Revue dramatique - 30 juin 1897

Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 142, 1897


REVUE DRAMATIQUE

Mme Eleonora Duse. — Au Gymnase, Rosine, comédie en quatre actes, de M. Alfred Capus.

Elle nous arrivait précédée d’une réputation européenne, sœur rivale de « la grande Sarah ». On ne nous avait pas trompés : Mme Eleonora Duse est une artiste dramatique tout à fait originale, et de premier rang. On nous avait dit aussi qu’elle était surtout une étonnante réaliste, qu’elle « vivait » ses rôles plus qu’elle ne les jouait, et que c’était par là qu’elle prenait le public aux entrailles. Et cela, sans doute, n’est pas non plus inexact. Mais, je ne sais pourquoi, je m’étais figuré, là-dessus, un jeu volontiers âpre et brutal, d’une spontanéité brusque et violente. Or, ce qu’il y a de plus incontestable chez Mme Duse, c’est, il me semble, un attrait singulier de grâce, de douceur et de tendresse. À cause de cela, sa recherche du vrai, le soin qu’elle a d’éviter l’apparence même de l’artifice, son réalisme très attentif et très sincère se tournent, quand même, en poésie. C’est un charme unique de femme très faite, très passionnée, meurtrie, maladive, neurasthénique, où survit pourtant une grâce jeune et ingénue, presque de petite fille, d’étrange petite fille.

J’ajoute que je n’ai pas encore vu Mme Duse dans la Femme de Claude, mais seulement dans la Dame aux Camélias, Magda, la Locandiera, et le Songe d’une matinée de printemps. Je dois confesser aussi que, si je puis lire l’italien, je ne suis pas capable, non plus (que les neuf cent quatre-vingt-dix-neuvièmes des Parisiens, de le saisir à l’audition, sinon par bribes ou, à tout mettre au mieux, par lambeaux.

C’est là une condition fâcheuse. Les meilleurs comédiens expriment beaucoup et obtiennent de grands « effets », rien que par l’accentuation légère et juste d’un mot significatif. Ces nuances de la diction se dérobent le plus souvent à qui ne comprend pas chacun des mots prononcés à mesure que le comédien les prononce. La connaissance que l’on a du contenu de chaque scène, ou même du sens sommaire de chaque couplet ou de chaque réplique, ne suffit point ici pour bien apprécier le mérite de l’interprète. Il est donc toute une partie de son ait, et très importante, dont nous ne pouvons pas être juges lorsque nous entendons cette caressante Italienne. Mais, d’être réduits, sur ce point, à deviner son talent, cela nous la rend plus intéressante encore et plus chère, par une sorte de complicité et de quasi-collaboration. Et enfin, si nous ne pouvons concevoir dans le détail l’intelligence et la finesse de sa diction, il nous reste le son de sa voix, la qualité émotive de ses intonations, dont nous saisissons du moins le rapport avec le sens général de ses discours ; il nous reste sa mimique, et il nous reste sa figure.

