d’hommes. — Tant qu’enfin, sous la parole révélatrice de l’industriel philosophe, l’orateur des cercles ouvriers renonce à son caractère d’emprunt, laisse tomber le masque, retrouve son tempérament primitif et la vraie figure de son âme. « C’est fini, dit-il. Ma carrière de philanthrope est brisée !… »

Cela est beau, cela est vrai, cela est profond. Mais il est fâcheux que cette évolution morale soit si soudaine et que l’auteur ne nous ait pas mieux montré, auparavant, l’indomptable orgueil persistant sous les gestes charitables de l’apôtre sans vocation. Ou, si vous voulez, il est regrettable que les signes de cet orgueil nous soient seulement « rapportés » ; qu’ils soient « en récit » et non pas « en action ». Et il est plus déplorable encore que le revirement spirituel de Jean se manifeste par des propos si outrés, si imprévus, et avec une brutalité si invraisemblable.

Jean avait promis une conférence aux ouvriers de Sancy. Il vient la leur faire. Il commence par leur dire : « Je ne suis plus propriétaire ici, j’ai vendu à mon beau-frère ma part des usines. Je donne un million à votre caisse de retraites. Maintenant je suis libre, et je puis parler. » Il parle, et leur expose les théories mêmes de Boussard, devenues les siennes ( « Impossible d’aider le prochain sans le dépasser » et : « En travaillant pour soi-même, on aide le prochain » ). Mais il les développe sous une forme dure, provocante et blessante à plaisir. Sans nul ménagement dans les mots, sans aucune mesure dans la pensée, il exalte emphatiquement, devant ces petits, « l’homme supérieur », et fait, devant ces ouvriers, l’apothéose du patron. Et, d’abord, il est un peu surprenant que cet homme, qui nous paraissait original, répète ici la leçon d’un autre, n’y mêle rien de lui-même, n’y ajoute rien, qu’une exagération de disciple. Mais surtout il est étrange que, de son christianisme des trois premiers actes, il n’ait rien retenu, absolument rien, pas même un peu de pitié, pas même le souci humain de ne pas blesser et chagriner inutilement ces ignorans, pas même un accent de sympathie un peu fraternelle pour ceux qu’il faisait profession d’aimer. Il est étrange, dis-je, que le féodal ressuscité ait à ce point dévoré le chrétien et même « l’honnête homme ». Car ce gentilhomme manque même, ici, de politesse.

Évidemment, il ne se gouverne plus. Et je crois bien qu’il échappe aussi à M. de Curel et lui glisse des mains. Un des auditeurs de Jean, ainsi provoqués sans raison, ayant dit que les capitalistes sont des « porcs à l’engrais » (et, après tout, peut-être est-il arrivé, quelquefois, que cette vulgaire comparaison ne fût pas tout à fait inexacte ; et tous les capitalistes ne sont pas nécessairement des héros ou des hommes de génie), Jean, au lieu de hausser les épaules, — ou de répondre congrûment, — bondit de rage, et, dans une métaphore furieusement amplifiée et jusqu’à former apologue, crie que les ouvriers sont des chacals, trop heureux de ronger les restes du lion. « Lorsque le lion a le ventre plein, conclut-il, les chacals dînent. » Image fort déraisonnable, que l’industriel Boussard réprouverait à coup sûr, et qui n’exprime en aucune manière les rapports économiques et sociaux du patron et des ouvriers. Ce trait de rhétorique exaspère les mineurs, fait éclater la grève qui couvait, et vaut à Boussard une balle dans la tête. « La réponse du chacal au lion ! » Car il arrive que les chacals dévorent le lion, et cela ne prouve rien d’intéressant. Mais il fallait finir.

On ne pouvait finir plus mal. Il est inadmissible que le dénouement (si c’en est un) d’une pièce qui était, comme j’ai dit, une histoire d’âme, soit brusquement provoqué par un détail purement accidentel, par un accès de colère du principal personnage, par une phrase absurde, que rien ne faisait attendre, qu’il pouvait ne pas prononcer, ou plutôt qu’il ne devait pas prononcer, étant donné ce que nous ont appris de lui trois actes tout entiers. Et, si l’on nous dit que Jean de Sancy est un névropathe, que sa dernière crise morale l’a détraqué, que ce qui surgit en lui tout à coup, dans le désarroi de sa volonté et dans l’oubli de toutes les disciplines religieuses et morales jadis acceptées par lui, c’est, par un phénomène d’atavisme, le féodal primitif, le gentilhomme de proie, le seigneur brigand et chef de « grands bandes », nous nous plaindrons donc que le développement de son caractère, de psychologique qu’il était, soit devenu pathologique.

