Revue dramatique - 28 février 1919

Revue dramatique - 28 février 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 218-228).
REVUE DRAMATIQUE


Vaudeville : Pasteur, pièce en cinq actes par M. Sacha Guitry. — Comédie-Française, Le Sourire du Faune, un acte en vers de M. André Rivoire. — La Cruche, deux actes de MM. G. Courteline et Pierre Wolff. — Odéon : La Vie d’une femme, pièce en quatre actes et douze tableaux par M. Saint-Georges de Bouhélier.


Il n’y a pas de gloire plus pure que celle de Pasteur. Et il n’y a pas de vie plus belle. Cette vie nous a été racontée dans un livre dont il suffit sans doute, pour le louer, de dire qu’il est de tous points digne du sujet. La Vie de Pasteur que nous donnait naguère M. R. Vallery-Radot, est un de ces ouvrages auxquels s’applique exactement le mot de La Bruyère : « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger l’ouvrage : il est bon et fait de main d’ouvrier. » L’idée qui s’en dégage est que, suivant un mot de Pasteur lui-même, on ne doit pas, quand on parle de la science, faire abstraction de l’âme du savant. La science est impersonnelle et indifférente, elle n’est d’aucun pays et poursuit la recherche de la vérité sans autre souci que celui du vrai ; oui, mais le savant est un homme et rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il est, lui, d’un pays : les malheurs de sa patrie le mettent au supplice et ses gloires l’élèvent jusqu’au ciel. Il est d’une religion : les croyances qui, depuis des siècles, ont pétri l’âme des générations dont il descend, ont mis en lui un instinct du divin plus fort que les déductions les plus solidement enchaînées. Il a une conscience dont les certitudes morales défient l’évidence des mathématiques. Il aime, il souffre, il prend en pitié ceux qui souffrent. A quoi bon faire de la science une idole impassible et farouche, un monstre à effrayer les gens ? Elle est œuvre humaine, issue de notre intelligence et sur laquelle notre sensibilité même met son reflet. Ses données, c’est notre esprit qui les formule et c’est lui qui les interprète. Et cette tâche n’est plus seulement celle de la raison raisonnante : tout l’être y participe. — Rien de plus simple que cette distinction qui rend à César ce qui appartient à César : elle suffirait à supprimer bien des discussions stériles ; mais j’ai souvent pensé que ceux qui bataillent autour de la science avaient avantage à ne pas se comprendre les uns les autres s’ils ne voulaient en être réduits à cesser le combat. L’exemple de Pasteur en est la meilleure preuve. Nul ne professa plus âprement que la science est souveraine tant qu’elle reste sur ses terres, et nul ne se montra plus intransigeant sur les droits d’une vérité qui n’admet aucune atténuation. Mais personne n’aima plus passionnément sa patrie ; personne n’éprouva plus de pitié pour la souffrance humaine, et cette pitié, robuste et efficace, contraste avec les vains apitoiements d’une sensiblerie, inutile quand elle n’est pas dangereuse. Personne enfin ne crut plus sincèrement à la bienfaisance de la religion.

M. Sacha Guitry a eu l’idée, au premier abord un peu déconcertante, de tirer de la Vie de Pasteur une pièce de théâtre, ou plutôt de découper le livre en tableaux. On sait qu’il s’est fait une spécialité de la biographie des grands hommes adaptée à la scène. Nous lui devons déjà un La Fontaine et un Deburau : le Pasteur continue la série. Je m’empresse de reconnaître qu’il ne s’est pas cru à l’égard de l’illustre savant les mêmes droits dont il avait usé et les mêmes libertés qu’il avait prises avec le bon La Fontaine et le funambulesque Deburau. Il s’est fait une règle de suivre de tout près le texte de M. Vallery-Radot et de n’intervenir qu’avec une discrétion infiniment louable. Comme tout le monde en a fait la remarque, on dirait une grande image d’Épinal. Je goûte infiniment l’imagerie d’Épinal et je suis sûr qu’elle valait beaucoup mieux pour l’éducation des simples que notre moderne dévergondage cinématographique. Les intentions de M. Sacha Guitry furent excellentes et je suis heureux de le reconnaître. Il ne s’est proposé d’être qu’un annaliste fidèle et un pieux imagier. Seulement, cette biographie dialoguée, ou cette image découpée, c’est quand même au théâtre qu’on nous la présente. Le théâtre a ses lois, ses exigences, une manière et des effets qui lui sont propres. Il peut être intéressant de montrer comment, par le seul fait d’être mise au théâtre, la physionomie vraie d’un Pasteur se trouve continuellement faussée.

