Revue dramatique - 30 avril 1922

René Doumic
Revue dramatique - 30 avril 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 223-228).
REVUE DRAMATIQUE


Variétés : la Belle Angevine, comédie en trois actes, par MM. Maurice Donnay et André Rivoire. — Odéon : Une danseuse est morte, pièce en trois actes, par M. Le Bargy.


Il y a longtemps que je n’avais pris à une comédie autant de plaisir. Ces trois actes spirituels et légers n’ont pas seulement la malice, la finesse d’observation et la gaîté qu’on pouvait attendre de MM. Maurice Donnay et André Rivoire. Ils valent encore par le mouvement, l’intérêt de curiosité habilement ménagé, le dessin élégant et sûr. C’est la veine de Meilhac et Halévy retrouvée. Je ne crois pas qu’il y ait pour ce genre de théâtre un plus complet éloge.

Ce qui donne à la pièce son originalité, c’est la surprise qui nous attend au second acte, et qui « change tout, donne à tout une face imprévue. » Pendant une moitié de la pièce, nous pouvions croire qu’il s’agissait uniquement de nous peindre, une fois de plus, le monde de la fête. Nous avons été ravis de l’ingénieux revirement qui, en cours de route, nous a découvert, derrière le décor parisien, une fine comédie sentimentale.

Donc, nous voici dans le petit hôtel qu’un des hommes les plus en vue du Paris qui s’amuse, le baron Mongerey, achève de meubler pour sa nouvelle amie, Huguette Valois. Ce soir, pendaison de crémaillère. C’est le soir, entre tous, où il ne faut pas être treize à table. L’obligeant La Vignole s’est mis en quête d’un quatorzième et téléphone dans toutes les directions, avec insistance, mais sans succès. Un heureux hasard amène, à point nommé, un neveu du baron, Roger, qui est, aussi peu que possible, le neveu de son oncle. Venu pour intéresser l’opulent fêtard à la détresse d’un savant, ce jeune homme rangé, assidu des cours de la Sorbonne, oppose mentalement le luxe des petits hôtels et la grande pitié des laboratoires de France. Pour obliger son oncle et en manière de remerciement, il accepte d’être le quatorzième réclamé. Mais le baron Mongerey n’a pas volé son surnom de « la belle Angevine, » qui désigne, comme vous le savez, non pas un type de femme, mais une variété de poire, la reine des poires. C’est ce soir de crémaillère qu’Huguette Valois a choisi pour le lâcher. Il est trop tard pour décommander le dîner. Qui présidera la table ? Or une jeune personne, Brigitte, a surpris la communication téléphonique : ce n’est pas du tout sans exemple. Elle se présente. Elle se présente bien. Elle portera à ravir la toilette préparée pour une autre. Il n’était que temps ! Les invités arrivent.

Toute la première partie du second acte se passe en propos interrompus. Les couples irréguliers bavardent en visitant l’hôtel. Tout s’est admirablement passé, et l’avis général est que Mongerey n’a pas perdu échanger de maîtresse. La maîtresse de Mongerey ? Brigitte ne l’est pas encore. Mais il semble bien que cette éventualité soit toute proche... C’est alors qu’un bout de scène entre Brigitte et Roger va retourner la situation, nous révéler ce que nous n’avions ni deviné, ni soupçonné, donner à la pièce une autre allure et son vrai sens.

Car nous ne connaissons pas Brigitte. Nous ignorons qui elle est et d’où elle vient Roger, lui, l’a reconnue. Et pour la reconnaître, dans un tel milieu, il lui a fallu ouvrir tout grands ses yeux, derrière ses lunettes de jeune savant. Mais il ne peut s’y tromper : c’est cette étudiante qu’il a coutume de voir, à la Sorbonne, assidue comme lui aux cours, attentive aux leçons, inspirant à tous le respect par la dignité de sa tenue comme par son application à l’étude. Il veut en avoir le cœur net. Il lui adresse la parole. Que fait-elle ici ? Qu’est-elle venue faire dans cette galère, où l’on ne s’embarque que pour Cythère ? Et il met dans ses questions tant d’étonnement inquiet, tant d’émotion, que Brigitte se décide à lui répondre avec la même sincérité.

