Revue dramatique - 30 novembre 1892

Revue dramatique - 30 novembre 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 696-706).
REVUE DRAMATIQUE

Grand-Théâtre : Reprise de Sapho, pièce en 5 actes, de M. Alphonse Daudet et A. Belot. — Théâtre du Vaudeville : les Paroles restent, comédie en 3 actes, de M. Paul Hervieu. — Comédie-Française : Jean Darlot, pièce en 3 actes, de M. Louis Legendre.


Sous les auspices de M. Porel, auspices favorables, M. Porel étant aimé des dieux, le « Grand-Théâtre » vient d’ouvrir. On y a revu Sapho l’œuvre puissante et pénible de M. Alphonse Daudet ; plus pénible que l’Arlésienne elle-même, parce que la peine dont elle nous fait souffrir a quelque chose de malsain et de honteux. Toute la lyre ! mais les cordes basses surtout.

La transposition du livre à la scène est aussi heureuse ici que le peut être une opération qui ne saurait jamais être très heureuse, donnant toujours l’impression d’une découpure, d’une chose détachée et durcie, enlevée à l’atmosphère qui l’enveloppait, qui reliait entre eux les plans et adoucissait les contours. Encore ne faut-il pas trop se plaindre quand le roman, réduit au théâtre, n’y paraît que diminué, quand les morceaux en sont bons. C’est le cas pour Sapho. Le détail a péri ; plus de nuances ni de préparations ; de transitions, moins encore ; adieu les demi-teintes et le clair-obscur ; mais au moins le fond demeure, je dirai même ici qu’il remonte, comme la lie.

Le drame nous présente, à peu de chose près, les mêmes personnages, les mêmes épisodes, et dans le même ordre que le livre. Il commence par nous introduire dans la chambre d’étudiant où s’installe Jean Gaussin, aidé du bon oncle Césaire et de la brave tante Divonne. Jean a vingt ans, beaux vingt ans de Provence, un teint de soleil et des cheveux d’or. Sa jeunesse a tenté l’autre soir, dans une fête galante, une fille sur le retour, mais belle encore comme un fruit mûr, Fanny Legrand. Elle l’a reconduit chez lui ; au matin, elle s’est retirée et depuis elle n’a pas reparu. Jean, tout en accrochant ses tableaux, conte à l’oncle Césaire sa bonne fortune sans lendemain et les grâces, et la séduction enveloppante de cette femme. À présent, Césaire et Divonne s’en vont ; ils retournent au pays de Vaucluse ; Jean, demeuré seul, s’assied à sa table de travail, et la lampe, allumée pour la dernière fois par des mains amies, éclaire sa triste veillée. Mais voici que tout doucement la porte s’ouvre, une femme se glisse vers lui sans qu’il l’entende venir et l’étreint de ses bras souples : «C’est moi, tu vois, murmure Fanny. Ah ! m’ami, m’ami, dit-elle en son doux parler d’amour, me voici pour de vrai, pour de bon, non plus jusqu’à demain, mais jusqu’à toujours. Garde-moi, ne me renvoie plus et que je ne parte que le jour où tu partiras toi-même. » C’est le piège, est-il dit dans le roman. «Tous y sont pris, les meilleurs, les plus honnêtes, par cet instinct de propreté, ce goût du home, qu’ont mis en eux l’éducation familiale et la tiédeur du foyer. »

Désormais la liaison suit son cours, comme un mal que chaque jour aggrave. Un matin, un beau matin d’été, plein de rayons et de chansons, comme ils avaient déjeuné à Ville-d’Avray près de l’étang, des amis retrouvés là par hasard apprirent à Jean des choses hideuses. Tout lui fut révélé : le passé de cette créature et ses innombrables et parfois innomables amours. Tous, ils l’avaient possédée : Caoudal d’abord, le sculpteur, dont elle avait posé la fameuse Sapho ; puis La Gournerie, le poète, qui la déshonora dans ses vers ; puis l’ingénieur Déchelette. Après étaient venus Dejoie, le romancier, qui en était mort ; puis d’autres, toujours d’autres, enfin, le plus aimé de tous, aimé peut-être encore en secret, le beau Flamant, l’ancien modèle. Il avait fait pour elle de faux billets de banque ; arrêtés l’un et l’autre, elle avait été relâchée, lui condamné à dix ans de réclusion. C’est alors qu’elle lui criait en pleine audience, par-dessus la tête des gendarmes : «T’ennuie pas, m’ami, les beaux jours reviendront. » m’ami ! Les mêmes mots qu’à Jean ! — Et que Jean devant ce flot d’ignominie ne recule qu’un instant et revienne aussitôt, le roman avait pour nous le faire admettre et même comprendre, des loisirs et des ressources dont manque le théâtre.

