Revue dramatique - 30 juin 1898

Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 148, 1898


REVUE DRAMATIQUE

À la Renaissance, Papa Lebonnardo, pièce en quatre actes, traduite de M. Jean Aicard. — Aux ESCHOLIERS, la Confidente, pièce en trois actes, de M. André Picard.


C’est une aventure charmante. Le Père Lebonnard, drame en quatre actes, en vers, fut présenté, il y a une dizaine d’années, à la Comédie-Française. L’ineffable Comité de lecture reçut la pièce à l’unanimité. Mais, aux répétitions, les comédiens ne la reconnurent plus ; ils reprochèrent à l’auteur de les avoir trompés en la lisant trop bien et eurent avec lui de si mauvais procédés qu’enfin il retira sa pièce. Ils ne manquèrent point à leur parole : pour qui les prenez-vous ? Seulement, ils contraignirent M. Aicard à la leur rendre, ce qui était peut-être pire.

Le Père Lebonnard fut recueilli par le Théâtre-Libre, et joué avec un succès incontestable. Mais il était assez difficile de démêler ce qui, dans ce succès, revenait au mérite de l’œuvre et ce qui en était attribuable au désir de protester contre la conduite peu élégante de nos Comédiens ordinaires. Nous le savons aujourd’hui. La pièce a été traduite en italien ; le grand acteur Novelli s’en est épris ; il l’a promenée un peu partout, triomphalement ; et voilà qu’il nous la rapporte. Et nous voyons clairement que Papa Lebonnardo est une bonne comédie dans la manière d’Emile Augier ; que la Comédie-Française l’eût aisément jouée une cinquantaine de fois et peut-être davantage, et qu’elle aurait donc gagné à être plus… correcte.

Il y a, dans l’ouvrage de M. Jean Aicard, un personnage très étudié, pittoresque, intéressant, émouvant même, — et une scène très dramatique et, comme on dit, « d’un effet sûr ». Croyez que c’est beaucoup pour une seule pièce.

C’est un exquis bonhomme que le père Lebonnard. M. Jean Aicard lui a donné l’âme la meilleure et la plus tendre, une âme qui appartient, dans son fond, à la famille des grands charitables, des Vincent de Paul, des Myriel, des Jean Baudry. Mais en même temps il a su enfermer cette âme dans une enveloppe et la placer dans des conditions d’existence qui la font individuelle et très vivante.

D’abord, Lebonnard est un ancien petit horloger qui s’est élevé par son travail à la dignité de bijoutier et qui a su gagner dans son commerce une assez jolie aisance. C’est que ce juste était marié, père de famille. Son évangélisme ne le poussait point au dépouillement absolu. Il a suivi la voie commune ; il a amassé du bien pour ses enfans. Ce n’est qu’un « bonhomme », comme je l’appelais ; on pourrait presque dire que c’est par simplicité, par modestie d’esprit qu’il ne s’est point donné pour tâche l’accomplissement de devoirs exceptionnels. Il est donc resté tout uniment un vieil horloger en retraite. Même, il a gardé des manières de vieil horloger. Il a toujours dans sa poche une loupe et un petit marteau et, sur un petit établi, des « mouvemens » de montre qu’il tripote pour s’amuser entre ses repas.

Ce bonhomme n’est point une bête. Ce juste est un esprit ingénieux et chercheur qui a inventé je ne sais quoi en horlogerie (c’est même à cela qu’il doit sa fortune). Il a d’ailleurs une demi-instruction, qu’il a complétée par des lectures. Il est accessible aux utopies sociales ; il a lu Saint-Simon et Fourier. Il est abonné à des journaux scientifiques, et souscrit consciencieusement à toutes les œuvres de philanthropie. Il a l’esprit évangélique, mais ne va point à la messe. C’est un de ces vieux sages candides, de science incomplète et un peu confuse, comme on en trouve plusieurs dans les romans de George Sand. Il est tout pénétré de christianisme humanitaire ; non pas précisément libre penseur, mais « libre rêveur ». Il dit quelque part :

Je suis un ignorant ébloui de science,
C’est vrai. Tout est douleur ici-bas… Patience !
Le grand remède existe, on saura le trouver ;
Et j’aide les penseurs, ne pouvant que rêver.

