Revue dramatique - 30 novembre 1897

Revue dramatique - 30 novembre 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 683-694).
REVUE DRAMATIQUE

Au Vaudeville : Jalouse, comédie en trois actes, de MM. Alexandre Bisson et Leclercq. — Aux Nouveautés : Petites folles, comédie en trois actes, de M. Alfred Capus. — A la Comédie-Française : Tristan de Léonois, drame en sept tableaux, en vers, de M. Armand Silvestre. — Au Théâtre Antoine : Le Bien d’autrui, comédie en trois actes, de M. Emile Fabre. — Au Gymnase : Médor, comédie en trois actes, de M. Albert Malin.

Les jours ont passé ; et des deux heureuses comédies de MM. Bisson et Leclercq et de M. Alfred Capus, je n’ai retenu que l’impression qu’elles m’ont faite. Cette impression est éminemment agréable. Que voulez-vous de plus ? La valeur des œuvres ne se mesure point à la longueur des commentaires qu’elles inspirent. Et enfin, si je suis bref sur ces deux-là, c’est que je n’ai à en dire que du bien. (Je vous préviens que ceci n’est pas une épigramme.)

Jalouse est une comédie honnête et piquante, et qui, tout en ayant bien l’accent d’aujourd’hui, rappelle les plus aimables pièces de l’ancien « Théâtre de Madame » (je vous préviens que ceci est un éloge). Jalouse fait également songer aux jolies comédies qu’écrivaient, au siècle dernier, les Dufresny, les Boissy et les Fagan. Une idée morale, toute simple, y est développée en une action ingénieuse. Une petite femme, jalouse de son mari jusqu’à la démence, se réfugie en province chez ses dignes parens, qui la guérissent de son vilain défaut par un artifice plein de bonhomie. On reconnaît, dans l’agencement de l’action, l’infaillible et subtile main de l’auteur des Surprises du divorce, comme on reconnaît à chaque instant, dans le dialogue, sa toute cordiale gaîté d’excellent homme. L’observation n’y manque pas : la petite femme est jalouse même pour le compte des autres : ce qui est très bien vu. Et, par surcroît, l’intérieur du vieux ménage provincial est peint, au second acte, de façon vraiment savoureuse.

Très morale aussi et de l’optimisme le plus consolant, la comédie de M. Alfred Capus. Les deux « petites folles » ne le sont que par esprit d’imitation. Elles s’arrêtent bien avant la faute ; et l’une revient à son mari dès qu’elle découvre qu’il est jaloux ; et l’autre, ayant un rendez-vous avec son « flirt » juste à l’heure où son mari doit se battre en duel, s’avise que celui-ci ne lui est pas si indifférent qu’elle le croyait, et lâche l’amoureux, près de qui elle se fait remplacer par sa bonne. A vrai dire, les deux « petites folles » tiennent peu de place dans cette simple fable : mais vous y verrez deux maris diversement — et exquisement — philosophes ; une impétueuse « vieille folle », qui est la mère des « petites folles », et surtout une histoire de duel qui est (si j’ose ici ce mot grave) d’une « psychologie » bien juste et bien fine, en même temps que d’une drôlerie impayable. L’action n’est que de vaudeville, mais les personnages sont de comédie. Et enfin il y avait quelque temps que je n’avais entendu un dialogue aussi spirituel.


Je n’ai aucun plaisir, je vous assure, à constater que Tristan de Léonois ne vaut pas Iseyl, qui ne valait pas même Grisélidis. Je n’y ai aucun plaisir, parce que M. Armand Silvestre, ayant été un grand poète lyrique, me demeure en cela respectable, et parce que, même pour qui ne le connaît que par ses écrits, il est évidemment un fort bon homme.

