Revue dramatique - 30 avril 1889

Revue dramatique - 30 avril 1889
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 215-226).
REVUE DRAMATIQUE

Révoltée, comédie en quatre actes, de M. Jules Lemaître. — Reprise de Maître Guérin, comédie en cinq actes, en prose, de M. Emile Augier. — Mensonges, comédie en cinq actes, tirée du roman de M. Paul Bourget, par MM. Léopold Lacour et Pierre Decourcelle.

Il faut que l’on nous permette aujourd’hui de commencer par la fin, c’est-à-dire par Mensonges, la nouvelle comédie du Vaudeville, tirée par MM. Léopold Lacour et Pierre Decourcelle du roman de M. Paul Bourget, et d’en louer d’abord les dernières scènes du cinquième acte, comme étant des mieux faites, et des plus osées surtout que nous eussions vues depuis longtemps au théâtre. Car, combien y a-t-il de temps que M. Dumas écrivait, dans la préface de son Étrangère: «Au théâtre, pour le public, une femme ne peut avoir appartenu qu’à deux hommes, un mari qui s’est conduit d’une façon abominable, cela va sans dire, et un amant qui adore cette femme, qui l’adorera jusqu’à la fin de ses jours, qui a toutes les délicatesses, toutes les grandeurs, et qui est prêt à mourir pour elle, c’est bien entendu. » M. Dumas ne faisait d’exception que pour la courtisane. Mais l’héroïne de Mensonges, Mme de Moraines, n’est pas une courtisane, c’est une femme du monde, — on nous le dit au moins, — et même du meilleur. Pour les deux amans qu’on lui donne, et à la fois, si vous le voulez bien, il est possible que son poète, René Vincy, l’auteur du Sigisbée, soit prêt à mourir pour elle ; mais l’autre, le baron Desforges, sans y mettre aucune affectation de grandeur ou de délicatesse, ne lui demande que de l’aider à vivre agréablement. Enfin le mari, M. de Moraines, que l’on a failli nous montrer l’autre soir au Vaudeville, que nous n’avons heureusement pas vu, mais que nous connaissons assez par le roman, est très loin de s’être conduit d’une « façon abominable, » on pourrait même dire : au contraire ! Et tout cela, cette combinaison nouvelle et hardie de l’adultère, à trois, ou à quatre; ces levons d’une philosophie élégamment, mais froidement cynique; ces personnages dont pas un n’a rien qui puisse nous intéresser à son sort, non-seulement on a réussi à nous les faire accepter, mais nous les avons applaudis; et un cinquième acte, qui devait tout perdre, a précisément tout sauvé.

Qui des trois en a eu l’idée, M. Pierre Decourcelle, M. Léopold Lacour, ou M. Paul Bourget? Je l’ignore; et, quand je le saurais, je n’aurais pas l’indiscrétion de le dire; mais qu’il soit neuf, qu’il soit audacieux, qu’il soit original de son cynisme même, de son impudeur, — et peut-être, hélas! de sa vérité, — voilà qui est certain. On n’avait jamais vu «l’amant sérieux » d’une «femme du monde,» lui mettre aussi clairement sous les yeux la « sottise » qu’elle allait faire en le quittant pour s’attacher au sort de son « amant de cœur; » jamais non plus un public assemblé n’avait plus docilement écouté, je dirai même avec plus de plaisir, des déductions d’une perversité plus savante; et c’est ce que me semblent avoir oublié ceux qui, dans Mensonges, pour quelques analogies superficielles, ont cru retrouver les Filles de marbre. La critique abuse aujourd’hui de ces rapprochemens, qui ne prouvent rien, mais qui l’empêchent elle-même de voir clair dans les œuvres.

Il y a plusieurs bonnes raisons du succès de ce dernier acte: en premier lieu, la précision ironique et aiguë d’un style où l’on reconnaît la manière de M. Paul Bourget; en second lieu, la science, le talent, la mesure dont M. Dieudonné a fait preuve dans la composition du personnage du baron Desforges ; et puis, et enfin, et peut-être surtout le contraste heureux de ce cinquième acte avec la lenteur et l’obscurité de trois et ; demi des quatre autres. Je dis trois et demi, parce qu’il y a deux ou trois bonnes scènes aussi dans le quatrième acte, bien faites, mais moins neuves, fort bien jouées par M. Duflos, dans le rôle de Claude Larcher, et moins bien par M. Volny, dans celui de René Vincy.

