Revue dramatique - 30 avril 1921

René Doumic
Revue dramatique - 30 avril 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 205-212).
REVUE-DRAMATIQUE


Théâtre des Arts : La Comédie du génie, pièce en trois actes de M. François de Curel. — Comédie-Française : Mme Simone dans le Passé.


Cette Comédie du génie, à laquelle le public a fait grise mine, j’y ai pris un plaisir extrême. Il se peut, — s’il faut chercher à son insuccès une autre cause que la faiblesse d’une interprétation au-dessous du médiocre, — qu’elle ne soit pas des mieux charpentées. Il faut dire aussi qu’elle est totalement dépourvue de ce qu’on a coutume d’appeler une intrigue. Mais elle est pleine d’inventions curieuses, et les pensées fines ou profondes, les morceaux de belle allure s’y rencontrent à chaque pas, comme on pouvait s’y attendre dans un sujet plus qu’aucun autre familier à M. de Curel.

La psychologie de l’auteur dramatique analysée par l’auteur des Fossiles et de la Nouvelle Idole, ce ne pouvait être rien de banal. Exceptionnels, singuliers, bizarres, violents, excessifs, les personnages de M. de Curel ont tous les défauts ; mais ils ont une qualité : ils vivent. Ils débordent de vie. Ils nous étonnent, ils nous révoltent, et ils nous empoignent. L’auteur dramatique que M. de Curel mettra en scène ne sera ni le portrait d’un individu, ni le type du dramaturge généralisé et stylisé ; il ressemblera à beaucoup d’auteurs dramatiques et d’abord à M. François de Curel ; mais il ne sera la copie d’aucun d’eux : il sera Félix Dagrenat et non pas un autre. Figure en plein relief, d’où notre attention ne pourra plus se détourner. Image obsédante, dont ensuite nous garderons la hantise.

Un trait achève de rendre ce théâtre si captivant : l’inquiétude intellectuelle dont il témoigne. C’est surtout à M. de Curel que je songeais, quand, il y a quelque trente ans, je hasardais cette expression de « théâtre d’idées, » entrée depuis dans la circulation. Non seulement chacune de ses pièces est riche d’idées, mais non content de faire lever les idées, il les aborde de front et ne les lâche plus qu’il ne les ait exposées, opposées, développées, discutées. La merveille est que le mouvement de la pièce n’en soit pas arrêté. Or, cette fois, les questions que l’auteur agite devant nous sont toutes celles avec lesquelles l’homme de théâtre est aux prises. Ce sont les espérances et les craintes, les enthousiasmes et les doutes, les mille tourments de sa conscience d’artiste. Une telle pièce est la confession d’un dramaturge, au sens le plus élevé du terme, à la manière dont Chantecler est, dans l’œuvre d’Edmond Rostand, la confession du poète. On a dit de Britannicus que c’est la pièce des connaisseurs : la Comédie du génie est la pièce des critiques.

C’est le soir où son nom vient d’être pour la première fois lancé au public, que Félix Dagrenat nous est présenté. Il est en proie à un reporter : nous allons tout savoir, — et d’abord « comment il est devenu auteur dramatique. » A l’origine de sa carrière, il y a un petit fait, un hasard, la rencontre d’une actrice : simple occasion qu’attendait la vocation pour éclater. Depuis toujours, Dagrenat pensait au théâtre. Il en rêvait dans sa province natale. Car est-il besoin de dire que ce Parisien vient de province ? Dans ses promenades solitaires sous les marronniers de l’esplanade, il se voyait reçu par acclamation à la Comédie-Française, joué par la plus exquise de nos comédiennes, salué par les applaudissements du public. La rencontre d’Armande a seulement fait « sauter le barrage qui retenait captive une source prête à jaillir [1]. » Et voilà chez Félix Dagrenat le premier caractère auquel on reconnaît l’auteur dramatique : il a le don.

