Revue dramatique - 30 avril 1881

Revue dramatique - 30 avril 1881
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 212-224).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Madame de Maintenon, drame en 5 actes, avec prologue, en vers, par M. François Coppée. — Comédie-Française : le Monde où l’on s’ennuie, comédie en 3 actes, en prose, par M. Édouard Pailleron.

M. François Coppée peut se pardonner maintenant cette victoire du Passant, qui avait bien la grâce d’une première victoire, dans un âge où la gloire est la plus désirée, la plus rare, la mieux seyante des élégances, mais dont le souvenir, depuis tantôt douze ans, se laissait opposer aux légitimes espérances de son talent plus formé. C’est une terrible chose que de vaincre à l’étourdie, du premier coup, sans conteste ; et si, par surcroît, c’est dans une escarmouche, soyez sûr que l’opinion ne donnera pas de longtemps au vainqueur le droit de livrer une bataille rangée. Jusqu’à ces derniers jours, pour le public des théâtres, M. François Coppée restait l’auteur du Passant : il avait bien pu écrire, et même avec succès, les Deux Douleurs, l’Abandonnée, le luthier de Crémone, le Trésor, comme un tireur habile double ses balles l’une par l’autre sur un point blanc ou noir à peine visible à trente pas ; mais de viser plus haut, de soulever une arme qui portât plus loin, vainement, depuis douze ans, il demandait cette licence : après le Passant, on lui demandait le Passant. Même au lendemain de la guerre, au lendemain de la commune, alors que le vaudeville semblait s’abîmer avec l’empire, que la comédie même était au moins suspecte et que sur tant de ruines la tragédie se relevait comme l’archange gardien de la France régénérée, M. Coppée ne fut pas admis dans le bataillon sacré des poètes chargés de croiser l’allusion contre l’ennemi d’outre-Vosges. Il écrivit, avec M. Armand d’Artois, cette belle épopée scénique, la Guerre de cent ans ; mais, hélas ! il était, dès avant les événemens, compromis comme artiste, comme lettré, comme Français de luxe : on ne pouvait l’inscrire parmi les tragiques de garde. Il jouait si bien de la guitare de Zanetto ! On lui retira le clairon à peine approché de ses lèvres. N’était-il pas le doux coureur d’avril ? Par un tour de politesse un peu décourageant, on lui redemanda sa chanson ou quelque autre pareille : avril, pour lui, devait durer toute l’année, puis toute l’année encore, jusqu’à ce qu’il n’eût plus de voix ; la Guerre de cent ans ne fut pas représentée. Sans se fâcher, il écrivit Madame de Maintenon, — ou plutôt le Psautier, c’est le premier titre de la pièce : — après six années, une heureuse conjonction d’astres amène cette pièce au théâtre, et l’on s’étonne qu’elle ait si longtemps attendu.

Madame de Maintenon est un drame historique, — un drame historique qui ne se moque pas de l’histoire, — où s’agitent des personnages, les uns réels, les autres imaginés, mais tous humains et d’une époque certaine, — chacun à sa place, mais éclairé selon les lois de la lumière naturelle, et non par le caprice d’un jour d’atelier ; ajoutez que le fond, où se détachent ces figures, n’est pas une toile noire tendue derrière elles, ni un réflecteur posé par la fantaisie du peintre, mais qu’il est traité, à son plan, avec le même souci de vérité que ces figures elles-mêmes : il n’en faut pas davantage pour étonner au théâtre et faire hésiter le jugement. L’auteur s’est proposé de rendre la variété de la vie : aussitôt il encourt le reproche de l’affaiblir ; pour avoir, selon ses forces, multiplié l’intérêt, il semble d’abord qu’il l’ait divisé.

Assez d’autres ont raconté la pièce pour que je sois à présent dispensé de cette tâche. De la fable imaginée par M. François Coppée je ne retiendrai que le nécessaire pour expliquer ce reproche : « L’intérêt, a-t-on dit, est tout au moins double, et cette duplicité met le spectateur en suspens. »

La veille du jour où Mme de Maintenon doit épouser Louis XIV, — le poète feint que ce soit après la révocation de redit de Nantes, — Louvois, déterminé à empêcher ce mariage, surprend, parmi les chefs d’un complot protestant, un jeune homme, Samuel de Méran, que la marquise protège en souvenir d’un ami d’enfance, d’un fiancé pauvre, mort après une longue absence sur la terre d’Amérique. Samuel est ne vingt ans après son frère Antoine. Louvois, de bonne foi, le donne à Louis XIV pour un fils adultérin d’Antoine et de la Scarron. Mme de Maintenon demande au roi la grâce de Samuel, condamné à mort. Le roi lui commande de choisir entre cette grâce et son alliance : « Si vous le sauvez, je tiens qu’il est votre fils : ne reparaissez plus devant moi. Si vous le laissez mourir, je vous crois innocente : demain vous serez ma femme. » Mais Samuel de Méran, soupçonné de trahison par ses complices, refuse la grâce offerte : Françoise d’Aubigné sera la femme de Louis le Grand.

