Revue dramatique - 30 avril 1898

Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 147, 1898


REVUE DRAMATIQUE

Au GYMNASE, l’Aînée, comédie on quatre actes, cinq tableaux. — A la COMEDIE-FRANÇAISE, la Martyre, drame en cinq actes, en vers, de M. Jean Richepin. — A la RENAISSANCE, Lysiane, pièce en quatre actes, de M. Romain Coolus.


L’Aînée n’est point une pièce à thèse et n’est qu’accessoirement une comédie de mœurs. C’est un simple « drame bourgeois » et, plus spécialement, une histoire d’âme.

Cette âme est celle de Lia, l’aînée des six filles du pasteur Pétermann. Lia est bonne, pieuse, dévouée ; et elle a habitué les autres à son dévouement. « Ah ! la brave fille ! » dit un voisin de campagne, mûr, curieux, et un peu philosophe, M. Dursay. « C’est elle qui a été la vraie mère de toutes ses jeunes sœurs, et qui tient le ménage, et qui gouverne la maison, et qui dispense M. et Mme Pétermann de surveiller leurs filles. Et tout cela avec une grâce presque silencieuse, et un oubli de soi, et une ignorance de son propre mérite !… Elle ne s’est pas aperçue, tandis qu’elle vivait pour les autres, qu’elle atteignait ses vingt-cinq ans. Heureusement, je crois qu’elle va épouser ce solennel pasteur Mikils, qui n’est qu’un bon nigaud, mais qu’elle a la naïveté de prendre pour un grand homme, à qui elle prêtera tous les talens et toutes les vertus, et avec qui elle sera probablement heureuse, parce que son bonheur est en elle. »

Mais l’ingénu pasteur Mikils s’est laissé prendre aux coquetteries effrontées de Norah la cadette, et il l’a choisie, justement parce qu’il ne devait pas la choisir. Il annonce lui-même la nouvelle à Lia, sous couleur de la consulter. Et Lia, résignée, dit à sa jeune coquine de sœur : « Ma pauvre, pauvre Norah ! Sois heureuse, et surtout ne le rends pas malheureux. Sois bonne, patiente, dévouée, fidèle. »

Cinq ans après. Le père Pétermann a perdu sa petite fortune dans des spéculations financières faites à bonne intention. Heureusement quatre des petites Pétermann étaient mariées avant le désastre. Lia reste seule, dans le foyer attristé et rétréci, avec sa dernière sœur, Dorothée. Elle est institutrice dans une des écoles de la ville. Elle n’est pas malheureuse. « Je vous ai, dit-elle à ses parens ; j’ai deux neveux et une nièce pour qui je tricote des brassières et des petits jupons ; j’ai ma classe qui m’intéresse. Toutes mes heures sont occupées ; c’est comme un réseau d’habitudes qui enveloppe et protège ma vie intérieure… » Mais elle n’a pas oublié l’avantageux pasteur Mikils.

Là-dessus tombent à la maison Mikils et sa femme, avec des figures bizarres. Norah n’a pu, tant il était ennuyeux, rester fidèle à son mari. Il en a eu de sérieux indices, sinon la seule preuve sans réplique, celle qui consiste à voir de ses yeux ; et alors, très embarrassé, il a trouvé cela, d’amener Norah à son père, au chef spirituel de la famille, pour qu’il la juge et qu’il décide d’elle. C’est Norah elle-même qui conte ces choses à Lia, et qui la supplie d’obtenir de Mikils qu’il pardonne sans rien dire. Et cette confidence et cette prière ont pour effet d’affranchir Lia de son premier et mélancolique amour, par le sentiment de l’ironie de la situation et de l’inutilité de son renoncement.