Les Rimes neuves et vieilles et les Renaissances (surtout les Paysages métaphysiques et la Vie des morts) sont de très beaux poèmes panthéistiques où l’on retrouve, avec une sensualité plus ardente, la splendeur ample et imprécise du Lamartine des Harmonies et même, par delà, des poètes inconnus qui écrivirent les Vedas et qui, essayant d’exprimer les phénomènes de la nature, créèrent sans efforts des mythes immortels. Que si, dans le même temps où il paraissait ressusciter, en ses images magnifiques et flottantes, quelque chose au moins de l’antique poésie hindoue, M. Silvestre a pu se complaire aux aventures de Cadet-Bitard et du commandant Laripète, il ne faut pas s’en étonner outre mesure. Opposer ces deux « manières » entre elles, comme inconciliables, et, de la grossièreté habile du conteur, conclure à l’insincérité du poète, serait d’une critique étroite et pharisaïque. Comme il a, dans ses poèmes, l’imagination aisément mythique des très anciens hommes (Matutina, Vespera), ainsi a-t-il des gaietés primitives et d’une épaisseur ingénue. Sublime ou bas, je crois à la spontanéité de son « naturisme ».

Oui, c’est un bon homme. Tout fiel est absent des innombrables pages qui coulent de lui depuis plus de trente années. Il est enthousiaste à jet ou, pour mieux dire, à flux continu. Nul poète n’a célébré plus d’anniversaires, ni harangué avec bienveillance plus de bustes et de statues. Il bénit et glorifie aussi naturellement que d’autres raillent et mordent. Il vit, comme vécut Banville, dans ce que j’appellerai l’état de grâce lyrique.

Il est grand conciliateur. Il concilie, dans ses Sonnets païens, l’ardeur charnelle et l’idéalisme ou le sentiment religieux. Il concilie, dans ses Contes, le lyrisme et la scatologie joviale. Dans Iseyl, il ne distingue plus le Bouddha de Jésus, Iseyl de Madeleine, ni Madeleine de la Dame aux Camélias. Dans les Drames sacrés, il a fait une chose surprenante : non seulement il a converti Salomé et Barrabas ; mais, de l’histoire de la Passion, il a tranquillement supprimé le baiser de Judas, parce que ce baiser lui faisait trop de peine. Et dans Tristan de Léonois, il concilie Wagner et Loïsa Puget.

Son malheur, c’est d’être devenu peu à peu, comme écrivain, aussi indulgent à lui-même qu’il l’était aux autres. Son premier livre de vers, qui était beau, d’une forme très ample, comme j’ai dit, mais encore suffisamment nette et arrêtée, il l’a recommencé cinq ou six fois en des sortes de « répliques » de plus en plus pâles et diffuses. Il a glissé de bonne heure à la littérature lucrative, ce qui n’est pas du tout un crime, mais ce qui a presque tué en lui le noble artiste qu’il était. Il a eu le courage effroyable, chaque semaine pendant vingt ans, c’est-à-dire un millier de fois, de combiner (à peu de frais d’ailleurs) des histoires mal odorantes où le Cassoulet, le dieu Crépitus, et une autre lune que celle des romantiques tenaient implacablement les principaux rôles. Et, d’une autre façon encore, moitié disposition naturelle, moitié calcul permis, mais combien déplorable ! il se pliait au goût de la foule, condescendait à la romance la plus éhontée, ou à la « religiosité » la plus vague et la plus veule. Et sa prose et ses vers allaient toujours se diluant, perdant leurs angles et leurs arêtes, noyant incorrections et impropriétés dans une harmonie molle et fluente. Triste exemple d’un vrai poète mangé ou, plus exactement, dissous et décomposé par le journal et le théâtre. — O George Sand (si l’on veut bien me passer cette prosopopée), que dirait votre grande âme en retrouvant aujourd’hui le filleul pour qui vous écrivîtes une si belle préface ? Vous le plaindriez ; vous l’aimeriez toujours ; mais sans doute vous lui en voudriez un peu.