« Eh bien ! a-t-on dit, voulez-vous que notre esprit s’attache aux conséquences dramatiques de la révocation de l’édit de Nantes ? ou bien à l’aventure de Mme de Maintenon mise en demeure par Louis XIV, la veilla de son mariage, de sacrifier son ambition à un devoir quasi maternel ou ce de voir à cette ambition ? Il faut faire votre choix : entre ces deux raisons de nous émouvoir, nous balançons et tenons notre sympathie en réserve. Donnez à franc Collier dans l’un ou l’autre sujet pour nous tirer à votre suite. Laissez les affaires de cœur de Mme de Maintenon, pour être tout entier aux huguenots proscrits ; ou bien mettez que. Samuel est vraiment te fils de la Scarron : alors les cris de cette mère nous déchireront l’âme comme ceux de Lucrèce Borgia défendant Gennaro. »

Ces charitables conseils, j’imagine que M. Coppée les avait prévus : les conseils, d’ordinaire, demandent seulement qu’on les suive ; il était facile de devancer ceux-là. Le procès de Mme de Maintenez devant la postérité est à peine révisé aujourd’hui sur les instances de M. le duc de Noailles et de M. Th. Lavallée. Contre elle, sur la foi du haineux Saint-Simon, de la terrible Palatine et du faussaire La Beaumelle, contre elle, pendant près de deux, siècles, le pamphlet a pris force de légende et presque d’histoire. Pour un peu, l’on eût gravé sur sa tombe, sur sa tombe brisée par la Révolution, quelque épitaphe dans le goût de celle-ci, empruntée à un noël du recueil Maurepas : « Ci gist une sainte guenipe, » — et je substitue au mot plus cru, plus ignoble encore, qui se trouve dans ce noël, le sobriquet que donna le plus souvent à la marquise de Maintenon son. ennemie jurée, Madame, duchesse d’Orléans.

« Sainte guenipe, » voilà bien pour les crédules lecteurs des romans de La Beaumelle le surnom qui siérait à Françoise d’Aubigné ; hypocrite et débauchée, voilà sa double face. Il était facile au poète, qui connaît ses auteurs, de la montrer en veuve Tartufe, en Rodin à coiffes, soufflant à Louis XIV la révocation de l’édit de Nantes ; ou bien en drôlesse épousée, en Messaline de la main gauche, en « Théodora, » comme dit bravement la Palatine, faisant retentir le cabinet du roi de ses cris de grâce pour un bâtard, dont elle eût choisi le père, au petit bonheur, entre les trois Villarceaux. Même, — et ceci eût été vraiment beau, — on aurait pu suivre ces deux veines à la fois, non pas à la façon de M. François Coppée, en laissant chaque chose dans son ordre, la question religieuse d’une part, l’aventure d’amour ou d’amitié de l’autre, mais en montrant la Maintenon à la fois atroce contre les huguenots et furieuse de tendresse pour son bâtard, qu’elle aurait perdu sans le vouloir ; Alors on usait franchement du procédé romantique ; on employait cette recette bien simple que Victor Hugo a consignée dans la préface de Lucrèce Borgia : « Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; .. et puis… mêlez à toute cette difformité morale le sentiment maternel, dans votre monstre mettez une mère ; » — et pour le coup vous aurez un monstre, un être mi-parti, qui ne sera pas moralement viable, étant composé d’un bon ange et d’un mauvais ange siamois, de deux âmes juxtaposées et non fondues en une seule ; mais à le monstre intéressera et le monstre fera pleurer » — tous ceux du moins et toutes celles dont l’ignorance aura été attirée par Le mensonge imprimé sur l’affiche, dont le goût se contentera de cette psychologie élémentaire, et qui suivront bonnement les aventures de cette chimère en croyant assister à la vie de Mme de Maintenon.

Et de quel droit, demandera peut-être quelqu’un, M. François Coppée eût-il agi de la sorte ? — De quel droit ! Mais du droit que le poète dois réclamer sur l’histoire, droit que de fameux docteurs lui ont de tout temps maintenu. Goethe lui-même, sans remonter plus haut, Goethe professe que l’histoire n’est qu’un magasin de noms propres, où le poète choisit à sa guise de quoi décorer ses créatures. Il le déclare expressément à ce benêt d’Eckermann, à propos du Carmagnola de ce trop scrupuleux Manzoni : hautement il se vante d’avoir fait son Egmont, son Egmont à lui, qui n’est pas celui de l’histoire. Pourquoi, depuis Goethe, le poète serait-dl déchu de son droit ? Non, non, c’est tout vu : les personnages de l’histoire, ces illustres morts, ne sont que des parrains offerts au choix du poète pour les enfans issus de sa libre fantaisie.