Elle s’indigne d’abord : « Ta faute, dit-elle à Norah, n’est pas seulement horrible en elle-même ; elle ridiculise, elle bafoue mes scrupules et ma résignation et rend grotesque à mes propres yeux cinq années de ma triste vie !… » Puis, elle se calme ; elle ne peut s’empêcher de trouver Mikils un peu ridicule, de le voir « comme un pauvre être diminué qu’on plaint avec un sourire, » et « de le traiter presque dans sa pensée comme feraient les gens du monde et les personnes sans religion ni bonté. » C’est presque avec raillerie, et comme si elle prenait une revanche, qu’elle remontre à Mikils l’imprudence de son mariage et qu’elle l’exhorte au pardon. Or le malheureux aime toujours sa femme ; il l’aime, comme il dit, « honteusement » ; il confesse à Lia sa faiblesse, et la lâcheté de sa passion réveillée par les images mêmes de la faute, et comment, peut-être, le péché de Norah l’a lui-même corrompu. Et la vierge, restée seule : « Ah ! il m’a dégoûtée ! Faut-il, mon Dieu, avoir tant rêvé, tant prié, tant pleuré à propos de cet imbécile ! »

Du coup, Lia enterre, si l’on peut dire, sa vie de jeune fille. Elle a trente ans ; elle est moins naïve, plus intelligente, plus avertie qu’au premier acte. Le syndic Müller, quinquagénaire encore assez frais, et brave homme, et qui a rendu des services aux Pétermann, a, tout à l’heure, demandé sa main et doit venir chercher la réponse. Le cœur libre désormais, Lia accepte sans répugnance l’idée de ce mariage de raison : « Évidemment, dit-elle, il doit y avoir des émotions et des joies dont il faut bien que je fasse mon deuil… Mais elles sont très mêlées, ces joies-là, je le sais… J’aimerai M. Müller, puisqu’il est bon. Et puis, j’aurai peut-être des enfans !… D’ailleurs mon mariage facilitera celui de Dorothée ; M. Müller lui-même s’y emploiera. Sans compter bien des petites douceurs pour papa et maman… Oui, oui, je suis plutôt contente. »

Mais il est sans doute dans la destinée et dans le caractère de Lia d’être dupe. Lorsque M. Millier vient « chercher la réponse », c’est Dorothée qui le reçoit. Sous prétexte de tendresse innocente et de jalousie de petite fille, la jeune effrontée se frotte, en pleurant, contre le bonhomme ; elle laisse échapper ce cri : « Je ne veux pas que vous épousiez Lia, parce que j’en mourrais ! » et s’abat, en une demi-syncope, sur le gilet de son respectable ami… Et quand elle est calmée, Müller s’esquive en murmurant : « Ma foi, je reviendrai un autre jour. »

Le lendemain, le voisin Dursay donne une garden party, où sont tous les Pétermann et quelques autres invités. Pendant que la compagnie se promène sur le lac, Lia est restée à garder les enfans. La bande revenue, elle sent que ses sœurs et ses beaux-frères, et Mikils et Norah réconciliés, tout le monde « s’aime » autour d’elle. Et Müller n’a toujours pas parlé. Il a commencé à souffrir. Et voilà qu’elle apprend de son père et de sa mère que M. le syndic s’était trompé sur ses sentimens, le pauvre homme ! et qu’il les a priés de considérer comme non avenue sa démarche de la veille. Lia souffre tout de bon : « Ce que je ne lui pardonne pas, c’est cet effort que j’ai naïvement fait pour l’aimer ; je souffre cruellement, moi qui lui échappais par mon indifférence, de m’être mise, par bonté d’âme, dans le cas de pouvoir être rejetée et méprisée par lui. Ce n’est pas dans mon cœur que je suis blessée, mais dans ma fierté la plus légitime, et très profondément, je l’avoue… »

Mais que devient-elle, lorsqu’elle apprend que ce n’est pas tout, que Müller a demandé la main de Dorothée, et que M. et Mme Pétermann ont consenti à une substitution si naturelle ! Cette fois, c’est trop vraiment ; Lia se révolte contre son destin d’éternelle déçue et d’éternelle sacrifiée ; et au pasteur Pétermann qui lui dit : « Tu sais où est la consolation, tu te tourneras vers Dieu, tu prieras », elle répond : « Non, mon père. »

À ce moment critique, se présente un lieutenant de hussards, neveu de Dursay, et qui n’a d’autre caractère que d’être lieutenant de hussards, car c’est tout ce qu’il fallait ici. Le bel officier propose à Lia un tour de valse. Lia, énervée, et comme ivre de chagrin, se montre d’autant plus imprudemment provocante et coquette que c’est la première fois et qu’elle y apporte quelque gaucherie. Il y a des mots qu’elle veut entendre, ne les ayant jamais entendus : et le lieutenant les lui dit sans se faire prier. Et elle s’excite, raille le monde où elle a été élevée, ne cache pas au militaire que ce qu’elle apprécie en lui, c’est qu’il n’a pas de « vie intérieure » et qu’il doit être « loyalement païen » ; traite de mensonge et d’hypocrisie une discipline morale qu’elle a acceptée jusque-là avec foi et avec respect ; prononce enfin, ne s’appartenant plus, des mois qu’elle réprouvera demain : et c’est la revanche momentanée de la nature contre la grâce.

