Revue dramatique - 30 juin 1850

Revue dramatique - 30 juin 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 170-177).
REVUE DRAMATIQUE.




HORACE ET LYDIE. - LE CHANDELIER.




Nous avons quatre odes d’Horace adressées à Lydie, la huitième, la treizième, la vingt-cinquième du premier livre, et la neuvième du troisième livre. C’est la dernière qui a servi de thème à M. Ponsard pour l’ouvrage nouveau qu’il lui a plu d’appeler comédie, quoique rien assurément, dans ce nouvel ouvrage, ne soit de nature à exciter la gaieté. Pour bien comprendre la valeur de la donnée choisie par M. Ponsard, il me semble nécessaire de ne pas détacher la neuvième ode du troisième livre des trois odes précédentes adressées à la même femme. Qu’était-ce que Lydie ? Quel âge avait Horace quand il lui adressait les quatre odes qui nous restent ? Ces deux questions, nettement résolues, peuvent nous servir à juger l’œuvre nouvelle de M. Ponsard. Lydie était une courtisane ; mais chacun sait que, dans la Grèce et l’Italie antiques, les courtisanes avaient une autre importance que dans la vie moderne. Quant à l’âge d’Horace, nous le connaissons aussi clairement qu’il est permis de le souhaiter. Les documens abondent, et les commentateurs, qui ont suivi la vie et les travaux d’Horace année par année, établissent très bien que l’amant de Lydie écrivit la huitième ode du premier livre à trente-huit ans, la treizième à trente-neuf ans, la vingt cinquième à quarante-quatre ans, et enfin la neuvième du troisième livre à quarante et un ans. Ces dates, qu’on y prenne garde, ne sont pas inutiles pour estimer l’œuvre de M. Ponsard, car un amant de quarante ans ne ressemble pas à un amant de vingt ans ; et quoique les questions d’archéologie n’aient rien à démêler avec les questions purement littéraires, cependant il n’est jamais hors de propos de comparer la réalité historique avec la fable poétique. Le lecteur désire sans doute savoir pourquoi la vingt-cinquième ode du premier livre ne se trouve pas dans le troisième, puisqu’elle est postérieure de trois ans à l’ode que M. Ponsard a choisie comme thème de son œuvre nouvelle. L’analyse des quatre odes qui nous occupent répond à cette question. La huitième du premier livre est une invective amère adressée à Lydie sur le jeune homme enchaîné à sa beauté. Pour caractériser d’un mot l’amant de Lydie, Horace le nomme Sybaris, et reproche à Lydie la mollesse et l’enivrement de l’homme qu’elle préfère. Pourquoi Sybaris ne lance-t-il pas le javelot dans le champ de Mars ? Pourquoi n’étreint-il pas d’un genou puissant les chevaux gaulois ? Pourquoi ne traverse-t-il pas le Tibre à la nage ? Horace espère que Lydie rougira de la mollesse de son amant, et ne se souvient pas de sa conduite à la bataille de Philippes, où il jeta son bouclier et prit la fuite. Cette honteuse aventure était tellement connue à Rome par l’aveu même d’Horace, que Lydie ne pouvait l’ignorer. Et s’il est vrai, comme les historiens nous l’attestent, qu’Horace ne parût jamais en public sans les insignes du grade que Brutus lui avait conféré, il faut avouer que c’était de sa part une étrange fantaisie, car c’était rappeler sa honte à tous les yeux. Un tribun militaire, qui a jeté sur le champ de bataille ses armes et son bouclier, se montrer en public avec les insignes de son grade, et reprocher à la femme qu’il convoite la mollesse de son amant, c’est assurément un trait qui mérite d’être noté. La treizième ode du premier livre est consacrée tout entière à l’expression de la jalousie. Quoique Horace n’ait jamais connu l’amour, dans le sens poétique du mot, et que cette conclusion se déduise à la fois de la nature des femmes qu’il aimait et du nombre des femmes qu’il a aimées, on ne peut nier que cette ode ne soit un chef-d’œuvre empreint d’une éclatante vérité. Tous les esprits familiarisés avec la littérature antique y reconnaissent l’imitation d’une ode de Sapho citée par Longin dans son Traité du sublime, traduite par Boileau d’une façon assez infidèle, et à Rome même par Catulle dans une ode à Lesbie ; mais il faut tenir compte à Horace des traits dont il a su embellir son modèle. L’empreinte des dents amoureuses de Telephus sur les lèvres de Lydie parfumées du nectar de Vénus, les taches laissées sur ses épaules par la coupe renversée dans la lutte, complètent heureusement le tableau de l’amour sensuel. Le reste de l’ode est une traduction à peu près littérale de Sapho. Cependant la dernière strophe appartient tout entière à Horace, et le bonheur des affections que la mort seule dénoue ne se trouve pas dans la pièce grecque. La vingt-cinquième ode du premier livre est une imprécation contre Lydie, belle encore, mais déjà sur le retour. Horace la raille impitoyablement sur son sommeil, que les amans ne viennent plus troubler de leurs prières, de leurs chants supplians. Cette pièce est évidemment postérieure à la neuvième ode du troisième livre, où M. Ponsard a cru trouver le germe d’une comédie. Cette dernière ode est dialoguée et se compose de six strophes. C’est un chant de réconciliation très habilement conduit, et qui, malgré sa brièveté, exprime une série de sentimens qu’on trouve rarement aussi bien traduits dans une œuvre de plus longue haleine.