Voilà qui va bien, et cette théorie est bonne à justifier des chefs-d’œuvre qui d’ailleurs se passent d’être justifiés. Le malheur est que l’histoire a fait quelques progrès depuis Goethe, et que ses progrès ne sont pas près de s’arrêter. Sans se payer de grands mots sur « l’enquête générale » ouverte récemment par les curieux u d’humanité, » sans donner dans le galimatias des savans de fraîche date, étourdis et grisés par « le mouvement scientifique du siècle, » on ne peut se dissimuler que chaque jour se dissipe l’ignorance publique, et que les auteurs ne peuvent compter sur cette fumée qui s’évanouit. Dans les décors, sous les costumes du temps restaurés déjà par nos pères les romantiques, les spectateurs vont exiger des personnages du temps. A donner pour historiques des caractères inventés, à prêter à ses héros une manière de parler et d’agir qui ne put jamais être la leur, un auteur risque fort de soulever le rire dans un demi-siècle. Vainement, par manière de précaution, après quelque sortie étrange, il fera dire à tel gentilhomme ou même à tel manant ce que dit Marie Tudor devant sa cour assemblée, après ses imprécations contre Fabiano Fabiani ; « Hé ! mon Dieu, messieurs, cela paraît vous étonner que je parle ainsi devant vous ! .. » Il est à craindre qu’en effet un spectateur sincère ne réponde de sa stalle : « Oui, cela nous étonne ! » Prenez le deuil du mensonge, si vous le regrettez, mais renoncez à porter ses éclatantes couleurs : les gamins eux-mêmes, les gamins du paradis qui, dans la matinée, seront allés à l’école, crieraient au carnaval et vous jetteraient des peaux d’orange. Aussi bien, en dépit des sophistes, jamais les maîtres n’ont menti sciemment. Corneille pensait, dans la simplicité de son cœur, peindre de vrais Romains ; il s’applaudissait naïvement de les faire plus vrais que les vrais ; Hugo, dans ses drames, croit servir la vérité, et, de fait, il la sert selon les lumières de son temps. D’autre part, on s’avise maintenant que, pour dresser des vivans entre la toile de fond et la rampe, des vivans qui ne ploient pas sous des noms historiques et ne flottent pas dans des costumes réputés exacts, le plus sûr est peut-être de ressusciter les morts, et non pas seulement de les donner pour parrains à des fantômes soufflés par notre ingénieux caprice. L’historien, à coup sûr, ne supplante pas le poète, l’exhumation est la besogne qui suffit à ses forces. Au poète seul appartient le miracle ; à lui de ranimer les corps découverts : sa part est la meilleure, qu’il soit content de la garder.

Or donc Mme de Maintenon, à la juger sagement, si elle ne mérite pas d’être bombardée sainte, ne fut cependant ni un Rodin en coiffes, ni une « guenipe » à qui l’on puisse, pour les besoins d’un drame, prêter délibérément un bâtard. Elle fut vertueuse par froideur et par grâce de nature ; par réserve et défiance, en mémoire de son jeune âge inquiet ; par habitude, ayant été, passez-moi l’expression, mal commencée pour l’amour ; par superbe et désir extrême de l’estime d’autrui, qui fut toujours, comme elle dit, son « idole » ; par habileté enfin, et ce serait la dernière raison, si la dévotion ne venait consacrer toutes les autres : non qu’elle fût vertueuse par intérêt et calcul, mais elle se réjouit de l’être par expérience et jugement, ayant remarqué à l’usage et soigneusement retenu « qu’il n’y a rien de si habile que de n’avoir point tort. » Pour sa religion, elle fut d’abord tolérante, raisonnable, humaine. Tout enfant, elle s’était convertie à la foi catholique, non pas comme Mme de Caylus, contre promesse d’assister chaque jour à la messe du roi et de ne plus recevoir le fouet, mais bien avec prudence et délibération, après avoir fait discuter devant elle, au parloir du couvent, un ministre calviniste contre un docteur catholique. Jamais plus tard, ni dans sa famille, ni dans tout le royaume, elle n’exigea de conversions plus violentes que n’avait été la sienne ; tout ce qu’elle ut pour ses parens, ce fut de souhaiter qu’ils se missent en état de profiter des bonnes grâces du roi, et, naturellement, d’y aider par toutes sortes de raisons et de caresses. Quant aux gens qui abjurent sans être véritablement catholiques, elle déclare, et cela bien après la révocation de redit de Nantes, — alors que sa dévotion s’acoquine en mille pratiques étroites, — elle déclare leur condition proprement infâme. Elle approuva sans doute ce déplorable coup de force, non comme une violence nouvelle contre les doctrines religieuses, encore moins contre des personnes, mais comme la dernière secousse qui devait faire choir un parti politique ébranlé : ainsi l’approuvèrent bien des contemporains, et de plus éclairés qu’elle, à qui l’histoire pardonne.