Je la trouve jolie, pour ma part. Mais elle est infiniment mieux que jolie. D’une pâleur mate et quelque peu olivâtre ; le front solide sous les touffes noires ; les sourcils serpentins ; de beaux yeux démens ; la bouche un peu distante du nez court, incorrect et vivant ; une bouche un peu grande, grave au repos, mais incroyablement mobile et « plastique » (au vrai sens du mot)… je n’ai pas vu de comédienne qui jouât autant avec sa figure, ni dont la physionomie se pliât à un si grand nombre d’expressions, ni si diverses, ni si extrêmes. C’est, je crois, principalement par son visage que Mme Duse est une artiste extraordinaire. L’expression foncière en est douloureuse ; mais quand les dents, qui sont fort belles, s’y montrent tout à coup, ce n’est point l’éclat banal des dentitions de théâtre encerclées de carmin ; c’est quelque chose de plus compliqué et de plus secret ; le contraste entre la clarté vive de ces dents-là et la pâleur des lèvres, et le bistre du visage non fardé, équivaut à ces délicates dissonances qui, dans la musique, charment, en les inquiétant un peu, les oreilles exercées. La voix est claire et fine, plus jeune que le visage. Les mains sont maigres et souples ; Mme Duse fait souvent le geste de les passer sur son front ou sur ses tempes. La démarche est rythmée par une légère claudication qui ondule et glisse… Le tout donne l’idée d’une remarquable machine à sensations, vite transformées en sentimens. On devine une créature infiniment impressionnable et inquiète, deux ou trois fois femme, qui doit vibrer à tout, peut-être un peu à tort et à travers, le plus souvent avec une intensité démesurée et morbide, toujours avec une admirable sincérité. Ce que Mme Duse a fait de la Dame aux Camélias est assez inattendu si l’on se reporte au texte complet de la pièce, mais est charmant en soi. Elle a totalement oublié que Marguerite Gautier est, après tout, une fille, et une fille de luxe. Que Mme Duse néglige de se farder, et dédaigne même de teindre les fils blancs que la trente-cinquième année a mêlés à ses épais cheveux noirs, cela ne manque pas de bravoure, cela veut dire : « Il faut m’aimer comme je suis », et cela se peut admettre sans trop de difficulté dans la plupart des rôles, bien que nos yeux soient habitués, chez les comédiennes, à l’artifice du fard, et que la lumière dévorante de la rampe le réclame en quelque mesure. Mais la Dame aux Camélias, au moins dans les deux premiers actes, est une dame qui se doit maquiller professionnellement. En ne le faisant pas, Mme Duse croit être plus vraie, et viole, par ce scrupule même, la vérité de son personnage.

Mais c’est qu’en effet elle ne semble pas du tout concevoir Marguerite comme une courtisane. Elle en fait dès le début une douce et tendre amoureuse, à qui elle prête l’aspect, comment dire ?… d’une grisette extrêmement distinguée et un peu préraphaélite, d’une grisette de Botticelli. On ne se la figure pas un instant riant faux dans les soupers, allumant les hommes, s’appliquant à leur manger beaucoup d’argent, ni faisant aucune des choses qui concernent son état. Presque tout de suite, sans combat préalable, sans défiance, sans étonnement de se sentir prise, et prise de cette façon-là, elle donne son cœur à Armand. Elle a même trouvé pour cela un beau geste symbolique, un geste adorable d’oblation religieuse, que Dumas fils n’avait certainement pas prévu. Bref, elle joue les deux premiers actes délicieusement, mais comme elle jouerait Juliette ou Françoise de Rimini : elle est, comme Françoise et comme Juliette, « sans profession » ; elle est la Duse amoureuse ; et voilà tout.

Il faut dire que, dans le texte italien, l’histoire de Marguerite Gautier est à peu près dépouillée de ce qui, socialement, la localise. C’est la Dame aux Camélias pour « tournées », la Dame européenne. L’impayable Prudence, Nichette et son petit homme, Des Rieux, Varville, Giray, Saint-Gaudens sont réduits à l’état de fugitifs comparses. Le souper du premier acte et le baccara du quatrième sont d’une bonhomie et d’une brièveté d’opéra-comique. La « question d’argent », l’ancienne vénalité de Marguerite, n’est plus que très rapidement indiquée, juste autant qu’il le faut pour que la « fable » ne soit pas entièrement dépourvue de sens. Cela est très curieux. Vous savez, n’est-ce pas ? que, si la Dame aux Camélias a paru, dans son temps, profondément originale et passe pour marquer une date importante de l’histoire du théâtre, c’est par son « réalisme », par l’abondance, alors neuve, des détails familiers qui classent la dame et peignent son « milieu ». Or c’est cela, justement, qui a été éliminé de la version italienne et cosmopolite. Notez que, du même coup, la pièce se vide presque de sa signification morale ; car, du moment qu’on nous laisse oublier, ou à peu près, la condition et le métier de Marguerite, nous oublions donc aussi les raisons que peut avoir de sévir contre elle l’utile préjugé social auquel la pauvre fille est sacrifiée, puis se sacrifie. Ce n’est plus que l’aventure très touchante de deux amans très malheureux, séparés on ne sait plus bien par quoi (et de cela, d’ailleurs, on n’a point souci) ; quelque chose qui, en vérité, ne se distingue pas essentiellement des autres histoires populaires d’amour douloureux, de celle de Roméo et de Juliette, ou de celle de Paul et de Virginie. Et ainsi, il se peut que la Dame aux Camélias survive, non comme une pièce qui, en 1855, « renouvela » l’art dramatique, mais simplement comme une belle complainte. Elle est tout entière ramenée, dans l’adaptation italienne, aux duos de la Traviata. Mais, dès lors, Mme Duse est peut-être pardonnable de jouer le rôle de Marguerite comme il lui plaît, et sans trop se préoccuper de nous rendre l’image d’une courtisane de ce second empire qui, au surplus, est déjà si loin, si loin !