Le lieutenant juge cette fille singulière et amusante. Doucement, il l’entraîne dans un pavillon écarté, la fait asseoir, veut la saisir et l’étreindre. Subitement dégrisée, elle retrouve sa vraie âme de vierge et de puritaine. Loyale, et pour se faire pardonner « sa vilaine, sa coupable coquetterie », elle lui conte, héroïquement et maladroitement, sa triste histoire et sa dernière et grotesque déception, et comment elle n’était plus elle-même quand le hussard est survenu. « Vous devez me croire, monsieur, car il faut être très humble et par conséquent très sincère pour dire tout ce que je vous ai dit là et que je n’avais dit à personne, bien sûr. »

Mais le lieutenant ne la croit pas. Tout ce qu’il voit en cette affaire, c’est que cette fille de trente ans doit « avoir quelque chose dans son passé » et qu’il peut donc « marcher ». Et il « marche », et de nouveau il veut la prendre, sincèrement ému d’ailleurs par cette confession et ces larmes, mais tout autrement que Lia ne le voudrait. Et cependant on cherche Lia dehors et on l’appelle. « Ils sont là toute une bande, dit le lieutenant. Si vous sortez, vous êtes perdue. — Perdue aux yeux des autres, pas aux miens ! » dit-elle. Et elle s’arrache des bras de l’officier et apparaît aux invités du bon M. Dursay, la robe froissée et les cheveux dénoués, en disant : « Me voilà ! »

Scandale effroyable. M. et Mme Pétermann, atterrés, ont beaucoup de peine à pardonner à leur fille aînée. Ils cèdent enfin aux évangéliques objurgations de Mikils, à qui la conscience de sa lâcheté charnelle a fait l’esprit miséricordieux, et surtout à l’intervention hardie de Norah, cette aimable prime-sautière n’ayant rien trouvé de mieux, pour hâter le pardon, que de déclarer à ses parens qu’elle a fait, elle, bien pis que sa grande sœur. «… Tu le sais bien, toi, Lia ; tu le sais bien, puisque c’est toi qui m’as raccommodée avec Auguste. Raccommodée quand il me croyait coupable. Depuis, il me croit innocente… »

On annonce alors M. Dursay. Il vient demander la main de Lia pour son neveu. Lia refuse : « Je ne saurais, dit-elle, être la femme d’un homme qui m’a voulu prendre de force, dont les bras m’ont meurtrie, dont mon visage a senti le souffle, et qui a pu croire, fût-ce par ma faute, que j’allais être sa maîtresse… Et enfin je n’aime pas votre neveu, et cela répond à tout. » Au reste elle ne se pose point en victime. Dursay lui ayant dit : « Mais, si vous refusez cette réparation, vous voilà probablement condamnée pour jamais à la solitude, » elle répond : « Ce sera donc ma punition. Et, comme elle est juste, je l’accepterai d’un tel cœur qu’elle me deviendra légère… Si j’ai eu jadis quelques mérites, je les ai perdus du moment que j’ai pris des airs vulgaires de sacrifiée et que j’ai quêté sottement des consolations. Des consolations à quoi, je vous prie ? On m’aimait bien, on me prenait très au sérieux. J’avais une vie calme, réglée, harmonieuse, avec des renoncemens qui n’avaient rien d’excessif ni de tragique, et qui pourtant me donnaient la flatteuse idée que je n’étais point inutile aux autres… Il ne me manquait rien… que les orages et les délices de la passion. Je les ai entrevus, et cela m’a peu réussi… Et mon seul vœu, c’est, après quelques années d’exil nécessaire, de reprendre ici cette vie pâle et douce, où j’avais la lâcheté de me croire malheureuse. » Bref, elle s’est ressaisie ; la foi, le courage et la paix lui sont revenus ; et elle a définitivement compris que ce fumeux « droit au bonheur », dont de bouillans Norvégiens lui ont peut-être parlé, est un mot dépourvu de sens pour une chrétienne.