C’est qu’en vérité, rien n’est plus difficile ou plus rare que de tirer. même d’un bon roman, un bon drame ou une bonne comédie; et toute l’habileté de MM. Léopold Lacour et Pierre Decourcelle n’y a pas entièrement réussi. Quelques progrès, ou quelques concessions que le public, depuis quelques années, ait faites en ce sens, — et, pourvu qu’on l’amuse ou qu’on l’émeuve, quelles que soient son indifférence et sa facilité sur le choix des moyens, — les conditions du théâtre ne sont pas pour cela devenues celles du livre; et Mensonges en est un instructif exemple. MM. Léopold Lacour et Pierre Decourcelle auraient-ils pu d’ailleurs mieux s’y prendre? ne pas remplir leur deuxième acte, et une partie du troisième, avec des scènes de pur vaudeville, dont les effets sont trop « surs, » s’ils ne sont pas encore usés? ou bien encore éliminer tels et tels personnages, qui ne servent, comme Colette Rigaud et comme l’inutile Fresneau, qu’à égarer l’intérêt en divisant l’action? ou peut-être, et au lieu de nous faire voir la liaison de Mme de Moraines et de René Vincy se nouant sous nos yeux, la prendre déjà toute formée? A moins enfin, comme on le leur a dit, que, de leur cinquième acte, faisant la pièce presque entière, ils n’eussent fait passer du second plan au premier le personnage du baron Desforges. Je ne sais; mais je ne crois pas que d’aucune manière ils eussent pu triompher des difficultés de la tentative. Ils ont suivi d’assez près le roman ; quelques-unes de leurs meilleures scènes en sont tirées presque textuellement: la plupart des mots de « caractère » ou de « situation » ont passé du livre de M. Paul Bourget dans leur prose. Et cependant c’est autre chose, une copie qui ne rappelle que de loin son modèle; où l’imagination du lecteur, pendant plus de trois actes, est obligée de suppléer ce qui manque à l’impression du spectateur; et dont les couleurs enfin, tantôt trop pâles et tantôt trop crues, achèvent de défigurer la ressemblance du meilleur, sans doute, et du plus curieux des romans de M. Paul Bourget.

Car celui qui paraît le moins neuf, et le moins clair en même temps des personnages de la comédie de MM. Lacour et Decourcelle, c’est Mme de Moraines, et c’est elle, cependant, non pas du tout René Vincy, ni même Claude Larcher, qui, comme elle remplit le roman de M. Bourget, en est aussi le personnage le plus intéressant, et je ne dis point le plus « sympathique, » mais le plus compliqué et le mieux expliqué. Ce qu’elle a de particulier, ce qui la distingue de toutes les autres femmes qu’on lui a comparées, — de la Marco de Théodore Barrière, et de la Dalila de M. Octave Feuillet, qu’il est d’ailleurs vraiment étrange que l’on compare elles-mêmes entre elles, — c’est de vivre dans la honte autant qu’on y puisse être, et de ne pas le savoir, « tant elle s’est bornée à subir les circonstances; « tant elle est esclave de ses habitudes mondaines; et tant la première des obligations que le monde nous impose, qui est celle de ne pas déchoir, a pris insensiblement en elle et le rang et la place de tout ce qu’il y a d’autres devoirs, grands ou petits, et même d’autres pudeurs. Mme de Moraines n’est ni bonne ni méchante, elle est artificielle. Comme cette princesse qui ne concevait pas que l’on pût composer de moins d’une cinquantaine de personnes ce qu’elle appelait « son particulier, » le luxe de Mme de Moraines c’est sa vie, non point par métaphore ou au figuré, mais au propre, puisqu’elle n’a connu ni conçu d’autres besoins que ceux du luxe. L’éducation, les événemens, l’exemple, le train de la vie journalière, l’impérieuse nécessité d’être demain ce qu’elle était hier, ont superposé en elle une nature d’emprunt à l’autre, et il ne lui « paraît » pas seulement, il lui « serait » impossible, si même elle le voulait, de revenir à la vérité, car, en se dépouillant de ses « mensonges, » ils lui sont devenus tellement intimes, que l’être qu’ils ont fait d’elle s’évanouirait tout entier. Ai-je besoin de rappeler aux lecteurs du roman avec quel art, subtil et savant, quelle profondeur même, M. Paul Bourget, dans Mensonges, a démêlé cette corruption ou cette perversité dont l’inconscience, assurément, ne justifie point la transcendance, mais qui fait à la fois l’originalité de Mme de Moraines, le drame, la valeur dramatique de ses amours avec son poète, — puisque le peu de nature qui subsiste en elle y lutte désespérément contre la toute-puissance de l’habitude, — et enfin la valeur durable du roman ? Quand on a fait la part d’une exagération toujours permise à l’artiste, puisqu’elle n’a pour objet, comme ici, que de mieux accorder ensemble tous les traits d’une physionomie, Mme de Moraines est « vraie, » d’une vérité plus générale qu’elle-même, d’une vérité représentative d’un moment des mœurs du siècle, aussi vraie, à mon sens, et aussi complète en son genre qu’une héroïne des romans du jeune Crébillon, ou que le Valmont des Liaisons dangereuses.