Un poète a dit l’horreur qui s’empare des familles, quand paraît dans leur cercle paisible un enfant marqué du sceau divin. Ainsi pour Félix Dagrenat. Mme Dagrenat mère ne fait pas le voyage pour assister à la pièce de son fils ; elle n’est pas semblable à cette bonne vieille qu’on voyait dans une loge, aux premières de Jules Lemaître, et qui était la mère de l’auteur ; mais elle voit jouer le Tombeau vide par une troupe de passage. Elle en demeure stupide et indignée. De même, une jeune fille, qui aimait Félix Dagrenat, révoltée par les horreurs qu’il fait débiter à ses personnages, brise avec lui... Il y a du romantisme là-dedans. Ces braves gens croient que la littérature est un métier de perdition. Ils oublient que Corneille et Racine, qui s’y connaissaient en théâtre, ont été des époux modèles et d’excellents pères de famille... Mais Dagrenat lui-même n’est pas éloigné de penser comme père et mère : élevé dans ce milieu que l’art épouvante à la manière d’une réprobation, il en conserve les préjugés, alors même qu’il en a secoué la discipline. Il croit devoir à son art de vivre en artiste. Amant d’une actrice, qu’il fait à l’occasion passer pour sa cuisinière, il repousse jusqu’à l’idée de fonder un foyer régulier. Il tire vanité de scandaliser les simples. Il ne doute d’ailleurs pas que son destin l’appelle à révolutionner le monde. Comme sa mère gémit : « Est-il possible que ce tissu d’infamies sorte d’une âme créée par la mienne ? Qu’est devenu mon enfant ? » il répond, avec une grande naïveté dans l’infatuation : « Maman, les mères de tous les hommes qui ont secoué l’humanité d’un frisson nouveau, ont poussé le même cri de détresse devant le monstre arraché à leurs entrailles. » L’écrivain tenu pour un être d’exception, condamné à mener une vie hors de l’ordre commun, et victime de son propre génie… vous voyez dans quelle catégorie se range Félix Dagrenat. George Sand disait : « Fabriquons des monstres ! »

Seulement, à l’encontre de beaucoup de romantiques, Félix Dagrenat est très intelligent. Il est un très clairvoyant critique de lui-même. Il constate que son succès n’est pas complet : il a pour lui les raffinés, il n’a pas le grand public. D’autres traiteraient le public d’imbécile ; lui, il se replie sur lui-même, cherche le défaut de son œuvre et le marque d’un doigt sûr. « Je suis épouvanté du peu de sympathies que je rencontre… Les artistes me portent aux nues, les foules m’ignorent… Jamais je ne reçois, comme certains de mes confrères, beaucoup moins haut perchés, l’hommage d’un enthousiasme naïf… J’amuse les intelligences, je ne touche pas les cœurs. Un théâtre dont on dit cela est condamné à mort. » Parole profonde. Admirable leçon de critique. Et combien il est intéressant qu’elle nous vienne d’un auteur dramatique ! Sachons-le bien, en effet, c’est à l’homme tout entier que s’adressent les chefs-d’œuvre de la littérature ; ils parlent à sa sensibilité et à son imagination, en même temps qu’à sa raison : l’art ne doit pas dissocier ce que la nature a uni.

Or si son œuvre est originale, curieuse, brillante, hardie, Félix Dagrenat se rend compte qu’elle n’est pas assez humaine. Son génie ne plonge pas aux racines de l’humanité. Il ignore ce qui fait battre le cœur de tous les hommes. Il est étranger aux préoccupations communes, aux soucis où tous se rejoignent. C’est pourquoi « ceux qui ont une existence normale et qui vivent en famille ne le comprennent pas. » Une fois la lacune reconnue, Dagrenat décide d’y remédier. Va-t-il donc se marier, vivre en famille, comme ont fait ses bons bourgeois de parents ? Ce serait se renier lui-même. Mais il est d’esprit subtil ; son ingéniosité naturelle a tôt fait de lui fournir cet habile compromis : « A côté de l’amour, il y a l’enfant, qui est la raison d’être du mariage et de la famille. Partout où il règne, l’esprit est sain. Je lui demanderai de redresser le mien. » Un enfant ! Il faut à Dagrenat un enfant ! Alors rien ne s’opposera plus à ce qu’il écrive des pièces parfaites.

