Revue dramatique - 30 novembre 1917

Revue dramatique - 30 novembre 1917
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 692-696).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : D’un jour à l’autre, comédie en trois actes, par M. Francis de Croisset, — Reprise d’Œdipe-Roi. — Adrien Bertrand.


Qui donc a prétendu que la guerre ne changerait rien à l’atmosphère de notre littérature dramatique ? Ce sombre pessimiste s’était trop hâté de répandre la rumeur fâcheuse : après beaucoup d’autres démentis, en voici un de plus, que lui administre M. Francis de Croisset. Cet auteur s’était naguère distingué dans un genre de théâtre agréablement corrompu ; même, il se laissait gagner à la contagion du théâtre brutal : quelques mois avant la guerre, il avait fait jouer une pièce, dont je n’ai plus le détail très présent à l’esprit, mais dont je me souviens très bien qu’elle mettait en scène d’affreux gredins en habits noirs et robes de la bonne faiseuse. Rien de pareil dans sa nouvelle pièce. Cette fois, nous sommes dans la meilleure société, une société de braves gens, où les moins bons sont encore excellons. Les propos y sont châtiés, et jusqu’à « je vous aime, » tout s’y dit honnêtement… Mais comment, si ce n’était au creuset de la guerre, le plomb vil se serait-il changé en cet or pur ?

De toute évidence, M. de Croisset a voulu faire une comédie légère, presque un vaudeville, empruntant aux choses d’aujourd’hui l’actualité du cadre et des figures, sans rien refléter de leur angoisse : il y a fort bien réussi. D’un jour à l’autre est une pièce d’un comique facile, où l’éternuement lui-même n’est pas dédaigné comme jeu de scène. Cela commence le jour de la mobilisation. Mais ne craignez pas d’avoir une fois de plus à revivre la fièvre de ces heures tragiques ! Tout se passe le mieux du monde, sans cet excès d’émotion qui risque de devenir douloureux, et nous avons tout loisir de nous initier aux petites affaires de la famille Chardin. Les vieux Chardin sont de doux maniaques, le père mélomane et la mère malade imaginaire : c’est elle qui éternue. Ils ont une fille, Marthe, autour de qui va tourner toute la pièce : Mlle Leconte, qui joue le rôle, en a fait une de ses meilleures créations.

Marthe n’a pas eu de chance. Mariée à un M. de Vrécourt, elle a été, en un an et demi, trompée quatorze fois. L’arithmétique tient dans cette pièce une place importante : ainsi on calcule, avec une précision qui ne laisse rien à désirer, que Mme Chardin en est à son quatre-vingt-treizième éternuement, et que ce Don Juan de Vrécourt ébauchait sa quinzième passade lorsqu’est intervenu un divorce, bientôt suivi d’une annulation en cour de Rome : je vous ai dit que nous sommes dans la meilleure société. Marthe vient reprendre chez ses parens sa chambre de jeune fille ; c’est un heureux jour : pourquoi faut-il que, ce jour-là même, les affaires achèvent de se brouiller entre la France et l’Allemagne ? C’est un vrai guignon. Cependant, chacun prend ses dispositions de guerre : M. Chardin renonce à la musique, Mme Chardin renonce à ses migraines, le docteur Marinois, socialiste, humanitaire, renonce à son antimilitarisme et tient à son fils, André Marinois, le langage du plus pur patriotisme.