Quel fut donc au juste son personnage à la cour ? Elle y entra par hasard et presque malgré elle ; elle y resta un temps pour « faire son établissement, » pour se retirer bientôt après fortune faite ; elle s’y maintint plus tard par commission de l’église, — comme a la sentinelle de Dieu, » écrivait Fénelon, « comme le canal des bons conseils, » disait l’évêque de Chartres : disons plus simplement comme une dame de compagnie accréditée auprès du roi par les gens de bien d’abord, par les dévots ensuite, pour tirer ce roi de ses fâcheux désordres et lui procurer les commodités du salut. Elle eut toujours dans ce poste une modération merveilleuse : « Je ne suis pas grande, disait-elle, je suis seulement élevée. » Qu’elle eût été adroite à supplanter la Montespan, personne ne songe à le nier, et sur son manège à cette époque Saint-Simon dit le vrai. Mais, en conscience, elle travaillait alors à rapprocher le roi de la reine : la reine n’avait pas tort de lui en savoir gré. C’est d’abord sans le vouloir, et même à son insu, qu’elle donna au roi le goût d’être aimé d’elle ; et si, plus tard, elle se laissa de bonne grâce pousser par sa fortune, ce fut moins par ambition, moins par obéissance à l’église, que par désir d’entreprendre la direction d’une âme illustre. Elle fut avant tout une institutrice parfaite, zélée par vocation pour les petits devoirs de son état, j’entends par goût naturel, plus même que par piété : la séduction du roi, en dernière analyse, ne fut ni plus ni moins, pour la fondatrice de Saint-Cyr, qu’un singulier cas de haute pédagogie.

Oui, mais cette Mme de Maintenon qui est la vraie, cette manière d’abbesse laïque, n’est pas fort théâtrale. « Je lui préfère Ninon, écrivait Voltaire, mais Mme de Maintenon vaut son prix. » Mme de Maintenon vaut son prix, à présent surtout qu’on l’a tirée de la légende, mais au théâtre encore nous lui préférons Ninon. Peut-être elle pourrait devenir l’héroïne d’une sorte de comédie historique, dont je ne sache pas qu’il y ait encore d’exemple ; comédie en prose, où l’on verrait par le menu toute la vie de la cour : il y faudrait un Dumas père plus délicat et mieux instruit. Mais pour échauffer de sa passion tout un drame, comment compter sur cette raisonnable personne, qui parlait à la Fontanges de quitter une passion « comme on parle de quitter un habit ! » C’est aussi pourquoi M. François Coppée, plus prudent qu’on n’osait le croire en ces choses de théâtre, au lieu de donner dans son œuvre à Mme de Maintenon un personnage vraiment capital, ne lui a confié que l’un des principaux : Mme de Maintenon aide à soutenir l’intrigue, elle n’en porte pas tout le poids. Alors, direz-vous, pourquoi ce nom sur l’affiche ? Hé mon Dieu ! simplement parce qu’il a bon air. Une fois entré, oubliez le titre : aussi bien, vous le savez, ce n’est pas celui-là que l’auteur avait tracé le premier en tête de son manuscrit. Donnez, sans préjugé, votre attention à la pièce : vous y verrez, avec un drame plus intéressant que bien d’autres, où Mme de Maintenon tient sa place discrètement, selon sa coutume, et sans envahir la scène, vous y verrez, dis-je, la restitution d’une époque trop souvent travestie. Quelqu’un a dit que, dans Athalie, le principal personnage, c’est Dieu ; dans Madame de Maintenon, c’est la France en 1685. On ne pouvait guère, sans mutiler on froisser cette invisible héroïne, restreindre ni resserrer l’action davantage : l’intérêt, prenez-y garde, n’est pas rompu, mais multiple, ainsi qu’il doit être dans une composition de ce genre. Après le prologue, où se montre un coin de la ville, la cour nous apparaît au premier acte, au troisième, au quatrième ; le second nous introduit dans le secret des huguenots. Çà et là, le dialogue rappelle, par le tour et le mouvement, ce début du deuxième acte de Marion Delorme, où de jeunes gentilshommes échangent, sur la place de Blois, des nouvelles et de gais devis ; le quatrième acte, le plus dramatique de tous, paraît d’abord une illustration de Saint-Simon.

Le poète a bien pris, comme je l’ai noté, la licence de feindre que la révocation de l’édit de Nantes ait précédé d’un mois le mariage. secret : c’est retarder ce mariage de dix-huit mois environ. Mais le mal n’est pas grand d’avancer ou de reculer un événement, pourvu que soit respectée la vérité des caractères. Or cette vérité-la, qui est la plus précieuse, M. Coppée l’a gardée. Sa Maintenon est la vraie, ou bien peu s’en faut ; ses personnages inventés sont tous vraisemblables. À peine si sur un point on pourrait le prendre en faute ; mais la faute est si belle qu’elle est d’abord absoute. J’entends parler de l’éloquent anachronisme que commet au second acte Samuel de Méran, lorsque, en plein synode de députés huguenots, il repousse avec indignation l’alliance du stathouder. Le patriotisme alors n’étais pas si puissant, ou du moins ne ressemblait guère à ce qu’il est aujourd’hui ; et Condé lui-même, que Samuel, dans son discours, cite parmi nos héros, Condé n’a pas eu d’horreur pour l’alliance de l’Espagne. Mais quoi ! prenez que Samuel est une exception dans son temps, — il y paraît, puisque, sans lui, le synode acceptait les propositions de l’étranger ; — cette clause admise, vous applaudirez sans scrupule la noble harangue du jeune huguenot.