Il faut dire que, dans le drame paru en brochure, il y a un cinquième acte, tout plein d’horreur et d’incertitude. Là, Robert Charrier, le meneur de la grève, l’homme qui a tiré sur Boussard, est lui-même canardé et « suivi au sang », dans le bois, par son propre frère, un garde-chasse qui n’hésite pas sur son devoir. Puis, Jean rencontre ce Robert, refuse de le livrer, et se laisse tuer par lui d’un coup de fusil. L’auteur semble avoir voulu signifier que la lutte sociale peut armer les uns contre les autres, non pas seulement les hommes des classes ennemies, mais des hommes du même sang : et cela est tragique, et nous en convenons ; mais ce second dessein de M. de Curel nous paraît beaucoup moins rare que le premier.

C’est pourquoi je ne retiendrai, de cet acte supprimé à la représentation, que ce qui regarde l’évolution des sentimens de Jean de Sancy. — Jean reconnaît qu’il a trop présumé de ses forces en croyant qu’il saurait imiter Boussard. Il doute et désespère de tout et tient des propos d’un nihilisme facile : « Ah ! misérable monde !… Où est l’amour ? Où est la charité ? Où est la vérité ? etc. » Un peu après, il regrette son ancien rôle, car c’est par lui qu’il fut quelque chose, et, depuis qu’il y a renoncé, il sent son néant. Néanmoins, il n’abandonne pas la théorie du lion : « Je crois au lion… Je m’incline devant les droits que lui donne sa griffe. » Et il dit qu’il veut encore expliquer cela aux ouvriers, plus doucement cette fois… En somme, il ne fait que balbutier, dans ce dernier acte, des idées confuses et contradictoires. Cependant, il s’y trouve des indications qui pourraient être poussées, et dont je m’étonne que M. de Curel n’ait rien voulu tirer. A un endroit, Mariette dit à l’Hamlet des Cercles catholiques : « Ce qui les a rendus furieux, c’est que vous apportiez du pain en nous retirant votre âme. » — Ne pensez-vous pas qu’il serait permis, là-dessus, de concevoir une autre suite à l’histoire morale de Jean :

Il essayerait d’abord de se conformer aux idées de Boussard, d’être un de ceux qui « ouvrent des sources nouvelles à l’activité humaine », d’être un chef de travail ; et il y réussirait à peu près, car son hérédité le prédispose du moins au commandement. Mais il n’aurait toujours pas la paix intérieure. Il ne se résignerait pas à ce que son nouveau rôle comporte de dureté nécessaire, d’indifférence aux souffrances individuelles. Il reconnaîtrait que le masque qu’il a rejeté n’était plus entièrement un masque, et qu’en l’arrachant il s’est arraché des lambeaux de lui-même. Ce n’est pas impunément qu’on a, pendant des années, pratiqué, ne fût-ce qu’extérieurement, la charité selon l’antique tradition chrétienne, en faisant l’aumône, en donnant aux pauvres son bien, en secourant directement des misères particulières. Ce n’est pas impunément qu’on a, dans la cathédrale du Mans, parlé un jour devant dix mille hommes et communié avec cette foule dans une pensée de fraternité et d’amour, sous le grand frisson de l’unanimité spirituelle. D’avoir, en des circonstances solennelles, répété après le Christ certaines paroles divines, les « paroles de la vie éternelle », en présence d’une multitude qui peut en rendre témoignage, cela ne s’oublie pas ; cela engage peut-être pour toute une vie terrestre. Jean de Sancy aurait donc la nostalgie de la simple charité. Les mots qu’il prononçait jadis d’une bouche savante, il les sentirait maintenant avec son cœur. — Il y aurait été conduit par sa sensibilité nerveuse, par l’image horrible du sang qu’ont fait répandre ses premiers essais de bienfaisance scientifique et léonine. — Puis il se dirait (car nous l’avons toujours vu éminemment scrupuleux) qu’il n’a pas encore expié le crime de son enfance, et que cette bienfaisance, qui consiste à aider les autres en ne songeant qu’à soi, ne saurait vraiment être considérée comme une expiation.