Et Dieu l’en récompense immédiatement, parce que nous sommes au théâtre. Le philosophe Dursay, qui a été le confident de Lia tout le long de la pièce, est vivement touché de cette modeste beauté d’âme. Il fait tout à coup une découverte : « Ma chère Lia, est-ce que vous ne croyez pas que nous sommes, à l’heure qu’il est, encore plus amis que nous ne nous le figurions ? » Et il ajoute : « Une idée me vient, qui n’a contre elle que d’être simple à l’excès et de me venir un peu tard. Mais quoi ? Je m’étais arrangé une vie égoïste et commode, telle que je n’en concevais pas de meilleure… Je m’étais peut-être trompé… » Il supplie donc Lia d’être sa femme ; et Lia le veut bien. Rien ne s’y oppose. Dursay s’était fait passer pour marié, afin, dit-il, d’être tranquille, — et aussi pour qu’on ne pût escompter le dénouement et que Lia ne pût l’entrevoir ou le désirer, même dans le plus secret de sa pensée. En réalité il n’y a jamais eu de Mme Dursay. — Dursay n’a que quarante-cinq ans. Son mariage avec Lia est un mariage d’automne, mais qui n’a rien de déplaisant à envisager.

Voilà l’histoire de Lia. Je me suis laissé entraîner à la conter un peu longuement parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Dans quelle mesure j’ai réussi adonner à cette histoire la forme dramatique ; si elle est vraisemblable, si elle est cohérente, si elle est intéressante, si j’ai su y introduire, comme je l’eusse désiré, le maximum d’analyse morale que supporte le théâtre, je l’ignore et je m’en remets à quelques-uns, — pas à tous, oh ! non, — du soin d’en décider.

Un éminent critique romantique, — qui semble avoir pris pour critérium de la valeur des pièces la somme de vigueur génésique dépensée par les personnages, — souhaitait tour à tour, en rendant compte de l’Aînée, que Lia s’abandonnât totalement aux bras de l’officier bleu, et qu’elle se noyât dans le lac. Je n’ai rien à répondre, sinon que je n’y ai pas songé et que, ayant voulu très expressément montrer une fille chaste et croyante, il m’était vraiment bien difficile d’accueillir l’idée soit de cette chute, soit de ce suicide.

L’histoire de Lia est, comme j’ai dit, toute la pièce. Mais à cette histoire j’ai cherché un « milieu » qui lui fût approprié. Il m’a paru qu’une âme comme celle de Lia, sérieuse et de forte vie intérieure, devait plus vraisemblablement se rencontrer dans le monde protestant. Et c’est de quoi les protestans devraient me remercier. Mon dessein exigeait, en outre, que Lia eût derrière elle toute une bande de petites sœurs : et c’est dans un foyer évangélique qu’elles pouvaient le plus vraisemblablement pulluler. — Mais, d’autre part, l’histoire morale de Lia, telle que j’en avais conçu le développement, impliquait un peu d’égoïsme et d’innocent pharisaïsme chez ses bons parens et, aussi, l’infortune conjugale de son beau-frère le pasteur. Et c’est de quoi j’ai pris mon parti, et de quoi se sont émues certaines personnes « de la religion ».

Plusieurs m’ont envoyé des lettres d’injures. ’Cela me met à l’aise pour leur dire :

Ma comédie, je le répète, n’est point une comédie de mœurs et est encore moins une pièce à thèse. Ma peinture ou, plus exactement, mon croquis de mœurs protestantes et pastorales est tout accessoire, assez superficiel, et fantaisiste à demi. Donc, en disant que j’ai voulu jeter le ridicule sur les ménages de pasteurs et écrire un plaidoyer en faveur du célibat des prêtres, vous me faites un procès de tendances. Mais, puisque vous y tenez, « allons-y » !