Mais, par malheur, tout ce qui l’explique dans le roman, — Tout ce qui fait que Mensonges ne ressemble pas plus aux Lionnes pauvres qu’aux Filles de marbre, — c’est ce que nous n’en avons pas retrouvé l’autre soir au Vaudeville, et c’est peut-être, j’en conviens, ce qu’il était impossible de nous en rendre au théâtre. En scène, il n’est demeuré de Mme de Moraines qu’une courtisane assez vulgaire, que l’on a prise au moins comme telle, et dont il ne m’a pas semblé que. L’amour émût ni que la perversité indignât personne. Et c’est ainsi, comme je le disais, que, du roman de M. Paul Bourget, ses habiles adaptateurs n’auraient tiré qu’une pièce assez ordinaire si, comme j’ai voulu aussi le dire d’abord, la fin du quatrième acte et le cinquième presque tout entier, en éclairant la pièce par le fond, n’avaient fait sentir la portée de Mensonges à ceux, — s’il y en a, — qui ne connaissaient point le livre, et ne l’avaient rappelée aux autres.

La Comédie-Française, quelques jours auparavant, avait « repris » Maître Guérin. C’est un usage maintenant à la Comédie-Française, on le sait, que de « reprendre » même le répertoire. Est-ce que l’on n’a pas « repris » l’autre semaine le Mariage de Figaro? On « reprendra » sans doute aussi bientôt Tartufe ou le Misanthrope. Quoi qu’il en soit, il faut bien avouer que la reprise de Maître Guérin n’a pas tenu tout ce que nous en attendions, nous qui ne connaissions la pièce que par la lecture, et qui cependant la regardions, sinon comme l’une des meilleures, au moins comme l’une des plus vigoureuses de M. Emile Augier. Ce n’est pas qu’elle ne soit encore fort bien jouée. M. Baillet manque d’aisance et de légèreté, dans un rôle pourtant assez facile, et M. Laroche, de tout dans le sien, ce qui peut-être n’est pas uniquement de sa faute; le jeu de Mme Worms-Barretta, dans le personnage de Francine, a quelque chose d’anguleux, de sec et d’étriqué ; je n’ai pas enfin beaucoup aimé Mme Granger dans le rôle sentimental de Mme Guérin, dont elle exagère encore ce qu’il a déjà de conventionnel, et si je l’ose dire, de « poncif ; » mais Mme Pierson est bonne, charmante même dans le personnage de Mme Lecoutellier ; M. Worms joue admirablement le colonel Guérin, — à qui je demande qu’on enlève le costume de colonel d’artillerie de la garde impériale dont on s’est avisé, je ne sais pourquoi, de le vêtir ; — et quant à M. Got enfin, si nous venons après tout le monde, ce n’est pas une raison pour ne pas le redire, Me Guérin est un de ces rôles où l’on ne le remplacera pas plus que dans celui du bonhomme Poirier. C’est en effet la perfection même, avec je ne sais quoi de personnel, de libre, et comme d’improvisé, qui ajoute et qui mêle, à toutes les ressources de l’art, l’illusion absolue de la réalité.

Je me reprocherais d’ailleurs de ne pas faire observer qu’en vingt-cinq ans de temps la pièce n’a pas pris une ride, et que, par conséquent, on y retrouvera quelques-unes des plus rares qualités de M. Émile Augier. Ainsi, cette probité, cette vigueur de style, cette belle humeur, ou, pour mieux dire encore, cette allégresse et ces saillies de satire qui sont les marques de la santé de l’esprit ; ainsi, cette hardiesse ou cette âpreté de la plaisanterie qui, plus d’une fois, dans le théâtre de l’auteur du Gendre de M. Poirier, des Lionnes pauvres, du Mariage d’Olympe, du Fils de Giboyer, ont à bon droit rappelé le souvenir de Molière ; ainsi enfin ce respect de son art, ou plutôt de soi-même, qui, en le préservant contre la séduction des succès faciles, ont assuré, de son vivant, la durée de son œuvre contre les changemens de la mode et du goût. Mais, après tout cela, Maître Guérin ne « rend » point à la scène ce que la lecture en faisait espérer.