A voir l’insistance avec laquelle, au cours de ce premier acte, on nous parle des déboires conjugaux de Marthe et de la fameuse annulation de mariage, l’idée nous est tout de suite venue que l’orientation de la pièce devait être cherchée de ce côté. Un ménage est désuni ; la guerre éclate : elle va rapprocher les époux. Vrécourt se conduira en héros ; il sera blessé ; mourant, il se convertira ; Marthe le raimera, le répousera, et d’ailleurs il ne mourra pas… Nous avions mal conjecturé. Ce n’est pas cela. Il y aura bien quelque chose de cela, mais seulement quelque chose… Certes, vous ne voudriez pas que Vrécourt manquât à bien se battre : Don Juan est brave. Nous apprendrons qu’il s’est brillamment conduit, qu’il a été cité, décoré. Le vieux Chardin, à cette nouvelle, ne se sent pas d’émotion et ne parle plus de son « gendre » qu’avec des larmes dans la voix. Il n’a de cesse qu’il ne l’ait ramené auprès de Marthe. Et Vrécourt revient, en effet, avec une aisance parfaite et comme si rien ne s’était passé, gai, aimable, brillant, conquérant, prêt à reprendre la conversation amoureuse avec sa femme, — d’autant plus volontiers qu’elle n’est plus sa femme. Mais il trouve Marthe très entourée. Il y a autour d’elle un certain Michelot, qui fait des affaires et, depuis la guerre, les fait excellentes. Et il y a le jeune Marinois. Camarade d’enfance de Marthe, il l’aime depuis toujours. Fils d’un médecin de campagne et flambant d’amour pour une jeune châtelaine, vous l’avez nommé : c’est le jeune homme pauvre et c’est le beau ténébreux. Entre Marthe et lui éclate une scène de dépit amoureux, une grande scène, une scène à retournement et à rebondissement, la scène qui termine « le deux. » Des bruits fâcheux ont couru sur ce fils Marinois : on raconte qu’il est embusqué, et Marthe l’a cru comme elle l’entendait raconter. Elle l’a cru, elle a pu le croire, et lui, le fils Marinois, pendant ce temps-là, se courrait de gloire et collectionnait les citations ! Il les a sur lui, ces citations, il les porte dans la poche de sa vareuse, il les fait lire à Marthe. La preuve est indéniable : le fils Marinois volait au danger ; seulement il faisait circuler le bruit qu’il était à l’arrière, afin de ne pas inquiéter Mme Marinois, la mère, qui a une maladie de cœur. C’était pour sa mère ! « Premier prix de bon fils ! » comme disait Croizette, dans Jean de Thommeray. Marthe, désabusée, ravie, se jette au cou du héros, dans un élan d’enthousiasme et d’amour. Mais lui, la repousse, s’étant avisé que ce baiser de femme irait non à l’homme, mais au soldat : et pour cela, il n’a pas besoin de Marthe, il a son général !… À condition qu’on ne nous le donne pas pour cornélien, le mot est excellent.

Donc, au troisième acte, Marthe aie choix entre trois partis. Comme le personnage antique, elle est à l’embranchement de trois routes. Prendra-t-elle la route Michelot ? Mais quoi ! Ce riche est un nouveau riche. Marthe rejette avec horreur celui qui, de cette guerre, source de tant de larmes, a fait jaillir un Pactole. La solution Michelot signifiait : l’argent. Elle est écartée. Vrécourt, qui parle au nom du plaisir, aura-t-il plus de succès ? C’est lui-même qui s’élimine, à la suite d’une conversation avec le jeune Marinois, et, comme jadis Polyeucte résignait Pauline entre les mains de Sévère, conseille à Marthe d’épouser un jeune homme animé de si beaux sentimens. En effet à la théorie de la vie facile et du plaisir léger, tel que le conçoit l’incorrigible Vrécourt, le fils Marinois oppose celle de l’amour austère, le seul qui se pratique en France depuis la guerre, le seul qu’admettent les poilus. C’est ici le contraste de deux générations. Celle d’hier ne songeait qu’à s’amuser. Heureusement, une autre génération va revenir des tranchées : ce qui la caractérise, c’est qu’elle a le respect de l’amour, un amour grave, pur, fidèle, etc. Allons, tant mieux ! tant mieux !

Le public a applaudi du meilleur cœur à ces déclarations d’un si moral optimisme, sans toutefois paraître très convaincu. Je crois, pour ma part, et en dépit de certaines apparences, que c’est M. de Croisset qui a raison. Et si j’ai semblé tout à l’heure m’associer à l’incrédulité du public, on a bien compris ce que je voulais dire : c’est que, sous cette forme et au terme de cette petite histoire, la démonstration ne me paraissait pas extrêmement concluante. Mais il est bien impossible qu’une nation, destinée à vivre, n’ait pas reçu de la grande épreuve qui a mis son existence en péril, une commotion profonde et durable. Avant 1914 comme avant 1789, nous nous étions endormis dans la douceur de vivre. Encore une fois, le réveil a été terrible ; les vérités méconnues nous sont apparues dans un jour aveuglant et sinistre : nous voyons où nous a menés la dérision de toutes les idées sérieuses et nobles. Nous renaîtrons à la santé, je n’en doute pas un seul instant. Sachons seulement que la transformation ne sera pas immédiate, et c’est ce qui pourra donner le change : le pli est pris et la grimace ne s’effacera pas en un jour. Mais quelques années ne sont rien dans la vie d’un peuple. Et ce n’est pas trop compter sur la vertu du sacrifice consenti par des millions de Français, que d’en attendre pour la France de demain une atmosphère purifiée.