Noble, ai-je dit, et je parle surtout du style. C’est par le style que M. Coppée triomphe ; et je ne vante pas seulement sa versification, mais sa langue. Bien d’autres, aujourd’hui, sont habiles à ouvrer le vers : quel autre a cette sûreté, cette fermeté du verbe ? M. Coppée, avait déjà la grâce, le tour aimable et prestigieux de la phrase ; il avait, à l’occasion, l’éloquence et la force : mais cette netteté, cette franchise, cette précision de la langue, s’il l’atteignait souvent, la gardait-il toujours ? Sa poésie, cette fois, a la probité de la belle prose.

Pourquoi faut-il qu’il l’ait confiée, cette poésie, à des lèvres habituées à de moins nobles messages ? Mlle Fargueil est une actrice d’une rare intelligence : elle compose avec art son délicat personnage, elle est, pour l’esprit, une Maintenon achevée ; mais sa bouche n’est pas faite au langage des dieux. Que de soupirs elle ajoute, qui rompent la mesure, et surtout que d’e muets elle mange ! Mlle Fargueil, en ce moment, est nourrie d’e muets ! M. Lacressonnière, en Louis XIV, a plus de bonhomie que de majesté ; vous savez à quel style est accoutumé le pauvre homme : échappé de l’Ambigu, il a peine à se faire entendre de MM. Chelles et Paul Monnet. Ceux-ci, par leur belle voix et leur diction généreuse, ont ravi dès le premier soir les suffrages du public.

Aussi bien l’accord entre les lettres et le théâtre, qui semblait compromis, depuis un demi-siècle, par l’abus de l’intrigue et du manège scénique, cet heureux accord, cette nécessaire entente paraît de voir se raffermir par la génération qui se lève. Même la haute comédie menaçait de tourner au vaudeville, — au vaudeville pathétique, le plus méchant de tous ; — le goût de l’observation et celui du style devenaient des suspects qui devaient se cacher ; une tribu de lévites gardait religieusement l’arche trois fois sainte des « lois du métier. » Ces lois, personne n’en connaissant la lettre ; mais l’esprit, manifesté par une jurisprudence jalouse, en était rigoureux tout autant que timide : codifiées, elles eussent formé comme une mécanique théâtrale, à laquelle aucune œuvre ne devait se soustraire, et, selon qu’elles étaient obéies ou négligées, le premier venu prononçait hardiment : « Ceci est du théâtre et cela n’en est pas. »

Or le soupçon peu à peu s’est glissé dans les esprits que l’arche était vide comme ces précieux fourgons que le général Bonaparte, pendant la campagne d’Italie, appelait habilement « le trésor de l’armée. » On ne prétend pas faire du théâtre sans situations, pas plus qu’on ne demande aux acteurs de se tenir au-dessus de terre ; mais de même qu’on ne les prie pas de se disloquer ni de faire la culbute, de même on prétend ne plus varier les situations par des séries d’événemens qui s’enchevêtrent et se précipitent. Des jeux de physionomie et quelques gestes, voilà tout le mouvement que l’on exige des comédiens, assis ou debout sur un plancher solide : dans une situation bien nette, sûre et tout unie, établissez des caractères ; montrez sans hâte, sans contrainte ni trouble, comment ces caractères, rais en présence, se modifient ; faites-les se confesser en français tout simplement : — le public, bon prince, n’en demande pas davantage ; vous aurez son estime, voire même son argent.

Il est vrai que ce jeu-là est plus difficile que l’autre ; pourtant quelques-uns, même parmi les jeunes gens, n’y sont déjà pas maladroits : — et tenez, sans parler de MM. Mailhac et Halévy, qui mieux que personne aideront à remettre la comédie dans le bon chemin, voici M. Abraham Dreyfus qui sortait de l’Odéon juste au moment où M. Coppée y entrait. Il a fait représenter, le mois dernier, sur cette scène, une petite, bien petite pièce, que je vous engage à lire. Une grande suivait, qui n’était pas de lui, et dont la chute, hélas ! a écrasé la sienne ; mais le Klephte, à présent, mérite d’être noté comme un bon document de l’évolution que je signale. Nulle intrigue en broussailles, nul défilé où l’on force les personnages à passer : un terrain découvert, excellemment choisi, où des caractères manœuvrent d’un air tout naturel. Ce ne sont pas, à coup sûr, de grandes manœuvres que celles-là ; mais quoi ! elles s’exécutent avec une logique, une grâce, une précision aisée qui font plaisir à voir. M. Abraham Dreyfus, parmi nos jeunes auteurs, est le mieux doué pour le comique et celui qui travaille de la façon la plus sage. Il a proprement cet esprit de théâtre, qui ne se dépense pas en paroles inutiles, en sentences disposées pour les recueils de bons mots, en hors-d’œuvre apprêtés pour être resservis froids. Il se tient satisfait d’un talent plus rare : il trouve chaque mot juste en sa place, c’est-à-dire où le caractère et la situation du personnage rendent ce mot le meilleur et le plus plaisant de tous. Ainsi pourvu, il n’a que faire de tricoter des intrigues : il s’efforce pour sa part, modestement et sans bruit, à ramener la comédie du labyrinthe sur la grande route.

