Revue dramatique - 31 décembre 1896

Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 139, 1897


REVUE DRMATIQUE

A la Comédie-Française, l’Évasion, comédie en trois actes, de M. Brieux. — A la Renaissance, Lorenzaccio, d’Alfred de Musset, mis en cinq actes, par M. Armand d’Artois. — Au Gymnase, Idylle tragique, pièce en quatre actes et six tableaux, tirée, par M. Pierre Decourcelle, du roman de M. Paul Bourget.

M. Brieux continue à ne pas redouter ce qu’on appelle les grands sujets. Il faut lui savoir gré, en un temps où le théâtre est dévoré par la comédie psychologique et quelquefois pathologique et par la comédie de mauvaises mœurs, de ne se point cantonner dans l’adultère et le parisianisme, d’affronter avec une vigoureuse candeur les questions sociales et même les problèmes scientifiques, de s’évertuer à prouver quelque chose et d’oser encore « la pièce à thèse ». Et, finalement, cette ambition ne lui réussit pas mal. Car, même lorsqu’il lui arrive de faire un peu autre chose que ce qu’il avait cru, ce qu’il fait se ressent toujours de la hauteur et de la générosité de son premier dessein ; et ainsi, de ce qui devait être un grand drame philosophico-social, il peut rester du moins une comédie satirique assez forte et d’un assez grand prix.

C’est peut-être l’aventure de son dernier ouvrage : l’Evasion. L’Evasion est, à première vue, et était certainement dans la pensée de l’auteur, une pièce à thèse. La thèse est celle-ci : que les théories de certains médecins sur l’atavisme sont fausses ou pour le moins obscures et douteuses, et qu’on peut toujours échapper aux prétendues fatalités de l’hérédité morale, ou même physiologique, par l’effort de la volonté. Et voilà qui est bien. Oui, c’est une thèse, mais était-ce une thèse qui pût être développée sous la forme d’une action dramatique ?

Le Fils naturel, les Idées de Madame Aubray, Madame Caverlet, pièces à thèse, visent des préjugés sociaux ou des articles du code précis, définis, et dont il ne suffit pas, à ceux qui en sont victimes, de connaître l’injustice ou la fausseté pour en arrêter les effets. Mais l’hérédité « fatale » des mauvais instincts et des dispositions morbides, ce n’est qu’une théorie encore incertaine, une hypothèse très imparfaitement démontrée, sujette aux continuels démentis d’imprévoyables exceptions, et telle enfin qu’il suffit réellement de la nier pour en conjurer en soi les conséquences. Et à partir de ce moment, c’est fini ; plus de drame possible ; ou bien alors ce ne sera plus le drame de l’atavisme.

On dirait d’ailleurs que M. Brieux a pris à tâche de réduire au plus négligeable minimum la fatalité qui est censée peser sur ses deux prisonniers de l’atavisme, et de leur rendre l’ « évasion » aussi facile qu’il se pouvait. Voici Lucienne Bertry et Jean Belmont, nièce et beau-fils du solennel docteur Bertry, auteur d’imposantes brochures sur l’hérédité. D’après cet imbécile, Lucienne est irrémissiblement condamnée au vice, parce qu’elle est la fille d’une femme galante. Notez que Lucienne n’a pas connu sa mère, que son père est un fort honnête homme, et qu’elle a vécu, depuis l’âge de trois ans, au foyer familial et parfaitement correct de son oncle. Rien du tout, ici, de l’Yvette de Maupassant. Je ne vois pas, au surplus, pourquoi une créature conçue, avec une froideur probable et un médiocre plaisir, par une professionnelle de l’amour serait plus nécessairement vouée aux troubles de la chair que si elle était née des embrassemens de tels « époux » qui ont introduit la débauche dans le mariage, selon le conseil de quelques-uns de nos plus forts moralistes de la Vie parisienne. Et enfin, si l’influence de l’éducation et du « milieu » est, comme je le crois, beaucoup moins douteuse que celle du sang, Lucienne, fort bien élevée par son père et son oncle, me paraît beaucoup moins en péril que telle jeune fille issue de justes noces dans le monde bourgeois qui s’amuse.

