Revue dramatique - 30 novembre 1891

Revue dramatique - 30 novembre 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 698-704).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : la Mégère apprivoisée (Taming of the Shrew), comédie en quatre actes, d’après Shakspeare, par M. Paul Delair. — Reprise d’Œdipe-Roi.

La Mégère apprivoisée nous apprend : d’abord, qu’un mari peut toujours venir à bout de la pire des femmes ; ensuite, que la plus aimable des jeunes filles, à peine mariée, va peut-être se changer en pécore. De ces deux leçons, l’une fait grand plaisir ; l’autre un peu de peine.

Il était une fois à Padoue, aux beaux siècles de l’Italie, un bon vieillard nommé Batista. Il avait deux filles, très différentes d’humeur : Bianca, douce autant que jolie, et la belle Catarina, plus méchante encore que belle, querelleuse, emportée, grande bâilleuse d’injures et même de soufflets. Craignant le tête-à-tête avec elle, le père a juré de ne marier la colombe qu’une fois défait de la pie-grièche. Auprès de Bianca s’est déjà glissé, déguisé en maître de luth, le gentil Cambio. Mais qui voudra jamais de la mégère ? — Un hardi seigneur de Vérone, Petruccio. Insolences, bourrades, rien ne le rebute. N’a-t-il pas entendu mugir la tempête sur mer et dans les combats le canon ? Qu’est-ce que le courroux d’une femme ? l’éclat d’une châtaigne sous la cendre. « Cateau, lui dit-il d’emblée, je t’ai vue ; tu m’as plu ; je te veux, je t’aurai. Je suis né tout exprès pour te mater. » Et il la matera. Elle crie, il rugit ; elle brise, il extermine ; elle invective, il lui clôt la bouche d’une riposte ou d’un baiser. Le dimanche fixé pour la noce, il vient, le fiancé, mais en retard d’une demi-journée, et dans un accoutrement de carnaval, suivi de son valet fait comme lui ! C’est en tel équipage qu’il conduit son Euménide à l’autel. Et là, quelle cérémonie ! Il sacre, il tempête, gourme le sacristain, renverse le prêtre et le piétine, demande alors du vin pour se rafraîchir, et prenant la belle par le cou, lui plante sur les lèvres un tel baiser que tous les échos de l’église en claquent. Vous n’êtes pas au bout, ma mie. Le cortège à peine revenu au logis, deux chevaux sont prêts : l’un pour le valet, l’autre pour le maître et sa dame. Et la voilà, vêtue encore de sa robe de noce, galopant en croupe, la nuit, par la pluie et le vent. Le cheval bronche ; elle roule dans la boue du fossé. On arrive enfin au château. « Quoi donc ! gronde Petruccio. Personne pour nous recevoir ! Holà, drôles, coquins ! » On accourt, on s’empresse, on s’excuse. Le cuisinier sert le souper : « Il ne vaut rien. Gâteau ! je vous défends de manger. Gâteau ! je vous défends de dormir. Fi ! ce lit est fait comme un lit d’auberge ! (et les draps et les oreillers de voler en l’air). Mon amour, vous reposerez sur cette chaise. » A demi morte d’inanition et de sommeil, vaincue par ses propres armes, massacrée avec son humeur à elle, Catarina se laisse tomber et s’endort. Elle se réveillera plus qu’aux trois quarts matée. Quelques épreuves de plus : un plat ou deux soustraits à sa faim, une parure refusée à sa coquetterie, et la voilà soumise. Sa fureur, avant de s’éteindre, jettera quelques éclairs encore, mais les derniers ; de cette âme de colère le bourreau par tendresse a fait une âme de douceur et d’amour.

Cependant qu’est-il arrivé de Bianca, l’autre sœur, et de son jouvenceau ? Comme Juliette et Roméo, ils se sont mariés en secret, les aimables enfans. Le père, tout à la joie de retrouver sa Catarina domptée, pardonne aux amoureux. Voici tout le monde réuni, excepté la douce Bianca. « Où donc est-elle ? demande son mari. Qu’un valet me l’aille chercher. » Et bientôt le valet de revenir assez penaud. Bianca refuse de paraître. A la fin pourtant elle arrive, mais récalcitrante, revêche à son tour, et la comédie n’a d’autre dénoûment que cette vicissitude.