Dirai-je que la pièce est « mal faite ? » que deux, trois, quatre intrigues, dont nous ne savons à laquelle on a voulu nous intéresser, ne s’y entre-croisent même pas, mais plutôt s’y poursuivent, et ne réussissent pas à se joindre, pour n’en former enfin qu’une ? Ce serait pousser trop loin la superstition de la pièce « bien faite, » puisque ce serait oublier combien il y a, même au répertoire, de chefs-d’œuvre « mal faits, » depuis le Misanthrope, et en passant par Turcaret, jusqu’au Mariage de Figaro. C’est quand une pièce, comme celles de Scribe, n’a pas d’autre mérite, qu’on lui sait gré d’être si bien faite, parce qu’il faut bien que les théâtres vivent. Je dirais donc plutôt que, si nous comprenons aisément les mobiles de Me Guérin, ou ceux encore du jeune Arthur Lecoutellier, — n’y ayant rien de plus commun, parmi les hommes, que l’ambition de faire une grosse fortune, si ce n’est celle de faire un beau mariage, — nous comprenons moins aisément la conduite et le caractère de Mme Lecoutellier, de Francine Desroncerets, du colonel Guérin lui-même. À qui en ont-ils ? Que veulent-ils ? Que ne veulent-ils pas? D’où viennent-ils? où vont-ils enfin ? Ils nous échappent d’acte en acte, pour ainsi parler; et tous les trois, chose bizarre! ils ne semblent pouvoir exprimer, dans une langue d’une lucidité singulière, que des sentimens vagues, incertains et fuyans.

Mais M. Desroncerets, l’inventeur, dont le roman remplit un acte entier du drame, en exprime, lui, de faux, ou d’étrangement disproportionnés pour le moins, avec l’importance de ses inventions, et là, sans doute, est l’une des causes de ses déceptions ; — et de la nôtre. Ce grand homme, qui croit à ce qu’il appelle son génie, qui se compare lui-même à « Palissy, jetant ses meubles dans son four, » ou à « Cellini, jetant sa vaisselle dans son moule, » qui ne se reconnaît pas le droit de priver l’humanité du fruit de ses travaux, et de quel droit ? à quel titre? pour avoir inventé la « statilégie, » c’est-à-dire une méthode pour apprendre plus vite à lire, ce grand homme n’est, en réalité, qu’un pauvre diable d’instituteur primaire, affolé d’un orgueil maniaque, et dont les folies ne nous paraissent dignes que d’une pitié très générale et très vague, mêlée même d’un peu de dédain pour leur parfaite inutilité. Je ne vais pas sans doute à ce propos discuter la question de l’instruction primaire, de l’éducation du peuple, du suffrage universel et de l’avenir de la démocratie. Mais, quand tous les hommes sauraient lire, on ne voit pas quelles en seraient les si grandes conséquences, ou plutôt, et nous pouvons bien aujourd’hui le dire, elles commenceraient par être assez mauvaises, en favorisant la demi-instruction, jusqu’au jour où, cette instruction même élan! devenue celle de tout le monde, il en serait exactement ce qu’il en était auparavant. Car, ajoutez cent écus de rente à la fortune individuelle de chaque citoyen français, vous n’avez rien changé à rien, puisque vous n’avez rien changé aux rapports de rien, et les choses seront demain ce qu’elles étaient hier.

On dit souvent, et, pour notre part, en général, nous le croyons assez volontiers, que les conditions de l’art out quelque chose d’immuable. Cependant, il est certain aussi qu’en art comme ailleurs, il y a des conventions changeantes, et le roman de M. Desroncerets en peut servir de preuve. Évidemment, les spectateurs de 1864 se contentaient au théâtre d’une imitation encore assez éloignée de la réalité. Quand on leur présentait un inventeur, ils accordaient trop aisément que tous les inventeurs se valent, et, qu’étant doués par définition du « génie de l’invention, » la nature de leurs inventions est comme indifférente à l’intérêt que nous y devons prendre. Inventeur! le mot seul disait tout, et sonnait comme celui de conquérant, par exemple. Nous sommes devenus plus difficiles; un goût nouveau de la réalité s’est introduit même au théâtre; et, en fait d’inventions, nous en voulons qui en soient. Il y en a de puériles, comme celle de la pince à sucre ou du tire-bouchon perfectionné. Nous savons, d’ailleurs, que les grandes, les vraies, les seules qui doivent nous étonner ne sortent jamais, ou rarement, tout entières et tout d’un coup, du génie d’un seul homme. Combien sont-ils qui ont « inventé » les chemins de fer, qui continuent, si je puis ainsi dire, de les « inventer » tous les jours? Mais qui est-ce qui a « inventé «  le télégraphe? et, pour avoir inventé le téléphone ou le phonographe, admettrions-nous que M. Edison lui-même réclamât des lois d’exception et une morale pour lui tout seul?