Le cas de Jean Belmont n’est pas bien effrayant non plus. Son père, à lui, était hypocondre et s’est suicidé. Il ne s’agit donc, encore ici, que d’hérédité morale, aussi obscure pour le moins et, à coup sûr, plus modifiable que l’hérédité physique. Le suicide ne parait pas plus régulièrement héréditaire que le vice. Au moins, dans la comédie de l’Obstacle, qui présente quelque analogie avec l’Évasion, M. Alphonse Daudet avait-il fait peser sur son-principal personnage, Didier d’Alein, la menace d’un mal qu’on sait être produit par certaines lésions du cerveau, assez fréquemment transmissibles des parens aux enfans. Jusqu’à ce que Didier soit enfin rassuré par cette réflexion que la folie du commandant d’Alein, tout accidentelle, ne s’est déclarée que deux ans après la naissance de son fils, Didier peut croire qu’il ne lui suffit point, pour ne pas devenir fou, de ne pas vouloir le devenir. Mais Jean Belmont a beau être d’humeur mélancolique, il sent bien qu’il ne se suicidera que s’il le veut. Il s’agit donc uniquement, pour lui, de vouloir vivre, comme pour Lucienne de vouloir être sage.

Et ils le voudront, et, ce qu’ils veulent, ils le feront, dès qu’ils croiront à leur libre arbitre. Car on le crée en y croyant. Ou, si vous demeurez persuadés qu’il n’est qu’une illusion, et que la croyance à notre liberté morale est un mobile d’action aussi fatalement déterminé que les autres dans ses origines et dans, ses effets, toujours est-il que la fatalité de ce mobile nouveau a justement pour caractère de combattre et de compenser la fatalité des instincts et impulsions physiques.

Comment donc, puisqu’il est établi que Jean et Lucienne ne souffrent que d’une maladie de la volonté, seront-ils amenés à « vouloir » ? Par l’absurdité même et la lourde intransigeance des affirmations du docteur Bertry, qui les révoltent à la fin, et surtout par leur amour. Remède infaillible. Car, puisqu’ils s’aiment, ils veulent être l’un à l’autre, et, puisqu’ils veulent être l’un à l’autre, Jean veut vivre, et Lucienne veut être fidèle. La scène où ces deux faux condamnés au suicide et au vice unissent leurs tristesses et s’aperçoivent qu’ils unissent en même temps leurs cœurs, et sentent tomber leurs chaînes de liège peint en fer, et jurent de s’évader de la prison de carton où la crédule et tyrannique imbécillité du docteur les tenait enfermés au nom de la Science, cette scène charmante, tendre, généreuse, allégeante, est assurément une des meilleures de l’ouvrage.

Les voilà donc exorcisés. Mais dès lors, comme j’ai dit, le drame de l’atavisme est terminé. Car Jean et Lucienne, mariés, pourront bien, dans la suite, subir des tentations et commettre des fautes : il sera extrêmement difficile de démêler ce qui, dans leurs troubles et dans leurs erreurs, reviendra à l’hérédité ou à la terreur secrète qu’ils en ont peut-être gardée, et ce qui reviendra à l’universelle faiblesse humaine dont ils continuent, j’imagine, à participer. Jugez plutôt. Jean et Lucienne se sont installés à la campagne. Jean fait valoir ses terres, marche dix heures par jour dans ses guérets, mange de la soupe le matin et du saucisson à l’ail. Celui-là est parfaitement guéri ; pas une rechute, et nous n’avons donc plus à nous occuper de lui. Quant à Lucienne, elle est tentée ; mais son aventure n’est, dans le fond, qu’une variante de l’aventure de Gabrielle. Elle s’ennuie. Un clubman qui avait dû l’épouser autrefois, M. de Beaucourt, vient la relancer dans sa ferme. Elle se laisse un peu aller dans ses bras à l’occasion d’une leçon de bicyclette. Le mari survient là-dessus, leur trouve de drôles de figures, interroge Lucienne qui répond sincèrement. Il a le tort de se fâcher et de dire ; « Ça ne m’étonne pas ; il fallait s’y attendre. » Elle songe : « C’est comme ça ? Mon sang me condamne à faire des bêtises ? Eh bien, soit. » Elle retrouve Beaucourt à Paris. Elle lui propose de fuir au bout du monde : il préfère de commodes rencontres dans quelque rez-de-chaussée et ne le lui cache pas (scène souvent faite). La goujaterie du personnage la soulève d’indignation et lui révèle qu’elle est bien définitivement une honnête femme, quoi qu’elle fasse et en (dépit du sang de sa mère. Et, le mari survenant encore, elle tombe dans ses bras.