Horace dit à sa maîtresse : Quand je te plaisais, quand nul jeune homme plus aimé que moi n’entourait de ses bras ton cou blanc, je vivais plus heureux que le roi des Perses. Lydie répond : Tant que tu n’as brûlé pour aucune autre femme d’un feu plus ardent que pour moi, tant que Lydie n’a pas été au-dessous de Chloë, renommée entre toutes les femmes, j’ai vécu plus fière qu’Ilia, la mère de Romulus. Horace reprend : Chloë la Thessalienne me gouverne maintenant ; Chloë, savante dans le doux art du chant et de la lyre ; Chloë, pour qui je ne craindrai pas de mourir, si les destins veulent épargner sa vie. — Calaïs, reprend Lydie, fils d’Ornithus de Thurium, me brûle d’un feu qu’il partage ; Calaïs, pour qui je mourrai deux fois, si les destins veulent épargner la vie de ce bel enfant. — Eh bien ! répond Horace, si notre ancien amour nous réunit sous son joug d’airain, si je renvoie la blonde Chloë, si j’ouvre ma porte à Lydie que j’ai chassée ? — Lydie reprend : Quoiqu’il soit plus beau qu’un astre, et toi plus léger que l’écorce, plus irritable que la méchante Adriatique, je veux vivre avec toi, avec toi je veux mourir. — Certes on ne peut méconnaître la grace empreinte dans les strophes de cette ode dialoguée. Toutefois j’ai peine à comprendre que M. Ponsard ait espéré tirer de cette ode une comédie. J’y trouve, il est vrai, une scène de dépit amoureux très nettement tracée ; mais après Molière, après la scène si gaie de Marinette et de Gros-René, après la scène si tendre d’Éraste et de Lucile, et surtout après la scène adorable de Valère et de Marianne, est-il prudent de traiter un pareil sujet ? Comment n’a-t-il pas craint le reproche de présomption ? Je sais que la différence des temps et des personnages permettait de présenter le sujet sous un aspect nouveau, que le poète et la courtisane ne ressemblent pas aux caractères que Molière a mis sur le théâtre, et pourtant je ne crois pas qu’il soit donné à personne de rajeunir un tel sujet, même en fouillant l’antiquité. Et d’abord, est-il sage de produire sur la scène un poète, quel qu’il soit ? N’est-ce pas assumer une responsabilité périlleuse ? Un homme dont le génie est proclamé par l’Europe entière, Goethe, a pris Torquato Tasso pour le sujet d’une tragédie, et ses plus fervens admirateurs sont obligés de placer cette tragédie bien au-dessous de Faust et d’Egmont. Pourquoi ? C’est qu’un homme qui vit de rêverie frappe de langueur et de monotonie toute action dramatique. Cependant Goethe, en se chargeant de mettre en scène l’amant d’Éléonore, semblait pouvoir défier le péril d’une pareille lâche. Le héros qu’il avait choisi n’était pas d’une race aussi généreuse que la sienne. Comment se fût-il défié de lui-même ? Comment eût-il douté du succès de son entreprise ? Restait pourtant une question délicate, que Goethe n’a pas résolue ; il s’agissait d’intéresser le spectateur aux rêveries du poète en même temps qu’aux douleurs de l’amant, et Goethe, malgré la souplesse de son génie, n’a pas réussi à bannir de son œuvre la monotonie. L’exemple de Goethe aurait dû éclairer M. Ponsard et lui montrer combien il est difficile de mettre un poète en scène. À vrai dire, si la neuvième ode du troisième livre contient le germe d’une comédie, et pour ma part je ne le crois pas, je ne conçois qu’un seul moyen de le féconder : c’est d’accepter la donnée en changeant au moins le nom du premier personnage, en substituant à Horace un chevalier romain ; en un mot, de développer le thème poétique esquissé dans la neuvième ode en supprimant le poète.