À part cette brusquerie, le second acte est bon : il a le mouvement et la vie ; il groupe heureusement les personnages autour de l’action, et les argumens autour, je ne dis pas de la thèse, mais du thème, que leur réunion fortifie. Il évoque avec force aux yeux de Jean et le passé de sa maîtresse et leur commun avenir.

Au troisième acte, ils sont tombés tous deux un peu plus bas. C’est l’installation de campagne, moins encore, de banlieue ; la bicoque suburbaine où se traîne la vie, débraillée et fainéante, dans la fumée des cigarettes ; la vie en savates et en peignoir ; la vie chaque jour imprégnée d’un peu plus de honte, encrassée d’un peu plus d’ignominie. On tutoie, ou peu s’en faut, la servante ; on voisine avec les Hettéma. Quant à la famille, elle est représentée par l’enfant du faussaire, qu’on a recueilli ; et la belle-famille, par le père de Fanny, qui est cocher de fiacre. Ainsi rien n’échappe à la contagion de ce dégradant amour. Il corrompt tout autour de lui : l’amitié, la dignité domestique, jusqu’au paysage, qui semble participer de cette universelle bassesse, puisque, pour les yeux de Jean, ces beaux yeux que jadis les horizons de Provence emplissaient de clarté, la nature entière tient aujourd’hui dans un carré de choux au bord d’une route boueuse.

Un jour enfin, après une immonde querelle, un tel dégoût lui soulève le cœur, qu’il s’enfuit. Il s’enfuit là-bas, entre l’oncle Césaire et tante Divonne, là-bas, au bleu pays de Provence, où le mistral purifie, où les petites cousines, les Irène comme les Vivette, gardent pour les cœurs meurtris le baume de leur amour. Fanny le poursuit jusque-là ; pleurant, agonisant de douleur à ses genoux, elle le couvre de baisers et de larmes. Il la repousse, et elle se retire sans l’avoir ressaisi ; mais peu de jours après il va la rejoindre, et retourne où retournait le chien de l’Écriture.

Il trouve la maison dépouillée, ouverte à la neige de l’hiver. Sapho, qui ne comptait plus sur lui, va partir aujourd’hui, partir avec Flamant, sorti de prison et reçu par elle ici même, cette nuit. Et Jean pourtant retombe une dernière fois dans la boue. Il pardonne à la misérable pourvu qu’elle le suive loin, bien loin, d’où jamais plus ils ne reviendront. Mais elle n’en a pas le courage ; elle est au bout de son funeste amour. Et puis un dernier instinct d’ignominie l’attire en bas, toujours plus bas, vers l’homme qui pour elle a commis un crime. Elle rejoindra Flamant, et voyant que Jean, accablé de fatigue et de misère, s’est endormi, elle lui laisse une lettre d’adieu et s’éloigne pour toujours.

Cette fin, qui n’est pas tout à fait celle du roman, a de la grandeur, avec je ne sais quelle solennité poignante. La retraite furtive de Sapho prend ainsi un air d’abandon et de traîtrise suprême, et quand la misérable créature est sortie, tandis que lentement le rideau tombe, nous éprouvons une pitié dernière pour ce pauvre sommeil sans défense, que menace une dernière douleur.