La Comédie-Française a repris Œdipe-Roi ; elle le devait : le chef-d’œuvre antique est de ceux] auxquels notre grande scène littéraire se doit de garder pieusement leur place.

Nous nous étions accoutumés à n’apercevoir Œdipe qu’à travers la magnifique création de Mounet-Sully. M. Paul Mounet n’a pas reculé devant la lourde tâche de reprendre un rôle chargé d’un si grand souvenir. Il y a brillamment réussi, et le succès qu’il a obtenu lui fait beaucoup d’honneur. S’il n’a pas hésité à s’inspirer de la tradition créée par son frère, il a su se garder des dangers d’une imitation trop prochaine. Moins de lyrisme, moins de beauté plastique : le rôle rapproché de nous. En cet Œdipe humanisé, nous ne voyons plus qu’un malheureux qui lutte désespérément, raisonne, discute, se débat jusqu’au moment où la Fatalité le terrasse. La salle a récompensé l’excellent artiste par de vigoureux applaudissemens.

Est-il besoin de redire que l’image de Mounet-Sully était partout présente ? Aussi la Comédie a-t-elle été bien inspirée de nous faire entendre les beaux vers de M. Charles Clerc : A la mémoire de Mounet-Sully, que Mme Bartet, après le dernier acte, est venue dire avec tout son art et toute son irrésistible émotion. En évoquant en strophes vibrantes le souvenir du doyen d’hier, le poète a su exprimer la fervente admiration de tous pour un des plus grands artistes de notre temps.

Avec quelle tristesse j’ai appris la mort de ce noble et charmant Adrien Bertrand, — à vingt-sept ans ! Mort trop prévue ; mais parce qu’on le sentait venir, le coup n’en est pas moins rude. La dernière fois qu’il était venu causer avec moi, j’avais eu la douloureuse sensation que je ne le reverrais plus. Et c’était poignant de l’entendre faire des projets d’avenir, dans l’instant même où l’avenir lui échappait.

C’était une des âmes les plus généreuses, les plus vraiment juvéniles, les plus enthousiastes que j’aie jamais connues. S’étant fait de la vie une conception toute chevaleresque, il avait mis dans sa brève existence des pages de roman, exquises de sensibilité et de délicatesse. Ce que d’autres avaient imaginé dans les plus idéalistes de leurs fictions, lui, il l’avait réalisé. Écrivain à ses débuts quand la guerre éclata, tout de suite il se passionna pour son devoir militaire, parce qu’il en avait compris la grandeur. Officier de dragons, il alla au danger avec la même bravoure que son frère Georges, officier de chasseurs. L’un et l’autre, ils avaient même ardeur. J’ai lu de leurs lettres écrites du front ; je les ai vus l’un près de l’autre : que c’était touchant, cette communion des deux frères dans l’héroïsme ! Grièvement blessé, Adrien Bertrand n’a plus fait, pendant deux ans, que s’acheminer vers la fin. Alors le peu qui lui restait de vie, il l’a consacré à célébrer, — et à enrichir, — ce pour quoi il s’était battu : le patrimoine de l’esprit français. Car c’était le sol de la France qu’il avait défendu les armes à la main, mais c’était aussi la tradition française, la grande tradition classique, cette langue de Racine dont il ne parlait qu’avec un éclair dans le regard et un tremblement dans la voix. Il me l’a dit maintes fois et je tiens à le répéter, pour que ceux qui viennent après lui le sachent et recueillent son enseignement.

Ici nous ne l’oublierons pas. Il avait donné à cette Revue son premier roman, cet Appel du sol qui restera comme un des livres les plus vrais qui aient été écrits sur la guerre. On peut le lire et le relire, celui-là : on n’y trouvera rien dont un Français n’ait à être fier. Adrien Bertrand laisse des manuscrits, vers et prose, tous animés du même esprit. Et il nous laisse avec son souvenir, avec le regret de ce vigoureux talent tranché dans sa fleur, ce chef-d’œuvre : une vie qui, dans son court espace, résume un double culte, celui des lettres et de la terre françaises.


RENE DOUMIC.