Eh bien ! oui, c’est elle, l’étudiante de la Sorbonne ; mais une étudiante de maintenant, une jeune fille moderne. Le temps n’est plus des petites oies blanches. Curieuse, avide de s’instruire, elle veut tout savoir ; et les gros livres qu’on emporte sous le bras en revenant de la Sorbonne ne disent pas tout. Elle est ici, en tout bien tout honneur, poussée par une curiosité toute cérébrale, pour compléter son éducation... Et cela fait frémir... Heureusement il y a un Dieu pour les braves petites filles, même quand elles poussent la bravoure jusqu’à la témérité, et le raisonnement jusqu’à l’absurde. Cette Brigitte l’aura échappé belle. La présence inattendue d’un honnête camarade l’a dégrisée. Soudain l’énormité de son action lui apparaît. Elle aperçoit le danger auquel l’exposait sa folle imprudence. La hideur du personnel de « la fête » lui cause un immense dégoût et lui devient insupportable. Elle se sauve à toutes jambes.

Cette fin d’acte est délicieuse et vaut toute la pièce. Il a fallu aux deux écrivains un art consommé pour faire accepter ce revirement, une rare finesse de doigté pour faire évoluer le personnage sous nos yeux, et passer des notes vives de la dernière conversation de Brigitte et de Mongerey à la discrétion émue de son entretien avec Roger.

Après cela, que Brigitte finisse par épouser Roger, nous n’en doutons pas. Ce sera l’affaire du troisième acte, très bien mené. Une gaîté du meilleur aloi, toute sorte d’observations malicieuses et de fines réflexions sur le temps présent, font le charme et le prix de cette jolie comédie.

Le rôle de Brigitte a trouvé en Mlle Jeanne Marnac l’interprète à souhait, au point qu’on s’étonne que le rôle ne lui eût pas d’abord été destiné. Il est impossible d’y mettre plus de finesse et d’espièglerie, et d’être tour à tour, avec plus de justesse et de mesure, chacune des deux Brigitte, sans que l’une rende l’autre impossible. M. Raimu est un Mongerey d’un scepticisme bon enfant, qui plaît par sa cordialité. M. Pauley, dans le rôle de La Vignole, est d’une rondeur et d’une rotondité désopilantes. M. Luguet est un Roger sympathique. Et Mlle Dorny a dessiné de cette bonne bête de Léonie une silhouette des plus comiques.


Depuis si longtemps que M. Le Bargy a cessé de jouer à la Congédie-Française, où il n’a pas été remplacé, c’était une grande attraction de le revoir à la scène. Ce qui ajoutait au piquant de cette rentrée, c’est que M. Le Bargy reparaissait, à l’Odéon, dans une pièce dont il était l’auteur. Au seul point de vue du métier, il est toujours curieux d’étudier les pièces composées par les acteurs et d’y rechercher l’influence exercée par l’habitude de la scène. M. Le Bargy a été l’interprète de Paul Hervieu et de M. Henri Lavedan, — l’interprète incomparable et désigné par un décret nominatif de la Providence. Il était l’homme du monde dernier cri, d’une sécheresse éminemment distinguée, le Brummel moderne. Et il avait aussi succédé à son maître, l’inoubliable Delaunay, dans les rôles d’amoureux d’Alfred de Musset, créé les Romanesques de Rostand et repris le rôle de Cyrano dont il donnait, est-il besoin de le dire ? une interprétation qui ne ressemblait que de fort loin à celle de Coquelin. Il semblait naturel de croire qu’il resterait l’homme de tant de rôles délicats et nuancés, l’amateur de littérature raffinée. Mais M. Le Bargy nous réservait une surprise ; le dramaturge n’a pas voulu être prisonnier du comédien : il a jugé bon de rompre nettement avec sa propre tradition. Il s’est dit : « Assez longtemps les auteurs, mes confrères, m’ont condamné à jouer les Le Bargy. Ce sont des rôles dont je connais tous les gestes et toutes les intonations. Ils ne m’amusent plus. Profitons de l’occasion pour nous en évader ! » Ainsi est né ce drame fiévreux, haletant, violent, brutal : Une danseuse est morte.