Voilà la pièce. Ainsi contée, comme elle est représentée, elle n’est plus de Shakspeare, mais d’après et selon lui. Il est entendu, et je crois avec raison, que nous ne pouvons nous plier aux comédies de Shakspeare. Il s’agit de les plier à nous, et sans les fausser. Deux poètes déjà y avaient réussi. Après MM. Dorchain et Legendre, en prose cette fois, M. Paul Delair vient d’y réussir avec non moins d’éclat. Beaucoup retrancher, ajouter un peu, condenser le tout, voilà le secret d’une bonne adaptation shakspearienne. Celle-ci est parfaite ; plus libre que tout autre et plus fidèle pourtant, sinon à la lettre, du moins à l’esprit de l’original. M. Delair a déblayé le terrain, simplifié l’intrigue, retranché les épisodes et les figures parasites, pour mettre en lumière le fond et les principaux personnages. Il a purgé aussi la comédie, non pas de la farce, mais de la grossièreté et de l’ordure. Il a même introduit en quelques scènes une note sentimentale plus à lui qu’à Shakspeare, un peu de rémission et de détente pour couper le bruit des querelles et des coups. C’est ainsi que l’auteur a ménagé au clairon de M. Coquelin deux ou trois effets de douceur. Deux fois, au troisième et au quatrième acte, il attendrit la férocité du personnage, il en tempère le comique éclatant, et sous la violence, fait sourire l’amour.

Mais ce que M. Delair a le mieux rendu, c’est l’entrain, la verve folle, la bouffonnerie poussée au grandiose, je dirais presque à l’héroïsme, la vie qui bouillonne dans cette comédie toute retentissante d’injures et de horions, cette folle émulation de colère et cette furieuse enchère de méchanceté et de haine dont la tendresse et la paix seront le prix. M. Delair a traduit tout cela dans la meilleure langue qu’on puisse parler au théâtre, dans un style savoureux, tour à tour pittoresque et poétique, un style qui court et qui brille, qui chante et qui rit. Si ce n’est pas là traduire un grand poète, c’est au moins le comprendre et lui ressembler.

Il y a dans la Mégère apprivoisée deux ou trois scènes d’une beauté singulière et qui plus que les autres font penser. La première est celle de l’enlèvement de Catarina par Petruccio. Le couple est revenu de l’église, vous savez après quel scandale : elle, tremblante encore de honte et de rage au bras de ce capitan de la foire, gouailleur et cynique. Il annonce à tous son dessein d’emmener sa femme non pas demain ni ce soir, mais à l’instant même. Étonnement de Catarina, suivi de refus, de cris et de fureur. Lui pourtant marche vers elle, la saisit à plein corps et la traînant à sa suite, fendant la foule qui veut lui barrer le passage : « Quant à ma bonne Cateau, s’écrie-t-il d’une voix tonnante, elle viendra avec moi… Je veux être maître de ce qui m’appartient. Elle est mes biens, mes bijoux, ma maison et mes ustensiles de ménage, mon champ, ma grange, mon cheval, mon bœuf, mon âne, mon toute chose : la voici, la touche qui l’osera… Grumio, tire ton épée, nous sommes entourés de voleurs ; secours ta maîtresse, si tu es un homme. Ne crains pas, ma douce fillette ; ils ne te toucheront pas, Cateau ; je te protégerai contre un million d’assaillans[1]. » Mon bœuf, et surtout mon âne, est un peu vif ; mais que mon toute chose est beau ! Allez entendre M. Coquelin sonner cette fanfare, et peut-être entendrez-vous passer le souffle quasi héroïque dont j’ai parlé plus haut. Dans cette saisie, dans cette mainmise à la fois amoureuse et brutale de l’époux sur l’épousée, vous sentirez derrière la fantaisie comique un fond d’immuable vérité, la loi naturelle et sociale de la force, de l’autorité virile, non moins nécessaire que la tendresse à la durée comme à la perfection de l’amour. Singulière unanimité des grands hommes, fût-ce des plus divers ! N’y a-t-il pas déjà du Molière là-dedans ? du Molière romantique, enflammé, du Molière avec un panache, mais du Molière enfin ? Arnolphe, un jour, ne dira pas autre chose ; il le dira moins haut et sans faire, le matamore, mais aussi nettement, et dans son sermon à Agnès, ne reconnaîtrez-vous pas, éteint et refroidi, réduit en leçon bourgeoise, le lyrisme truculent de Petruccio ? Tant il est vrai qu’à de certains momens le génie, fût-ce le génie de Shakspeare, n’est plus, selon le mot d’un maître critique, que du bon sens exalté.