Nous n’admettons pas davantage, — et ce n’est qu’une autre conséquence de la même évolution ou transformation du goût, — que l’œuvre d’art, comédie, drame ou roman, n’ait pas une autre signification, plus profonde ou plus étendue que l’anecdote ou le fait divers qui lui servent de support. Même les romans de nos naturalistes ont aujourd’hui cette autre signification. Nous y cherchons, et généralement nous y trouvons, lisiblement inscrite, toute une conception de l’art et de la vie, grossière, si l’on veut, comme dans les romans de M. Zola, ou la peinture d’un u milieu » social, comme dans ceux de M. Daudet. Là, également, est la raison du succès que l’on voit qui accueille les « reprises » du théâtre de M. Dumas. M. Dumas y agite ce que nous appelons des « problèmes, » il en propose des solutions ; et on peut bien les discuter; mais il nous a fait penser, il nous a inquiétés sur quelques-unes des idées que nous croyions avoir, il nous a montré la fragilité, la relativité de quelques-unes des institutions qui ne nous semblent nées avec la société que parce qu’elles sont un peu plus vieilles que nous. Ceci revient à dire que, si nous ne confondons pas l’art avec l’instruction, la scène avec le prêche, et la comédie avec l’homélie, nous demandons cependant qu’en nous amusant on nous fasse penser, — ou songer peut-être; — et, je ne crois pas qu’on ne le nie, mais ce genre de mérite, si nous le retrouverions dans beaucoup des comédies de M. Emile Augier, il n’y en a pas dont le manque se fasse plus sentir dans Maître Guérin.

Et que nous importe, en effet, que maître Guérin s’enrichisse ou se ruine, que le colonel Guérin épouse ou n’épouse pas Mme Desroncerets, que Mme Lecoutellier devienne ou non propriétaire du château de Valtaneuse, que ce notaire de campagne soit enfin joué par Brenu, son homme de paille, et qu’après avoir tyrannisé trente-cinq ans la meilleure des femmes, il finisse sous la domination de sa cuisinière? Il ne s’agit en tout cela que d’aventures quotidiennes, sans nulle portée, sinon sans intérêt, — l’intérêt qu’offre toujours une histoire, — et Maître Guérin, qui ne m’a rien appris sur son temps ni sur le mien, ne m’a rien appris non plus sur moi-même. Il y avait une fois nu notaire de campagne, qui, pour enrichir son fils par un beau mariage, avait adroitement commis de nombreuses indélicatesses. Et après? Ah! si la question était nettement posée, si les scènes du père et du fils faisaient le véritable drame ; si ce soldat, soumis par affection pour sa mère aux caprices despotiques de son père, refusait d’y obéir au nom de la délicatesse et de l’honneur; s’il revendiquait contre l’autorité paternelle le droit de ne relever en de certaines questions que de lui-même et de lui seul, si ce conflit enfin, qui n’est qu’à peine indiqué, formait le vrai nœud de la pièce, ou plutôt toute la pièce, alors, oui, je m’y intéresserais, je sentirais que j’y suis partie, je passerais même au besoin sur ce que le caractère du colonel Guérin a vraiment ici de trop simple, de trop constant, de trop conforme à lui-même.

On a remarqué enfin, et non pas sans raison, que ce modèle d’honneur et de délicatesse le prenait vraiment d’un peu haut avec son aigrefin de père. Car, après tout, il a profité le premier de cet argent qu’il repousse; il doit quelque chose de ce qu’il est à ce notaire; et, pour le renier, je voudrais donc, au lieu de passer son uniforme, qu’il commençât par rendre ses galons. Est-ce qu’encore les intérêts de son amour ne se confondent pas un peu trop avec les commandemens de son devoir? A faire ainsi le généreux, ce militaire assure son bonheur. Donnez d’abord votre démission, colonel, cherchez d’autres moyens de vivre que ceux que vous devez, en somme, à votre père, et alors, mais alors seulement, épousez votre Francine. Ou bien ne l’épousez pas; mais contentez-vous de réparer les torts de votre père; et demeurez auprès de lui, pour l’empêcher au besoin de compromettre encore, dans des manœuvres douteuses, votre nom et le sien. Voilà, je crois, la vérité. Il y a des liens que l’on ne rompt pas; ce sont ceux que la nature a mis entre nous et les nôtres; et quand on pense, comme il peut arriver, avoir le droit de les relâcher, encore sied-il de le faire sans fracas, mais sans prendre surtout des allures de justicier, si l’on fait, comme le colonel Guérin, en même temps que celles de la morale, les affaires aussi de son amour-propre, de son amour, et de ses intérêts.