Ce goût de franchise et de droiture, ce besoin d’observation à la scène deviennent même si forts, qu’à défaut de caractères, le public se contente qu’on lui peigne des mœurs. Dispensé de ces casse-tête qui le fatiguaient sans l’émouvoir, il regarde avec plaisir, à défaut de grandes peintures, des tableaux de genre, même de rapides esquisses. Voyez au Gymnase la nouvelle pièce, Monte-Carlo ; rappelez-vous le Club de M. Gondinet. Et n’était-ce pas déjà un fin tableau de genre que ce Monde où l’on s’amuse, de M. Pailleron, qui, depuis quelques jours, a reparu sur l’affiche ? Mais justement M. Pailleron vient aider nos théories d’un document tout neuf. Après le Monde où l’on s’amuse, voici le Monde où l’on s’ennuie. C’est, avec Divorçons, le plus grand succès de l’année, le plus bruyant et, sans doute, bientôt le plus fructueux. Eh bien ! quelle école peut réclamer cet ouvrage ? L’ancienne ou la nouvelle — si tant est que nous donnions ce titre d’ancienne à celle qui va périr âgée d’un demi-siècle, et que nous traitions de nouveauté le retour à la simplicité classique ?

Le Monde où l’on s’ennuie, — comme Divorçons d’ailleurs, — appartient en propre à la nouvelle école. Tout Divorçons, en somme, n’est qu’une longue scène, continuée à miracle entre deux personnages, selon une ligne courbe, flottante et souple, qui jamais ne se noue et jamais ne se brise. L’aspect changeant de deux caractères, ou plutôt d’un seul, dans une même situation insensiblement modifiée, y suffit à divertir ce public si blasé. Le Monde où l’on s’ennuie n’est guère plus compliqué : ce n’est rien qu’une série d’amusans croquis de mœurs reliés l’un à l’autre par un coquet brin de soie. Suivez cette intrigue filée si menu, mais qui pas une fois ne casse, pas une fois ne s’emmêle, et court agilement d’un bout à l’autre de la pièce. Suzanne aime Roger, Roger aime Suzanne, et ni l’un ni l’autre ne connaît son amour, Un billet doux anonyme, d’une écriture dégrisée, envoyé par Bellac à miss Lucy Watson, tombe aux mains de Suzanne, et Roger l’y aperçoit. Suzanne croit que le billet est de Roger à Lucy, et Roger se figure qu’il est de Bellac à Suzanne ; et tout doucement la jalousie, l’industrieuse jalousie amène chacun d’eux à la connaissance de son cœur… « Enfans que nous étions ! il paraît que nous nous aimons : soyons heureux ; applaudissez ! » En vérité, voilà toute la fable : c’est un chapitre bien court de l’histoire de deux âmes, ménage en marge d’une série de croquis avec l’économie la plus habile du monde.

Il y a dans ce chapitre un bien joli passage. C’est presque au début, quand, après une absence, Roger, ce jeune homme élevé par sa mère pour être dégourdi trop tard et de l’Institut trop tôt, retrouve sa petite cousine, sa pupille, Suzanne, plus belle qu’avant son départ, devenue femme et qui l’aime. Sans comprendre qu’elle l’aime, et surtout sans savoir qu’il la paiera de retour, il est embarrassé, le jeune docteur, par les caresses innocentes de cette enfant trop grande. Il les repousse : elle s’étonne de cette froideur nouvelle. Il se détourne en murmurant une gronderie timide, une gronderie honteuse, presque inarticulée : « Là, voyons, soyez sage, mademoiselle : on ne joue plus ; .. » elle l’embrasse malgré lui, par surprise, en trahison, — et rien n’est plus charmant ni plus chaste à la fois que la tendresse inavouée de cette espièglerie. La scène, tranchons le mot, est de tout point exquise, et je la préfère de beaucoup à celle qui termine l’intrigue, bien que celle-là s’achève en un trait délicieux. Quand Roger, à la fin, déclare son amour à Suzanne, la jeune fille, jusque-là si libre et si hardie, s’émeut soudain et se trouble : elle voit tout à coup la nudité de leurs deux âmes ; elle rougit, comme lit Eve à la nudité de son corps ; elle se lève, et d’une voix basse, très douce : « Allons-nous-en… » Ces trois petits mots qui tombent de ses lèvres presque immobiles, ces trois mots sont dignes d’une vierge de Musset. Oui, mais justement, toute la scène qui précède n’est que du Musset refait, une froide imitation, d’après une recette apprise, où « la préciosité, comme dit l’auteur lui-même, tient lieu de délicatesse, — et la sentimentalité de sentiment. » Je n’en veux pour preuve que cette phrase, qui dans le rôle de Bellac ferait sourire, comme un pastiche modelé à souhait : « C’est sur tes petits doigts roses, c’est sur la soie d’or de tes cheveux d’enfant que mon cœur ignorant a épelé ses premiers baisers ! » Je garderai donc pour la première scène ma plus tendre admiration, et il suffit que l’intrigue ait donné prétexte à celle-là pour que je la déclare nettement l’une des meilleures que je connaisse.