N’importe, le plus grand mérite du drame est de rappeler le roman et de le faire relire. Le roman est supérieur au drame par l’analyse d’abord, puis par le symbole, enfin par l’accord étroit de certains paysages avec certaines situations. Par l’analyse d’abord : je ne dis pas qu’au théâtre une maille rompue emporte tout l’ouvrage, mais trop de mailles élargies relâchent le réseau dont le livre nous enveloppait. L’auteur dramatique n’a pas le temps, au début, de préparer la mise en ménage de Jean et de Fanny, de nous montrer que « les mariages du trottoir » eux-mêmes ont leurs fiançailles. Les retours aussi, ou les rechutes successives de Jean paraissent trop brusques et sommaires. Au contraire, avec quel soin le romancier les explique ! Tantôt une pitié venait à Jean, qui l’apaisait, l’éclairait « subitement sur les misères d’une vie de femme. » Tantôt c’était « une fierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, et la figure de Sapho lui semblait grandie, auréolée, depuis qu’il la savait chantée par La Gournerie, fixée par Caoudal dans le marbre et le bronze. »

Encore plus que l’analyse, je regrette au théâtre l’allégorie de certaines pages : d’abord la fameuse montée d’escalier, Jean portant Fanny dans ses bras, qui, racontée par Jean, perd beaucoup de sa symbolique grandeur ; puis l’incendie allumé dans la petite chambre par la flambée des lettres infâmes, de l’affreux dossier d’amour. Enfin, pour la scène capitale, la terrible scène de douleur entre les deux amans, avant la rupture, que n’a-t-on pu garder au théâtre le décor du roman, ce paysage d’hiver aux environs de Paris, les feuilles mortes, le soleil tamisé d’une brume argentée et flottante ! Non, ce n’est pas sous le ciel du midi, trop bleu, trop pur pour elle, et d’ailleurs étranger à ses hontes, à ses misères, c’est dans la nature familière, dans les bois connus, parmi les arbres abattus et de sanglans débris d’écorce, c’est pendant que le soleil se couche et que des vapeurs malsaines montent d’un étang, c’est là qu’il eût fallu nous montrer Sapho s’accrochant à Jean, se traînant agenouillée dans la boue restée à ce creux de vallon, bramant comme une bête immonde, mais blessée et qui va mourir, et répandant, avec des sanglots et des injures, la dernière écume de son horrible amour.

Toute cette partie du roman est d’une beauté atroce ; on y entend, plus déchirant encore que dans le drame, le cri animal de la souffrance humaine. Mais dans cette souffrance il entre décidément trop d’ignominie, et notre pitié même en est souillée. « Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs, » soupirait Phèdre, en rougissant d’une honte qui pourtant n’approchait pas de cette honte. Il n’y a plus guère aujourd’hui de si honteuses douleurs, que nous ne les trouvions à plaindre. Le mal nous indigne moins que le malheur ne nous touche, et notre pitié s’accroît aux dépens de notre justice. Est-ce à dire pour cela que l’œuvre si profondément pitoyable de M. Alphonse Daudet soit une œuvre immorale ? Non, assurément. Révélatrice du mal, peut-être avec trop d’audace, elle n’en est point conseillère ; elle ressemble à ces remèdes qui donnent la nausée, mais qui guérissent, si on les prend bien. Jamais livre n’a signalé plus crûment, et plus cruellement que Sapho, le péril, non-seulement de la liaison, mais de la simple rencontre. Déchelette s’était bien promis, à son ordinaire, qu’elle n’aurait pas de lendemain, son amourette avec la petite Alice Doré. À la pauvrette, il n’avait demandé que vingt-quatre heures de sa vie et, si j’ose dire, de son corps, qui était à tout le monde, et voilà qu’en un moment elle lui donna son cœur, qui n’avait jamais été à personne. Déchelette était bon pour elle, elle l’aima, et pendant quelques semaines elle réussit à le retenir. Le jour enfin où il dut partir, elle lui dit : « Emmène-moi, Déchelette, ne me laisse pas seule, je ne pourrais plus vivre sans toi. » Mais comme il allait loin, très loin, en Orient, c’était impossible, et puis si contraire à ses habitudes, à ses principes mêmes ! Alors, le soir fixé pour leur séparation, il la reconduisit chez elle, au troisième étage, jusqu’à la porte seulement. En descendant, il entendit ces mots : « Plus vite que toi ! plus vite que toi ! » et quand il mit le pied dehors, il la trouva morte sur le pavé, morte de son départ.