Le drame est donc quelconque, et surtout au second acte. Je sais bien ce qu’on a dit : Lucienne est victime, — jusqu’à la salutaire réaction du dénouement, — non pas des indéfinissables lois de l’hérédité, mais de l’idée qu’elle s’en fait et qui la hante. Voilà le vrai sujet : le mal que peuvent causer, par intimidation et suggestion, de mensongères théories « scientifiques ». Lucienne glisse à des sottises, parce que, le premier feu de son amour pour Jean une fois tombé, elle se souvient à tout moment qu’elle est fille de fille, et ce que cela signifie d’après son nigaud d’oncle. Soit ; mais alors il faudrait qu’il ne pût y avoir (d’autre explication des sottises de cette jeune femme, et que l’auteur lui-même ne nous en présentât aucune autre ? Elle s’ennuie à la campagne et regrette les divertissemens de Paris ? Mais c’est peut-être tout) simplement parce que son mari la laisse, du matin au soir, seule à la maison. Elle est imprudente avec M. de Beaucourt, et bien facilement émue de son étreinte ? Mais c’est peut-être parce qu’elle l’a aimé jadis : cela nous a été dit au premier acte. L’émoi que lui donne sa leçon de bicyclette ne serait significatif soit de l’hérédité de Lucienne, soit de l’idée qu’elle s’en forme, que si Beaucourt était pour elle le premier venu, un passant. Et ainsi de suite… Bref, on ne voit pas du tout, mais pas du tout, que Lucienne, dans ses comportemens les plus répréhensibles, subisse d’autre hérédité que celle du péché originel.

Laissons donc le drame ; laissons la question de l’atavisme, et aussi celle des « faillites partielles de la Science » ; car le critique illustre qui naguère a agité cette question avec tant d’éclat la jugerait mal posée ici, et trop confusément ; il estimerait lui-même que le « puffisme » à la fois ingénu et « roublard » du docteur Bertry n’a pas grand’chose à voir avec la Science, et qu’il aurait la partie trop belle contre ce niais suffisant. Ce qui est excellent dans la pièce de M. Brieux, c’est le cadre, c’est la partie satirique. Je ne dis pas que cela vaille du Molière, attendu que je n’en sais rien ; mais je crois que c’est la plus franche et la plus vivante satire qu’on ait faite de la médecine et des médecins, depuis Molière.

Le docteur Bertry est un type vrai et bien d’aujourd’hui. Il représente avec plénitude le snobisme scientifique, une sorte de déplacement du sentiment religieux en haine des religions même ; la foi imperturbable à certains mots et à certaines formules, le prosternement devant l’Expérimentation, l’Investigation, les « Méthodes modernes », et autres entités impressionnantes ; l’acceptation fervente de toute théorie par où l’explication matérialiste du monde semble pouvoir être confirmée ; l’illusion obstinée que ce qui constate, tant bien que mal, le « comment », rend compte par là même du « pourquoi » ; bref, l’espèce de griserie intolérante et brutale que donne la Science à des cerveaux anti-critiques. Crédule, assuré, pompeux, — très malin aussi, et réclamier, et avide d’honneurs et de places, Bertry, c’est Homais « grand médecin ». Bien jolie encore, la silhouette de ce petit farceur de La Belleuse, le docteur — Scapin, fringant, intrigant, galant, glissant, effronté, qui calme les scrupules distingués de ses maîtresses en recommandant aux maris l’abstention conjugale, et met ses « ordonnances » au service de ses intérêts de cœur. Satire opportune, s’il est vrai qu’une des espèces d’hommes les plus dominantes et triomphantes de ce temps-ci et les mieux représentatives de son intellectualité moyenne, ce soit en effet le médecin, et que le cher docteur ait remplacé, auprès des familles, le prêtre et le directeur spirituel, dans la mesure où la religion se retirait des mœurs de la bourgeoisie. Satire équitable enfin : car, à côté de Bertry et de La Belleuse, M. Brieux a mis le bon médecin traditionnel ; et il plaint Bertry autant qu’il le raille ; il lui laisse quelques-unes des vertus de sa profession ; il lui prête une belle fermeté à cacher la maladie de cœur dont il sait qu’il mourra, à s’arranger du moins pour mourir debout, et, finalement, — devant Jean et Lucienne que cela rassure tout à coup (je ne sais pas pourquoi : car, de ce qu’une maladie de cœur est incurable, il ne s’ensuit pas nécessairement que les maladies morales ne sont pas héréditaires), — un très généreux et méritoire aveu de son ignorance.