Le raisonnement, quand il est conduit avec cette intrépidité de logique et poussé jusqu’à ses ultimes conséquences, est une belle chose. Esprit compliqué, Félix Dagrenat est par ailleurs un esprit candide. Ce littérateur, qui a plus que du talent, tombe dans l’erreur la plus grossière qu’un écrivain puisse commettre : il subordonne sa vie à sa littérature. Au lieu de vivre sa vie pour elle-même, d’en respirer les joies et les tristesses comme l’air qu’on respire à pleins poumons et sans le faire exprès, il règle sa vie sur les besoins de son théâtre : il aura un enfant pour donner à son œuvre un peu plus d’humanité ! L’enfant sera pour lui « un exercice de style, » « un devoir de rhétorique ! » Paternité nouvelle, aux fins de littérature…

Homme à système jusqu’au bout, vous devinez que Dagrenat ne confiera pas au hasard le soin de choisir la mère de son enfant. Pareil au héros de l’Ame en folie, il a beaucoup étudié les lois du règne animal et réfléchi sur la sélection naturelle. « L’hérédité d’un père trop raffiné, dit-il, doit être compensée par celle d’une mère ultra-simple. Une campagnarde placide, robuste, serait tout indiquée. Je veux un rejeton bien râblé. » Parlez-moi d’un enfant confectionné dans les règles ! Ce sera le chef-d’œuvre de la méthode. Tant il y a que Félix Dagrenat rendra mère une fille de ferme. Beaucoup d’autres l’avaient fait avant lui, — et n’avaient pas fait tant d’embarras.

L’expérience est trop spéciale pour que nous ne soyons pas curieux d’en connaître le résultat. C’est le sujet des deux actes qu’il nous reste à entendre. Première étape : dix-sept ans après. Le fils Dagrenat est un grand garçon bien découplé, vif et hardi, intelligent et bon, laborieux et de belle humeur. C’est un succès. Oui, mais le théâtre de Dagrenat ne s’est pas sensiblement modifié : il continue d’intéresser l’élite et de déconcerter la masse. Chacun découvre dans ses pièces ce qu’il lui plaît d’y trouver. Au sortir de son drame, la Revanche des dieux, deux jeunes gens lui ont écrit : l’un se convertissait au catholicisme, l’autre abjurait la foi de son enfance. Sa pièce sociale, le Lendemain d’un grand soir, contient des passages qu’un anarchiste pourra débiter dans les réunions publiques, et des tirades qui exaltent l’aristocratie. Il se vante de s’intéresser aux idées, non pour leur contenu intellectuel, mais pour les orages qu’elles soulèvent dans les âmes. Il fait profession de n’aimer les idées que pour leur puissance incendiaire. Et il n’a pas l’air de se douter qu’allumer un incendie pour se donner le plaisir d’y assister en spectateur, est une perversité de l’esprit ! Certes, l’auteur dramatique n’a pas qualité pour résoudre les problèmes qu’il porte à la scène. Nous ne lui demandons pas de soutenir une thèse. Encore la pièce ne doit-elle pas laisser une impression confuse et tumultueuse, sous peine de nous donner à soupçonner que l’auteur est de cerveau confus et de pensée chaotique. Éveiller la curiosité et se dérober au moment de la satisfaire, est un jeu cruel qui irrite les spectateurs de bonne foi. Dagrenat continue de s’y livrer. Décidément, sa paternité n’a pas beaucoup influé sur sa littérature.

Deuxième étape. Douze années encore se sont passées. Célèbre et vieilli, Félix Dagrenat hésite à donner une nouvelle pièce au théâtre. Il est dans cet état d’esprit, si bien décrit tour à tour par Alexandre Dumas fils et par Emile Augier, celui de l’auteur dramatique qui ne se sent plus en accord avec le public et craint de livrer bataille avec des armes hors d’usage. Coup sur coup, il lit la pièce d’un débutant qui est une manière de chef-d’œuvre, et il apprend que ce débutant est son propre fils. Son premier mouvement est la jalousie. Voilà donc le résultat de son machiavélisme : « J’ai voulu un fils pour me donner du génie, et c’est ce fils qui l’a pris ! » L’ironie de cette situation commence par l’affliger. Il y goûtera quelque jour un acre plaisir : observateur sarcastique, il est homme à savourer l’amère dérision d’une épreuve qui se retourne contre lui.