Je passerai vite sur le troisième acte, celui du père Duval. Mme Duse doit être une personne qui gouverne mal ses nerfs, et il se peut qu’elle ait eu, là, une défaillance. Du moins, accoutumés que nous sommes au jeu plus puissant, plus synthétique, plus « théâtral » de Mme Sarah Bernhardt, la douleur et le désespoir de Mme Duse nous ont semblé par trop modestes. Peut-être, là encore, a-t-elle paru moins vraie pour avoir voulu l’être trop. Il est certain que, dans la vie, les plus terribles coups se reçoivent souvent sans grands cris ni grands gestes, ni débordement de larmes ou fracas de sanglots ; mais nous croyons, soit par habitude, soit même par un assez bon raisonnement, que les conditions de la représentation dramatique veulent, même dans le jeu le plus sincère, quelque ramassement et quelque exagération. Mme Duse n’a eu d’expressif, à cet endroit, que son visage fiévreux. On n’a pas trouvé que ce fût assez. Ou plutôt, ayant dès le commencement conçu Marguerite comme une petite fille aimante et douloureusement douce, elle est restée fidèle à son idée ; elle a ployé, sous la parole de M. Duval, représentant de la Société et de la Loi, sa faiblesse effarée d’oiseau, comme sous une fatalité trop évidemment insurmontable. Elle ne s’est pas défendue ; et sa douleur, se sachant impuissante, n’a pas fait assez de bruit. Elle a mué Marguerite Gautier en Grisélidis. Et, comme cela les changeait un peu trop, quelques-uns l’ont prise pour une pensionnaire grondée par un vieux monsieur très imposant.

Cette passivité fait qu’on est d’abord un peu surpris du cri — approuvé par le maestro Verdi, et cela nous inquiète — que Mme Duse se permet d’ajouter à la fin du quatrième acte. Mais c’est que, précisément parce qu’elle n’est qu’une douce créature très impressionnable, si elle a pu, Armand n’étant pas là, demeurer comme paralysée devant le père, il lui est impossible, même après son sacrifice une seconde fois consommé, de rester muette sous le mépris et l’insulte de son amant, puisqu’il est là, et qu’elle le voit, et qu’elle l’entend. Et c’est pourquoi elle jette, au travers des imprécations du jeune homme, un crescendo éperdu de « Armando ! Armando ! Armando ! » dont ne s’était point avisé Dumas fils.

Ces cris, pour sentir le finale d’opéra, n’en sont pas moins vrais en leur place. L’invention, toutefois, en semble hasardeuse quand on y réfléchit ; on craint que ce trop naturel : « Monsieur le bourreau, ne me tuez pas ! » ne soit contradictoire à l’héroïsme antérieur de la victime, et l’on s’étonne que, si faible et si épouvantée, elle n’ajoute pas, malgré elle : « Je t’ai menti tout à l’heure ! » — Mais enfin, c’est là la seconde trouvaille de Mme Duse.