Empressons-nous seulement d’ajouter que le personnage de Me Guérin, s’il ne représente que lui-même, le représente bien, et que sa physionomie d’usurier de village, doublé d’un tyran domestique, est sans doute l’une des plus complètes et des plus vivantes qu’il y ait dans le théâtre contemporain. On le dirait échappé d’un roman de Balzac, mais plus vrai, toutefois, plus réel, moins inventé que les Grandet ou les Gobseck du grand romancier. Ses machinations sont moins savantes, moins machiavéliques; et il n’en a pas pour cela moins de grandeur en son genre, mais plus de solidité, si je puis ainsi dire. En faut-il plus pour faire vivre et durer une pièce? Oui et non ; et c’est comme on l’entend. Il ne me semble pas que Maître Guérin ait ce qu’il fan! pour durer à la scène, et s’inscrire au répertoire. Mais que le principal personnage en continue longtemps de vivre, et qu’à la lecture, par conséquent, ce personnage à lui tout seul continue de soutenir la comédie entière, au premier rang du théâtre de M. Emile Augier, c’est ce que je crois, et c’est ce qu’il me paraît que la « reprise » en aura prouvé.

Ce sont d’autres qualités que nous avons applaudies dans le « premier ouvrage dramatique » de M. Jules Lemaître, Révoltée, comédie en quatre actes, représentée le 9 avril sur la scène de l’Odéon. Faisons d’abord la place de la critique, et disons qu’il est dommage que, tout au rebours de Mensonges, ce soit le dernier acte de la comédie de M. Lemaître qui n’en vaille pas les premiers. C’est un gros défaut; parce que, quand le dénoûment ne nous satisfait point, le plaisir du théâtre manque de ce que j’appellerais volontiers sa sanction ; et, s’il est vrai que dans la vie les choses ne finissent point, l’art n’a peut-être été inventé que pour apprendre à la vie qu’elle est impertinente en cela. L’inexpérience est d’ailleurs visible en plusieurs endroits de la pièce; mais je n’insiste pas, parce qu’il n’est pas absolument vrai, comme on le va répétant, qu’un auteur dramatique, pour être digne de ce nom, doive d’abord donner sa mesure; qu’il apporte en naissant, non-seulement le don, mais aussi le métier; et puis, parce que, si la facture de quelques scènes est encore hésitante, il reste assez, dans trois actes au moins, de quoi justifier le succès de Révoltée, et nous assurer qu’après cette première épreuve, M. Lemaître passera, quand il le voudra, les promesses de son début.

La tâche, on le sait, lui était particulièrement difficile, depuis déjà plusieurs années que, dans son feuilleton du Journal des Débats, il fait profession de juger le théâtre contemporain, et naturellement d’y trouver plus souvent à critiquer qu’à louer. Mais c’est aussi ce qui rendait la tentative plus intéressante, et c’est ce qui en rend à nos yeux le succès plus significatif. Non pas du tout qu’il nous importe, comme l’on dit, qu’un critique se soit montré capable « d’en faire autant» qu’un auteur dramatique. Si M. Lemaître avait échoué, j’ai beau chercher, je ne vois pas en quoi la Grande Marnière ou le Crocodile en vaudraient mieux, et parce qu’il a fait maintenant Révoltée, ses jugemens sur Mensonges ou sur Maître Guérin n’en valent pas moins, mais n’en valent pas plus. Mais ce qu’il faut dire, c’est que la plupart des reproches qu’il a souvent adressés aux auteurs dramatiques contemporains, non-seulement l’auteur de Révoltée a eu l’habileté de ne les pas encourir, mais encore il a montré, par son exemple, que des règles trop aisément admises depuis Scribe, des règles hors desquelles on ne voyait pas de pièce « bien faite, » n’en étaient point: — Et, de les avoir triomphalement violées, comme ce n’est pas le moindre mérite de Révoltée, ce ne sera pas non plus le moindre service que M. Lemaître ait rendu.