Cette danseuse, Régine Roland, — Ginette, — a fait un beau rêve. Comme elle dansait, un soir, dans une boîte de Montmartre ou d’ailleurs, une pluie de roses est tombée sur elle, qui, par la suite, s’est changée en pluie d’or. Elle a le petit hôtel, train de maison, luxe de table, toilettes et le reste. Elle ignore de qui vient l’argent. Le généreux amant qui l’entretient si somptueusement s’enveloppe d’un impénétrable mystère : il n’a pas dit son nom, il n’a pas décliné ses qualités ; il arrive de nuit et repart incognito, drapé dans le dernier manteau couleur de muraille. Peu importe d’ailleurs à Ginette. Elle est lasse de cette vie cossue et paisible. Elle déteste son mystérieux entreteneur. Elle est décidée à rompre avec lui. Elle a besoin de faire un coup de tête. Elle se sauvera avec le jeune Fred et regagnera Montmartre, ses boites et sa bohème.

Ginette ne se méfiait pas : elle avait tort. Caché dans quelque coin sombre, son amant a tout entendu. Ici une grande scène : colère, supplications, reprise de fureur, retour de tendresse, désir fou, passion fauve : toute la gamme, toute la lyre. « D’abord, lui demande Ginette, qui êtes-vous ? » Et l’homme masqué se démasque. Il faut avouer qu’il y perd. Le prince des Mille et une Nuits devient ce type banal et si bourgeois ! un député socialiste qui fait la fête. Gros bonnet du parti et qui a été plusieurs fois ministre, cela lui nuirait dans sa carrière politique, si on apprenait qu’il entretient une danseuse. Passe encore de l’entretenir ! Mais affolé par l’attitude butée de la jeune femme, il se jette sur elle, et la serre à la gorge un peu trop fort. Ginette avait une maladie de cœur. Elle tombe raide morte. Barsanges, député, et député socialiste, ministre d’hier et de demain, chef du parti syndicaliste, l’illustre Barsanges a tué une danseuse ! — Tout cet acte est en action et en mouvement, en allées et venues, trépignements et rugissements : la pantomime y déborde sur la littérature.

Barsanges est rentré précipitamment chez lui, où il vit avec sa sœur, Mlle Barsanges, socialiste elle aussi, elle surtout, apôtre enthousiaste, propagandiste exaltée, une vierge rouge. Il a conté à la vieille demoiselle tout le drame, ou presque tout. Leur espoir est que la mort de la danseuse sera attribuée à un accident. Hélas ! la lecture des journaux du matin les détrompe. Non seulement la version de la mort naturelle a été tout de suite écartée, mais on a arrêté l’assassin présumé, le jeune Fred. Au même instant, un visiteur force la porte de Barsanges. C’est le père de Fred qui, sans rien soupçonner de la vérité, vient, socialiste lui-même, demander aide et appui au grand chef socialiste. Je vous laisse à penser quelle émotion étreint Barsanges, à chaque instant près de se trahir, et à qui il faut que Mlle Barsanges, heureusement présente à l’entretien, ferme la bouche. Le frère et la sœur restent seuls : grand débat de morale, solennelle discussion. Barsanges ne peut laisser accuser un innocent : il va se dénoncer. Il y irait, si sa sœur ne le retenait. Le caractère de cette virago est de beaucoup le mieux dessiné de la pièce, sa physionomie la plus originale et la plus vraie. Qu’est-ce qui importe ? l’avenir du parti. Barsanges peut seul en hâter le triomphe. Comment admettre, alors, que cet espoir du parti sombre dans une vulgaire aventure ? Deux devoirs sont en présence : le devoir envers la collectivité prime l’autre. Barsanges ne s’appartient pas, il appartient à son rôle et à ses idées. La morale qui s’impose à la moyenne de l’humanité n’est pas à sa taille. Il est, lui, le surhomme, placé par ses dons exceptionnels au-dessus des lois et de celles même de la conscience... Mais Barsanges ne se laisse pas convaincre. Le chant de la vieille sirène le révolte. Il chasse sa nietzschéenne de sœur... J’allais oublier de dire que les personnages de M. Le Bargy abondent en citations des philosophes anciens et modernes. A la théorie de l’amoralité de l’homme supérieur Barsanges ne cesse d’opposer la doctrine tolstoïenne de l’expiation... Résolu à expier, il se jette sur le téléphone, appelle le Procureur de la République. Mais de ses lèvres ne s’échappent plus que des mots incohérents. Il est devenu fou. — Le premier acte se terminait sur une mort violente. Au deux, le rideau tombe sur une scène de folie. On ne s’ennuie pas.