Et voici sa troisième trouvaille, beaucoup plus heureuse, et que Mme Sarah Bernhardt ne se cache point de lui avoir empruntée. Au dernier acte, lorsqu’elle va chercher sous l’oreiller la lettre d’Armand pour la relire, elle en parcourt des yeux les premières lignes, puis en récite le reste sans plus regarder le papier, car elle la sait par cœur. Et Mme Duse meurt délicieusement, d’une mort plus plaintive, plus enfantine, plus blottie sous les couvertures, plus couchée, plus minutieusement « vraie », moins hardie, moins singulière, moins saisissante que la mort verticale de Mme Sarah Bernhardt. Et, je le dis une fois pour toutes, je ne rapproche point ces deux grandes artistes pour leur donner des rangs, car il n’y a point de commune mesure entre leurs deux « génies ». Tout ce que je crois entrevoir en ce moment, c’est que « la nôtre » est plus souveraine, a plus de ce qu’on appelle le style, et nous secoue plus fort quand elle le veut, mais que l’Italienne s’insinue plus doucement et plus mystérieusement.

Mme Duse a apporté le même charme insinuant dans Magda. Elle est rentrée chez le père Schwartz, non point, comme faisait Mme Sarah. Bernhardt, en fastueuse et capricieuse et bruyante reine de théâtre, mais en petite Allemande sentimentale et gaie. Et il est vrai que, en atténuant l’allure de révolte et l’air de bohème du personnage, elle nous a rendu moins invraisemblables les naïves illusions et les exigences de l’ineffable colonel. Mais tout à coup, de quel art supérieur, semblable à la nature même, avec quelle sincérité, avec quelle intensité, et pourtant sans théâtrale violence, elle a joué la scène où elle dit son fait à ce pleutre de Keller ! Quelle navrante ironie ! quelle désenchantement à fond ! et de quel haut-le-cœur elle vomissait l’homme et l’amour !

Puis dans la Locanderia, comédie simplette, mais joyeuse, élémentaire marivaudage de tréteaux, nous avons retrouvé l’Italienne toute pure, avec sa polichinellerie fine et caressante, et cette divine simplicité qu’adorait Stendhal.

Enfin, ç’a été la « démente » du Songe d’une matinée de printemps, poème de M. d’Annunzio, qui est comme une abondante dilution transalpine de quelque grêle songerie flamande de Maurice Maeterlinck. Mme Duse nous a su épargner tout ce que peut avoir de pénible l’extérieur de la démence. Hormis les instans où elle prend pour une tache de sang la coccinelle posée sur sa main et se ressouvient de son amant tué entre ses bras, elle nous a montré une folle câline et rêveuse, sœur des arbres et des fleurs, une dryade esthète selon Rossetti ou Burne-Jones, une démente, enfin, dont l’état d’esprit ne paraît pas différer essentiellement de celui d’un poète lyrique. Là encore ce qui dominait, c’est la grâce et la douceur.

Voilà tout ce que je puis dire maintenant. Mme Duse doit donner, avant son départ, la Femme de Claude. Quand je l’y aurai vue, j’achèverai, si je puis, cette définition éparse de son talent, et je tâcherai de conclure. Mais, tout de même, c’est bien gênant, pour juger une comédienne, de ne pas comprendre la langue qu’elle parle. Une des conséquences de cette infirmité, c’est qu’on est d’autant plus sensible à ce qu’il y a de curieux et d’attrayant dans sa personne même. Ne voyant en elle que la femme qu’elle est, on ne retrouve qu’elle dans tous ses rôles, et l’on est tenté de croire qu’elle est, dans tous, la même.

Au fait, se trompe-t-on nécessairement en cela ? Quand j’entends les comédiennes françaises, si j’estime qu’elles diffèrent d’un rôle à l’autre, c’est peut-être parce que je comprends toutes leurs paroles. Il y a quelques comédiens, — très peu, — qui semblent changer d’âmes en chan- ; géant de rôle. Ce don de « s’aliéner » soi-même est, je crois, plus rare encore chez les comédiennes. Si souples d’apparence, les femmes sont moins capables de sortir de soi. N’importe ; toujours semblables au fond on les aime d’autant plus, quand on les aime. Enfin, nous verrons bien si Mme Duse saura, dans Césarine, être méchante.