Mais ce que ni Molière ni aucun autre que Shakspeare ne pouvait peindre, c’est le revirement et le désarmement de cette âme de femme ; après une si opiniâtre défense, c’est un si mol abandon. Petruccio et Catarina viennent enfin d’échanger le baiser de paix ; enlacés, ils vont sous les charmilles, et voici le soir : « Mon amour, dit Petruccio, regarde à l’horizon monter la lune, rouge de pudeur, comme une nouvelle épousée. » Et Catarina de rire d’abord. « La lune, dites-vous, et qui monte ; mais c’est le soleil qui descend. — Quoi ! serai-je encore et toujours contredit ? Par le fils de ma mère, c’est la lune. — Soit, mon doux seigneur, je veux aussi que ce soit la lune, ou, s’il vous plaît, une torche, une chandelle. — Non, tu mens à présent, c’est le soleil béni. » Catarina, alors, avec une explosion de joie : « Gloire à Dieu ! et que ce ne soit plus le soleil ou que ce le soit encore, il n’importe. Désormais, bien-aimé, je ne veux plus voir que par tes yeux. » Le fameux mouvement d’Hamlet : « Doute des étoiles, du soleil… » n’est pas plus spontané, plus touchant que cet oubli de soi-même, cette abdication, cette remise aveugle des sens, de la raison, de l’être tout entier à la merci de l’amour.

Une légère critique avant de finir. La plus belle scène de la comédie originale, en tout cas la plus profonde (mon Dieu ! préservez-moi d’écrire la plus suggestive ! ), c’est la dernière. Il a paru que M. Delair l’avait un peu écourtée et rétrécie. Shakspeare lui donne plus d’ampleur, il y jette à la fois des couleurs plus vives et de plus fines ombres. Sous les colonnades italiennes, je regrette le festin, cet autre Banquet, où l’on parle aussi de l’amour. Dans Shakspeare, trois couples y viennent s’asseoir : les deux sœurs d’abord avec leurs maris, puis un prétendant éconduit de Bianca, certain Hortensio, qui, de dépit, a pris une autre femme. Repas nuptial, s’il en fût, où figurent trois variétés d’hymen : mariages d’amour, de raison et de folie. A la fin du souper, les dames se retirent et les maris demeurent à deviser. On plaint Petruccio, le mari de la mégère. Mais lui, gageant cent écus que sa femme est de toutes les trois la plus docile, ses amis tiennent le pari. Bianca, rappelée la première, refuse de venir ; ainsi fait la femme d’Hortensio. Catarina, au contraire, accourt en hâte. Alors quel adorable discours sur ces lèvres enfin souriantes, quelle grâce modeste et dans la pénitence et dans le conseil ! Quel délicieux retour de la femme à l’éternel féminin, qui n’est que soumission et tendresse ! « Allez, dit Catarina à ses compagnes ; allez, papillons téméraires et impuissans, mon âme a été aussi fière que les vôtres, mon cœur aussi hautain que les vôtres… Mais maintenant je vois que nos lances sont des roseaux, que notre force n’est que faiblesse, et faiblesse hors de toute comparaison, et que ce que nous semblons être le plus, c’est ce que nous sommes le moins en réalité. » Il ne fallait ici rien sacrifier ; ni surtout remplacer par cette banale formule : « Me voici, monseigneur, ordonne à ta servante, » l’adorable trait de la fin et ce geste délicieux, d’une grâce, d’une obéissance antique : « Abaissez donc votre morgue, car elle ne sert à rien, et étreignez de vos mains les pieds de vos époux ; s’il plaît au mien, voici ma main toute prête à lui donner, pour peu que cela lui semble agréable, cette marque d’obéissance. »