Vous voyez jusqu’où va M. Daudet ; de quelle rigueur est sa morale, ou sa moralité, et de quelle prudence, puisque, fût-ce dans la plus banale, la plus passagère aventure, il nous signale encore un risque de malheur, de crime involontaire et d’éternel remords. Alors, diront les jeunes gens, les fils, « quand ils auront vingt ans, » que nous restera-t-il comme régime d’amour ? Je ne vois pas, et l’auteur de Sapho, lui non plus, ne semble pas voir autre chose que le régime légal, celui du vieil hyménée ! Décidément, comme dit quelque part M. Cherbuliez, les maires ont du bon avec leur écharpe, et ceux qui ont inventé le mariage savaient bien ce qu’ils faisaient. Et l’impression particulièrement pénible que cause Sapho pourrait bien venir de ce que l’union de Jean et de Fanny imite outrageusement l’union idéale que le mariage devrait être, pourrait être, et qu’il est quelquefois. Une liaison, comme on disait jadis (on dit autrement aujourd’hui), une liaison implique un manquement à la morale plus grave que la galanterie d’aventure, peut-être que l’adultère même, parce qu’elle introduit la régularité dans le dérèglement ; elle usurpe l’apparence de l’ordre et vicie les plus grands principes de l’amour : la durée, la fidélité elle-même ; elle est plus que la contravention à la loi : elle en est la contrefaçon. Optimi corruptio pessima. Le vrai mariage étant encore ce qu’il y a de mieux en amour, l’autre est nécessairement ce qu’il y a de pis. Après ce petit sermon, j’espère que vous ne traiterez plus d’immorale une pièce qui suggère d’aussi honnêtes pensées.

Assez bien jouée par M. Marquet (Jean Gaussin), bien par MM. Guitry et Calmette (Déchelette et Caoudal), le drame de M. Daudet est joué admirablement par Mme Réjane. De ce rôle multiple la parfaite comédienne a tout compris et tout exprimé : la grâce, la tendresse, la honte, surtout la poignante et répugnante douleur. Je lui sais un gré infini d’avoir accentué d’acte en acte, par son jeu, ses allures, le ton de sa voix et l’air de son visage, l’avilissement progressif et, passez-moi ce barbarisme, l’aveulissement de l’héroïne.


Il y a, comme vous savez, des choses, ou plutôt une chose, qu’il ne faudrait jamais dire, ni peut-être croire, à moins de l’avoir vue. Et même l’ayant vue, je n’apercevrais pas encore l’utilité de la dire. C’est pourtant la chose que, dans le monde, on dit le plus. Le marquis de Nohan, par exemple, l’a dite à Mme de Mandre, dont il était l’amant. Et de qui l’a-t-il dite ? D’une jeune fille, Mlle Régine de Vesles. Oui, M. de Nohan a dit « innocemment » (c’est un des termes consacrés), ou « gratuitement » (c’en est un autre), qu’autrefois, M. de Vesles étant consul en je ne sais plus quelle ville d’Orient, lui, M. de Nohan, qui s’y trouvait alors, avait vu chaque nuit le baron Missen, un jeune diplomate hollandais, sortir furtivement de l’hôtel consulaire, reconduit par Mlle Régine. J’ai hâte de vous dire que le nocturne visiteur ne venait que pour tenir avec M. de Vesles de graves et secrètes conférences de diplomatie. Depuis, M. de Vesles est mort, laissant Régine à des cousins, le comte et la comtesse de Ligueuil. Mais le méchant propos a fait son chemin, et Régine, compromise, vient de manquer un mariage superbe. Elle est d’ailleurs charmante, Mlle de Vesles ; elle a vingt-cinq ans, l’âme fière, l’esprit large, le cœur noble, un beau talent de peintre, et la liberté (je ne dis pas les libertés) d’une artiste. Ignorant la calomnie, elle s’y expose ingénument : ce soir même, au bal, chez Mme de Mandre, elle se promène au bras du baron Missen, ne soupçonnant rien des vilenies qu’on chuchote autour d’eux. Puis, ayant retrouvé dans un des salons le marquis de Nohan, elle reparle avec lui du passé, de l’Orient, où jadis elle le rencontra et, par le hasard le plus naturel de la conversation, elle est amenée à lui donner l’explication des rendez-vous mystérieux. Nohan comprend alors son infamie, et le remords soudain fait naître en lui l’amour ; un peu vite, au gré de quelques-uns, mais non pas au nôtre. Le coup de foudre au contraire s’explique ici par des raisons fines et profondes, par le désir impérieux et immédiat de réparer et au-delà, s’il se peut, l’iniquité commise. Méprisée injustement, une telle créature a droit à des revanches plus glorieuses que l’outrage ne fut honteux. Quand on a calomnié une Régine de Vesles, il ne suffit pas de lui rendre l’estime, on lui doit l’amour, et c’est pourquoi nous avons tant aimé l’élan brusque, mais naturel et touchant par cette brusquerie même, du marquis de Nohan vers la jeune fille justifiée.