Il est un point dont nous sommes sûrs dès maintenant. En dépit des quelques momens où son ignorance même de l’artifice théâtral risque de la faire paraître artificielle par trop de modestie, nous devons à Mme Duse une sensation de vérité à quoi rien ne ressemble dans tout ce que nous connaissons, nous qui n’avons pas vu Aimée Desclée. Elle nous a fait découvrir, rétrospectivement, de l’affectation et du procédé dans le jeu animé, mais vulgaire, et dans la diction nasillarde de telle comédienne de chez nous, que nous vantons depuis longtemps pour son naturel.

Avec cela, Mme Duse sait-elle « composer » un rôle ? Je ne puis encore vous répondre avec assurance. Elle vous ravit parce qu’elle est vraie et spontanée dans chacune de ses inflexions et dans chacun de ses mouvemens : mais il se pourrait que la composition d’un rôle, c’est-à-dire la subordination de toutes ses parties au dessein de l’ensemble, impliquât, par le ressouvenir du personnage entier dans l’interprétation de ses moindres mots et de ses moindres démarches, quelque altération de ce « naturel » qui nous charme tant. Il n’est nullement prouvé que le maximum de vérité dans le détail produise le maximum d’expression totale.

Autre question : de ces tournées d’ « étoiles » européennes, faut-il espérer la formation d’un goût européen ? On aurait cet espoir, si ces grandes artistes transportaient intacts à travers l’Europe les chefs-d’œuvre ou les œuvres intéressantes des divers théâtres nationaux. Mais elles n’en donnent que des versions effrontément écourtées à leur usage : et ainsi le « goût européen » qu’elles propagent, c’est le goût pour Mme Duse et pour Mme Sarah Bernhardt. Il est vrai que c’est déjà un agréable commencement de communion spirituelle entre les peuples.


M. Alfred Capus est un écrivain d’une originalité paisible et sûre. D’un seul mot, c’est un « réaliste », un vrai, et cela est devenu très rare. Car son réalisme, à lui, ne se complique ni de naturalisme, ni de pessimisme, ni d’ « écriture artiste », ni de parisianisme fait exprès, ni de psychologomanie, ni du désir de frapper fort et de nous étonner, ni d’aucune prétention à quoi que ce soit. Il voit clair et dit clairement ce qu’il a vu, c’est tout ; naturellement « conteur », tranquille, exact, ironique à peine. J’ai dit une fois que, par sa tranquillité et sa lucidité, il me rappelait Alain Lesage, et je ne m’en dédis point. Ce nom vient d’autant mieux ici que plusieurs des histoires contées par M. Capus ressemblent assez à des variations d’aujourd’hui sur le vieux thème fondamental de Gil Blas. Je n’affirme pas, n’en sachant rien, que Gil Blas et le roman de Flaubert : l’Éducation sentimentale, soient ses bibles : mais ils devraient l’être, et on jurerait qu’ils le sont. Avant Rosine, M. Capus avait donné trois romans : Qui perd gagne (presque un chef-d’œuvre), Faux départ et Années d’aventures, et une comédie : Brignol et sa fille. Ce ne sont pas, Dieu merci, des études de mœurs mondaines. Un de ses sujets préférés, c’est la chasse à l’argent, mais considérée surtout chez ceux qui n’en ont pas ; c’est, très simplement, le mal qu’on a à gagner sa pauvre vie : c’est la difficulté des débuts pour beaucoup de jeunes gens dans une société tout « industrialisée » et où la concurrence vitale devient de jour en jour plus dure. M. Capus connaît très bien le monde des bizarres professions parasites créées par ces nouvelles conditions sociales, le monde des coulissiers, des hommes d’affaires, des agens de publicité… Et il ne connaît pas moins bien la vie de la petite bourgeoisie, parisienne et provinciale. Il possède, au plus haut point, le don de nous intéressera d’humbles existences, humblement tourmentées ; cela, sans nulle sensiblerie, même sans aucune sensibilité avouée, et aussi sans « effet » de style, et enfin sans combinaison artificielle d’événemens, rien que pour la minutieuse, lucide et imperturbable accumulation de très humbles détails familiers. Son roman : Années d’aventures, est, à cet égard, un livre surprenant. Oui, plus j’y songe, plus je me figure que son originalité est d’être un réaliste à la manière classique ; réaliste sans épithète ; ni russe, ni évangélique, ni amer, ni moral, ni même immoral. Mais, justement parce qu’il voit très bien la réalité et qu’il va presque toujours, de lui-même, à la réalité moyenne (la réalité moyenne, ce n’est pas brillant, non, mais c’est infini), l’œuvre de M. Capus me paraît beaucoup plus largement significative que quantité de parisienneries et de psychologies en renom.