C’est encore cette molle bonté et, dans la forme, cette facilité « floue » qui font la faiblesse de Tristan de Léonois. Cette admirable histoire de l’amour fatal, plus fort que la loi, plus fort que la mort, et qui, étant absolu, se crée une légitimité mystérieuse, y prend une fadeur de romance. Elle n’apparaît plus du tout terrible, tant le langage des amans y est douceâtre et banalement fleuri, et tant leur crime est aisément absous, dès l’abord, par ceux mêmes dont il viole les droits et dont il broie les cœurs. Dans tous les momens où l’on prévoit un obstacle à la passion des deux bienheureux damnés, le poète indulgent le fait disparaître et, avec lui, la « situation ». On pourrait dire, sans trop d’exagération, qu’il supprime le drame pour ne pas faire trop de chagrin à ses amoureux.

Entendez-moi bien. Que le roi Argius, ayant reconnu dans Tristan le meurtrier de son frère, se contente de lui donner congé ; que la douce Oriane adore son infidèle époux ; qu’elle lui pardonne d’être l’amant d’Yseult ; qu’elle le recueille et le soigne quand il est blessé ; et qu’elle lui pardonne encore, et qu’elle pardonne même à sa rivale ; que. d’autre part, Tristan, époux d’Oriane, et Yseult, femme du roi Mark, s’aiment invinciblement et que, malgré tout ce qui est entre eux, ils s’appartiennent dès qu’ils se retrouvent : tout cela est fort bien : la légende est telle ou à peu près ; et j’en crois sentir la beauté. Mais je me plains de n’être ému ni de ces souffrances, ni de ces miséricordes, ni de cette fatalité tragique. Je voudrais que ceux qui pardonnent aient l’air de souffrir un peu, et se débattent du moins un moment ; et je voudrais que ceux qui font tant souffrir les autres en aient quelque conscience, quelque trouble et quelque remords, même inutile. Et si l’on m’assure que ce que je réclame est en effet dans la pièce, je répondrai qu’il n’y est guère, puisque je ne m’en suis pas aperçu ; que, le cœur affadi par tant de fleurs, de printemps, de soleil, d’étoiles, d’idéal et d’éternité, je percevais toute cette vague musique sans y pouvoir attacher aucun sens, et que la critique du fond revient donc ici à celle de la forme. C’est grande pitié que, le rideau baissé, cette formidable histoire d’amour m’ait paru rendre le même son que la romance de M. Faure :


Saluez ! c’est l’amour qui passe ;
Alléluia ! oui, c’est l’amour !


et que ces deux vers harmonieux, mais inoffensifs, me semblent encore, à l’heure qu’il est, résumer avec exactitude les propos de Tristan, d’Yseult, d’Oriane, et même, finalement, de ce brave Gorlois.

Je relis la « scène de l’aveu », une de celles qui furent le plus applaudies, et que le poète a dû particulièrement « soigner ». « Doux regards... jour béni... rêve divin... blanche comme une hostie... le seuil des paradis... les ailes d’un ange... », telles sont les images fortes et neuves qui ornent les premiers vers de la déclaration de Tristan. Là encore le poète se montre grand conciliateur. C’est en parlant du ciel et de sa mère que Tristan consent au plus sacrilège amour. Il dit à Yseult que, lorsqu’il la vit penchée sur son lit, il s’est souvenu du visage maternel incliné sur son berceau :


Sur mon berceau grandi revoyant son image.
Je me croyais, dans un rêve délicieux,
Ici-bas près de vous, près d’elle dans les cieux !
Car au ciel seulement et plus haut que la terre.
Celui qui dans son cœur porte la vérité
M’enseigne qu’un amour sublime, auguste, austère.
Seul, verse dans deux cœurs la même éternité.


Et pareillement Yseult :


Oui, je crois comme vous que plus haut que la terre
D’un amour éternel fleurit le doux mystère.


Cela, quoique vague, est du plus pur platonisme, et qui n’est pas trop à sa place, si l’amour fatal, celui qui va jusqu’au crime, au meurtre et au suicide, est bel et bien l’amour des sens et n’en est point un autre. Mais ce sont là, n’est-ce pas ? des choses qu’on dit et qui ne tirent pas à conséquence... Tristan et Yseult paraissent ici, pour la « poésie » du sentiment, de la force de Léon Dupuis et d’Emma Bovary échangeant des phrases sur l’ « idéal » dans la salle de la mère Lefrançois. Il est évadent qu’il y a du « n’importe quoi » dans les développemens de M. Armand Silvestre. Et donc, une minute après qu’elle a tenu ces propos séraphiques, et bien que Tristan lui ait dit : « Nous avons entre nous votre père et mon honneur », Yseult se pâme sur le sein du jeune homme, dont les discours n’ont plus rien du tout de platonique :


Donne-moi donc alors ta lèvre bien-aimée !
Laisse ma bouche en feu sur ta lèvre pâmée
Boire le lent parfum de tes cheveux flottans !