Nous avait-on, par exemple, assez dit — Et en combien de manières ! — qu’il y aurait, de même qu’une optique de la scène, un « style de théâtre » et, pour ainsi parler, une grammaire dramatique dont les incorrections, en rendant le dialogue plus rapide, le rendaient par cela seul plus convenable à son objet, qui est d’abord d’agir. Et je ne nie pas qu’avec un peu d’adresse le paradoxe ne se puisse défendre, que même il ne contienne sa part de vérité ; mais, de la manière qu’on le défendait, vous auriez pu croire que la première condition du style dramatique, c’était de ne pas être français, et la loi de toutes les lois au théâtre, de n’avoir rien de commun avec la « littérature. » M. Jules Lemaître a pensé que de nos jours même, et en prose, dans une comédie de mœurs contemporaines, le style, c’est-à-dire, et dans le sens le plus ordinaire du mot, la justesse de l’expression, l’agrément et l’élégance du tour, la distinction de la pensée, ne perdaient pas les droits légitimes qu’elles ont partout ailleurs, et que pour que le public les y reconnaisse et les y applaudisse, il suffit d’avoir le courage de les y mettre, si l’on a toutefois le talent nécessaire. Pour faire du « théâtre, » M. Lemaître n’a pas cru devoir commencer par abdiquer ses qualités d’écrivain. Sans effort et sans recherche, il les a portées à la scène. Et je ne sais comment, mais elles ont paru si nouvelles que peut-être, toutes seules, elles eussent suffi pour assurer son succès. Nous avions déjà signalé le même genre de mérite dans la Pepa de M. Ganderax.

Je n’aime pas moins cet autre genre encore de courage dont M. Lemaître a fait preuve en rompant avec de certaines conventions dont on nous répétait également, — dont on nous a redit même à propos de Révoltée, — qu’elles étaient nécessaires. Par exemple, il semblait entendu qu’une « femme du monde » à qui l’on murmure des paroles d’amour doit immanquablement s’y laisser prendre ou plutôt engluer. Elle pouvait refuser de les écouter, y couper court, s’en montrer offensée : mais, du moment qu’elle y prêtait l’oreille, elle n’avait pas le droit, « au théâtre, » de soupçonner la sincérité des déclarations qu’on lui faisait. Une des meilleures scènes de Révoltée est la scène du deuxième acte où Mme Rousseau, la « révoltée, » tout en marivaudant avec le jeune M. de Brétigny. lui fait ironiquement entendre qu’elle n’est pas si novice que d’ignorer la valeur de ses propos d’amour, que si jamais elle lui cède, il ne devra pas se faire d’illusion sur les raisons qui l’auront décidée, et que par conséquent, avant de la solliciter davantage, il ait lui-même à mesurer l’étendue de l’engagement qu’il va prendre. Si cela n’était pas encore « dramatique, » ou ne l’était plus, il est bon que cela le soit redevenu. Il était également entendu « qu’au théâtre, » un mari que sa femme a cessé d’aimer doit se draper aussitôt dans sa dignité, se fâcher et punir, ou pardonner et s’en aller, mais ne jamais composer, transiger, essayer de dissiper simplement et franchement le malentendu qui fait tout seul et si souvent le malheur de tant de mariages. Une des meilleures scènes encore de Révoltée est celle du troisième acte où Pierre Rousseau, s’armant, comme l’on dit, de tout son courage, essaie de ranimer dans le cœur desséché de sa femme une étincelle de l’ancien amour, ou de l’y susciter, si peut-être elle n’a jamais eu pour lui que de l’indifférence, ce qui paraît malheureusement probable. Les maris, longtemps ridicules sur la scène française, et, dans notre siècle, longtemps tragiques, seraient-ils enfin en train de devenir « naturels?» Pareillement encore, il semblait entendu que, lorsqu’une femme, «au théâtre,» dit à une autre femme: «Je suis ta mère,» la seconde, foudroyée par cette révélation, doit aussitôt tomber, avec larmes, sanglots et convulsions, dans les bras de la première. Une des meilleures scènes de Révoltée est certainement celle où Mme Rousseau, recevant cet aveu de la bouche de Mme de Voves, n’en témoigne qu’un peu de surprise, d’abord, mêlée de quelque contrariété, et suivie bientôt d’irritation ou d’indignation. Car enfin, et nous en avons tous les jours des exemples, ce n’est pas tout que d’avoir mis des enfans au monde, et les titres d’une mère ou d’un père ne se fondent pas sur cette « matérialité » de fait. M. Lemaître a eu le courage de le dire; et sans que nous appuyions, on voit assez par ces exemples de quoi nous le louons quand nous disons qu’avec une seule pièce, il a introduit autant de vérité sur la scène contemporaine que, depuis deux ans, tous les auteurs du Théâtre-Libre.