Au troisième acte, il arrive ce que, depuis quelque temps, nous prévoyions. Dans l’imprudence de sa piété filiale, Dagrenat fils a voulu que sa pièce fit affiche avec celle de son père : ce sera la soirée des deux Dagrenat, Rapprochement désastreux : il ne sert qu’à faire ressortir le succès du fils et l’échec du père. Car la Comédie du génie, — c’est le titre de la pièce de Dagrenat père, — est écoutée dans ce silence respectueux et morne, plus cruel que les sifflets à l’amour-propre d’un auteur abandonné par le public. Rappelez-vous l’admirable et mélancolique Préface de l’Étrangère. Lui aussi, Dagrenat a voulu trop demander au théâtre ; il y a mis trop de pensée ; il en a forcé les moyens et faussé le genre : « Un auteur qui se donne la tâche d’exposer quelle est la mission du génie, doit fatalement conduire sa pièce jusqu’au lyrisme. » Fatalement aussi, il doit se résigner à n’être pas suivi.

Ici deux scènes qui se font contraste, montrant les deux aspects du théâtre : misère et grandeur. Dagrenat, le soir de sa première, s’est réfugié dans un music-hall. Il y fait la rencontre d’une fille, Céline, et du frère de cette fille, le nommé Pergain, mauvais prêtre, beau parleur, à la langue bien pendue et baveuse, qui salit tout ce qu’elle touche. Il subira, et nous avec lui, les propos cyniques de ce moraliste. Entre le métier que fait sa sœur, la fille publique, et le métier d’auteur dramatique, Pergain ne voit presque pas de différence. Des deux côtés c’est une prostitution. « Céline se vend, vous vous vendez aussi ; car vous n’allez pas soutenir que dans vos pièces il n’y a pas tout vous-même. Autant qu’elle, vous tirez profit de vos amours. Ce sont vos tendresses, vos larmes, vos faiblesses que vous mettez en scène. Ce sont aussi les abandons de celles qui ont eu des bontés pour vous et les effusions de vos parents et amis. » Dagrenat aurait bien des choses à répondre, qu’il ne répond pas, parce qu’il est très fatigué et que le sommeil le guette. Toujours est-il qu’à sa manière brutale et dégradante, le frère de Céline a souligné ce qui est la tare originelle, le vice congénital du théâtre : l’appel au suffrage de la foule, l’exhibition sur les tréteaux, le côté forain, histrionisme et cabotinage.

Mais voici la contre-partie. Dagrenat, après le désastre de sa pièce, s’est endormi sur la scène du Théâtre-Français. Il rêve. L’ombre s’anime et se peuple ; des êtres vont et viennent, dont les costumes sont empruntés à tous les temps et à tous les pays. Dagrenat les prend pour des acteurs ; mais ce ne sont pas des acteurs : ce sont les héros eux-mêmes, Œdipe et Hamlet, Tartufe et Don Juan, enfants du génie et que le génie a créés immortels. Ils reviennent sur ces planches que l’art a consacrées. Ils conversent entre eux, prêts à ouvrir leurs rangs, chaque fois qu’un nouveau chef-d’œuvre leur envoie une glorieuse recrue. C’est ainsi. « Les siècles passent, les royaumes sont détruits, les peuples anéantis ; mais les personnages des grands chefs-d’œuvre restent vivants. Ils forment une humanité idéale plus jeune, plus passionnée, plus remplie de vibrante énergie que l’humanité réelle. Ils sont la véritable humanité. » La création de ces personnages, devenus les compagnons de notre pensée, c’est l’honneur du théâtre et son éminente dignité : réponse décisive aux dédaigneux et aux transcendants qui lui reprochent d’être un art inférieur. Ce qu’il y a de plus profond dans la méditation philosophique, de plus poétique dans la rêverie, de plus subtil et de plus nuancé dans l’analyse et dans l’observation, y prend forme et corps, en des êtres où se reconnaît à jamais l’angoisse humaine.

Dernier tableau. Une chapelle de couvent dans un vieux monastère, quelque part en Suisse. Le Père Eberhardt, sorte de moine du moyen âge, traduit, en son langage rude et naïf, une vérité dont il paraît que Dagrenat ne s’était pas encore avisé : c’est que de tous les drames le plus beau, le plus poignant, écouté depuis des siècles avec la même ferveur, c’est la messe. Une péripétie et une victime, des costumes et un décor, des acteurs et un public, n’est-ce pas là tous les éléments d’un drame ? Et quel drame ! Celui de l’infinie pitié et du divin sacrifice. Ce caractère de la messe, considérée comme un drame sacré, a été bien des fois mis en lumière, et il est un peu surprenant que l’explication semble neuve à un esprit aussi cultivé que Dagrenat. Mais nous savons tous qu’à certains jours des idées, auxquelles nous ne faisions pas attention, nous frappent d’une clarté soudaine et prennent à nos yeux le sens d’une révélation.