C’est M. Lucien Guitry qui tient le rôle de Pasteur. Le fils a composé la pièce, le père la joue : on est en famille ; et le jour de la répétition générale, comme le père étreint par l’émotion pouvait à peine lancer le nom de son fils au public enthousiaste, le fils se jeta dans les bras du père. Eq bon père, M. Guitry s’est surpassé dans ce rôle écrit pour lui par son fils. Je ne dirai pas que c’est un des plus beaux de sa carrière dramatique, parce qu’il n’est pas assez complexe et ne prête à une interprétation ni assez personnelle ni assez variée ; mais c’est l’un de ceux où il pourra se vanter d’avoir accompli le plus étonnant tour de force. Songez que dans cette pièce austère et quasiment monastique, il n’y a pas un rôle de femme. Songez que de cette série de tableaux, à peine reliés par un fil, l’intérêt de curiosité est complètement absent. C’est une gageure, dans de telles conditions, de retenir l’attention du public. M, Lucien Guitry y réussit par sa maîtrise, par la puissance de son jeu, par cette autorité avec laquelle il s’empare d’une salle et ne la lâche plus. Il est à lui seul toute la pièce, tous les autres rôles n’étant que de comparses. On ne voit que lui, on n’entend que lui ; il concentre sur lui seul toute la lumière ; il écrase de la taille, du geste et de la voix, tout ce qui l’approche ; il absorbe tout ce qui gravite dans son ombre. Il est toujours en scène et il tient magnifiquement la scène.

Or, Pasteur n’a jamais été en scène. Il n’a jamais travaillé, écrit, parlé, agi pour la galerie. Il ne s’est jamais soucié d’attirer sur lui les regards de la foule. Il ne s’est jamais donné en spectacle et offert en représentation. Je l’ai vu souvent dans ma jeunesse, quoique n’ayant pas eu l’honneur de le fréquenter. Il habitait à l’École normale. C’est là, on s’en souvient, qu’il avait fait ses premiers travaux, dans un laboratoire dont l’exiguïté et la pauvreté attestent assez que la richesse de la pensée peut suppléer à celle des moyens matériels. Il y était revenu en qualité de sous-directeur ; le directeur était alors le grand historien Fustel de Coulanges, qui avait succédé au fin moraliste Ernest Bersot. Nous rencontrions parfois Pasteur dans les couloirs de l’École, où nous le voyions passer, ombre silencieuse, à la démarche un peu claudicante, dans le halo de mystère où notre respect osait à peine le rejoindre. Nous savions que le monde pensant avait en lui une de ses plus hautes personnalités ; mais nous ne pouvions l’admirer que de loin, dans l’ignorance complète où nous vivions des sciences et de leur mouvement. Il allait, absorbé dans sa méditation ; il glissait le long des murs ; sa silhouette décroissait, s’effaçait, s’évanouissait. Rien en lui ne donnait l’impression du dominateur.

Le 8 décembre 1881, comme Pasteur venait d’être élu à l’Académie française, en remplacement de Littré, je fus chargé de lui porter les félicitations de mes camarades. Quelle était mon émotion, il est superflu de le dire, et ce fut pénétré à la fois de mon indignité, — et de mon importance, — que j’arrivai à la porte du modeste appartement qu’occupait le grand homme. Pasteur était-au milieu des siens ; il les quitta pour me recevoir ; mais je les entendais dans la pièce voisine, et cela mettait autour de la personne du savant illustre une douce atmosphère de tendresse et d’intimité familiales. Il me fit asseoir près de lui et cela me gêna un peu. L’idée qu’à part moi je m’étais faite de cette visite comportait le mode solennel. Je m’étais représenté une scène debout, le jeune homme timide et fier de sa mission, incliné dans une attitude déférente et haranguant le vieillard glorieux sous les yeux d’un auditoire invisible et présent. J’avais préparé un compliment où je crois bien qu’il y avait trop de littérature. Je le débitai avec une assurance qu’on est heureux d’avoir à vingt ans, car à soixante on en serait bien incapable. Pasteur eut la bonté de ne pas m’interrompre et même de ne tempérer son indulgence d’aucune ironie. Il voulut bien ne tenir compte que de l’hommage spontané d’une jeunesse auprès de laquelle il vivait et qu’il aimait, et il en fut touché. Avec une modestie qui n’était pas feinte, il protesta qu’il était trop récompensé pour le peu qu’il avait fait. Et comme je m’étais excusé, simple « littéraire, » de complimenter le plus grand des « scientifiques, » il m’exposa en quelques mots sa conviction qu’il n’y a pas deux méthodes, l’une pour les lettres et l’autre pour les sciences. L’unique règle, dans tous les ordres de travaux, est la soumission à l’objet, la poursuite du vrai, son expression en toute simplicité et bonne foi. Ce ne furent que quelques mots, sur un ton de bonhomie familière, mais qui empruntaient l’autorité du génie. Si je n’ai pas su profiter de la leçon, du moins suis-je resté à jamais honoré et reconnaissant d’avoir eu, pendant quelques minutes et pour toujours, un professeur de littérature qui s’appelait Louis Pasteur... Mais je dois dire que le Pasteur à l’accueil sans apprêt, à la parole un peu hésitante, dont j’ai gardé le souvenir, ne ressemble en rien au maître robuste et volontaire dont M. Guitry nous met sous les yeux l’imposante carrure.