Rosine est encore, tout uniment, l’histoire d’une personne modeste à qui la vie matérielle est difficile. On sait qu’une des abominations de notre société issue du christianisme et régénérée par la Révolution, c’est que la femme a deux fois plus de peine que l’homme, — et cela est beaucoup dire, — à gagner son pain. Aux conditions économiques générales, déjà atroces, se joignent, pour l’opprimer, l’égoïsme masculin et l’hypocrisie bourgeoise. Ce n’est point-là vaine déclamation, et vous le savez bien. Nous avons tous vu, de nos yeux vu, des jeunes filles ou des jeunes femmes, douées d’intelligence, de courage, de vertu, — et même du brevet supérieur, — lutter inutilement pendant des années, et être obligées enfin, littéralement obligées d’opter entre la faim et la galanterie, quand encore la galanterie voulait bien d’elles.

Rosine est une de ces malheureuses. Fille d’un petit fonctionnaire, restée à dix-huit ans orpheline et sans un sou, elle a été aimée d’un certain Perrin, paysan d’origine qui travaille chez M. Hélion, grand manufacturier du chef-lieu (nous sommes en province). Elle est devenue la maîtresse de Perrin, car elle l’aimait, et la mère du jeune homme s’opposait au mariage ; et puis il fallait vivre.

Il y a cinq ou six ans de cela. On la croit mariée. Mais, sournoisement reconquis par ses parens paysans, Perrin l’abandonne pour épouser une fille de son village, qui a du bien. Voilà donc de nouveau Rosine toute seule au monde ; d’autant plus exposée à la malveillance des bourgeoises de la ville et à la bienveillance excessive de leurs maris que l’irrégularité de son passé encourage ceux-ci, et que celles-là ne lui pardonnent pas son ancienne apparence de régularité. Ajoutez qu’elle est jolie et qu’elle a, malgré sa pauvreté (ce n’est pourtant pas sa faute) des airs de demoiselle. Elle a beau être bonne ouvrière et de grand courage : en voilà une à qui il ne sera pas commode de vivre de son aiguille.

Les femmes lui « accordent » du travail avec des airs de condescendance affreuse et les hommes croient qu’il n’y a pas à se gêner avec elle. M. Hélion, l’industriel, la serre de près et lui propose un petit appartement à Paris où il a coutume de faire de joyeuses fugues périodiques. Elle le repousse fort dignement. Mais Mme Hélion a surpris le manège de son mari. Elle tolère ses autres distractions, mais lui déclare qu’elle ne lui permet pas Rosine. Elle cherche à écarter la jeune ouvrière en lui offrant (comme une aumône qu’on jetterait avec menace) une place de femme (de chambre dans un château éloigné de la ville. Rosine refuse : elle ne veut pas « servir » ; c’est son idée et c’est son droit. Elle aime mieux « faire des journées » quand elle en trouve ; une ouvrière n’est pas une servante et est du moins libre dans son pauvre chez soi. Sur quoi Mme Hélion, indignée, la chasse avec de dures et humiliantes paroles.