Enfin ce juste, qui est une manière de Bréguet et une manière de « Monsieur Silvestre », est aussi une façon de Chrysale. Il est opprimé par sa femme, une bourgeoise impérieuse et dure, entichée de bel air, qui joue à la grande dame et qui le considère comme un pauvre homme. Lebonnard se venge d’elle, un peu sournoisement, en affectant devant elle une extrême simplicité de façons, en promenant des redingotes râpées et en réclamant une cuisine sans faste :

J’aime le bœuf saignant et les œufs à la coque.

C’est un Chrysale qui se connaît lui-même et qui constate sa propre faiblesse avec une résignation railleuse.

Tel est le personnage ; ou plutôt telle en est l’enveloppe et l’apparence. Il est charmant et a même, dans son allure et ses propos, quelque chose d’assez savoureux. Mais ce n’est, à ce qu’il semble d’abord, qu’un « vieil original », un peu faible de caractère et d’ailleurs excellent homme.

Or ce vieil horloger rêvasseur cache au fond de son âme un secret terrible ; et la placidité philosophique de ce Chrysale de la bijouterie recouvre la plus surprenante force d’âme et le plus singulier héroïsme dans la bonté. Lebonnard a une fille, Jeanne, et un fils, Robert. Du moins Robert passe pour son fils, mais il est né des amours de Mme Lebonnard avec un gentilhomme des environs. Une lettre égarée a révélé ce secret à Lebonnard, il y a quinze ans. Et, pendant quinze ans, il s’est tu, d’abord pour sa fille, mais aussi pour l’enfant qui n’est pas son fils : car, étant bon, il n’a pu s’empêcher d’aimer l’innocent par qui il souffrait :

Par de grandes douleurs je suis resté son père.

Or Robert doit épouser une belle demoiselle, Marthe d’Estrey ; et Jeanne est fiancée à un jeune médecin, le docteur André, qu’elle adore. Mais on découvre que le docteur André a de sérieuses chances d’être un enfant adultérin, sa mère ayant eu des « histoires », et qui ont été publiques. Et les d’Estrey de se jucher sur leurs quartiers de noblesse, et sur les convenances, et sur les préjugés sociaux. Cette idée leur est insupportable que leur gendre puisse avoir pour beau-frère un garçon dont la mère a eu jadis un amant. « Pas de bâtard dans notre famille ! » Si Jeanne épouse André, Robert n’épousera pas Marthe.

Alors, pour la première fois de sa vie (car il s’agit du bonheur de sa fille, qui est sa seule joie), Lebonnard s’insurge. Le mouton se révèle bon pour défendre ce qu’il aime. Il parle si haut et si ferme, que sa femme, suffoquée d’étonnement, le menace de quitter la maison. — Oh ! dit-il, c’est cela qui m’est égal à présent 1 Ma fille a trouvé le mari qu’il lui faut. Que m’importe le reste ?

Avant cela, j’ai su me taire et ne rien voir,
Et trembler devant vous, vous redoutant pour elle.
Au risque d’étouffer, j’étouffais la querelle,

(Est-ce que ce vers vous parait très bon ? )

Et, quinze ans, je vous ai pardonné votre amant.

Et il lui apprend qu’il sait que Robert n’est pas de lui. Et il vide son cœur. Et, comme elle nie et fait l’insolente ; il la saisit par les poignets, la secoue et l’envoie s’affaler dans un fauteuil. Ah ! mais !…

Et la scène est bonne. Mais voici « la belle scène » que je vous ai annoncée. Robert accourt au bruit. C’est un petit jeune homme vaniteux comme sa mère et dressé par elle à « blaguer » son bonhomme de père. Il est furieux de voir son aristocratique mariage rompu par l’entêtement du vieil horloger. Il s’emporte, il va jusqu’à lui manquer décidément de respect. Et alors Lebonnard, hors de lui, jette le mot pour lequel toute la pièce semble avoir été conçue et écrite : « Assez ! Tais-toi, bâtard !… »