Oserai-je regretter ici l’absence d’une figure de médecin : le médecin dilettante, celui qui abuse de son immense pouvoir, moins encore pour en tirer profit que par une curiosité perverse ? Être le confesseur, non seulement de l’âme, mais du corps ; voir devant soi les hommes dans les attitudes les plus dépouillées et les plus humiliantes ; connaître non seulement les larmes les plus inavouées des femmes et des jeunes filles, les souffrances que nul ne soupçonne, les déshonneurs domestiques et les crimes familiaux, mais encore les tares et les secrets du corps, plus durs à livrer quelquefois que ceux de l’âme ; et, aussi, imposer à ses victimes reconnaissantes des traitemens, des régimes, des privations, des tortures à l’efficacité desquels on ne croit pas soi-même ; savourer l’idée que, à toute heure de jour, on influe, on pèse sur la vie de malheureux qui ont foi en vous ; qu’on les tient dans sa main, où qu’ils soient ; qu’on peut, à volonté, leur souffler l’espérance ou les bouleverser de terreur… Il y a là, si je ne me trompe, un plaisir de domination, moins fastueux et moins superbe que celui des conquérans et des conducteurs de peuples, mais autrement intense, et plus complet que celui des directeurs spirituels. Et cette volupté, je suis persuadé qu’il est des médecins artistes (qui ne se la refusent pas. Le médecin dilettante, et dilettante jusqu’au satanisme, existe, j’en suis presque sûr.

Conclusion : l’Évasion est une bonne pièce. Une bonne pièce est une pièce où il y a beaucoup de bonnes choses. Les chefs-d’œuvre, c’est la postérité qui les élit dans le tas, quelquefois au petit bonheur. Je voudrais seulement que M. Brieux perdît la superstition de la « pièce à thèse ». Une thèse de théâtre revient presque toujours à quelque vérité morale assez humble et de peu d’originalité (l’Évangile lui-même n’est plus original). En outre, une pièce ne démontre jamais la vérité d’une thèse que pour un cas particulier, et, par suite, n’est intéressante que dans la mesure où la « fable » l’est elle-même et selon ce qu’elle contient de vie, d’observation et de passion bien exprimées. C’est donc toujours, au bout du compte, la fable qui est l’essentiel, et c’est elle qu’il faut nourrir le mieux qu’on peut. La thèse ne doit servir que d’aiguillon, de stimulant pour imaginer une aventure humaine. Sinon, l’on risque de glisser, plus ou moins, à la comédie didactique et pédagogique de Boursault et de Destouches. Là est l’écueil pour M. Brieux.

L’interprétation de l’Evasion est parfaite. Il faut nommer d’abord M. Proudhon, unique dans le rôle du docteur Bertry comme il le fut dans celui de Bellac ; M. Coquelin cadet, infiniment pittoresque en berger rebouteux ; M. Joliet, exquis en « bon docteur » ; Mlle Lara, dont la grâce vraiment jeune et deux ou trois cris sincères n’ont pas démenti nos espérances ; et, puisque toutes et tous furent bons, compléter l’énumération par MM. Paul Mounet, Clerh, Truffier, Dupont-Vernon et Delaunay fils, et par Mlles Reichenberg, Moreno, Amel et Nancy Martel.