Voilà le premier acte de la comédie de M. Paul Hervieu. Il nous avait plu. Le second, presque d’un bout à l’autre, nous a tenu sous le charme subtil de pensées toujours délicates et de sentimens constamment exquis. À la passion encore inexprimée de Nohan, Régine a répondu, mais seulement elle aussi dans le secret de son âme ; ni l’un ni l’autre ils n’ont parlé. Maintenant, comment Nohan va-t-il lever ou tourner l’obstacle qui s’oppose à ce qu’il se déclare ? Notez d’abord que le choix ou l’invention seule de cet obstacle indique chez M. Hervieu un sens très affiné des choses du cœur. Le remords de la vilenie autrefois commise, que Régine ignore et qu’elle pourrait ignorer toujours, n’arrêterait pas, n’inquiéterait même pas sans doute une conscience vulgaire, mais telle n’est pas la conscience de Nohan, et la faute ancienne pèse à son récent amour. Alors s’engage entre les deux jeunes gens une très longue scène, toute de nuances délicieuses ; vous savez, un de ces dialogues où l’amour ne hasarde que des allusions, des réticences et des demi-aveux. On ne parle de soi qu’en feignant de parler d’autrui ; on ne dit ni : vous, ni : je, mais : on, ou bien : la personne. Rien que des mots couverts ou voilés, et ici du voile le plus léger et le plus brillant. Régine, trouvant Nohan un peu mélancolique, s’en alarme et l’interroge. Le jeune homme alors lui laisse entendre mille jolies choses à propos de l’inquiétude d’amour, et de ces personnes dont on peut craindre toute peine, à moins qu’on n’ose en espérer toute joie. Si, contre une de ces personnes chéries, on avait jadis péché gravement, que faudrait-il faire ? Devrait-on confesser la faute avant d’avouer l’amour ? Et Régine, un peu émue, choisit d’entendre d’abord le second aveu, ne fût-ce que pour avoir moins de peine à recevoir l’autre et plus de joie à le pardonner. « Mais de quoi donc, poursuit-elle, seriez-vous coupable envers moi ? » Et la jeune fille, pour aider son pénitent, se faisant gentiment curieuse, imagine des griefs de jeune fille : « Peut-être une autre avant moi… » murmure-t-elle avec un adorable embarras, et aussitôt, avec un soupir, plus adorable encore, de soulagement : « Non ! ah ! tant mieux. — Quoi donc alors ? Auriez-vous cru, dit peut-être que je me teignais les cheveux, que je me laissais, que je me faisais faire la cour par le baron Missen ?.. » Et, déjà plus grave : « Oh ! cela, ce serait mal. » Lui alors, tombant à ses genoux et brutalement : « j’ai dit que cet homme était votre amant. » Le mot y est ; il ne pouvait pas ne pas y être. Mais avec un art très sûr et très souple, M. Hervieu l’impose et en même temps l’atténue. S’il a donné vingt-cinq ans à Régine, s’il nous la montre orpheline, librement élevée, c’est pour qu’elle comprenne, au moins à demi, le mot injurieux, pour qu’elle ne puisse répondre, comme Desdémone traitée de courtisane : « Je ne connais pas cette parole horrible. » — D’autre part : « j’ai dit que cet homme était votre amant, » et non pas : « j’ai dit que vous étiez la maîtresse de cet homme, » comme pour amortir l’insulte et n’en frapper du moins que par contre-coup la bien-aimée innocente.