Il se rappellerait aussi les choses qu’il disait à l’abbé Charrier après la conférence du quatrième acte, et qui contenaient déjà le germe de son achèvement moral : « … Je suis en contradiction avec moi-même. D’une part, entraîné vers l’action forte et féconde qui nourrit les peuples, séduit par l’exemple de mon beau-frère et humilié lorsque je compare mon existence sonore et creuse de phraseur à la sienne, dont l’utilité est évidente, j’ai des crises d’émulation folle. Je voudrais le dépasser dans son activité muette. J’irais, s’il le fallait, élever des bœufs à la Plata ou conquérir le Pôle. Et puis je me demande à quoi bon. Oui, quand les prairies produiraient assez de viande pour nourrir tous les hommes, quand les usines fourniraient assez de drap pour les habiller tous, quand ils seraient tous riches et repus, à quoi bon, s’ils constituent un troupeau morne, dont ne s’élèverait pas un chant, dont ne se dégagerait pas une joie ? Un bétail à l’engrais, est-ce donc un idéal d’humanité ? Et alors je me dis qu’on peut faire mieux que de nourrir les peuples, on peut en être le parfum, la fleur, l’âme !… »

Mais être cette âme, cette fleur, ce parfum, il y en a un moyen plus sûr que de devenir un grand poète ou un grand artiste, ce qui ne dépend pas uniquement de nous ; un moyen moins orgueilleux, moins dangereux pour nous-mêmes, et moins aléatoire : c’est d’être bon, d’être aussi bon qu’on peut, et de l’être comme on le peut toujours. Et ainsi Jean reviendrait, non pas à son ancien apostolat, — qui fut théâtral et vain et qui le maintenait trop distant de ceux qu’il catéchisait, — mais à ce qui en dut être l’esprit, autrefois mal connu de lui-même. Il n’aspirerait plus qu’à pratiquer obscurément et ardemment ce qu’il prêchait jadis aux foules. Sa brusque démission de son premier rôle lui aurait donc servi à le mieux comprendre, — et à le reprendre d’un cœur délivré et purifié. Il concevrait cette vérité qui ne peut pas être trop répétée, que le salut économique de l’humanité ne fait qu’un avec son salut spirituel, et que la fin de la misère et la solution des « questions sociales » ne peuvent être procurées que par l’avancement de tous et de chacun dans la vertu et dans la bonté. S’il parlait encore aux hommes assemblés, il ne leur dirait plus que cela, et il le leur dirait humblement : mais il préférerait le dire en particulier à l’oreille des révoltés et des misérables, ou de ceux par qui ils souffrent. Il se porterait au soulagement des corps et au relèvement des âmes avec une bonne volonté fraternelle : car, ayant commencé par vouloir aider fastueusement les hommes, il finirait par les aimer. En même temps, il serait purgé de son orgueil aristocratique, pour en avoir aperçu les ressemblances avec cet orgueil des chefs de travail et d’entreprise, auquel précisément il a renoncé par scrupule et par tendresse de cœur. Et, ayant, après un long et douloureux détour, retrouvé le devoir, parce qu’il était visible, dès l’origine, qu’il avait en lui de quoi le retrouver, Jean ne serait plus qu’un homme qui s’efforce d’être un saint. — Ce serait un peu trop édifiant sans doute : ce ne serait pas, moralement, trop invraisemblable ; et voilà peut-être en quel sens se pouvait poursuivre l’évolution intérieure de Jean de Sancy. L’enfant qui, à quinze ans, rêvait le martyre à cause des palmes, l’aimerait même sans palmes vingt ans après ; et, parce qu’il est né généreux, tel aurait été pour lui l’enseignement de la vie. — Sous quelle forme tout ce que je viens d’indiquer nous devait être présenté au théâtre, ce n’est heureusement pas mon affaire.