Quand j’aurais fait tout ce que vous dites, en quoi aurais-je excédé mon droit et manqué aux convenances littéraires ! Ces conséquences du mariage de vos ministres, ce contraste entre la mission sacrée de M. Pétermann et ses préoccupations de père de famille, les ai-je donc inventés ? Ne sautent-ils pas aux yeux ? A moins de supposer que les pasteurs sont réellement de bois, comme ils paraissent quelquefois, ne sont-ils pas sujets à aimer leurs femmes de la façon dont Mikils aime la sienne ? et cette façon-là n’a-t-elle pas un je ne sais quoi qui s’accommode mal avec la mission publique d’un ministre de Dieu ? Eh bien, oui, je prends à mon compte les aveux de cet excellent, de ce sympathique et sincère pasteur Mikils : « Mon caractère ? Ma profession ? hélas, c’est d’être un homme, un pauvre diable d’homme. Oh ! je ne me fais plus guère d’illusions là-dessus. Comment se piquer d’être auprès des autres l’interprète de la parole divine, d’être leur guide public et reconnu, quand on est embarrassé soi-même des nécessités où se débat le commun des hommes ? Qu’est-ce qu’un ministre de Dieu amoureux de sa femme, troublé de désir ou d’angoisse dans son propre foyer, ou obsédé du souci de marier ses enfans ?… » — Est-ce ma faute si le prêtre marié me fait sourire, — du moins hors des cités antiques où il n’était qu’un fonctionnaire de l’État et n’avait point charge des âmes ? — Mais j’irai plus loin : pendant que j’y suis, je songe à ces pasteurs « esprits forts », qui ne croient que bien juste en Dieu ; et, comme tout à l’heure je conciliais mal le sacerdoce avec le ménage, voilà maintenant que j’ai peine à concevoir le sacerdoce lui-même dans une religion rationaliste (si ces mots peuvent aller ensemble) ou qui tend au rationalisme.

Quelques-uns m’ont déjà répondu : — « La fonction du ministre protestant n’est point un sacerdoce proprement dit. Un ministre n’est qu’un père de famille chargé de faire de la morale aux autres et de les enterrer. Voilà tout. » Et il est vrai que, à voir en quoi consiste le rôle de beaucoup de pasteurs, je me suis souvent dit que je suffirais à le remplir, et que, de prêcher tous les dimanches la morale des honnêtes gens et la philosophie de Jules Simon, cela n’exige assurément pas une consécration spéciale. Mais alors il s’ensuit que j’ai raillé, — fort doucement, — non point des prêtres, mais une classe d’hommes pareille aux autres, et que mon crime n’est pas plus grand que si je m’en étais pris à la corporation des avocats, des professeurs ou des notaires.

Quant au reproche d’avoir livré à la moquerie publique de pauvres gens « odieusement calomniés et persécutés » à l’heure qu’il est (m’a-t-on assuré)… « non, laissez-moi rire ! » comme dit Mikils, déniaisé.

Enfin, si je ne craignais de paraître « reculer » et faire des excuses, je vous prierais de remarquer que la plupart des personnages protestans de l’Aînée sont de très bonnes gens. N’étaient les petites lâchetés, insoupçonnées d’eux-mêmes, où les entraîne la nécessité de marier leurs filles, M. et Mme Pétermann méritent notre respect et sont d’un niveau moral supérieur à celui de la plupart des misérables catholiques que nous sommes. Après ses pertes d’argent, le père Pétermann est admirable de résignation souriante, de courageux optimisme : et c’est très sincèrement que, après l’aventure de Lia, Mme Pétermann, décidée à quitter la ville et ne pouvant plus respirer cet air « tout plein de la mauvaise renommée de son enfant », déclare que la pauvreté n’a rien qui l’effraie. Tous deux, à la fin, reconnaissent leurs faiblesses et, ayant pardonné à Lia, lui demandent de leur pardonner à son tour. Dorothée n’est qu’une petite bête d’instinct : mais il y a de la bonté dans cette folle de Norah… Je ne puis vous dire quelle amitié j’ai pour Mikils, avili un moment, mais humanisé en somme, et le cœur et l’esprit élargis par la souffrance qui lui vient de sa femme. Et pour Lia, ses coreligionnaires ne devraient pas oublier que, l’ayant voulue sérieuse et exquise, je l’ai faite protestante, afin de lui pouvoir prêter une vie morale plus attentive, plus profonde, plus consciente.