Bianca cependant ne répond rien ; son silence nous inquiète et notre inquiétude fait justement la philosophie et la beauté de ce dénoûment. Quoi donc ! le règne du mal n’a-t-il cessé dans une âme que pour arriver dans une autre ? De ces deux unions, l’une exquise, l’autre terrible, l’autre seulement va-t-elle être heureuse ? Shakspeare nous laisse dans ce doute mélancolique. Il a douté de lui-même et trahi, pour une fois, ceux qu’ailleurs il favorise. Douceur, poésie, jeunesse, mystère, il n’a paré l’amour ici de ses grâces coutumières que pour l’en dépouiller aussitôt. Si les promesses d’un tel hymen peuvent tromper, si le front de Bianca déjà se fronce de colère, ô poète, alors tout avenir d’amour est menteur ; Juliette et Roméo se seraient peut-être éveillés de leur rêve ; vous avez eu raison de les faire mourir.

Cette éclatante comédie est jouée avec éclat. Mlle Marsy, dans le rôle de Catarina, a remporté une victoire décisive. Elle y est, c’est le cas de le dire, furieusement belle, d’une beauté de Gorgone, et de Giorgione aussi. Je lui sais gré surtout d’ennoblir la colère et d’avoir la fureur patricienne. Avec tout l’emportement qu’on pouvait attendre d’elle, la jeune artiste a fait preuve, à la fin, d’une douceur inespérée et charmante. Voilà Mlle Croizette remplacée et peut-être dépassée.

Quant à M. Coquelin, il est ici plus que jamais le maître du comique, et le maître tout-puissant. Sa voix (je dirais presque ses voix, il en a tant ! ) est faite pour lancer aux quatre coins du monde (hélas ! même du Nouveau-Monde ! ) les leçons éternelles et le rire retentissant. Admirable de fantaisie extérieure, excentrique même, et de vérité profonde, il rassemble en lui toute la lumière et toute la force de l’œuvre pour nous les renvoyer.

Les autres rôles sont excellemment tenus : M. Coquelin frère, en valet picaresque, est majestueux et pitoyable tour à tour. M. Coquelin fils ne fait que passer, le temps de dire bonsoir à son père et à son oncle. M. Georges Berr joue très aimablement l’amoureux de Mlle Muller, plus aimable encore. Décors et costumes donnent la plus exquise « sensation d’Italie » et voilà la Comédie relevée de ses mésaventures vaudevillesques.

Elle a pris d’autres revanches : le Jeu de l’Amour et du Hasard avec Mlle Bartet, une Silvia sans manière ni grimace, moins affectée et plus émue que ses devancières, au moins celles qu’il nous fut donné d’entendre. Œdipe aussi a reparu, pour le plus grand triomphe de M. Mounet-Sully. Au lieu d’examiner pourquoi Mon oncle Barbassou valait mieux ici, naguère, qu’au Gymnase aujourd’hui ; plutôt que de conter menu (ce serait très, très menu), pourquoi Monsieur l’abbé n’est peut-être pas « une des perles de l’écrin Meilhac, » si nous parlions d’Œdipe ? Avant de le revoir, nous avons ouï la première conférence de M. Brunetière, à l’Odéon, sur l’histoire du Théâtre-Français. Notre éminent collaborateur y a défini la tragédie de Corneille avec tant d’autorité et de certitude, que du coup, ou par contre-coup, la pièce de Sophocle nous est apparue éclairée par réfraction, et d’un jour nouveau.

M. Brunetière a dit d’abord que la tragédie française, de romanesque et pour ainsi dire aventurière, était devenue avec Corneille essentiellement tragique. En d’autres termes, l’action, et par conséquent l’intérêt, placée jusque-là en dehors des âmes, a été reportée au dedans. Il est certain que les péripéties du Cid, par exemple, sont purement morales :

Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père.
Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt faible et tantôt triomphant.