Et cette transformation de sentimens, si rapide qu’elle soit, et ce baiser concret après ce charabia mystique, sont assurément dans la nature (les vaudevillistes ne l’ignorent pas) ; mais, si vous voulez savoir quel argument suprême, quel merveilleux cri de passion a eu le pouvoir de faire descendre Yseult, si soudainement, du ciel en terre, le voici tout entier :


Yseult, alors pourquoi m’avoir sauvé la vie ?
La douceur de mourir, par vous, me fut ravie.
Quand rien ne m’attachait au fil tremblant des jours,
Et je dois ma souffrance à vos lâches secours.

Ah ! cruelle pitié de torture suivie !
Que me faisait la mort quand tu n’étais la vie,
Quand mon désir, que rien ne peut plus apaiser,
Ignorait que mon sang ne vaut pas ton baiser ?


Et ce vers original conclut l’entretien :


L’amour, c’est le soleil ! L’amour, c’est le printemps !


Sérieusement, on n’a pas le droit de faire ces vers-là quand on en peut faire de si beaux, et quand, jusque parmi cette panade de Tristan, nonchalamment et sans travail, on a pu composer un morceau aussi délicieux que le dialogue — amébée — d’Yseult et d’Oriane, glorifiant entre elles, sans le nommer et sans savoir que c’est le même, le héros que chacune d’elles adore (Acte II, scène 5).

Je dois à la vérité de reconnaître que Tristan, à la première représentation, a soulevé maintes fois les plus chauds applaudissemens. Si la presse avait été moins dure, la pièce pouvait être sauvée. La foule, même celle des « premières », se fait de la poésie l’idée qu’elle peut. Je me souviens qu’à Grisélidis, ce mot d’une mère à un enfant qui vient de ramasser un oiseau blessé :


Trop petite est ta main pour porter la souffrance,


fui salué d’applaudissemens frénétiques, et qu’une dame, derrière moi, en gloussait de plaisir...

L’auteur me croira-t-il, après cela, si je lui affirme que je ne triomphe point de ses faiblesses, et que ma mauvaise humeur est faite d’une vieille admiration déçue et qui ne peut pas se consoler ?


Comme au front monstrueux d’une bête géante...
O Mer, sinistre Mer...
On dirait que la terre a bu le sang des lis...
Parlez, terrestres voix, chœur nocturne des choses...
Pareille au fin réseau que sur sa gorge nue...
O lampes des tombeaux, astres, feux symboliques !...
Le bleu du ciel pâlit. Comme un cygne émergeant...
Le soleil, déchiré par les rocs ténébreux...
Luisant à l’horizon comme une lame nue...
Des souffles attiédis, sous les cieux taciturnes...


Relisez, dans les Renaissances, les poèmes qui commencent ainsi, et vous me comprendrez.


L’Odéon a eu raison de reprendre les Corbeaux, et tort de les jouer médiocrement, — et même à contresens, du moins en ce qui regarde les rôles de Tessier, du professeur de musique, et de deux des demoiselles Vigneron. Car les Corbeaux, selon toute apparence, marqueront une date dans l’histoire de notre théâtre, la première date importante après celle de la Dame aux Camélias.

Une pièce peut marquer une date et n’être point un chef-d’œuvre, — et inversement. — Ce n’est pas nécessairement un signe de génie que d’écrire une pièce qui soit une date, grande ou petite. Je ne dirai pas que ce soit à la portée de tout le monde ; mais peu s’en faut. Car, si Molière, Marivaux, Sedaine et Beaumarchais l’ont fait, Boursault, Destouches, La Chaussée et Mercier l’ont fait aussi.