On me répondra qu’une pareille métamorphose réduit à néant le sujet choisi par M. Ponsard. Je ne partage pas cet avis. Si le nom d’Horace, en effet, prête un puissant prestige à l’amant de Lydie, ce prestige même est un danger. C’est pourquoi je voudrais réduire la donnée de la neuvième ode à la peinture d’une réconciliation amoureuse entre la maîtresse et l’amant, en effaçant le nom d’Horace. Quelles paroles mettre dans la bouche du poète romain ? Inventer, c’est risquer une terrible comparaison ; traduire, c’est abdiquer, et le public a bien prouvé qu’il se range à mon avis par la froideur avec laquelle il a écouté les deux morceaux traduits par M. Ponsard, la neuvième ode du troisième livre, qui est le sujet tout entier, et la quatrième du premier livre, qui n’est unie au sujet par aucun rapport direct ou indirect. Oui, malgré le Dépit amoureux de Molière, malgré le raccommodement de Marianne et de Valère si finement amené par Dorine, malgré l’immense péril de la comparaison, s’il n’est pas absolument impossible de renouveler, de rajeunir le sujet, ce n’est qu’en se soumettant à la condition que j’indique. J’admettrai volontiers qu’il serait bon de changer l’âge de l’amant de Lydie ; car, si les affections qui naissent dans l’âge mûr ont souvent plus de durée, plus de persistance, il est certain qu’elles n’offrent pas, poétiquement parlant, le même intérêt que les affections nées dans la jeunesse. Arnolphe n’éveille pas dans l’ame du spectateur une aussi vive sympathie que Valère ou Clitandre.

Quoique la comédie, telle que nous la trouvons dans Plaute et dans Térence, ne soit pas vraiment latine, et relève de la Grèce bien plus que de l’Italie, c’est pourtant à Plaute et à Térence qu’il faudrait s’adresser, c’est leurs ouvrages qu’il faudrait interroger pour nous peindre une réconciliation amoureuse au siècle d’Auguste ; car, tout en traduisant Ménandre, ils ont tenu compte des habitudes romaines, et leur génie, bien que greffé sur le génie grec, a subi l’influence du milieu où il s’est développé. C’est, à mon avis, la seule manière d’échapper aux souvenirs de la vie moderne. Sans le secours de Plaute et de Térence, qui ont vécu, il est vrai, long-temps avant le siècle d’Auguste, il est bien difficile de ne pas prêter à Lydie, à son amant, les sentimens et les pensées qui bourdonnent autour de nous. En se nourrissant pendant quelques semaines de la lecture de l’Andrienne et de l’Eunuque, des Bacchides et de la Marmite, on se transporte sans effort au milieu de la vie antique, et l’on trouve naturellement les sentimens et les pensées qui doivent animer les personnages d’une comédie romaine. M. Ponsard ne paraît pas s’être préoccupé un seul instant des périls qu’offrait l’ode dialoguée dans laquelle Horace célèbre sa réconciliation avec Lydie. Voyons ce qu’il a fait.