La pauvre enfant chancelle sous l’outrage et fond en larmes. « Mais à qui, sanglote-t-elle, à qui avez-vous tenu cet in (âme propos ? à Mme de Mandre ! Quelles étaient donc vos relations avec elle ? Peut-être vous étiez… » Il se tait, et le supplice de Régine s’accroît d’un nouveau tourment ; la torture de la jalousie dépasse celle de la honte. Elle souffre d’avoir été non-seulement calomniée, mais livrée, sacrifiée bassement à une rivale méchante. Son joli mouvement de tout à l’heure, son cri de surprise joyeuse : « Ah ! tant mieux ! » comme elle le regrette ! comme elle voudrait le reprendre, puisqu’il s’était trompé, et comme il est d’une âme ardente, ce nouveau cri, d’une âme qui rêvait l’amour vraiment éternel, c’est-à-dire sans commencement comme sans fin : « Ah ! vous ne m’aimez pas, puisqu’il y a eu un moment où vous ne m’avez pas aimée ! »

Tout cela est touchant et ce qui suit est pathétique. On annonce inopinément le baron Missen, et Régine, affolée d’indignation : — « Vous arrivez à propos ! s’écrie-t-elle en balbutiant. Voilà monsieur qui m’accusait… Eh bien ! confirmez ses soupçons, dites-lui, mais dites-lui donc que j’ai été réellement pour vous,.. enfin que vous êtes mon !.. » — Et devant le mot qu’elle ne saurait prononcer, elle s’enfuit éperdue.

Alors, malheureusement, les choses commencent à se gâter, et jusqu’au bout. Les deux hommes se provoquent, se battent, et je me demande comment un second acte aussi distingué peut être suivi d’un troisième acte aussi ordinaire, comment à des péripéties toutes de sentiment, M. Hervieu, tombant de Marivaux à M. George Ohnet, a pu donner un dénoûment de fait et de mélodrame. Je n’ai qu’une médiocre envie de vous raconter cet épilogue ; mais peut-être tenez-vous à savoir que M. de Nohan a reçu dans la gorge un coup d’épée qui l’a mis en péril de mort. Nous le voyons très pâle, très faible, assis devant une petite maison de garde, où on l’a transporté, le col entouré d’un foulard noir assez désagréablement suggestif. La maladie, au théâtre, ne paraît jamais que pénible, à moins qu’elle ne soit, par exemple dans Mariage blanc, le sujet même de l’œuvre, la source de l’émotion et d’une émotion morale encore plus que physique. Tel n’est pas le cas ici. À Nohan, qui s’est battu pour elle, Régine a naturellement pardonné. Plus que jamais elle l’aime ; elle l’épousera, peut-être, hélas ! in extremis. Mais non ! Le jeune homme va mieux et le chirurgien répond de lui, pourvu que toute émotion lui soit épargnée. Par malheur, tandis que Régine et Nohan se parlent d’amour, cachés sous la fouillée, quelques « amis, » Mme de Mandre et autres bonnes âmes, arrivent pour prendre des nouvelles. En attendant, on jase, on commente cruellement, outrageusement, et ce duel, et cette blessure, et ce mariage, qui a tout l’air d’une réparation, d’un marché peut-être, en tout cas d’un scandale. Nohan les entend ; il s’élance, mais soudain il porte la main à sa gorge, chancelle et tombe mort. — « Mon Dieu ! balbutie alors un de ces méchans bavards, nous ne pouvions deviner, nous ne nous doutions pas… et puis, les paroles, cela vole… » — Non, les paroles restent, et elles tuent.

Au lieu de cette fin trop vulgaire et cherchée dans les événemens, j’en aurais souhaité une autre, purement psychologique et prise dans l’ordre intérieur seulement : ni duel, ni agonie, ni hémorragie foudroyante ; une autre blessure à guérir, la blessure d’âme. Le dénoûment devait consister tout simplement dans cette guérison, dans le pardon de Régine. Quand je dis tout simplement, cela n’était pas encore si simple, et je ne pense pas, surtout je n’écrirai pas, comme un de mes confrères, que dans cette histoire de délicatesse d’amour, « il n’y a pas de quoi fouetter un chat. » Déjà, au sujet de Terre promise, la critique, certaine critique du moins, à laquelle ici même et récemment on a répondu, fit preuve d’un pareil aveuglement, ou d’une myopie pareille. En matière de conscience et d’honneur sentimental, c’est peut-être n’y pas regarder d’assez près. Mais notre siècle ne finit pas dans le scrupule. Je n’ai garde, pour moi, de trouver si négligeables ni le « cas » du beau roman de M. Bourget, ni celui de l’imparfaite, mais attachante comédie de M. Hervieu. Elle aurait pu être tout à fait délicieuse ; elle l’est presque à demi ; c’est quelque chose. Et puis, du jeune et subtil écrivain, si nous espérions cette finesse, nous pouvions craindre aussi de la futilité, surtout de la sécheresse. M. Hervieu nous a donné justement le contraire, et c’est par la grâce attendrie, par la sensibilité délicate qu’il nous a le plus surpris et charmé.