Je disais à la fin de mon article du mois dernier que, parmi les autres romantiques, restés tous fidèles à l’ordre latin et à la rhétorique latine, Alfred de Musset, entre dix-huit et vingt-cinq ans, me paraissait avoir été le seul byronien sincère et le seul shakspearien pratiquant ; moins par imitation que par une naturelle fureur de rêver, d’aimer, de souffrir, de vivre et de dévorer tous les fruits de la vie, et sous la poussée du plus violent printemps de sensibilité, et d’imagination qui ait jamais éclaté dans le cœur et la cervelle d’un poète adolescent.

Cela apparaît singulièrement dans ce somptueux Lorenzaccio, dont nous devons à la généreuse hardiesse de Mme Sarah Bernhardt une représentation qui dut être forcément partielle, mais qui fut si intéressante encore. — Un débordement de vie et de passion ; toute la Florence du XVIe siècle en quarante tableaux qui surgissent de-ci de-là et semblent se bousculer ; la soudaineté véhémente des sentimens ; la simplicité rapide des coups de théâtre (l’aveu de la comtesse Cibo à son mari, l’empoisonnement de Louise Strozzi, le meurtre du duc, le meurtre de Lorenzo) ; une impétueuse floraison de discours ; images outrées ou mièvres, sans cesse renaissantes et qui se chassent l’une l’autre comme des flots, images grandes et qui parfois se prolongent en allégories, mais sans exactitude trop stricte, ou même avec quelque incohérence dans le développement, oui, tout cela est « shakspearien » au sens où l’on entend couramment, — sans trop le presser, — ce mot un peu mystérieux. Réminiscences ? Volonté de « shakspeariser » en effet ? Peut-être bien, à ne considérer que la forme. Encore s’y mêle-t-il des langueurs, et des grâces, et des impertinences, et des sanglots aussi, qui sont bien à Musset tout seul. Rien d’un pastiche en tout cas ; une sincérité entière ; car, là-dessous et tout au travers, une âme vit profondément, la pauvre âme de Lorenzaccio, qui n’est que celle de Musset tragiquement interprétée ; âme de désespoir : car nul, je crois, n’a plus vraiment désespéré que cet homme qui, mort à trente ans, ne fut enterré qu’à cinquante et mâcha donc pendant vingt années la cendre de sa propre mort.

Lorenzaccio n’est point Brutus. Brutus n’est en effet qu’une « brute », et vertueuse, et conséquente avec elle-même, et qui ne marche point par le crime à son grand acte de vertu. Et Lorenzaccio n’est pas non plus Hamlet. Hamlet, c’est une âme inégale à la mission qu’elle a reçue, mais qui ne cesse pas de croire à la bonté de cette mission ni à l’éternelle morale de qui elle la tient. Hamlet multiplie, par faiblesse, les détours pour aller à son but : mais ces détours ne le déshonorent point, et il n’y laisse pas sa conscience.

L’aventure de Lorenzaccio est fort différente ; un peu obscure, à vrai dire, dans ses commencemens. C’est un jeune homme excessivement lettré, qui, né païen dans cette païenne Renaissance d’Italie, a conçu d’abord le devoir à la manière antique. Il a voulu agir de façon saisissante et rare et gagner l’admiration des hommes. Il a voulu être un héros à la Plutarque, un tyrannicide dans le goût d’Harmodius et d’Aristogiton. Peu lui importe le tyran, puisqu’il avait d’abord choisi, pour le frapper, un pape, avant de jeter son dévolu sur Alexandre de Médicis. Il a fait un rêve, un rêve de gloire autant que de justice, et de dilettantisme peut-être autant que de gloire. Et c’est pourquoi il a pu prendre un si étrange chemin. Le masque de Brutus était une imbécillité inoffensive ; celui d’Hamlet, une demi-folie fantasque, un peu bavarde, généreuse en somme : le masque de Lorenzo, c’est la débauche, la lâcheté, le proxénétisme, la cruauté. Il partagera, favorisera, attisera les vices de son maître pour lui inspirer confiance et le tenir un jour à sa merci. Cela veut dire qu’il souillera son âme et son corps pour l’amour de la patrie et de la justice, et, ensuite, qu’il commettra ou favorisera, en servant Alexandre, autant et plus de crimes qu’il en doit prévenir en le tuant, et que son « héroïsme » paradoxal commencera donc, vraisemblablement, par coûter à Florence autant de larmes et de sang qu’il lui en veut épargner. Admirable calcul !