Les Corbeaux ont le double mérite de « marquer une date » et d’être une comédie de premier ordre.

Dans Augier et Dumas, puissans l’un et l’autre, — s’il est permis de le dire encore, — il traînait, malgré tout, du Scribe. Ils avaient volontiers des « habiletés » excessives, des fables artificieuses et romanesques ; Augier, par goût naturel, je pense ; Dumas, par la nécessité où il était d’asservir les faits à la démonstration de ses thèses. Ils n’étaient ni l’un ni l’autre sans rhétorique, et tous deux avaient la superstition du dialogue constamment piquant et de « l’esprit de mots. » — M. Henry Becque, avec une admirable décision, restaure la grande comédie réaliste, qui sans doute n’était point absente de l’œuvre de ses prédécesseurs, mais qui ne s’y montrait point, si l’on peut dire, à l’état pur : entendez une comédie où (comme dans la tragédie de Racine — mon Dieu, oui ! — ) la situation initiale, de réalité moyenne, est engendrée par les caractères et se développe ensuite le plus uniment du monde et presque sans aucune intrusion du hasard.

On a fait souvent remarquer, et avec raison, que tout le Théâtre-Libre dérive des Corbeaux. Mais M. Becque est exempt des partis pris et des outrances désobligeantes par où devaient se signaler, facilement et bruyamment, ses jeunes disciples. Il ne donne point dans le pessimisme puéril, dans le schopenhauerisme d’atelier ; et il se garde, en général, de ce que M. Francisque Sarcey n’a pas craint d’appeler un jour le « genre rosse. » — Les braves gens, chez lui, sont victimes, parce que c’est là le train des choses : mais au moins croit-il à l’existence des braves gens. Et il les aime. Ce dur observateur a mis de la cordialité dans la peinture de M. et de Mme Vigneron, qui sont excellens, et de leurs trois filles, qui sont charmantes, chacune à sa façon. Même, il n’a pas reculé devant le type traditionnel de la vieille servante dévouée à ses maîtres. — Il est relativement sobre de « mots de nature », de ces mots si faciles à trouver. Il prête à ses coquins une large inconscience, mais il leur laisse pourtant l’hypocrisie, comprenant bien que supprimer l’hypocrisie, c’est supprimer, pour une grande part, la vérité des personnages et des discours. — Enfin, simple et vrai dans son style, il a su se garder du fatigant dialogue « argotique » qui est à la mode depuis quelques années. Le tout est simple, à la fois franc et mesuré. Et cette modération même, qui est maîtrise et possession de soi, rend l’œuvre plus significative et plus poignante.

Le sujet, d’un intérêt général et toujours actuel, est des plus importans, si rien n’égale la malfaisance et la lâcheté des « hommes d’affaires » improbes, et si c’est un des scandales du Code civil que des gredins puissent si aisément trouver des instrumens de fraude et d’iniquité dans des règlemens qui ont pour objet avoué la sauvegarde du droit et de la justice. — Les personnages sont peints avec ampleur, chacun ayant bien sa figure. Tessier, plus « vieux-jeu » (un peu cousin d’Harpagon amoureux), l’onctueux maître Bourdon (un peu petit-fils, par l’accent, du notaire du Malade Imaginaire), l’architecte aux faux airs d’artiste et de bon garçon, sont aussi nettement et largement « différenciés » que, d’autre part, les trois jeunes filles : la trop tendre, la romanesque et la résignée. — L’action est lente, mais continue, terrible par le resserrement progressif et sûr du vol des « corbeaux » autour de leur proie. — Et cependant, si l’action est de drame, la forme est presque toujours de comédie. — Les scènes, surtout, où naît et croît le désir affreux du vieux Tessier sont d’une exécution qui sent la grande manière classique ; et le sacrifice final est atroce, sans nulle emphase et sans un cri. Oui, vraiment, il y a là quelque chose de l’art de Molière, assombri, il est vrai, et moins soucieux de la « séparation des genres. » Encore les Corbeaux, sauf le dénouement, ne sont-ils guère plus sombres que le Tartufe.