Cet éclat retire à la malheureuse Rosine le peu de pratiques qu’elle avait. Hélion profite de sa détresse pour lui renouveler ses offres. Il le fait en bons termes, avec une franchise raisonnable, sans brutalité. Cet industriel noceur est un peu banal, mais non. désagréable en somme, ni vieux ni laid, et le sentiment qu’il a pour Rosine est relativement « sérieux ». D’autre part, si Rosine le repousse encore, c’est, dès demain, la misère noire. Elle est donc sur le point de céder : et le terrible, c’est que nous comprenons parfaitement qu’elle cède, et que nous ne lui en voulons pas du tout. Il lui faudrait, pour résister, un courage proprement héroïque, soutenu d’une foi religieuse qui lui manque absolument.

A cet instant, Georges Desclos entre chez la pauvre fille. Georges Desclos est un jeune docteur à peu près sans clientèle (ils sont huit ou dix médecins dans cette petite ville), et qui se dessèche d’inquiétude et d’ennui. Il est timide et incertain. Il aime depuis longtemps Rosine. Quand elle a été quittée par Perrin, il lui a parlé de son amour, mais non point de mariage : il est si découragé, si peu sûr de l’avenir ! Et Rosine, trompée une première fois et qui redoute une autre aventure, l’a repoussé avec d’autant plus d’emportement qu’elle se sent tendresse de cœur pour ce garçon mélancolique, qui est, comme elle, une façon d’épave, une épave des professions dites libérales.

Mais, depuis, Georges, stimulé par un ami débrouillard, a pris un grand parti, qui est de lâcher son solitaire cabinet de consultations et de s’en aller à Paris chercher fortune dans une de ces industries essentiellement modernes qui gravitent autour du journalisme et de la finance, où l’initiative individuelle peut beaucoup, et qui ont à la fois l’intérêt du jeu et de la chasse, n tient donc à Rosine ce discours : « Nous nous aimons ; venez avec moi ; nous serons malheureux ou nous nous tirerons d’affaire ensemble. » Et Rosine, vaincue, tombe dans ses bras et dit : « Essayons ! »

Et le bonhomme Desclos, le père de Georges, les bénit en les désapprouvant. Le bonhomme Desclos est un vieux raté très intelligent et très sympathique. Philosophe narquois, bougon et généreux, il vit de très petites rentes, avec une vieille sœur restée veuve, qu’il étonne et scandalise du matin au soir, n s’est composé tout doucement, dans ses méditations provinciales, une sagesse hardie, et jouit de se sentir sans préjugés au milieu d’un petit monde qui en est tout farci. C’est un type excellent et de haut relief, la joie et la gloire de cette comédie aux fonds grisâtres. Ce bonhomme dit aux deux jeunes gens : « Mes enfans, vous allez très probablement faire une bêtise. Faites-la néanmoins. Après tout, il y a des gens heureux pour avoir, toute leur vie, fait des bêtises avec décision… Je regrette seulement de n’avoir pas d’argent à vous donner pour vous aider un peu dans les commencemens… Ou plutôt… j’ai mis de côté une cinquantaine de louis pour les réparations de la ferme… Eh bien, ma foi, les voici. La ferme attendra… » Puis, tout à coup pris de gaîté : « Je ris en pensant à ma sœur… Je vais lui annoncer cela… en plusieurs fois… Je vois sa tête. Ah ! j’ai quelques bonnes soirées sur la planche. »