Mais d’ailleurs est-ce l’intrigue, si bien menée qu’elle soit, qui a séduit, l’autre soir, la faveur du public ? Non, en vérité, personne n’était inquiet sur la destinée des amoureux. L’intrigue ne paraissait que d’un prix médiocre, en somme : on savait que l’auteur ne la tenait du bout des doigts que pour empêcher de se défiler les perles qu’il nous offrait. L’écrin, non plus, n’intéressait guère, — j’entends l’extérieur, la figure de la pièce : ce Monde où l’on s’ennuie, c’est celui des Femmes savantes, ou, si vous préférez, des Précieuses ridicules, et certes plusieurs scènes, à n’en suivre que le contour, étaient par avance connues de tout le public Le dernier acte même, l’auteur nous en prévient, est renouvelé tout à fait, pour le mouvement des personnages, du fameux dernier acte de la Folle Journée : donc, à l’estimer pour le dehors et dans son ensemble, cette comédie n’offrait aucun attrait nouveau. Mais regardez-en, je vous prie, le détail intime ; ouvrez la boîte, et clignez les yeux : c’est peut-être encore dans les vieux écrins que reposent le plus mollement tes plus délicats bijoux.

En effet, dans une pièce établie de cette façon, ni l’auteur ni le public n’ont à se préoccuper du gros ouvrage. On est tout au menu détail de la décoration intérieure, et, quand l’architecte est celui de l’Étincelle et de l’Age ingrat, je vous laisse à penser si ce détail est d’une exécution curieuse. M. Pailleron, cette fois encore, nous donne des croquis de mœurs, non des peintures de caractères, et, — plutôt que des croquis, — des caricatures ; mais combien amusantes, combien gâtaient troussées ! C’est Philaminte et Armande, mais habillées à la mode de demain ; c’est Cathos, Madelon, et Trissotin aussi, — mais Trissotin, depuis deux siècles, encore poussé dans le monde : il a profité des leçons de Tartufe ; il est le Tartufe élégant de la métaphysique éloquente. Et quelle compagnie de réjouissans bonshommes, auprès et tout autour des personnages principaux, depuis « le savant dont le père a eu tant de talent, » jusqu’au général qui déclare « qu’il faut une tragédie pour le peuple ! » Et quelle merveilleuse raquette, pour jeter le bon sens au nez des sots, que celle de cette douairière si française et si gauloise, d’un peu verte allure peut-être, comme tant d’autres douairières de roman ou de comédie, mais qui rompt si joliment le colloque de Roger et de miss Watson sur les monumens funéraires de l’Asie occidentale en leur disant : « Voyons, vous marivauderez quand vous serez seuls ! » Et que de bons mots partout, les uns attachés à leur place, les autres tout prêts à être détachés et transportés, aucun cependant inopportun ni superflu ; quelques-uns précieux, quelques-uns vulgaires, la plupart excellens, mais tous faciles ou du moins qui le paraissent, tous jaillis d’une bonne humeur qui ne se tarit jamais ! Quant aux jeux de scène divertissans, il faut renoncer à les compter ; mais l’aimable invention que les baisers de ces nouveaux mariés, qui s’embrassent dans les coins de cette maison sévère et compromettent à leur insu tous les couples qui passent ! L’impayable trouvaille que le va-et-vient de cette porte, qui séparé la scène du salon où se lit un Philippe Auguste, si bien que chaque fois qu’elle s’ouvre, cette porte protectrice, il nous vient une volée d’hémistiches, une bouffée de tragédie ! Sans doute, cet art est le moyen et non le grand : l’auteur n’a prétendu qu’à cous amuser un temps, nous les Parisiens, au courant des modes nouvelles ; sans doute, ce n’est guère plus qu’une canonique mise à la scène, mais la jolie chronique, le joyeux spectacle ! Et n’est-ce pas vrai que l’auteur, quand il le vaudra, pourra couper sur ce patron, dans une étoffe plus solide, une vraie comédie de mœurs ou même de caractère ?