Un a reproché à M. Henry Becque sa « stérilité ». J’estime, pour moi, que c’est un habile homme. Il a fait précisément, dans les Corbeaux et la Parisienne, les deux comédies essentielles qu’il devait faire, pour la production desquelles il avait été mis au monde, et il s’est abstenu d’en faire d’autres qui, même bonnes, eussent sans doute été superflues et n’eussent rien ajouté de considérable à ce que nous savons de lui. Quel flair ! Quelle économie de son temps et du nôtre ! Et comme il est facile d’être juste envers un génie si peu encombrant !


Il y a deux ans, dans une comédie Intitulée l’Argent, M. Emile Fabre nous avait montré des enfans déshonorant leur mère pour s’assurer dans son entier l’héritage paternel. La pièce était triste, d’une vérité forte. Toute une famille bourgeoise et chacun des membres de cette famille y étaient peints à loisir, avec une ferme et tranquille minutie.

L’œuvre nouvelle de M. Fabre, le Bien d’autrui, paraît moins pleine, moins riche d’observation, mais d’une construction plus serrée et d’une allure plus rapide. C’est qu’elle n’est que la stricte mise en action d’un cas de conscience, de celui précisément qui est formulé et débattu par Diderot dans l’Entretien d’un père avec ses enfans. Un homme, ayant hérité d’un parent que l’on croyait mort intestat, découvre un testament qui le déshérite. Il s’agit d’imaginer les circonstances qui peuvent lui rendre le plus pénible le devoir de la restitution. La conception des personnages et l’invention de tous les détails sont donc entièrement « commandés » par le dessein même de la pièce, qui prend, de là, un caractère un peu didactique.

Denis Roger a hérité 60 0 000 francs d’un vieux cousin. Cela arrange fort ses affaires. Hier petit employé, le voilà gros monsieur. Sa femme a tout de suite loué et meublé une belle maison. Sa fille aînée, qui avait fait des sottises, n’apparaît plus si coupable à son mari, et le ménage va pouvoir se raccommoder. Et la cadette est, du coup, demandée en mariage par un jeune médecin « plein d’avenir ».

Soudain, par les mains ignorantes d’une petite fille, dans un livre d’images, Denis Roger découvre un testament par lequel le cousin lègue toute sa fortune à Mlle Manon, sa maîtresse. Après un très court moment d’hésitation, Denis révèle le fait à sa famille, et déclare qu’il rendra l’argent.

« Rendre l’argent » dans ces conditions est tout simplement héroïque ; et c’est pourquoi tout le monde crie à Denis qu’il est fou. Ce testament est injuste et immoral. Puis, si Denis rend l’argent, le jeune médecin reprendra sa parole, et le mari de la fille aînée poursuivra l’instance en divorce. La probité de Denis Roger condamne l’une de ses filles au célibat et l’autre au déshonneur public. Elle le condamne lui-même à la misère ; car, depuis l’héritage, il a dépensé une quarantaine de mille francs qu’il lui faudra retrouver. Et, par surcroît, elle le condamne à mort ; car il est atteint d’une maladie qui exige le repos, et qui l’emportera s’il se remet au travail.

C’est ce que sa femme, ses deux filles, son gendre et son futur gendre lui remontrent dans une série de scènes rapides, précises, et d’une violence fort bien graduée. Il n’a qu’un mot : « Cet argent ne m’appartient pas. » Tant qu’enfin on le « chambre » ; puis on complote de l’éloigner par une fausse dépêche.

Là-dessus, grande nouvelle : Mlle Manon, qui était phtisique, vient d’être enlevée par une syncope. Ils triomphent tous, jugeant que, cette fois, Denis n’a plus à leur opposer l’ombre même d’une bonne raison. Manon était sans famille : si Denis montre le testament, c’est à l’État qu’il fera cadeau de l’héritage ; et vraiment cela serait trop bête. Mais Denis ne sait que répéter : » L’argent n’est pas à moi », et, les écartant tous, il se précipite dehors pour aller remettre le papier au président du tribunal.