C’est un charme également, et un peu une surprise aussi, que l’interprétation douce, fière, harmonieuse et nuancée, sans rien de brusque ni de rauque, du personnage de Régine par Mlle Brandès. Quant à M. Pierre Berton, il gémit le rôle de Nohan, le pleure, le sanglote avec toute son âme, et cette âme ressemble à celle d’un violoncelle éperdu.

Il y a peu de chose à dire de Jean Darlot, représenté et représenté admirablement par la Comédie-Française. Ce n’est pas que la pièce de M. Legendre nous ait paru mauvaise, médiocre seulement. Sans avoir de gros défauts, elle n’a pas non plus de grandes qualités. Elle en a de moyennes : l’honnêteté, la tenue, la simplicité du fond et de la forme, le tout employé à une peinture superficielle, j’en conviens, mais assez juste sans trivialité, des mœurs populaires ou plutôt ouvrières.

Mme Boisset et sa fille Louise sont deux pauvres femmes qui tiennent, dans Abbeville, une boutique de journaux et un modeste cabinet de lecture. Leur existence est précaire et leurs affaires vont mal. Aujourd’hui même, l’argent du terme n’a pu se trouver. Louise est fière, distinguée, aimant la lecture et la rêverie. Pour elle, pour l’élever un peu au-dessus de sa condition, sa mère a fait de secrets sacrifices. Assise à son guichet vitré, elle est bien jolie, la petite marchande de journaux, et tout le monde, trop de monde l’aime. D’abord André, son cousin, qui n’ose le lui avouer. Il l’avoue bien à Mme Boisset, mais comme il n’a pas le sou, que demain il partira pour le régiment, sa demande n’est pas même communiquée à la jeune fille. Un autre amoureux de Louise, c’est Jean Darlot, ouvrier mécanicien de chemin de fer, un peu gauche, fruste, mais loyal et généreux. Le troisième galant est M. Langlois, l’avide et libidineux propriétaire de la boutique. Mme Boisset ne pouvant lui payer son terme, il propose à la pauvre mère de vilains accommodemens. Elle refuse avec indignation et n’aurait plus qu’à déguerpir ainsi que sa fille, si le bon mécanicien n’offrait à Mlle Louise et sa bourse, et, si elle y consent, sa vie. Louise aime André, mais André n’est-il pas (elle le croit du moins) parti sans rien dire ? Et, en attendant son retour, il faut vivre. Alors, sur les conseils, les instances mêmes de sa mère, elle accepte en pleurant, mais elle accepte de devenir Mme Darlot. Au second acte, elle est mariée et malheureuse. Cet excellent garçon qui l’adore, elle n’arrive pas à l’aimer, sentant entre elle et lui, entre leurs deux esprits, leurs deux imaginations, trop de distance. C’est à André qu’elle pense toujours, et d’autant plus amèrement que maintenant elle sait qu’il l’aimait. Et voici justement qu’il revient, le beau cousin, en uniforme de maréchal des logis. Demeuré tout seul avec Louise, il affecte d’abord l’ironie, la dureté, les reproches amers ; mais bientôt les larmes le gagnent et il éclate en sanglots. Louise alors, après une défense honorable, après avoir supplié André de l’épargner, de la fuir, de la haïr s’il le peut, Louise n’en finit pas moins par se laisser tomber dans les bras du bien-aimé.

La faute à peine commise lui fait horreur, et désormais elle n’a plus qu’une idée, la plus fâcheuse du monde : avouer tout à son mari. Vainement sa mère la supplie de se taire et lui fait les représentations les plus sensées ; elle n’en tient compte et se confesse à Darlot. Celui-ci, d’abord affolé de colère et de honte, se précipite sur elle, l’insulte, la maudit, la saisit à la gorge, et, finalement, dans un accès de désespoir, se jette par la fenêtre. À la répétition générale, il jetait sa femme d’abord. On a réduit le dénoûment de moitié, mais sans l’améliorer. Il demeure ce qu’il était, sommaire, uniquement matériel et d’une vérité relative, puisque, un jour, il exige deux victimes et le lendemain se contente d’une seule. Aussi bien le drame, en son ensemble, a peu de rigueur et pourrait admettre encore d’autres solutions : par exemple, le suicide de la femme ou le pardon du mari.