Là-dessus, retournement général. Robert, bouleversé par cette révélation, montre tout à coup une sensibilité d’âme et une générosité dont on ne le croyait pas capable. Il demande pardon, il s’effondre de douleur et de désespoir. De son côté, Lebonnard, sa grande colère tombée, s’aperçoit qu’il aime toujours cet enfant indigne et qui n’est pas son enfant. Puis, Robert dit qu’il veut se faire soldat et partir pour l’Afrique. On s’épouvante autour de lui, — et même avec quelque excès, — de cette résolution. Jeanne, pour que le mariage de son frère redevienne possible, renonce à son petit médecin. Le sacrifice de Jeanne, le désespoir de Robert, la magnanimité de Lebonnard, attendrissent les coriaces d’Estrey. Finalement, Jeanne et Marthe épouseront chacune leur bâtard, et n’en seront pas moins heureuses, nous l’espérons.

Mme  Lebonnard a disparu sagement dès le troisième acte, car on n’aurait su que faire d’elle. Mais son mari la retrouvera. « Avec qui vivra-t-elle ? » demande le marquis d’Estrey. Et Lebonnard répond :

Avec moi… Comment faire ?
Qu’y a-t-il de changé ? Pour moi, je vous promets
De redevenir faible et vieux plus que jamais.
Il faut savoir mourir… C’est une pauvre femme ! l

Voilà la pièce. Elle est intéressante, elle est émouvante, elle est humaine. Je n’y ferai qu’une objection sérieuse. Elle est envers : vous l’aviez peut-être remarqué. Pourquoi est-elle en vers, Seigneur ? Le sujet et le « milieu » appelaient si naturellement la prose ! La survivance obstinée de la comédie en vers, j’entends de la comédie bourgeoise, me parait une des manifestations les plus étonnantes de l’instinct d’imitation, du « psittacisme » en littérature. En réalité on a fait pendant trois siècles en France et l’on fait même encore quelquefois des comédies en vers parce que, il y a deux mille quatre cents ans à Athènes, et à Rome il y a deux mille ans, Ménandre a fait des comédies en vers grecs, et Plaute et Térence des comédies en vers latins.

Ces anciens hommes avaient, eux, leurs raisons. Le théâtre athénien fut en vers parce qu’il sortait directement de la poésie lyrique ; et d’ailleurs, et surtout, le vers iambique, grec ou latin, n’était guère que de la prose rythmée, et ce rythme était nécessaire pour que le texte fût entendu dans d’immenses amphithéâtres à ciel ouvert. Mais quel besoin mystérieux purent bien avoir l’excellent Delavigne et le vénérable Doucet de recourir à la cadence de l’alexandrin pour exprimer des pensées de cette grâce ou de cet éclat :

Doyen des receveurs dans ce département,
J’y perçois les deniers d’un arrondissement ;

ou bien :

Léon, je te défends de brosser ton chapeau !

Le cas de M. Jean Aicard paraît plus étrange encore, étant plus récent. Je crois que, au bout du compte, s’il a cru devoir prêter aux familles d’Estrey et Lebonnard le langage des dieux, il y a été conduit, non seulement par un préjugé atavique, mais par l’instinct de son Midi chanteur, et aussi par le plaisir, puéril mais respectable, de vaincre sans aucune nécessité des difficultés purement gratuites. À moins que, au contraire, la difficulté n’ait été pour lui de s’exprimer en prose, et qu’il n’ait choisi le vers comme plus aisé.

J’imagine que Papa Lebonnardo, étant en prose, doit être fort supérieur au Père Lebonnard.