Il est clair que la conduite de ce bonhomme est sublime. D’où vient qu’elle ne nous touche pas en proportion de sa sublimité, et que la pièce, qui agite un cas de conscience si tragique et, par delà, une si ample question de morale, ne présente guère qu’un intérêt anecdotique ? En vérité, je ne sais trop que répondre. C’est peut-être que Denis ne s’explique pas assez. Tandis qu’il se contente de répéter avec de légères variantes : « Bien d’autrui tu ne prendras », il tourne au personnage abstrait. Ce petit employé n’est plus un homme : c’est un « commandement de Dieu » qui remue des bras éperdus et courts. Et je sais bien que le propre de l’ « impératif catégorique » est d’être catégorique en effet et de se passer de démonstration. Mais Denis est dans une de ces situations où les plus simples deviennent capables de balbutier des paroles profondes (tel le vieux Akim dans la Puissance des Ténèbres). Tout au moins pourrait-il essayer d’éclaircir le précepte auquel il obéit par cet autre précepte : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même » ; ou, s’il n’a d’autre raison d’agir qu’un instinct indomptable et mystérieux, s’étonner lui-même de ce mystère. — Puis, on n’est pas assez sûr qu’il comprenne toute l’étendue de son sacrifice, et ce que sera sa vde après qu’il l’aura accompli. Ce héros modeste ressemble trop à un automate. — Enfin, à cette simplification morale de Denis Roger répond celle des membres de sa famille. Mère, filles, gendre et fiancé, tout en parlant avec vérité, ne se distinguent presque pas entre eux, n’ont d’autre caractère que d’être également cupides et également inconsciens de leur ignominie. Les personnages sont tous, si l’on peut dire, « en fonction » de l’idée De la pièce. D’où une impression d’exactitude, d’harmonie constructive, — mais aussi de froideur.

Autre défaut, si je ne m’abuse. Les termes de la question posée changent subitement entre le deuxième et le troisième actes, sans que les sentimens du personnage à qui elle se pose en soient le moins du monde modifiés.

Que Denis soit tenu de ne pas frustrer Manon de l’argent librement légué à cette demoiselle, cela n’est pas douteux. Qu’il soit tenu ensuite de ne point frustrer l’État de l’argent qui lui revient de par la loi, cela, à mon avis, n’est pas douteux non plus : mais, comme dit l’autre, c’est plus « raide », beaucoup plus raide. A première vue, l’État paraît une entité ; et le tort fait à l’État semble donc moins grave que le tort fait à une personne. Sans compter qu’à l’heure qu’il est, il n’est vraiment pas prouvé que l’État rende à chacun de nous l’équivalent de ce qu’il lui demande ou lui prend. Que le « contrat social » ne soit pas un vain mot, et que ce contrat soit effectivement accepté de tous, on peut estimer que c’est là un postulat assez audacieux. Il faut quelque réflexion pour reconnaître qu’une acceptation de cette sorte, tacite, nullement libre, non précédée d’une consultation formelle, peut néanmoins être considérée comme valable, et que consentir à la loi sur les points où nous y rencontrons notre avantage, c’est y consentir sur tous les points. Cela n’éclate pas aux yeux du premier coup, et l’on concevrait ici, et l’on souhaiterait même, chez Denis Roger, quelque hésitation, quelque inquiétude, quelque effort, même maladroit et gauche, pour tâcher de « se rendre compte ».

Ce n’est pas tout. Que Denis Roger ait le devoir de ne léser ni Mlle Manon, ni même l’État, voilà qui est incontestable. Mais ce devoir va-t-il jusqu’à accepter d’être lésé lui-même par les suites d’une erreur dont il n’est aucunement responsable ?