L’auteur de la comédie nouvelle a bien compris que la neuvième ode du troisième livre, réduite à elle-même, ne fournissait pas les élémens d’une action dramatique. Pour l’enrichir, pour la féconder, il a eu recours à un procédé tout simple que le goût peut désavouer, mais qui n’est pas dépourvu d’adresse, quoique le succès ne l’ait pas justifié. Il a placé avant la scène racontée par Horace une scène dont Horace ne parle pas, et qui, à proprement parler, n’est qu’une sorte de prologue ; car cette comédie, qui n’a rien à démêler avec l’art dramatique, se compose de deux scènes. Lydie s’entretient avec Beroë, sa suivante, de l’infidélité de son amant, et compte les minutes qui la séparent de l’heure du rendez-vous. Elle délibère avec elle sur la meilleure manière d’arranger ses cheveux, sur le choix du peplum qui convient le mieux à son teint, à la forme de son visage. Elle s’attendrit et s’afflige en songeant à l’empressement de son amant dans les premiers mois de leur mutuelle affection, à l’indifférence qu’il témoigne aujourd’hui, Nous voyons l’ame de Lydie traverser en quelques minutes toutes les phases de l’orgueil blessé, du dépit, et se résoudre enfin à la vengeance. Puisque Horace a oublié l’heure du rendez-vous, elle ne l’attendra pas plus long-temps. Elle se vengera de l’infidèle en prenant un nouvel amant. Calaïs l’aime et la supplie de l’aimer ; elle se rendra aux vœux de Calaïs. Avant de se décider à cette cruelle extrémité, qui ne sera pour elle qu’une consolation incomplète, elle explique à Beroë la nature de sa passion pour Horace, la gloire qu’elle espère, son ivresse et son extase en écoutant ses vers ; et comme Beroë, en suivante expérimentée, lui vante la richesse et la puissance des hommes qu’elle a éconduits, des amans qu’elle dédaigne, qui mettraient à ses pieds tous les trésors de l’Asie, et lui demande comment elle peut aimer un homme qui n’est rien dans l’état, un homme si pauvre, un homme qui passe son temps à compter le nombre et la valeur musicale des syllabes, Lydie lui répond comme Marion de Lorme dans son salon de Blois : Je l’aime. Le sentiment est vrai et l’expression simple. Malheureusement le sentiment n’a rien de nouveau, et l’expression ne l’a pas renouvelé. C’est une réminiscence trop évidente pour que l’auditoire ne la salue pas comme une vieille connaissance. Je ne conteste pas à M. Ponsard le droit de mettre dans la bouche de Lydie un sentiment exprimé par Marion ; seulement j’aurais voulu qu’il prît la peine de le rajeunir par une forme empreinte d’un caractère particulier.

Enfin Horace arrive, et toute la colère de Lydie tombe devant lui. Calaïs est oublié. Alors commence la mise en scène de la neuvième ode du troisième livre. Cette mise en scène, je l’avoue, n’est pas mal conçue, au début du moins ; mais je ne puis admettre que Lydie, justement irritée contre Horace, qui lui préfère Chloë, pousse la complaisance jusqu’à se laisser embrasser par l’amant que tout à l’heure elle voulait bannir, car, si elle est de bonne foi, Horace doit s’en apercevoir et ne pas s’alarmer plus long-temps du dépit de sa maîtresse ; si elle joue la comédie et feint de prendre Horace pour Calaïs, Horace, qui n’est pas d’âge à manquer de bon sens et de sagacité, a barre sur elle, et doit se railler de sa supercherie. De toute manière, le moment où Lydie prend Horace pour Calaïs donne lieu aux plus justes remontrances. Toutefois ce n’est pas le reproche le plus sévère que mérite l’œuvre nouvelle de M. Ponsard. L’auteur, en effet, au lieu de limiter sa tâche, comme nous devions le penser, à la réconciliation d’Horace et de Lydie, ajoute au dénoûment réel, au dénoûment prévu, un dénoûment supplémentaire et d’un goût très contestable, auquel Horace n’a jamais songé. Lydie demande à Horace ce qu’elle doit faire de Calaïs, Horace demande à Lydie ce qu’il doit faire de Chloë, et les deux amans réconciliés ordonnent à Beroë de congédier Calaïs et de l’envoyer chez Chloë, afin que le souper préparé pour Horace ne soit pas perdu. Cette conclusion, chacun le reconnaîtra sans peine, non-seulement n’ajoute rien à l’intérêt du raccommodement, mais altère d’une façon fâcheuse le caractère poétique de la scène. Les courtisanes, dans l’antiquité grecque et latine, occupaient un rang plus élevé que dans la vie moderne. N’est-ce pas violer le génie de l’antiquité que de mettre une telle conclusion dans la bouche d’Horace et de Lydie ? Conçoit-on que Lydie dispose de Calaïs en faveur de Chloë, qu’Horace dispose de Chloë en faveur de Calaïs ? Les personnages, même absens, soumis à cette condition, deviennent de purs mannequins, et ne méritent pas même d’être discutés. Si Calaïs aime Lydie, il ne se prêtera pas au change ; si Chloë aime Horace, elle ne s’y prêtera pas davantage. Et puis, quel rôle jouent Horace et Lydie dans cette singulière conclusion ? Ils jouent le rôle d’entremetteurs, et ce rôle, que la comédie ne répudie pas, puisqu’il fait partie de la vie réelle, ne doit pas être confié aux personnages sur lesquels le poète veut appeler la sympathie de l’auditoire. Cet épilogue inventé par M. Ponsard dégrade du même coup les personnages présens et les personnages absens. Tout le plaisir qu’auraient pu nous donner le dépit et la réconciliation des deux amans s’efface devant cette misérable conclusion. Deux amans qui prennent le rôle d’entremetteurs ne sauraient être acceptés pour des amans sérieux.