Mais j’aurai beau dire, ils ne m’absoudront point. Cela me laisse froid. Ou, du moins, je trouve cela naturel. Il y a dans la patrie française, et quoique fondus en elle pour tout le principal, des groupes qui demeurent quand même un peu susceptibles et ombrageux. Ils ont la chance d’être plus vertueux et, proportionnellement à leur nombre, beaucoup plus forts que nous : mais cet avantage les laisse méfians. C’est qu’ils sont arrière-petits-fils de persécutés. Leur mauvais caractère nous punit encore des crimes de nos aïeux. C’est bien fait, — quoique nous n’ayons, personnellement, ni révoqué l’Édit de Nantes, ni massacré Israël. Certains de nos embarras d’aujourd’hui viennent encore de ce que nos pères furent atroces :


Delicta majorum immeritus lues.


Résignons-nous ; soyons indulgens à ces frères sans grâce, et reconnaissons que cette attitude de perpétuelle défensive et d’éternelle protestation sur des riens n’est pas seulement, chez eux, un phénomène d’atavisme, mais une marque, — déplaisante, il est vrai, — de leur noblesse morale.

C’est égal, il est curieux que ces gens-là, qui trouveraient très bien que je fusse détaché de ma religion natale, s’indignent que je paraisse détaché de la leur. — Notez d’ailleurs que je me suis contenu, justement parce que je suis né catholique. Si j’avais l’avantage (très appréciable aujourd’hui) d’être né protestant, j’aurais bien autrement poussé la satire.

Je me suis étendu sur ma pièce plus longuement que la décence ne le permettait. C’est qu’on m’avait attaqué, et injustement, et sur autre chose que sur son mérite dramatique ou littéraire, dont je crois faire exactement le cas que je dois.

L’Aînée a été excellemment jouée par MM. Boisselot, Mayer, Lérand, Numès, Gauthier, et par MMmes Samary, Yahne, Dallet, Després. J’ajoute MMlles Paule Evian, Bernou, Damis et MM. Lemanne, Lamotte, Mauger et Niverd, agréables dans les petits rôles. Je me contente, selon mon habitude en pareil cas, de remercier mes interprètes tous ensemble. Je détache seulement de la liste, parce qu’elle est une débutante, Mlle Suzanne Després, sincère et touchante dans le rôle de Lia, et qui est déjà une remarquable comédienne.


Les Comédiens Français ont préféré la Martyre au Chemineau : cela devait être.

Il serait puéril de s’étonner que le poète des Blasphèmes ait écrit la Martyre. J’ai dit plusieurs fois que les thèmes lui sont indifférens, et qu’il est principalement un sonore et magnifique « discoureur de lieux communs » (j’entends que ceci ne soit pas un médiocre éloge). — D’ailleurs les passages où s’exprime, dans son drame, le naturalisme païen sont autrement chauds que ceux où se traduit l’idée chrétienne. Et enfin la Martyre est une « latinerie » beaucoup plus qu’un drame chrétien. C’est par ses épisodes, par ses croquis fragmentaires de l’extérieur de la vie romaine que l’œuvre nous amuse et nous retient. La « couleur locale », froide et fâcheuse dans certains ouvrages du même ordre, est ici très belle de vigueur et d’éclat. Cela fait encore penser, sans doute, au genre un peu artificiel dont les Impressions d’un jeune Gaulois à Rome sont un des pénibles et estimables monumens. Mais la Martyre est, dans ses bons endroits, du Dezobry flamboyant, si je puis dire.

Voici, au premier acte, Glaucus, poète décadent et déliquescent, qui donne, en termes suavement subtils, ses instructions à un orchestre de citharistes, de tibicines et de joueurs de cor. Voici le cuisinier Bdella, qui disserte sur son art, — ingénieux jusqu’à découvrir une rime à « triomphe », et c’est « pulpe de somphe » — et qui apporte pompeusement à sa maîtresse le produit suprême de son génie : le gâteau dit « artologanus ». C’est ensuite un barnum persan, Sphoragmas, qui présente ses dernières acquisitions : la Scythe Thomrys, montreuse d’ours, un nain nègre mangeur de serpens, le Samnite Latro, gladiateur ambidextre, — et deux prêtres chrétiens.