L’auteur de la Vie de Pasteur ne nous laisse pas ignorer que le savant ne supporta pas la contradiction. Ce n’était pas chez lui susceptibilité d’amour-propre, et toute vanité personnelle lui était étrangère. Mais quand des méthodes dont il ne pouvait douter, à moins de renoncer à son œuvre même de savant, lui avaient apporté un résultat qui était un fait d’expérience, cela lui était intolérable qu’on refusât de s’incliner devant l’expérience et devant le fait. Un tel aveuglement dont il avait peine à croire qu’il fût entièrement involontaire, l’irritait. Pour nous donner une idée de ces luttes soutenues par Pasteur contre les médecins, l’auteur de Pasteur, pièce, nous fait assister à une séance de l’Académie de médecine. C’est ici une de ces nombreuses « scènes dans la salle, » jadis réservées au cirque et au music-hall, dont use et abuse le théâtre de maintenant. Devant la toile baissée on a disposé une table recouverte d’un lapis vert. M. Guitry y prend place et tourné vers la salle qui est censée représenter l’Académie de médecine, il fait une conférence. Cependant du balcon partent des interjections. A l’orchestre un spectateur se lève et interrompt : c’est un compère. Son interruption est une ânerie, bien entendu, comme il arrive, en tout lieu et en toute occasion, chaque fois que l’avocat du diable ouvre la bouche : on sait combien le diable choisit mal ses avocats. Cela fournit à Pasteur l’occasion d’une réplique victorieuse : il réduit l’adversaire au silence : il l’assoit. C’est, à mon sens, de toute la pièce l’endroit le plus scabreux. Car ce n’est commode, en aucun cas, de faire parler Pasteur ; mais le faire parler expressément de science, lui faire exposer les principes qui le dirigent dans la recherche, voilà qui est terriblement délicat. Encore une fois, M. Sacha Guitry s’est rendu compte de la difficulté et il a apporté dans cette partie de sa tâche d’infinis scrupules. Il s’est efforcé d’employer les termes mêmes dont, en des circonstances analogues, Pasteur s’est réellement servi. Et pourtant... Je crains qu’il ne se soit heurté à une quasi-impossibilité, tellement le véritable langage scientifique est précis jusqu’à la minutie et nuancé à l’infini. Un mot changé, oublié, transposé, ruine toute une démonstration. Il nous semblait, à nous autres ignorants, que cela n’avait pas d’importance ; et tout est compromis ! Et puis la conviction du savant n’est pas la même que celle de l’orateur politique ou du sermonnaire. Sa façon d’affirmer, son geste comme le son de sa voix, lui est particulier... Ici encore il y a contradiction avec les exigences du théâtre qui n’admet rien que de net, de ramassé, de frappant. Ce Pasteur formulant d’un ton rogue les théories pasteuriennes, nous a fait quelquefois l’effet d’un maître d’école traduisant en formules purement verbales, et pour ainsi dire mnémotechniques, des théories dont le sens lui échappe.