Troisième acte. A la maison de santé que Barsanges, complètement guéri, va quitter aujourd’hui même. Pendant le temps de sa cure, s’est déroulée l’affaire de la danseuse assassinée. Fred a été acquitté. Barsanges veut le voir. Il l’accueille avec cordialité. Quel n’est pas son étonnement d’apprendre qu’en dépit du non-lieu dont il a bénéficié, Fred est inquiet, nerveux, mécontent ! Un non-lieu, il paraît que ce n’est pas encore tout à fait la décoration. Certains se détournent de Fred : son père même semble avoir gardé quelques soupçons. Alors les scrupules renaissent chez Barsanges ; de nouveau, le besoin d’avouer s’empare de lui. Déjà Fred l’a deviné à son trouble. Afin de libérer sa conscience, Barsanges a écrit à l’adresse du Procureur de la République une lettre, où il fait le récit complet du crime. Il la confie à Fred. Que le jeune homme en use à son gré ! Survient le père. De tenir enfin la preuve décisive, de savoir, à n’en pas douter, que son petit est innocent, quel soulagement ! Oui, mais son petit ne va pas porter cette lettre au Procureur. Bon pour des bourgeois, de se venger. On est socialiste, donc humanitaire. Une telle lettre, on la déchire. Au même instant, Barsanges se tue. Tant pis pour Fred, qui a détruit l’unique preuve de son innocence.

Ce qui frappe dans ce drame rapide et sommaire, c’est l’accumulation des effets et des coups de théâtre. Épris d’idées et de philosophie, l’auteur a voulu mettre sous nos yeux un conflit moral. Mais précisément parce que l’écrivain en lui a été, de longue date, façonné par la scène, il a éprouvé le besoin que tout fût en scène, constamment en scène, et porté au paroxysme de l’effet. Tableau sans ombres, drame sans détente, dont le principal défaut est d’être trop « théâtre », exclusivement « théâtre », « théâtre » éperdument.

M. Le Bargy, qui tient le rôle de Barsanges, s’est montré à nous si différent du Le Bargy auquel nous étions accoutumés que nous avions peine à le reconnaître. Où sont les élégances d’antan ? où les redingotes de coupe impeccable ? où les cravates suaves et les cannes de prix ? Ayant à incarner un chef du parti populaire, M. Le Bargy s’est fait une silhouette bien démocratique. Son visage convulsé ne traduit que l’angoisse, la détresse et l’horreur. Il lui faut toute sa sûreté de grand artiste pour se maintenir au bord du mélodrame. L’excellent Vargas a été très émouvant et très applaudi dans sa scène du second acte. Mlle Briey s’est tirée à son honneur du rôle dur et ingrat de la vierge rouge. Les autres rôles sont convenablement tenus.


RENÉ DOUMIC.