Puis, c’est une popine dans le quartier de Suburre, où l’on mange de la garbure et des ffitons, et où l’on boit de la piquette sabine ; c’est le cabaretier Congrio et sa femme Psyllium ; un chrétien lépreux, un chrétien cul-de-jatte, un chrétien descendant de Catilina, un chrétien ancien pendu ; la Panthère, courtisane ; Trulla, chrétienne, ancienne mime, faiseuse de chansons ; Murrhina, chrétienne, jeune folle infanticide ; et Glubens, au nom obscène, ivrogne macabre, de son état laveur de morts. Tout cela grouille, dans une pouillerie somptueuse ; tout cela éructe des rimes inattendues et riches ; et c’est admirable, c’est du Pétrone supérieur, c’est la « chanson des gueux » de la Rome impériale.

Le drame lui-même est de peu de prix et n’est point sans banalité. Les caractères y sont, ou étrangement inconsistans, ou d’une simplicité vraiment excessive ; à vrai dire, ce ne sont que des « rôles » : Flamméola, névrosée, amoureuse du chrétien Johannès ; Johannès, chrétien doux ; Aruns, chrétien rude ; Latro, le gladiateur, amoureux de Flamméola et jaloux de Johannès ; Thomrys, la montreuse d’ours, amoureuse de Latro et jalouse de Flamméola (ajoutez Zythophanès, philosophe épicurien, le personnage le plus sympathique de la pièce, mais qui n’y intervient que comme un affectueux entremetteur au service de sa neurasthénique patronne). Le drame qui se noue (bien lâchement), entre ces personnages, est d’une conception presque ingénue. Flamméola veut s’offrir Johannès ; trois ou quatre fois, elle « tente » l’apôtre ; et chaque fois, avec une ponctualité implacable, Aruns surgit pour sauver son frère fléchissant. Dans les intervalles, Latro assassine à demi Johannès, que Thomrys dénonce ensuite et fait arrêter. Johannès est crucifié. En le voyant agoniser, Flamméola, touchée de la grâce d’Éros plus que de celle de Jésus, lui crie : « Je suis chrétienne », ce qui est pour elle une autre façon de lui dire : « Je t’aime. » Sur quoi, Latro la poignarde et se tue lui-même. — Je ne vois, dans toute la pièce, qu’une invention un peu originale. C’est quand Flamméola, ayant été admise, quoique païenne, à l’assemblée des catacombes, profite de la cérémonie du « baiser fraternel » pour coller violemment sa bouche aux lèvres de Johannès. Il est seulement étrange que l’apôtre soit à ce point benêt qu’il ait besoin d’être averti par Aruns du caractère hétérodoxe de ce baiser.

Enfin, de ce drame chrétien, le christianisme est absent. Il y a bien, au deuxième acte, une scène où Johannès console et réconforte de douces et pitoyables paroles le troupeau des misérables ; et il y en a une autre où il pardonne à son assassin et le nomme son frère. Mais tout cela est bouddhique autant que chrétien et, n’était la pureté de la forme, semblerait détaché de quelque Izéyl. Je ne jurerais pas qu’il soit une seule fois formellement question, dans toute la pièce, du péché originel ni de la rédemption. Le christianisme du poète est si flottant, si purement sentimental, qu’on dirait qu’il n’a jamais ouï parler ni des épîtres de saint Paul, ni même de l’évangile de saint Jean. Jésus ne paraît être, pour lui comme pour le philosophe Zythophanès, que la dernière incarnation d’Éros. C’est vague ; et c’est commode : mais, ici, c’est peut-être insuffisant. Rien n’égale l’imprécision circonspecte de Johannès annonçant la foi à Flamméola. Sa prédication se réduit presque à une métaphore développée :

Le lys consolateur que mon Sauveur t’apporte,
Moi, c’est plus doucement, c’est tendrement, ma sœur,
Avec des mains de frère aux gestes de douceur,
Que je veux te l’offrir si ton deuil le réclame,
Pour te le faire éclore au plus secret de l’âme.

Et encore :

A tous les indigens Christ a promis sa trêve.
D’autres manquent de pain. Ceux-ci manquent de rêve.

Et de nouveau :

Oui, je le vois déjà te poindre au fond de l’âme,
Le lys consolateur que ton espoir réclame.