Il reste que les deux tiers de la pièce de M. François de Curel tiennent du chef-d’œuvre. C’est un des plus grands efforts de l’art de nous montrer, par des moyens dramatiques, une âme riche et complexe, qui n’est point immuable, mais qui se modifie logiquement sous nos yeux mêmes, soit dans son contact avec la vie, soit dans ses rencontres avec les « questions » qui nous tourmentent nous-mêmes aux heures où nous valons quelque chose. M. de Curel a presque réussi dans cette rare entreprise. — Mais, en outre, il a su, une fois de plus, former autour de ses personnages une « atmosphère » qui leur est propre. Son premier acte sent bien la vie noble, catholique et terrienne (cf. les Fossiles) ; son deuxième acte est un beau drame d’usine et nous fait voir un bel héroïsme, très sobre, d’ouvriers et d’ingénieur. — Les personnages secondaires, les trois frères Charrier, le prêtre, le garde-chasse, l’ouvrier révolutionnaire, sont caractérisés avec une extrême justesse. — Au fond, l’idéal de M. de Curel est encore aristocratique ; il aime Boussard, comme il aimait le chirurgien de la Dernière Idole ; et je crois bien qu’il y a du Carlyle, et même du Nietzsche dans son affaire. Mais il est fort capable, lui aussi, d’ « évoluer », puisque aussi bien il n’a pas osé conclure cette fois ; et ce libre esprit nous ménage peut-être des surprises…

M. Octave Mirbeau est recommandable par un fort bon style, surtout oratoire, d’une tension peut-être un peu monotone, et par une imagination sombre et forcenée. Il y a, dans Sébastien Roch et dans l’Abbé Jules, de sinistres caricatures, d’une grimaçante outrance de mascarons. Il peint très bien les fous. J’ai admiré récemment, dans le Jardin des supplices, son courage à décrire minutieusement les tortures physiques et à nous faire longuement sentir, comme s’il y trouvait lui-même une jouissance, les rapports de l’érotisme avec la cruauté. — Il s’est fait une spécialité de la « hardiesse », et l’on sait que les spécialités nous déforment. La nécessité d’être hardi et, pour paraître hardi, d’être violent lui a parfois ôté le loisir de penser, et l’a privé de ce grand bien, qui est le sens critique. Il a des haines et des enthousiasmes qui m’étonnent, souvent par leur objet, et toujours par quelque chose de disproportionné, de furieux et de menaçant. Il m’étonne aussi par son attitude immuable, de justicier. Car malgré moi, et naïvement, j’associe toujours, à l’anathème chronique et exercé comme une fonction, l’image d’un homme ceinturé de poil de chameau et nourri de sauterelles et de miel sauvage. — Mais tous ces traits mis ensemble font un écrivain qui n’est point insignifiant ; et M. Mirbeau a de très beaux coups de poing.

Un beau coup de poing encore, ces Mauvais Bergers. — C’est l’histoire d’une grève, en cinq tableaux. Les personnages y sont vrais d’une vérité extrêmement générale et que presque rien d’individuel ne précise ni n’enrichit. Les idées sont violentes, voyantes, d’une remarquable simplicité. Je ne vois pas bien par où leur violence est « hardie » : car qui de nous se réjouit de l’injustice et de la souffrance ? et qui refuse d’avoir pitié, comme on a pitié au théâtre ? — Et, puisqu’il n’y a point ici d’ « histoire d’âme », ni, d’autre part, rien qui ressemble à un drame harmonieux et lié, je me servirai donc d’un tout autre mode d’exposition que pour la pièce de M. de Curel, et donnerai tout uniment la nomenclature des scènes principales du drame de M. Mirbeau. Et je ne ferai point de réflexions autour, parce que, — faut-il l’avouer ? — il ne m’en vient aucune. Une chambre d’ouvriers. La mère Thieux se meurt ; le père Thieux se tait, abruti par la misère ; Madeleine, la fille aînée, berce les enfans et raccommode des haillons. — La fille du patron, qui « fait la charité » en perruche, vient apporter une aumône inutile. Elle est accompagnée de son frère, Robert Hargant, jeune homme d’un socialisme rêveur et silencieux (c’est tout ce que nous saurons de lui). — Jean Roule, l’ouvrier anarchiste, repousse hargneusement les avances amicales du fils du patron. Resté seul avec Madeleine Thieux, cependant que la mère Thieux agonise dans la chambre à côté, il murmure ardemment à l’oreille de la jeune fille et son amour et sa révolte désespérée contre une société abominable… Tout cet acte est très bon.

Un salon chez Hargant. Hargant est intelligent, énergique, et n’est pas inhumain, mais il est le patron. — D’autres patrons, ses amis, échangent des propos où ils semblent faire exprès d’être idiots avec férocité — cependant que Robert garde le silence, selon sa coutume. La grève est déclarée ; la carmagnole passe sous les fenêtres ; un pavé casse une vitre ; les amis d’Hargant, fous de peur, « se défilent ».