La scène est charmante. Et elle est originale. Réfléchissez à ceci : ce que l’auteur nous met sous les yeux, c’est un père, et un père bourgeois, qui consent que son fils s’en aille avec une maîtresse ; qui admet ce concubinage, et qui le sanctionne, et qui même le subventionne suivant ses moyens. Cela est énorme. Et cela a passé sans nulle difficulté, parce qu’on ne sentait chez l’auteur aucune intention de défi, aucune démangeaison de paraître « audacieux » (ce qui est d’ailleurs si facile ! ) mais simplement le scrupule d’être vrai. Rosine n’est pas du tout une jeune fille, non pas même une jeune fille accidentellement séduite comme la Denise de Dumas. Nous n’avons point affaire, ici, à des personnages de roman romanesque. Les cinq ou six ans de faux ménage de Rosine permettent à Georges, sans qu’il manque pour cela d’affection ni de délicatesse, de remettre la question du mariage à des temps meilleurs. Le mariage est pour les gens qui ont « une situation ». Provisoirement, Rosine et Georges se sentent un peu en dehors de la société régulière ; elle, victime des préjugés et de l’hypocrisie paysanne ou bourgeoise ; lui, disposé à se croire dupé par une société dont il tient des diplômes entièrement illusoires et inutilisables. Ou, pour mieux dire, ils ne songent pas à tout cela : c’est un pur instinct d’isolés et de naufragés qui, les conduisant à s’unir puisqu’ils s’aiment, les fait se contenter de l’union libre, puisque le mariage, en ce moment, ne leur serait d’aucun avantage, et que, au surplus, ils ne sont les croyans d’aucune confession. El c’est à quoi le public a fort tranquillement souscrit.

Remarquez, à ce propos, que le théâtre (je ne parle pas ici du vaudeville) a de moins en moins le respect du mariage. Cela est très sensible depuis quelques années. L’indulgence des maris, où entre un doute sur leurs droits, est devenue de règle au théâtre. La pièce de Donnay, Amans, nous a montré le sentiment du devoir et la parfaite « respectabilité » dans l’amour fibre. Si l’héroïne de la Douloureuse doit épouser son amant, elle n’en a point de hâte, et ce qu’elle en fera, ce sera « pour le monde ». Il ressortait des Tenailles que, logiquement, on ne fait pas au divorce sa part ; et l’auteur, en réclamant la rupture du lien conjugal sur la demande d’un seul des deux époux, semblait vouloir réduire le mariage à une sorte d’union fibre légalisée. Et je vous présenterai, le mois prochain, une pièce de M. Romain Coolus, l’Enfant malade, où l’on voit un mari sans préjugés aller jusqu’au bout de sa philosophie et de sa miséricorde indépendante.

C’est peut-être qu’il y a une contradiction secrète entre l’institution du mariage, telle qu’elle nous a été transmise, et notre esprit ou nos mœurs. Le mariage moderne est, par ses origines, une institution plus chrétienne encore que sociale. (Chez les Romains, où il n’était en effet qu’une institution sociale, il admettait légalement la forme plus libre du « concubinage ».) Or il se pourrait que nos contemporains fussent des chrétiens de plus en plus faibles, et aussi qu’ils trouvassent leur compte à être de moins en moins convaincus de leur libre arbitre. Ce qu’on redoute dans l’ancien mariage indissoluble, c’est l’engagement pour la vie, et c’est finalement le sacrifice. Il faut se lier soi-même et « répondre de soi ». Évidemment, cela est gênant ; les uns disent que c’est inutile, et les autres que c’est même impossible. Voilà pourquoi la conception du mariage semble subir, comme on dit, une crise.

Ma conscience m’oblige à dire que Rosine n’est point parfaite. La composition en est peu serrée, et les scènes, parfois, se suivent plutôt qu’elles ne s’enchaînent. Mais les personnages vivent, même les moindres : 1e digne notaire Pagelet, la dure paysanne, belle-sœur de Rosine, et sa petite cousine Louison, et la sœur du bonhomme Desclos. Le dialogue est du plus franc naturel. On disait de Regnard qu’il n’était pas médiocrement gai : M. Capus n’est pas médiocrement vrai, ce qui ne veut pas dire qu’il soit triste, mais plutôt optimiste à sa façon, paisible et sain, avec une pointe d’ironie défensive. — La pièce est bien jouée. Surtout on a pleinement vu ce qu’on savait déjà : que M. Boisselot (Desclos père) est un grand comédien, du talent le plus pittoresque et le plus expressif.


JULES LEMAITRE.