Et derechef :

Là, tu boiras le vin de ton rêve


« Rêve » et « lys », c’est à peu près tout le christianisme pour Johannès Richepin. Et voilà Flamméola bien renseignée.

Dans cette pénurie pompeuse, que reste-t-il donc de la pièce elle-même, où l’on puisse s’attacher ? Ce qu’il peut y avoir d’intérêt dans un mélodrame un peu vulgaire, et qui ne serait ni très compliqué ni très bien agencé. — Un « drame en vers », ce n’est plus aujourd’hui, sauf de rares exceptions (la Fille de Roland en est une, et la Reine Juana, malgré ses défauts, en est peut-être une autre), qu’un mélodrame médiocre qui se rachète par le lyrisme et par l’amusement de la « couleur locale », — c’est-à-dire tout l’opposé de l’ancienne tragédie. Le « drame en vers » n’a rien gardé de ce qui fit le prix et la beauté de la tragédie classique. Ce n’est pas en lui que s’est réfugiée la psychologie des grandes passions : c’est (quelquefois) dans la comédie.

Mais, je le répète, les épisodes pittoresques de la Martyre sont des morceaux d’un très savant et robuste ouvrier. Et, sans doute, lorsque, au quatrième acte, Zythophanès et Flamméola entreprennent de troubler Johannès par un petit exposé de mythologie panthéistique, ils semblent un peu naïfs de croire que les « seins nus » et « le ventre » d’Aphrodite, bons pour émouvoir l’homme, ne révolteront pas le croyant, à qui doit être familier l’argument chrétien tiré de l’immoralité des dieux du paganisme : mais tout le développement est d’un très beau lyrisme sensuel ; et la scène de tentation plus directe et plus concrète qui vient ensuite est proprement délicieuse. Et l’apparition de Johannès sur son gibet, dans l’amphithéâtre vide et aveuglant de lumière, est saisissante, d’abord, puis « amusante », parce qu’on cherche malgré soi comment il peut tenir là-dessus et qu’on se demande si les cordes lui font vraiment mal. Et Mlle Moreno est exquisement neigeuse, et les cuisses de M. Paul Mounet sont impressionnantes. Et, bien qu’ils soient sans âme, et « beaux » plus souvent que « bons », les vers de M. Richepin sont tour à tour un divertissement et un éblouissement, et ils se suffisent à eux-mêmes ; et c’est eux, non le drame, qu’il faut aller entendre. Et je suis donc heureux que le succès de la « première » ait été éclatant.

Les comédiens jouent la pièce, les uns avec leur talent, les autres avec leurs tics, tous avec leur science accoutumée.

Il n’est pas probable que le mois prochain nous apporte beaucoup de nouveautés. Je pourrai donc vous reparler à loisir de la curieuse pièce de M. Romain Coolus : Lysiane.

Lysiane, femme brillante, passionnée, séduisante et aimant à séduire, qui a l’imagination la plus riche et le cœur le plus tendre en même temps que la plus naïve et la moins offensante adoration de soi, s’est violemment éprise d’un homme tout à fait indigne d’elle. Un de ses amis, Silvain Brière, la délivre, sans la prévenir, de ce misérable. Lysiane, quand elle l’apprend, se révolte,… puis se décide à aimer son sauveur… La pièce, d’un style parfois trop livresque pour mon goût, contient deux scènes supérieures, et agite une intéressante question morale : « A-t-on le droit d’intervenir, — à son insu, en la faisant souffrir et contre son gré, mais pour son bien — dans la vie d’une personne qu’on aime ? »

Mais je me contenterai aujourd’hui de saluer affectueusement le retour de Mme Sarah Bernhardt. Lysiane, abstraction faite de la « fable », lui ressemble un peu, et même beaucoup ; et je crois que l’auteur l’a voulu ainsi. Mme Sarah Bernhardt n’avait donc qu’à être elle-même, telle que ses amis la connaissent. Elle a eu, dans les scènes légères du rôle, un charme de séduction qui a pu paraître affecté (de quelle jolie et fine affectation ! ) et qui pourtant ne l’était point ; et, dans la scène où elle s’insurge contre l’ « attentat » moral de son hardi libérateur, elle a été, une fois de plus, la tragédienne devant qui toutes pâlissent.


JULES LEMAITRE.