Voilà tout le sujet. Et voici la matière, essentiellement dissemblable, d’Œdipe : Œdipe est-il le fils et le meurtrier de son père Laïus, l’époux de Jocaste, sa mère ? Pour Chimène, la seule question est celle-ci : que voudra-t-elle ? Pour Œdipe, on se demande : saura-t-il ? Dans l’un et l’autre cas, l’événement est loin de jouer le même rôle. Les crimes d’Œdipe une fois reconnus, le drame est fini ; le comte mort au contraire, la tragédie ne fait que commencer. Ici, le fait matériel est le point de départ ; là-bas, le point d’arrivée. En ce sens on peut définir Œdipe-Roi, non pas une tragédie, mais un mélodrame, le plus sublime de tous ; incomparable chef-d’œuvre, mais, j’ose à peine l’écrire, chef-d’œuvre surtout d’intrigue. Des faits, d’abord inconnus, puis vaguement soupçonnés, vraisemblables ensuite et prouvés enfin jusqu’à l’évidence, telle est cette intrigue. On sait avec quel art elle est conduite et comme filée, quel génie a ménagé les étapes et les points de repère sur le terrible chemin qui nous mène de l’ignorance, par le doute, à la certitude.

Faits monstrueux, gros de conséquences atroces ; mais des faits seulement, pas même des crimes, et nous apercevons ici la seconde différence entre le drame grec et la tragédie française. L’une est libre ; l’autre fatal. Rodrigue et Chimène sont maîtres des événemens ; ils les créent eux-mêmes. Œdipe en est esclave et victime. Et par là, au moins, le drame de Sophocle, assez inopinément, je l’avoue, se rapproche, autant que s’en écarte notre tragédie, du drame romantique. Il y a moins loin d’Œdipe-Roi que du Cid à Hernani. Rappelez-vous la tirade citée par M. Brunetière :

Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva.
Détrompe-toi : je suis une force qui va,
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres,
Une âme de malheur faite avec des ténèbres ;
Où vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussé
D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.
Je descends, je descends et jamais ne m’arrête.


Rien de plus contraire à Corneille, mais de plus voisin de Sophocle. Ne croit-on pas retrouver ici le héros grec, et sinon son langage, au moins sa nature et sa destinée ?

Ailleurs encore, dans cet Œdipe où tout se rencontre, j’ai cru surprendre un pressentiment d’avenir romantique. Œdipe vient d’apprendre qu’il n’est pas né de Polybe, le feu roi de Corinthe, et d’abord cette révélation l’épouvante. Mais de son angoisse accrue une pensée d’orgueil ne tarde pas à le distraire. S’il ne fut qu’un enfant du hasard, abandonné par mépris et recueilli par pitié, ce qu’il est aujourd’hui, il le doit donc à lui seul. Il s’est fait lui-même et s’est fait roi. Nouvelle illusion qui pour un instant le flatte et le console. Rêvant au passé pour ne pas voir l’avenir, il s’assied ; derrière lui, les vierges thébaines chantent le Cithéron, les rochers et les bois où naquit, d’un dieu peut-être et de quelque nymphe surprise, celui qui devait régner. Là encore ne vous semble-t-il pas reconnaître un trait de l’idéal romantique : le héros fils de ses œuvres et la poésie des naissances obscures ?

En résumé, l’extériorité de l’action et l’absence de la liberté, voilà les deux caractères essentiels d’Œdipe-Roi, aussi contraires que possible à ceux de notre tragédie classique. Aujourd’hui le théâtre (j’entends le seul digne de ce nom) continue sur un point les traditions du XVIIe siècle ; sur l’autre, il menace de les trahir. S’il vit surtout et de plus en plus d’observation intérieure, s’il se préoccupe moins des faits que des âmes, il est entrain, sous prétexte d’atavisme, de suggestion et autres théories nouvelles, de revenir à la fatalité. Au lieu d’être religieuse, elle sera scientifique ; mais il n’y aura que le nom de changé. L’art ne saurait manquer d’y perdre beaucoup d’intérêt psychologique, encore plus de valeur morale. Au fond, la tragédie du XVIIe siècle, moins plastique, sans doute, que la tragédie grecque, n’est peut-être plus belle encore que pour avoir proclamé, défendu et glorifié les deux grands principes de la conscience humaine : le libre arbitre et la responsabilité.

Un dernier mot : la musique de Membrée m’a paru plus que jamais expressive, étroitement adaptée au drame. Elle est noble et triste ainsi qu’il convient. J’aime surtout pour sa couleur agreste et sa mélancolie, la symphonie qui accompagne les strophes des jeunes filles.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Traduction de M. É. Montégut.