Revue dramatique - 28 février 1922

REVUE DRAMATIQUE


Vaudeville : La chair humaine, pièce en trois actes, par M. Henry Bataille. — Théâtre Edouard VII : M. Lucien Guitry dans le rôle d’Alceste. — Paul Mounet.


Ce qui frappe, dans la nouvelle pièce de M. Henry Bataille, c’est la complète absence de tout ce qui constitue une pièce de théâtre. Ni invention, ni composition, ni dialogue. Un fait divers, s’étendant sur un espace de trente années, tiré en longueur et dans toute sa longueur, et conté suivant l’ordre chronologique. Une succession de tableaux, ou plutôt d’images, d’un dessin raide et figé, opposant l’une à l’autre deux destinées et deux classes sociales, suivant le procédé cher à l’imagerie d’Épinal.

Trente ans avant. C’était l’année où tout Paris fredonnait : En r’venant d’la revue. Dans une mansarde. Jeanne Boulard, couturière, a été séduite par le fils de la maison où elle va en journées, Georges Levasseur. Elle en a eu un enfant. Gaie et contente, elle élève le petit, le soigne, le dorlote ; et quoique le père, furieux de sa paternité, se fasse de moins en moins tendre et de plus en plus rare, elle continue de l’aimer d’un amour passionné et docile. Courte visite du jeune bourgeois. A son air gêné, nous devinons tout de suite ce qu’il n’ose pas avouer et que la confiante Jeanne Boulard ne soupçonne même pas. Tout à l’heure, elle apprendra, par un tiers, que son amant se marie. Sous le coup, son cœur bondit. Elle crie sa souffrance, et puis se résigne, et promet d’être bien sage... Telle est l’abnégation de l’âme populaire, en réponse à la vilenie de l’âme bourgeoise.

Second tableau : pendant la guerre. Georges Levasseur est devenu un gros industriel : il a réalisé d’énormes bénéfices ; sa femme mène une vie capitonnée de bourgeoise cossue ; le fils, qu’il a eu en justes noces, Philippe, est embusqué : il est parfaitement heureux. Mais quelqu’un trouble la fête. Jeanne Boulard, qu’il a complètement perdue de vue, au point d’avoir d’abord peine à la reconnaître, vient lui apprendre la mort de leur fils, — de « l’autre fils, » comme on dit dans la pièce de M. Pierre Decourcelle, — tué à l’ennemi. Rendons-lui cette justice que cette mort l’émeut. Elle fait naître en lui certains scrupules. Pour soulager son cœur, il confesse à Philippe le secret de son passé. L’exemple du fils naturel enseigne le courage au fils légitime : Philippe partira pour le front... Le bourgeois embusqué, l’ouvrier dans les tranchées, — cette manière d’écrire l’histoire de la guerre n’est pas neuve, et elle n’est pas belle.

Le fils Boulard n’était pas mort ; il n’était que disparu : il revient, au troisième acte. Blessé, mal soigné en Allemagne et traînant la jambe, réintégré de mauvaise grâce dans son petit emploi d’avant-guerre, il estime que la société oublie les promesses dont elle avait leurré les poilus, à l’heure du danger. Maintenant qu’il est un héros, pourquoi son père hésiterait-il à le reconnaître ? M. Levasseur est un faible ; il consentirait, quoique sans enthousiasme ; mais on ne peut pas dire que la famille ouvre tout grands ses bras à cette recrue inespérée. Sensible à la fraîcheur de l’accueil, le fils Boulard prend le bon parti, qui est de quitter la place, emmenant sa sainte mère..- Ainsi la famille naturelle secoue sur l’autre son juste mépris.

M. Huguenet et Mme Jeanne Granier ont mis toute leur expérience de la scène au service de rôles ingrats. Un grand succès personnel est allé à Mlle Falconetti qui, chargée du rôle de Jeanne Boulard, au premier acte, y a montré de l’émotion et du naturel.


M. Guitry, qui avait déjà, dans une conférence très originale et dont on a beaucoup parlé, rendu à Molière un hommage enthousiaste et cordial, a fait mieux encore : il a tenu à honneur d’interpréter le rôle d’Alceste. Interprétation d’une rare puissance, est-il besoin de le dire ? entièrement personnelle et qui restera dans l’histoire du rôle. Pour M. Guitry, Molière est avant tout un acteur. Aussi est-ce aux acteurs et actrices qu’il avait tenu à donner la primeur de sa création. Tout ce qui compte dans le monde des théâtres avait été convié, avec la presse, à la répétition générale. Le plus grand comédien de ce temps se montrait aux comédiens de son temps. Ce fut un spectacle d’une saveur toute particulière, comme on n’en peut voir qu’à Paris, et dont seul un Parisien très averti eût pu discerner toutes les nuances. Le succès, qui s’était déclaré très vif, dès la scène du sonnet, où M. Guitry dit avec un art consommé la chanson du roi Henri, alla croissant d’acte en acte pour atteindre son apogée à la scène de passion du quatrième acte. C’était une joie d’entendre cette voix superbe détacher chaque vers, parfois chaque mot. Et tout finit par une ovation sous les fleurs.