M. Novelli a joué avec une rare puissance le rôle du vieil horloger évangélique. Il ne nous a pas moins émus dans la Morte civile, vieille comédie habile et attendrissante, histoire d’un bon forçat qui, rentré dans sa ville après douze ans de bagne, n’ose déranger le bonheur de sa femme et de sa fille retrouvées, et meurt pour les débarrasser. M. Novelli est un grand artiste, égal peut-être en talent, et supérieur en variété et en souplesse, à tout ce que nous avons de mieux chez nous. Il a au plus haut point la vérité et la simplicité. Mais c’est la simplicité et c’est la vérité d’un peuple gesticulateur. À cause de cela, son admirable jeu nous parait expressif à l’excès, habitués que nous sommes à la discrétion des Worms, des Mayer et des Guitry. Le jeu italien admet une mimique plus développée et plus insistante que la nôtre ; et cela d’abord nous émerveille, puis nous fatigue un peu. Ce n’est point une critique que je fais, mais une constatation,

Les Escholiers ont représenté la Confidente, pièce en trois actes, de M. André Picard. En voici le sujet, réduit à l’essentiel :

Marthe Auxelles, veuve, trente-deux ans, est une de ces femmes qui sont nées pour la charité, non pour l’amour. Elle se dépense paisiblement et magnifiquement en bonnes œuvres ; jouit avec un innocent orgueil de se sentir nécessaire à tant de gens ; jouit même (très bien vu, ceci) de l’importance qu’on lui reconnaît et des témoignages que lui vaut sa bienfaisance publique. Mais enfin, elle est bonne, profondément bonne. Elle rencontre sur son chemin un jeune névropathe, Pierre, atteint du plus douloureux narcissisme moral, enragé d’une impuissance que sa clairvoyance entretient, habile à souffrir et à faire souffrir les autres, inquiet, très intelligent, absolument insupportable (type connu), — qui dit à Marthe des choses désagréables, car il l’aime. Marthe, le voyant si malheureux, se donne à lui par une décision brusque, afin de le guérir.

C’est une faute. Marthe méconnaît ici sa vocation naturelle. En se donnant à Pierre, elle n’a pu renoncer à ses pauvres et à sa clientèle d’âmes en détresse. Pierre en souffre : il veut, d’abord, être tout seul secouru et protégé par elle, et exige qu’elle rompe avec son passé d’universelle bienfaitrice. Elle obéit ; mais alors Pierre entend n’être plus protégé du tout : il souffre de sentir, dans la tendresse de Marthe, une pitié indéracinable et, dans sa docilité même, une attention, un dévouement de garde-malade. Et Marthe elle-même se sent toute désorientée : capable de donner à Pierre plus qu’il n’exige, mais non de lui donner exactement ce dont il a besoin ; capable de se sacrifier, oui, mais non d’aimer tout simplement.

Elle est près de reconnaître son erreur. Elle découvre, à ce moment, que Pierre est aimé d’une jeune fille, Jeanne, dont la passion, point protectrice ni maternelle, celle-là, ravit le pauvre jeune homme au sortir de tant de complications. Après une révolte assez courte, elle consent au bonheur de Pierre et de Jeanne ; et, mieux éclairée par l’épreuve sur sa vocation, qui est d’être « la confidente » et la consolatrice de tous et non la femme d’un seul, elle retourne aux malheureux, à tous les malheureux.

Très beau sujet, presque trop beau et trop riche ; surabondante matière à d’infinies analyses psychologiques (là était le danger) ; thème de roman plus encore que de drame. C’est, en somme, — interprété, complété et unifié, — le cas de George Sand et la multiple mais toujours semblable aventure de cette femme au large cœur avec les Musset, les Liszt et les Chopin, ces malades. Aussi bien le sujet de la Confidente ne diffère-t-il pas foncièrement de celui d’Horace et de Elle et Lui, et de la Confession d’un enfant du siècle.

Scéniquement, la pièce de M. André Picard n’est pas excellente. Les personnages s’y considèrent et s’y définissent eux-mêmes insatiablement. Il y a là, je le crains, plus de psychologie étalée que le théâtre n’en supporte. Mais cette pièce lente, maladroite et surchargée est, du moins, d’un esprit pénétrant et distingué.


JULES LEMAITRE.