Précisons un peu. En résiliant son bail, en revendant les meubles et les autres objets dont il a fait emplette, etc., ce sera sans doute tout le bout du monde si, des quarante mille francs innocemment dépensés par lui, il recouvre la moitié. Cette aventure le laissera donc plus pauvre de vingt mille francs, qu’il ne pourra payer. Cela est-il juste ? N’a-t-il pas au moins le droit de se retrouver dans la même position de fortune qu’avant l’aventure, et n’est-ce point assez des irréparables souffrances morales qu’elle lui aura values ? Mais, d’autre part, il est certain que la loi, qui n’a pas d’âme, qui est proprement stupide et qui ne saurait entrer dans la considération des cas exceptionnels, exigera de lui la restitution intégrale des six cent mille francs. Dès lors, Denis Roger n’est-il pas autorisé par sa conscience à tenir secret le testament du cousin, — à la seule condition de n’en point profiter, de restituer, sans le dire, les cinq cent quatre-vingt mille francs à l’État, ou mieux à la communauté, et, par exemple, d’en faire don à quelque hôpital ou à quelque œuvre de bienfaisance ?

Il y a là, tout au moins, une question, et que les casuistes les plus sévères n’estimeraient pas, je crois, indigne d’examen... Et enfin je reproche à Denis Roger, — petit bourgeois de France et qui, comme tel, devrait être prompt à croire que frustrer l’État ce n’est frustrer personne, — je lui reproche, dis-je, non point d’être rigoriste (car c’est encore le plus sûr), mais de l’être sans trouble, sans incertitude, et, semble-t-il, aussi aveuglément que sa femme et ses enfans sont égoïstes et malhonnêtes, et de nous diminuer la profonde beauté de son action à force de paraître n’en pas souffrir — et même n’y rien comprendre, lui tout le premier.

Mais la pensée de la pièce est pure et haute en son intransigeance quasi mystique, et dont le mysticisme (je m’en avise enfin) prend une singulière saveur, enfoui qu’il est dans une pièce dont l’exécution est toute réaliste. — Un fait certain, c’est que tout le monde dans la salle jugeait Denis Roger idiot et ne s’en cachait pas. Cela seul me rendrait la pièce vénérable.

Constatons ici, une fois de plus, la fin de la dernière forme du naturalisme, qui fut la « rosserie » (encore pardon pour ce mot, vilain, mais irremplaçable). Aux temps héroïques du Théâtre-Libre, sur les planches de la Gaîté-Montparnasse, il est clair que la probité de Denis Roger n’eût pas tenu jusqu’au bout contre l’assaut de sa famille conjurée. Pareillement, dans cette vive et divertissante et si adroite comédie de Médor, — amère autant qu’il sied, mais non pas plus, qui commence comme du Maupassant et qui finit comme du Labiche, — il est clair que, il y a dix ans, le pauvre Valuche, opprimé par Bondaine, n’eût tenté que de vaines révoltes et eût finalement accepté le partage de tout, y compris sa femme, avec son jovial et encombrant ami. On pourrait, comme l’a fait tranquillement M. Brieux pour Blanchette, refaire à toutes les pièces de l’ancien Théâtre-Libre des dénouemens optimistes et moraux ; et elles plairaient autant qu’elles ont plu, et même davantage : non que le pessimisme ait cessé d’être le vrai, mais parce qu’on s’est aperçu que l’optimisme l’était aussi, et parce que le pessimisme a beaucoup duré.

En somme, ce commencement de saison dramatique est fort brillant. Et je ne vous ai pas tout dit. J’aurais pu vous parler de l’Aveu de M. Gleize, qui, en dépit de quelque incertitude dans la composition et de quelque affectation dans la forme, est une comédie fort « intelligente » ; et de Hors les lois, de MM. Marsolleau et Byl, et du Monsieur noir de M. d’Antin, deux bagatelles diversement amusantes et jolies. Mon impression de ce mois-ci, c’est que jamais le talent n’a été aussi répandu. Et j’ai des raisons de croire qu’elle persistera le mois prochain.

L’intéressant et si vivant Théâtre-Antoine vient de donner le Repas du lion, drame en cinq actes de M. François de Curel. Je ne puis que vous annoncer aujourd’hui cette œuvre saisissante, d’une imperfection magnifique.


JULES LEMAÎTRE.