Le rôle d’Alceste a suscité un amas de commentaires. On devine ce qu’en a fait M. Guitry : il l’a secoué d’un mouvement de ses épaules robustes. Il a fait place nette. Il s’est mis, résolument et sans intermédiaire, en face du rôle. Il le joue comme il le sent, en homme d’aujourd’hui. Il prend le personnage à l’étape où il est de sa vie posthume. Car on sait que les personnages de théâtre continuent de vivre. Vivre, c’est changer : ils changent, en même temps que change le public. Chaque nouvel interprète les tire un peu plus à lui, pour les mettre un peu plus à la mode du jour. En deux cent cinquante-six ans, — pendant lesquels, du fait de la Révolution, un monde a pris la place d’un autre monde, — idées, sentiments, usages et manières, tout s’est transformé. Alceste, lui aussi, a beaucoup changé. M. Guitry nous offre une occasion, vraiment exceptionnelle, de comparer les deux termes de cette évolution. Son Alceste est un Alceste complètement évolué.

Au point de départ, l’Alceste de Molière. Ayant dessein de railler les conventions de la vie de société, Molière a fait choix d’un original dont la singularité consiste à dire justement tout ce qu’on est convenu de taire dans un salon : ce qui prête à rire. Alceste est jeune : il a cette intransigeance qui vient de la jeunesse, avec une fougue qui lui fait pardonner ses incartades ; il est amoureux, et sa jalousie exaspère son habituelle irritabilité. Plus tard, et pour peu qu’il ait rattrapé son cœur des mains de la coquette qui le met au supplice, cet homme de grand monde et de grande éducation sera le premier à blâmer des éclats de langage et de conduite qui rendraient impossibles toutes relations sociales. — Ainsi en jugeaient les spectateurs du XVIIe siècle.

Depuis lors, il y a eu : la disparition de l’ancienne société, sinon de toute société, Jean-Jacques Rousseau, l’avènement du moi, la glorification de l’hypocondrie, l’entrée en scène du peuple, la déclamation romantique, le toltsoïsme et le nietzschéisme. Cela fait beaucoup de choses que n’avaient pas connues les sujets de Louis XIV. A travers tant de bouleversements, qu’est-il advenu d’Alceste ?

Rien qu’à le voir au théâtre Edouard VII, on était fixé. De toute la hauteur de sa taille et de tout le poids de sa forte carrure, l’Alceste de 1922 dépasse et domine les marionnettes humaines qui s’agitent à son ombre. Une figure ravagée par l’âge et la souffrance : M. Guitry a mis sa coquetterie à se vieillir. Un masque immobile : nul signe de vie, sauf des yeux qui de haut en bas toisent plus qu’ils ne regardent, et des lèvres qui se crispent. Les gestes réduits au minimum. Une statue de la douleur et du dédain, de l’amertume remâchée et de l’ironie recuite. Un air extatique qui se change en attaques brusquées. Un surhomme, martyr de sa supériorité, et qui se venge en boxant l’humanité.

Cet Alceste-là, dans le loisir de sa méditation solitaire, a jugé les hommes et lui-même. Tandis que tous les hommes sont fourbes et lâches, toutes les femmes coquettes et frivoles, il a constaté que lui seul est droit, généreux et désintéressé. Lui seul a raison, toujours et contre tous. Alors il ne le leur envoie pas dire ; il fait ses commissions lui-même. L’usage veut que, dans les rapports quotidiens, on farde un peu la vérité ; la politesse impose certaines complaisances ; mais Alceste se fiche des usages comme d’une guigne et de la politesse comme de sa première culotte. Et puisqu’il est à la veille de se retirer dans un désert, où il n’aura pour interlocuteurs que les arbres de son parc, il met à profit son dernier jour de vie mondaine pour vomir ses semblables.

Tel est exactement l’Alceste que M. Guitry a campé devant nous, avec une belle conviction. Vous diriez qu’il est Alceste lui-même et qu’il parle pour son propre compte. Il a fait ainsi du personnage classique une création bien à lui. Quand on demandait à Goethe si l’Egmont qu’il avait mis à la scène était tout à fait celui de l’histoire, il se bornait à répondre : « C’est mon Egmont. » Aussi justement M. Guitry a le droit de dire : « Cet Alceste-là est mon Alceste. »


Paul Mounet, qui vient, à peu de distance, de suivre dans la mort son illustre frère, avait tenu pendant trente ans une place de premier plan au théâtre, où sa disparition laissera un grand vide. Sa belle prestance, sa voix grave, tout un ensemble de dons généreux le désignait pour les rôles marqués de la tragédie et du drame. Il y faisait merveille. Il y mettait une chaleur et une cordialité que n’avait pas connues son prédécesseur, Maubant. Il a été un don Diègue, un Charlemagne, un don Salluste, inoubliables. Il se faisait de son art une idée très haute. Il entretenait la flamme sacrée. Il avait l’estime et l’amitié de tous : il laisse d’unanimes regrets.


RENE DOUMIC.