Ce qui vaut le mieux dans la pièce de M. Legendre, ce n’est pas l’action, encore moins la catastrophe, c’est la teinte générale ou plutôt la demi-teinte de ce tableau provincial et populaire. Oh ! populaire avec honnêteté et discrétion, sans grossièreté ni bassesse, et sans rien pourtant qui trahisse trop la convention et l’artifice. Pantins, a-t-on dit, que ces gens-là ! Non. Ils vivent d’une vie assez vraie, du moins assez vraisemblable, qui manque seulement d’originalité, de profondeur et de dessous ; vie moyenne, ordinaire et qui donne au drame la banalité d’un fait divers. Des traits agréables se rencontrent pourtant et dans le personnage du sympathique mécanicien et dans celui de Mme Boisset, qui nous a paru le mieux observé. La conduite de cette brave femme, en tant que mère et que belle-mère, n’a rien que de plausible et de conforme aux données de la nature. Il se peut qu’une marchande de journaux, tout comme une autre mère, taise à sa fille la demande d’un cousin pauvre, et lui conseille, au besoin lui impose une plus avantageuse alliance, le tout par sollicitude et prévoyance maternelle. Il se peut enfin, et dans cette psychologie élémentaire, ce dernier trait n’est pas le plus mal venu, il se peut que la bonne dame oublie que son gendre, le gendre de son choix, les a tirées, elle et sa fille, de misère, pour s’apercevoir seulement que ce gendre a les mains rudes, qu’il est façonné à la serpe et qu’il embrasse un peu trop goulûment cette petite Louison, dont elle a eu tort de faire d’abord une demoiselle et ensuite la femme d’un simple, trop simple ouvrier. De telles inconséquences et de semblables contradictions appartiennent à toute la nature humaine et se peuvent rencontrer, je l’imagine aisément, même dans l’âme primitive et boutiquière d’une papetière d’Abbeville.

Si maintenant on me demande pourquoi M. Legendre a justement placé l’action de la pièce dans le monde des ouvriers et des petits commerçans, j’avouerai volontiers que je ne le vois guère. Ce drame se serait aussi bien, ou aussi mal passé dans un tout autre monde et dans tous les autres mondes, entre bourgeois, ou grands seigneurs, ou paysans. Louise n’épouse pas André qu’elle aime ; elle épouse Jean qu’elle n’aime pas et le trompe avec André qu’elle a revu. Jean se tue. — Soit, et Jean peut sans doute se nommer Darlot ; mais cela n’est pas nécessaire, ni qu’il conduise une locomotive, et Louise pourrait être née autre chose que Boisset et par intérêt toujours, ou par dévouement filial, épouser, au lieu d’un mécanicien, un notaire.

Cette histoire n’a par elle-même rien d’essentiellement ouvrier. Elle n’exigeait pas de pareils interprètes. Que l’auteur les ait choisis, il en avait le droit, mais il était tenu alors de nous les imposer, et de telle sorte, que la qualité des personnages parût indispensable et pour ainsi dire adéquate à la nature du sujet. M. Legendre n’a point usé de cette logique ni de cette rigueur, et de là vient que son œuvre manque de force et d’originalité. À des sentimens très généraux, il n’a point donné la marque, le pli qui devait les particulariser. Il a trop vaguement regardé ses modèles, et regardé trop vaguement aussi autour d’eux. Mais les artistes de la Comédie-Française, deux d’entre eux surtout, ont merveilleusement suppléé à l’insuffisance de l’œuvre. Impossible d’être « peuple » mieux que Mme Pauline Oranger et M. Worms, de l’être avec plus de simplicité, de maternité tendre que l’une, avec une passion plus concentrée, une cordialité plus virile que l’autre, avec plus de vérité et en même temps d’idéal que tous les deux. Mme Bartet ne montra jamais une grâce plus décente ; M. Albert Lambert a paru très passionné en sous-officier de romance, et M. Leloir, excellent en propriétaire égrillard.


CAMILLE BELLAIGUE.