Au troisième acte, deux grandes scènes. — On croit qu’Hargant et Robert vont enfin s’expliquer. Cette incompréhension réciproque d’un père et d’un fils qui s’aiment, c’est cela qu’il fallait approfondir ; c’est cela qui pouvait, qui devait être la partie originale du drame. Mais si Hargant dit quelques petites choses (les mêmes que Boussard ; moins bien), Robert se dérobe comme toujours. « As-tu un programme ? dit Hargant. Expose-le-moi ! — A quoi bon ? répond Robert, puisqu’il est tout entier dans un mot que vous niez ? » Si ce mot est « pitié », comme j’ai cru le comprendre, il valait pourtant la peine d’en développer le contenu, et, par exemple, de distinguer entre la pitié humble et agissante et la pitié orgueilleuse et stérile.

Puis, Jean Roule et quelques délégués viennent poser à Hargant leurs dernières conditions : journée de huit heures, assainissement de l’usine, substitution des procédés mécaniques à toutes les opérations du puddlage, surveillance sur la qualité des vins et des alcools fournis par les sociétés coopératives, et fondation d’une bibliothèque ouvrière, car le pauvre « a droit, comme le riche, à de la beauté. » Hargant refuse tout ; non seulement la journée de huit heures qu’il n’est réellement pas maître d’accorder, mais l’assainissement de l’usine, et même la bibliothèque (un petit nombre de livres y suffiraient cependant, en dehors des romans-feuilletons). Il met à la porte les délégués, puis son fils. Après quoi, la tête dans les mains, il dit : « Pourtant ce qu’ils demandaient était juste. » Et, quand la troupe arrive pour « rétablir l’ordre », un contremaître ayant crié : « Enfin ! » Hargant soupire : « Déjà ! » Ce puissant usinier est un homme bien nerveux, et d’une bien (extraordinaire inconsistance. Prenons-le comme il est. — Ce troisième acte est incomplet et décevant ; mais quelques éclairs le traversent.

Les grévistes sont réunis dans une clairière. Un groupe accuse Jean Roule d’avoir « barboté » la caisse de la grève, et lui reproche d’avoir repoussé le concours des députés socialistes. Il se défend très bien, et traite, en passant, comme ils le méritent, les politiciens exploiteurs de grèves et chanteurs de carmagnole. Toutefois, il est sur le point d’être écharpé, quand Madeleine, les ailes de sa mante éployées, crie : « Arrière ! », apaise le chef des dissidens en lui rappelant qu’elle a, petite fille, joué avec lui, et souffle dans toutes les âmes l’ardeur de révolte et de martyre qui est en elle. — Les mouvemens de la foule sont merveilleusement réglés, et les discours de Jean et de Madeleine sont très éloquens et très bien faits.

Dernier acte. — Cadavres et civières devant l’usine brûlée. Jean a été tué, Robert a été tué ; Hargant pleure sur Robert, et Madeleine sur Jean ; et, sentant remuer ses entrailles, elle promet aux martyrs un vengeur. Mais, affreusement blessée à la tête, je crois qu’elle meurt aussi. — Et le père Thieux, devenu fou, murmure : « C’est la paye, c’est la paye », et c’est le mot de la fin.

La conclusion paraît être : « Rien à faire ; car les patrons ne sont que des hommes, et les ouvriers n’ont que « de pauvres petites âmes d’enfans, obscures et balbutiantes », comme des âmes de Maeterlinck. Maudissons la vie, et désespérons. A cela rien à dire ! C’est trop simple ; et, si ce nihilisme a des « dessous, » je ne les ai pas vus. — Mais le spectacle est souvent saisissant pour les yeux ; plusieurs scènes du drame sont d’un écrivain de grand talent ; et enfin il y a, répandue dans toute cette déclamation, une pitié bilieuse et colérique, — qui n’est peut-être qu’une forme de la sensualité offensée, — et un amour de la destruction et de la mort, dont il se peut que vous soyez séduits.

MM. Guitry et Deval jouent supérieurement Jean Roule et Hargant. Mme Sarah Bernhardt (Madeleine) fait ce qu’il lui plaît, et, quoi qu’elle fasse, c’est toujours elle. Elle est toujours, comme dit M. Edmond Rostand, la reine de l’Attitude et la princesse du Geste.


Au théâtre de la République, pour l’anniversaire de Racine, on a lu des vers de M. Emile Trolliet, ingénieux et tendres, et qui n’ont point paru indignes de leur sujet.


JULES LEMAITRE.