Il a d’ailleurs sur eux cette autre supériorité qu’il pense, qu’il sait penser, ce qui devient trop rare au théâtre, et qu’en même temps qu’elle est une très fine peinture de mœurs contemporaines, — un peu trop spirituelle parfois, un peu trop parisienne, surtout, — sa comédie tourne tout entière autour d’une ou deux idées, très nobles, et dont je regrette qu’il n’ait pas tiré tout le parti qu’il pouvait. Ni nos erreurs, ni nos fautes, à plus forte raison, ne s’anéantissent avec l’heure où nous les avons commises, mais, au dehors et indépendamment de nous, elles vivent de la vie que nous leur avons donnée ; elles se développent d’elles-mêmes, elles continuent, à travers l’espace et le temps, de porter leurs conséquences ; et chacune d’elles, selon la belle expression de George Eliot, s’étendant bien au-delà de nous en ondulations de souffrances imméritées, s’en va troubler ou désoler quelque existence ignorée de nous. Tel est le sens de la prière, — je ne trouve pas d’autre mot, — qui termine, si l’on se la rappelle, le premier acte de Révoltée. Là encore est l’explication de toute une part, et non pas la moins curieuse, du personnage d’Hélène Rousseau, luttant en elle contre des sentimens qui sont à peine les siens, puisqu’ils seraient autres si la faute de sa mère ne s’agitait pas confusément en elle. Et c’est enfin ce qui donne à la pièce de M. Lemaître une signification qui dépasse, qui déborde comme de toutes parts l’intrigue, quelle qu’elle soit, dont il a bien fallu qu’il empruntât le secours. On dirait une espèce de fatalité qui enveloppe tous les personnages, et du pouvoir obscur de laquelle ils ne s’affranchiront qu’en retournant, les uns et les autres, par l’expiation à la nature, et par le remords à la vérité. Mais cette idée, pourquoi M. Lemaître semble-t-il avoir craint de la mettre en lumière? Pourquoi s’est-il contenté de l’indiquer d’un ou de plusieurs traits rapides, — car, au quatrième acte, on en retrouve l’expression dans la bouche de M. de Voves? S’est-il peut-être défié du public? Je pense qu’au contraire, bien loin de l’effaroucher, il eût ainsi achevé de le conquérir. S’il est vrai qu’au théâtre on puisse en effet se passer de penser comme d’écrire, et, sans idées ni style, y réussir avec éclat, cela pourtant n’est pas nécessaire; et, en fait de conventions, c’en est une dont j’espère que M. Lemaître triomphera quelque jour.

J’aurais encore bien des choses à louer dans ces quatre actes, et, par exemple, une franchise d’émotion, une ardeur de sentiment ou de passion même, que jusqu’ici M. Lemaître nous avait cachées sous une habituelle et amusante affectation de dandysme littéraire. Les sceptiques sont pleins de ces surprises; et tant de vérités dont ils ont l’air de se jouer, ou plutôt de jongler, on ne sait pas, au fond, combien et de quel cœur ils y tiennent! Tellement, que peut-être ne s’en moquent-ils eux-mêmes avec tant de persistance que pour essayer de s’en débarrasser... Mais ceci nous entraînerait aujourd’hui trop loin... Contentons-nous donc d’ajouter que rarement pièce a été mieux jouée, avec plus d’ensemble et de sûreté que Révoltée, l’autre soir, par la troupe de l’Odéon. Mlle Sisos dans le rôle d’Hélène Rousseau, M. Gandé dans celui de Rousseau, M. Calmettes dans celui de Brétigny, M. Dumény dans celui de M. de Voves m’ont paru au moins presque irréprochables ; et je n’aurais de critiques, si j’en avais à faire, que pour Mlle Tessandier. En me rappelant que ni des uns ni des autres je n’aurais ainsi parlé à l’occasion de quelques reprises récentes, je serais tenté de dire que sans doute Révoltée les portait eux-mêmes, tant la justesse générale des rôles et leur entière vérité devaient aider à les bien jouer. Mais l’auteur lui-même m’en voudrait, et avec raison, si, dans un succès commun, je lui faisais toute la part pour n’en rien laisser à ses habiles interprètes, et j’aime donc mieux finir en disant qu’autant que Révoltée fait d’honneur à M. Lemaître, autant cette soirée en fait à la troupe de l’Odéon tout entière.