Ainsi, tout en reconnaissant l’élégance générale de la versification, je ne peux pas même accepter cette prétendue comédie comme un mauvais ouvrage. La méprise est si complète, l’amplification tellement inutile, la conclusion tellement contraire au bon sens, que le poème de M. Ponsard se réduit à rien. J’ai peine, je l’avoue, à comprendre comment l’auteur de Lucrèce et de Charlotte Corday a pu se tromper si étrangement. Je lui pardonnerais volontiers d’avoir rajeuni Horace de vingt ans, car cette violation de la vérité historique échappe nécessairement aux trois quarts, je pourrais dire aux neuf dixièmes de l’auditoire ; mais je ne lui pardonne pas d’avoir fait d’une ode d’Horace une scène de trumeau que les derniers élèves de Boucher ou de Watteau refuseraient de signer. C’est bien la peine vraiment d’étudier les œuvres de la poésie antique pour les défigurer si maladroitement !

Mlle Rachel, qui avait si follement refusé le rôle de Charlotte Corday, a-t-elle demandé à M. Ponsard le rôle de Lydie pour expier son refus insensé ? On le dit, et les amis du poète et de la comédienne se plaisent à le répéter. Si le bruit est vrai, je ne puis que plaindre la comédienne et le poète, car l’un et l’autre s’abusent sur la nature de leurs facultés et sur les dispositions du public. M. Ponsard, dont le talent mérite l’estime de tous les hommes sérieux, ne me semble pas appelé à la comédie. En nous montrant Horace coiffé de roses, quand le goût voulait nous le montrer couronné, en traitant Calaïs d’imbécile, en mêlant le style trivial au style soutenu, il ne change pas sa nature, qui le destine à l’expression des sentimens sérieux. Quoi qu’il fasse et qu’il tente, le rire ne lui convient pas. Il ne rit pas d’un rire assez franc pour provoquer le rire. Et lors même que Mlle Rachel aurait demandé le rôle de Lydie pour racheter la faute qu’elle avait commise en refusant le rôle de Charlotte Corday, cette prière ne pouvait être acceptée comme une réparation ; car Mlle Rachel eût donné à Charlotte Corday la physionomie virile que l’histoire a consacrée, que le poète a clairement exprimée, et le rôle de Lydie, qui n’est rien, devait demeurer ce qu’il est, même entre les mains de Mlle Rachel.