Au demeurant, il ne nous fâche pas que la Comédie-Française descende à l’occasion de ces hauteurs où elle se guinde ; elle s’est montrée dans ce siècle assez souvent pédante polir qu’on lui pardonne de se récréer un peu. On ne faisait pas jadis tant de difficultés pour rire, et s’il est vrai que cette sorte d’ouvrages, qui plaisent par le détail, ne supportent pas une interprétation médiocre, où M. Pailleron aurait-il trouvé une telle réunion d’artistes pour nous présenter la pièce ? Les moindres rôles y sont tenus d’une façon presque irréprochable, et trois au mains dans la perfection. J’entends désigner ceux de Suzanne, de la douairière et du sous-préfet : — le sous-préfet est le jeune marié dont les baisers sonnent dans les corridors. Mme Samary fait Suzanne : personne, dans ce rôle, ne pouvait paraître plus enjouée, ni plus sensible, ni plus naturellement l’un et l’autre. Mme Madeleine Brohan, qui représente la douairière, est sans rivale à présent pour la clarté de la voix et la netteté de la diction, pour la bonne grâce, l’aisance, l’esprit aimable et le tour. M. Coquelin aîné, dans le personnage du sous-préfet, montre un comique d’une discrétion et d’une prestesse bien rares. On m’a semblé sévère pour M. Got, qui joue Bellac ; on l’a trouvé d’abord trop burlesque et vulgaire : n’a-t-on pas vu bientôt que son rôle le voulait ainsi ? Ce n’est pas ce rôle, un portrait, mais une charge et M. Dupuis, des Variétés, y serait sans doute excellent. Pour M. Delaunay, qui représente Roger, il est, à son ordinaire, un peu plus que parfait : cet excès pourrait bien nous taquiner à la longue. Lorsqu’au troisième acte, ce comédien trop charmant soupire les premières notes de sa cantilène connue, chacun en devine trop aisément la suite : on se désintéresse des paroles quelconques qui vont venir sur l’air de la chanson de Fortunio. Bientôt M. Truffier, un artiste d’avenir, va doubler M. Coquelin, qui part en vacances : si d’aventure M. Delaunay voulait prendre un congé, un de ses jeunes camarades s’essaierait dans son rôle. Lequel ? De le savoir, ce n’est pas mon affaire ; mais c’est apparemment par des épreuves pareilles que la Comédie-Française doit assurer son avenir. M. Émile Perrin l’a mise en trop haut point pour ne pas désirer qu’elle s’y maintienne longtemps : il n’est pas de troupe dans le monde qui eût pu jouer une pièce de ce genre, sans que l’intérêt y languît une minute. Je n’ai cité que les plus fameux et les mieux partagés : Il serait cependant injuste de ne pas nommer au moins M, le Reichemberg, : — fort agréable dans le personnage de la sous-préfète, — Mme Broisat, qui joue Lucy Watson, — et Mme Lloyd, qui n’a eu qu’à se souvenir d’Armande pour représenter fort bien Mme de Céran. C’étaient là, j’imagine, assez d’élémens de succès : une pointe de scandale a relevé encore le ragoût de cette pièce. M. Brunetière, ici même, parlait l’autre jour du « reportage dans le roman : » voilà M. Pailleron suspect d’introduire le reportage au théâtre. A Dieu ne plaise que je prenne pour vraies les clés qu’on a données de son œuvre ! Ce sont de fausses clés bonnes à forcer la badauderie publique, et lui-même, tout le premier, les dénonce à nos défiances : il a raison, car ces rumeurs lui rendraient un méchant service. Molière, qui ne prétendait pas à l’Académie française, prit ses précautions avant de jouer Cotin sur la scène. — Et Cotin, comme Ménage, était son ennemi : n’avaient-ils pas tous deux persuadé à Montausier que Molière l’avait bafoué sous les traits d’Alceste ?

On rapporte que le dit Ménage, après les Femme savantes, comme un officieux se récriait sur l’effronterie de Molière, lui répondit : « J’ai vu la pièce, elle est parfaitement belle ; on n’y peut rien trouver à redire ni à critiquer. » Le trait n’est pas d’un sot, pour l’original de Vadius ; mais Ménage, mieux que personne, savait que ces malices-là ne se pardonnent pas : sa Requête des dictionnaires, ce pamphlet drolatique, l’avait consigné pour toujours aux portes de l’Académie. « Il était, dit Pellisson, ami particulier et intime de plusieurs académiciens dont il est parlé dans cette Requête, et ne l’entreprit, comme il le proteste lui-même, par aucun mouvement de haine ou d’envie, mais seulement pour se divertir, et pour ne point perdre les bons mots qui lui étaient venus dans l’esprit sur ce sujet. » Vaine protestation ! l’Académie fut rancunière. Elle ne prit pas au sérieux la boutade de Montmaur, tyrannisé naguère, lui aussi, par Ménage, et qui disait alors qu’on devait la forcer à le recevoir, comme on marie une fille au mauvais gars qui l’a déshonorée. Elle jugea superflu ce prix de l’impertinence, et Ménage connut bien que, lorsqu’on abonde en bons mots, il est prudent parfois d’en perdre quelques-uns. Molière non plus ne l’ignorait pas et ne se hasardait qu’à bon escient : encore, deux jours avant les Femmes savantes, fit-il adresser par La Grange un discours au public, pour « justifier ses intentions » et démentir à l’avance les « applications » qu’on ferait de sa pièce. Il est fâcheux que cet emploi « d’orateur de la troupe » soit aboli maintenant à la Comédie-Française : M. Got, sans doute, l’eût rempli à merveille ; on aurait cru, à sa prière, l’auteur sur parole ; et personne aujourd’hui ne pourrait taxer M. Pailleron, sinon de manquement aux bienséances, — le mot est bien lourd, — au moins, comme on disait au XVIIe siècle, d’un peu « d’indiscrétion. »


LOUIS GANDERAX.