Il n’est guère possible qu’il ait vu tout cela dès l’abord et qu’il y ait consenti. Sans doute, il pensait s’en tirer par un simulacre inoffensif de corruption et de méchanceté. Cela est indiqué par le poète : « Suis-je un Satan ? dit Lorenzaccio. Lumière du ciel ! je m’en souviens encore, j’aurais pleuré avec la première fille que j’ai séduite si elle ne s’était mise à rire. »

J’aurais voulu, pour ma part, que le poète insistât sur ce moment si important de l’histoire de son héros, qu’il nous le montrât pris pour la première fois à son propre piège, qu’il nous eût fait assister à sa première orgie et à son premier détournement de mineure. Mais passons. Donc, ayant feint la débauche, Lorenzo l’a aimée ; et, pour avoir vu la faiblesse de beaucoup de jeunes filles et de femmes, il a cru à l’universelle impureté. Ayant feint la méchanceté, il y a pris goût, comme à une forme flatteuse et facile de l’action et de la domination sur les hommes ; et, parce que son ignominie ne soulevait que de vaines injures et ne rencontrait aucune résistance sérieuse, il a cru tous les hommes lâches et vils. Par suite, il a senti que l’acte libérateur qu’il méditait ne servirait à rien du tout ; il a conçu la vanité du dessein vertueux qu’il avait poursuivi en se faisant criminel. Et dès lors, c’est l’entier désespoir dans la négation de tout, dans le total mépris des hommes et le dégoût de soi.

Toutefois, il l’accomplira, cet inutile dessein, parce qu’il n’a plus aucune autre raison d’agir ni de vivre, parce qu’il faut, pour son « honneur », que sa longue flétrissure aboutisse du moins à un geste noble et remarquable ; et surtout parce qu’il hait Alexandre, non plus comme le tyran de sa patrie, mais comme la cause de ses souillures, de ses hontes et de la mort de son âme. Et il s’attarde, non, comme Hamlet, par incertitude, mais parce qu’il est englué dans les boues du chemin qu’il a pris. Il rampe néanmoins vers son but, avec une lenteur tenace, cependant qu’il exhale son désespoir en ironies forcenées sur les autres et sur lui-même, sur l’humanité, et sur ce qu’on nomme la liberté, et sur ce qu’on nomme la justice et sur ce qu’on nomme Dieu. Il frappe enfin le tyran, non plus pour délivrer Florence, mais pour se délivrer. (« Respire, respire, cœur navré de joie ! ») Et ce meurtre est en effet inutile ; le tyran mort est aussitôt remplacé par un autre, et Lorenzo, n’ayant plus rien à faire au monde, se laisse assassiner.

Et toute l’œuvre, à l’égal des poèmes dramatiques les plus illustres et de ceux qui passent pour les plus profonds, abonde en « moralités » suggérées. Ainsi, non seulement « la fin ne justifie pas les moyens », mais les moyens pervers pervertissent et détruisent leur propre fin ; ainsi le devoir n’est pas chose de libre élection et de fantaisie ; ainsi, « on ne badine pas « avec la débauche ni avec le crime ; ainsi le débauché est voué au nihilisme final par l’affreuse monomanie de ne voir partout dans le monde, sous des formes diverses, que d’innombrables manifestations de l’instinct égoïste et stérile dont il est lui-même possédé ; ainsi son vice, en lui ôtant la foi, lui décolore la vie et lui souille la création ; ainsi un acte mauvais est en nous-même une semence de mal et corrompt pour l’avenir notre volonté ; ainsi la noblesse de notre âme est dépendante de chacun de nos actes et non d’un seul qu’il nous a plu de choisir… et que d’autres belles vérités encore dans ce drame luxuriant et désolé ! Navrante histoire d’une âme toute de désirs, morte d’avoir pris pour vertu le songe de son orgueil et de s’être aimée uniquement elle-même quand elle croyait aimer le devoir théâtral et fastueux que son caprice s’était inventé ; âme de triple essence humaine, et qui représente donc, dans son aventure excessive, la silencieuse aventure de beaucoup d’autres âmes. Je ne pense pas exagérer en disant que ce personnage de Lorenzaccio est aussi riche de signification qu’un Faust ou qu’un Hamlet et que, comme eux, il figure, dans une fable particulière, l’homme, l’éternel inquiet et l’éternel déçu, sous un de ses plus larges aspects.