Cette double méprise du poète et de la comédienne nous amène à parler d’une méprise qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Si M. Ponsard s’est trompé, si Mlle Rachel s’est trompée, il faut dire que le public ne se trompe pas moins singulièrement. Le public, en applaudissant Mlle Rachel dans le Moineau de Lesbie, paraphrase incolore d’une pièce de Catulle, lui a persuadé qu’elle animerait tous les débris de l’antiquité auxquels il lui plairait de toucher. Mlle Rachel s’est crue appelée à traduire la tendresse, la coquetterie, qui ne trouveront jamais dans sa voix stridente, dans son masque tragique un docile interprète. Le public avait battu des mains, et les panégyristes avaient même poussé l’engouement jusqu’à proclamer Mlle Rachel plus belle et plus admirable dans le rôle de Lesbie que dans le rôle d’Hermione ou de Roxane, de Camille ou d’Émilie. Comment se fût-elle défiée de ses forces ? Comment eût-elle refusé de croire à l’universalité de son talent ? Il serait temps vraiment que l’engouement public s’attiédît un peu et se rendît aux conseils de la raison. Sans doute Mlle Rachel est douée d’un talent très réel ; mais ce talent, qu’on y prenne garde, n’est pas un talent complet, même dans l’ordre tragique. Tous ceux qui ont vu Talma, ne peuvent écouter sans sourire les éloges prodigués à Mlle Rachel ; car, si elle dit généralement bien, et dans sa diction même il y a beaucoup à reprendre, depuis la valeur des syllabes jusqu’aux inflexions qui traduisent la nature intime des sentimens, elle est bien rarement émue, et n’émeut pas moins rarement. Elle contente l’intelligence par l’accent presque toujours juste qu’elle donne aux paroles de son rôle ; mais elle vise trop au détail, et laisse voir trop clairement le mécanisme de sa méthode. Ralentir le débit du premier hémistiche pour lancer plus sûrement et d’une voix plus vigoureuse le second hémistiche, laisser mourir le son pour l’enfler tout à coup, ce n’est pas même réciter d’une façon pure et soutenue, et, dans tous les cas, réciter n’est pas jouer. Talma nous donnait le frisson ; en écoutant Mlle Rachel, nous avons tout loisir pour nous demander si elle ne manque pas aux lois de la prosodie, si elle ne double pas les consonnes, si elle ne dénature pas les accens ; notre émotion est si calme, que nous avons le temps de remarquer hélas transformé en hélas, Mécène transformé en Messène. J’en passe, et des meilleurs. Lors même que Mlle Rachel connaîtrait parfaitement la prosodie qu’elle ignore, il lui resterait encore bien du chemin à faire pour égaler Talma. Elle croit avoir franchi les dernières limites de son art, et, aux yeux de tous les hommes de bon sens, elle ne les a pas même aperçues. En réformant sa prononciation, vicieuse au point d’offenser toutes les oreilles délicates, elle n’arriverait qu’à bien dire ; mais, de bien dire à bien jouer, quel immense intervalle ! Quant à l’expression de la coquetterie et de la tendresse, il faut que Mlle Rachel y renonce définitivement. Ni son visage ni sa voix ne consentiront jamais à traduire ces deux sentimens. Qu’elle s’appelle Lesbie ou Lydie, Cinthie ou Leuconoë, qu’elle prenne tour à tour tous les noms consacrés par la colère ou la reconnaissance de Properce, de Tibulle ou d’Horace, elle ne réussira jamais à exprimer la tendresse. Elle comprend et rend à merveille l’ironie et la colère ; tous les rôles qui se rapprochent du type d’Hermione trouvent dans sa voix et dans son masque de fidèles interprètes : il faut qu’elle s’en tienne à ces rôles.

Quelques jours après Horace et Lydie, le Théâtre-Français nous donnait la première représentation d’un proverbe de M. Alfred de Musset. Je n’ai rien à dire du Chandelier, envisagé au point de vue purement littéraire. Ce gracieux ouvrage est connu depuis si long-temps, que je n’apprendrais rien à personne en parlant de l’esprit et de la malice qui recommandent les deux premiers actes, de la mélancolie et de la passion qui donnent au troisième acte un caractère vraiment poétique. Cette comédie, charmante à la lecture, convient-elle au théâtre ? Je ne le crois pas. Il y a pour la représentation de cet ouvrage des modifications indispensables auxquelles l’auteur est obligé de se résigner, afin de ne pas blesser le goût chatouilleux de la foule, et qui émoussent la vivacité de la pensée. Jacqueline étendue sur une chaise longue n’est pas Jacqueline au lit ; Jacqueline sur une chaise longue n’explique pas Clavaroche caché dans une armoire. La transformation poétique de Jacqueline, très acceptable pour le lecteur qui a le temps de réfléchir, n’est pas assez clairement préparée pour le spectateur. L’auditoire se demande, ce que le lecteur comprend sans peine, comment Jacqueline renonce à Clavaroche, hardi et vantard, pour Fortunio, timide et passionné. Cette métamorphose au théâtre est trop subite pour ne pas étonner. Toutes ces remarques sont tellement vulgaires, que je crois inutile d’y insister. J’aime mieux parler de la représentation, de la manière dont les acteurs ont compris et rendu leurs rôles.