D’un casino à une chapelle, en passant par la scène du Théâtre-Français, M. de Curel ne ménage pas les transitions. Comme Félix Dagrenat, il conduit sa pièce jusqu’au lyrisme. Du moins a-t-il rempli son dessein, qui était de nous proposer une définition du génie. Des méandres qu’elle décrit et des voiles dont elle s’enveloppe, sa pensée se dégage très nettement. Pourquoi faut-il qu’il ait confié à l’odieux Pergain le rôle du raisonneur ? C’est Pergain qui nous dira, en des termes d’une vulgarité déplorable : « A vous entendre, les imbéciles qui composent le troupeau humain, riches, pauvres, travailleurs, oisifs, mâles et femelles, nous ne servons qu’à une chose : donner le jour, de loin en loin, à l’homme de génie... Mais le peuple, monsieur, vous rira au nez. Racontez-lui que vous appartenez à la race des surhommes, il demandera si vous êtes sorti d’un œuf pondu sur terre par des anges. Alors quoi ? Il faut se rendre à l’évidence. Les génies ont un papa et une maman, ils grandissent à un foyer, au milieu des frères et des sœurs ; ils étaient à l’école avec des petits camarades ; ils s’instruisent des bavardages des voisins : leurs esprits sont fabriqués avec les matériaux qui servent à tout le monde... » Il y a dans ce débagoulage une grande part de vrai : c’est que l’homme de génie ne se sépare ni de son milieu, ni de son temps, qu’il est représentatif de la foule, et non différent, et qu’il ne lui est supérieur que par l’intensité même avec laquelle il résume et exprime la pensée et le sentiment collectifs. Floraison suprême d’une immense germination obscure et anonyme, le génie doit rendre à la masse ce qu’il lui doit. Il doit communier avec elle. Dagrenat l’a soupçonné quand il a résolu d’être père ; il s’est trompé quand il a cru que l’enfant suffisait, sans la famille : on ne choisit pas entre les devoirs. Les génies les plus grands sont les plus humains. Et si la messe est le plus beau des drames, c’est que le drame dont elle est le miraculeux symbole est tout amour... Une pièce qui agite de tels problèmes et exprime ou suggère de telles réflexions, ne saurait passer pour indifférente. Un peu de temps la remettra à son rang dans le théâtre de M. de Curel.


La Comédie-Française a repris le Passé pour les débuts de Mme Simone. La pièce, entrée à la Comédie-Française en 1902, n’avait plus été jouée depuis lors, sans doute faute d’une interprète capable de porter le poids du principal rôle. Elle est trop connue pour qu’il y ait lieu de l’étudier à nouveau. Il nous a paru qu’elle traversait cette période ingrate où une œuvre qui n’a plus l’air d’aujourd’hui, n’a pas encore pris figure ancienne. Dans les parties de conversation, le dialogue, tout en mots d’auteur, semble trop artificiel, en un temps où nous poussons le goût du naturel jusqu’à l’affectation. Et le groupe des amis qui veillent sur les amours de Dominique Brienne et ont part à ses plus intimes confidences, a exaspéré les plus placides d’entre nous. Reste la partie sentimentale, ou plutôt sensuelle, sur laquelle le temps a passé sans la rendre moins choquante. Mme Simone a fait du rôle de Dominique Brienne une création très personnelle. Elle y a mis beaucoup d’intelligence et de nervosité, plutôt encore que de passion. Elle a rendu une image d’affolement cérébral, plutôt qu’elle ne nous a donné l’impression de souffrir dans sa chair. Somme toute, elle sort à son honneur d’une épreuve qu’elle abordait avec une visible émotion. Le public de la première lui a fait une ovation. Elle pourra rendre de grands services à la Comédie.


RENÉ DOUMIC.

  1. J’emprunte les citations à la Revue de Paris, numéros des 15 décembre 1918, 1er et 15 janvier 1919.