Et ce personnage est une créature vivante ; il est de chair, de sang, de nerfs et de bile ; et Mme Sarah Bernhardt nous l’a bien fait voir. Dès sa première entrée, sous son pourpoint noir et son teint olivâtre, comme c’était cela ! et quel air triste, énigmatique, équivoque, languissant, dédaigneux et pourri elle avait ! Et tout, la surveillance de soi, les brefs frémissemens sous le masque de lâcheté, l’insolente et la diabolique ironie par où Lorenzo se paye des mensonges de son rôle, la hantise de l’idée fixe, l’hystérie de la vengeance et les excitations artificielles par où il s’entraîne à agir ; et les retours de tendresse, et les haltes de rêverie, et les ressouvenirs de sa jeunesse et de son enfance ; la magnifique et lamentable confession de Lorenzo découvrant au vieux Strozzi l’abîme de sa pensée et de son cœur ; le désespoir absolu, puis la répétition suprême et comme somnambulique de la scène du meurtre enfin proche ; et, persistant à travers tout, l’immense, délicieux et abominable orgueil, Mme Sarah Bernhardt a tout traduit avec une précision et une justesse saisissantes, et cela, sans que l’expression de chacun des traits successifs du personnage nous laissât oublier les autres. Bref, elle n’a pas seulement joué, comme elle sait jouer, son rôle : elle l’a « composé ». Car il ne s’agissait plus ici de ces dames aux camélias et de ces princesses lointaines, fort simples dans leur fond, et qu’elle a su nous rendre émouvantes et belles, presque sans réflexion et rien qu’en écoutant son sublime instinct. A ce génie naturel de la diction et du geste expressifs, elle a su joindre cette fois, — comme lorsqu’elle joue Phèdre (mais que Lorenzaccio était plus difficile à pénétrer ! ) — la plus rare et la plus subtile intelligence.

Mme Sarah Bernhardt a royalement payé aux mânes de Musset la dette de Rachel.

De l’ « adaptation » de M. Armand d’Artois, je n’ai guère à dire que du bien. J’eusse voulu tout Lorenzaccio, mais je sais qu’on ne pouvait pas nous le donner. La seule suppression dont je ne me console pas est celle de l’épilogue, qui achève le sens du drame et qu’il fallait donc nous garder à tout prix. Oui, le roman et le théâtre sont deux représentations de la vie d’espèces fort différentes ; et il est donc impossible de tirer une bonne pièce d’un roman qui est bien un roman, c’est-à-dire tout forme de récit et d’analyse ; on ne saurait, dis-je, l’en « tirer », puisqu’elle n’y est pas. Il faudrait en concevoir de nouveau et en « repenser » entièrement la fable, selon les conditions et les exigences du genre dramatique ; et c’est de quoi ne s’avisent guère les ouvriers, même habiles, par qui les romans célèbres sont d’ordinaire « mis en pièces ». Oui, cela me paraît vrai, quoique tout le monde le dise ; et le succès incertain d’Idylle tragique au Gymnase en est une nouvelle preuve.

Je vous préviens tout de suite que ce que je pourrai dire de l’arrangement tenté par MM. d’Artois et Decourcelle n’atteint en aucune façon le livre de M. Paul Bourget. Car toutes les objections qui me viennent contre le drame, on me démontrerait sans peine, ou qu’elles sont minutieusement résolues dans le roman, ou que celui qui le lit ne songe même pas à les faire. Et, par exemple, ce n’est pas la faute de M. Bourget si les élégances mondaines d’Idylle tragique, où il s’est si longuement complu, et qui, dans le livre, gardent leur mystérieux prestige, perdent quelque peu à être sommairement « réalisées » sur les planches. Mais surtout une gêne se fait sentir à la représentation, que la lecture du roman ne m’avait point fait soupçonner : je veux parler d’une sorte de secret désaccord, — je ne dis point d’incompatibilité radicale, — entre le sujet et le cadre. L’un et l’autre, on le dirait, ont été conçus séparément par l’auteur, qui a voulu à toute force les réunir, sans doute afin de pouvoir utiliser toutes ses notes du moment.