Maître André, sous les traits de Samson, ne me semble pas avoir assez de bonhomie. Pour que maître André soit vraiment ridicule, c’est-à-dire vraiment crédule, vraiment amusant, il faut qu’il soit vraiment amateur. Or, Samson paraît préoccupé de la crainte de passer pour un sot, et donne à tout son rôle un ton goguenard, qui, certes, n’est jamais entré dans la pensée de l’auteur. La première condition pour que l’auditoire se moque de maître André, c’est que maître André ne se moque pas de lui-même. Ainsi, je conseille à Samson d’accepter plus franchement le sens de son rôle tel que l’auteur l’a conçu et dessiné. Mme Allan convenait-elle au rôle de Jacqueline ? Acceptable pendant les deux premiers actes, elle réussit moins au troisième. Tant qu’il s’agit de ruse, de raillerie, Mme Allan est parfaite ; dès qu’il s’agit de tendresse, de passion, sa voix et la nature de son talent la trahissent. Brindeau, chargé du rôle de Clavaroche, n’est pas assez impertinent, assez fanfaron. Il paraît vouloir atténuer la crudité du personnage et masquer par l’élégance des manières l’égoïsme des sentimens ; c’est une erreur trop facile à démontrer. Dans la pensée de l’auditoire comme dans la pensée de l’auteur, l’insouciance et la grossièreté de Clavaroche servent à expliquer la métamorphose de Jacqueline et le succès de Fortunio. Sans la grossièreté de Clavaroche, il devient difficile de comprendre le dénoûment imaginé par le poète. Delaunay, dans le rôle de Fortunio, s’est montré presque toujours vrai. Il a tiré de la jeunesse de son visage et de sa voix un parti presque toujours heureux. Gracieux et timide au premier acte, tendre et mélancolique au second, il a su trouver au troisième des accens passionnés. Seulement, je dois lui dire qu’il ne ménage pas assez sa voix. Sa diction, pure et limpide pendant les deux premiers actes, a pris, au troisième, quelque chose de rauque, de guttural, que la passion réelle peut expliquer, mais que l’acteur doit éviter ou du moins atténuer avec soin, sous peine de nuire à l’expression de la pensée qui lui est confiée.

Que faut-il conclure de la représentation du Chandelier ? C’est que le public rend pleine justice au talent ingénieux, au style charmant et châtié de l’auteur, mais que l’auteur, à son tour, s’il veut reconnaître dignement la bienveillance de son auditoire, doit écrire pour le théâtre une comédie qui tienne compte des nécessités de la scène. Je sais tout ce que l’on peut, tout ce qu’on doit dire contre l’abus du métier ; je n’ai pas été le dernier, Dieu merci, à caractériser sévèrement les procédés purement industriels qui approvisionnent nos théâtres. Toutefois entre l’usage et l’abus du métier la limite est facile à marquer, et l’auteur du Chandelier, qui ne peut révoquer en doute la bienveillance et la sympathie de son auditoire, doit comprendre aujourd’hui, aussi bien que nous, qu’il n’est pas encore entré complètement dans les conditions de l’art dramatique ; il possède depuis long-temps ce que l’étude ne donne pas, le sentiment poétique, l’accent de la passion ; qu’il se hâte de demander à l’étude ce qu’elle ne lui refusera pas, la connaissance approfondie des moyens purement matériels à l’aide desquels il pourra mettre en œuvre avec un plein succès les dons heureux qu’il a reçus du ciel.

GUSTAVE PLANCHE.