Pierre et Olivier sont, sous leurs jaquettes bien coupées, des héros de l’amitié, comme Achille et Patrocle, comme Damon et Pythias. L’amitié dont il s’agit ici est un sentiment profond, absorbant, d’un caractère presque religieux et, provisoirement et par définition, plus fort que tout et plus fort que l’amour : et c’est ce qu’il fallait nous bien enfoncer dans la tête. A première vue, ce qui paraît convenable, sinon absolument nécessaire, à la culture et à la conservation d’un tel sentiment, c’est une vie en grande partie commune, quelque ressemblance ou voisinage d’occupations et, sinon un compagnonnage d’armes, quelque chose qui en soit du moins l’équivalent. Nisus et Euryale ne se sont jamais quittés et se confient tous leurs actes et toutes leurs pensées. Or, Olivier et Pierre sont bien, on nous le dit, des amis d’enfance ; mais nous voyons, au début d’Idylle tragique, qu’Olivier est diplomate, c’est-à-dire, par profession, toujours séparé de son ami ; que celui-ci est un oisif et, de son côté, un grand voyageur ; qu’Olivier a eu la plus douloureuse aventure de cœur et, pour s’en guérir, a pris femme, sans dire de tout cela un seul mot à Pierre, et que ces deux amis du Monomotapa ont donc coutume de s’aimer de très loin et vivent parfaitement l’un sans l’autre.

C’est que l’auteur, en même temps qu’il voulait nous conter le roman de l’amitié, avait besoin que ce roman se déroulât dans ce monde de cosmopolites sur lequel il abondait en documens raffinés ; et c’est pourquoi il a fait se rencontrer Damon et Pythias sur la Corniche, et, bien qu’une existence plutôt retirée et un « milieu » plutôt austère et calme dussent être mieux en harmonie avec le sentiment sérieux dont ils sont censés les parangons, les a condamnés à une vie agitée, brillante et futile de déracinés. Cette disconvenance est à peine perceptible dans le roman, tant l’auteur y a réponse à tout : mais elle se fait sentir, je ne sais comment, dans le drame. Là, non seulement la mondanité vagabonde des deux amis et leurs élégantes mœurs, favorables aux longues séparations, mais encore (je continue à ne parler que du drame) le clinquant et l’artificiel de la grande dame exotique par qui sont bouleversés ces deux gentlemen, ce qui nous est un indice de leur propre qualité d’âme, ne nous permettent pas de croire assez fermement à ce que représentent Pierre et Olivier. Ce n’est qu’une impression, subtile peut-être, et que j’ai eu de la peine à démêler, mais dont je suis sûr, et qui m’a doucement et insensiblement glacé. Car, du moment que nous sommes si médiocrement persuadés du caractère exceptionnel, unique, de l’amitié qui lie Olivier et Pierre, les discours et les actes qu’elle leur inspire ne nous paraissent qu’étranges, indiscrets, et ne nous touchent presque plus ; et le pacte tardif auquel Olivier asservit Pierre nous semble bien inhumain, et le sacrifice final d’Olivier nous semble bien gros et ne nous laisse pas oublier, à nous, qu’il a une femme charmante et dont il est adoré. Ou, pour mieux dire, tout cela nous devient à peu près égal.

Tout le succès de l’interprétation a été pour M. Lérand, dans le rôle excellent de l’archiduc anarchiste, et, dans un rôle de confidente, pour Mlle Cécile Sorel. Cela est ainsi.

Le Colonel Roquebrune, de M. Georges Ohnet (Porte-Saint-Martin), est un drame, bien fait et fort amusant, d’amour et de police, de cape et de sabre, et même de gourdin, sur lequel il est possible que je revienne. La trompette et le panache de M. Coquelin y font merveille.


JULES LEMAITRE.