Après cette séance orageuse, le président de l’Académie remet à Pasteur les insignes d’un haut grade dans la Légion d’honneur. Ces distributions de récompenses et témoignages officiels tiennent une grande place dans la pièce de M. Sacha Guitry, comme aussi bien dans les images d’Épinal, où il est de règle qu’on voie, au compartiment final, le héros modeste et laborieux recevoir la croix d’honneur. Un tableau tout entier sera encore consacré à l’apothéose de Pasteur parmi les cortèges, les délégations et les harangues. M. Carnot lui même paraîtra en scène et prononcera un discours détaché des colonnes de l’Officiel et rigoureusement documentaire. Or, qu’est-ce que les dignités, les croix et les crachats, les rubans et les cordons pour un Pasteur, et en quoi cela compte-t-il dans sa vie ? On sait à quel point il était indifférent à ces honneurs publics : l’anecdote est fameuse de ce Congrès où Pasteur, à son entrée, voyant toute l’assistance se lever, demanda si par hasard le roi d’Angleterre venait d’arriver. Mais le théâtre ne peut guère atteindre d’une vie de savant que l’extérieur. Il attribue à des détails presque négligeables une importance qui altère l’ensemble et le déséquilibre.

L’acte le plus émouvant, le seul qui soit à peu près du théâtre, est celui où on amène à Pasteur l’enfant mordu par un chien enragé, le petit berger Jupille, le premier à qui le savant va faire l’application de sa découverte. Il me semble que de cet épisode, — auquel il n’a pas donné beaucoup plus de valeur qu’à une remise de décoration ou à une séance académique, — l’auteur aurait dû faire toute la pièce. Quelle angoisse a dû étreindre alors le savant, si sûr qu’il pût être de ses méthodes ! Quel drame dans le cœur de l’homme ! Quelle heure décisive dans l’histoire de la lutte contre la souffrance et la mort ! Il eût fallu ramasser dans ce cadre et grouper autour de ce centre toute la vie de Pasteur ! Combien cela eût dépassé en intérêt une simple succession de tableaux ! M. Sacha Guitry ne l’a pas même essayé : il avait sans doute ses raisons.

Il n’en reste pas moins que ce Pasteur constitue une expérience, — c’est le cas d’employer un terme scientifique ! — intéressante et à laquelle le moment où nous sommes donne plus de prix. Bien sûr, notre scepticisme a été d’abord tenté de renvoyer la pièce de M. Sacha Guitry au théâtre d’éducation. Rien n’est dangereux comme ces étiquettes anciennes que nous nous empressons d’épingler à une œuvre nouvelle, et le malheur veut que nous en ayons à discrétion. C’est le jugement sommaire qui nous dispense de l’autre. Il nous cache le vrai des choses. Regardons-y d’un peu plus près. Comment ! Voilà une pièce où on met en scène un de nos plus grands hommes, et ce n’est ni pour le ridiculiser ni pour le diminuer, ni pour en médire, ni pour le ramener à la mesure commune et médiocre ! Mais cela est tout à fait digne de remarque, cela est neuf, original, hardi ! Vous savez comment notre théâtre a coutume de traiter notre histoire, et, si je ne craignais de déplaire ù M. Lenotre, je dirais que son bon géant de Dumas père a bien quelques-uns de ces péchés sur la conscience. C’est une de nos manies, et parmi les plus coupables, de rabaisser nos gloires nationales. Les Français ne se peignent eux-mêmes que pour se dénigrer à l’envi. Tout au contraire M. Sacha Guitry a abordé son sujet avec respect, avec dévotion. Telle était la sincérité de l’hommage rendu par le peintre à son modèle, qu’il avait, aux premières représentations, invité les Académies, les Facultés, les corps savants, les Instituts et les laboratoires. On reconnaissait au parterre, au balcon, dans les loges, des praticiens, des cliniciens, des docteurs et des professeurs, et des internes et des externes, auxquels il ne manquait que la calotte et la blouse de leur profession. Je me suis laissé dire que ces soirs-là, quand on avait besoin d’un médecin, on téléphonait au Vaudeville. Parmi les hommes de l’art, la satisfaction était générale et nul ne se plaignait, comme l’ont fait quelques délicats, qu’il y eût de l’irrévérence à faire monter Pasteur sur les tréteaux. Certes je comprends le sentiment de ces délicats et l’espèce de gène qui s’est emparée d’eux, comme la vue d’une soutane ou d’une cornette à la scène offusque, et non sans raison, les croyants. Mais il y a une force des choses. Ni eux, ni moi, nous n’empêcherons que le théâtre s’empare du personnage de Pasteur. C’est la première fois, je pense, qu’on le voit sur les planches : nous l’y reverrons et nos neveux plus souvent que nous-mêmes. La figure de Pasteur est destinée à devenir symbolique, comme celle d’un Ambroise Paré ou d’un Vincent de Paul. Dans les drames historiques de l’avenir, quand on voudra présenter au spectateur une personnification de la science bienfaisante, on fera intervenir Pasteur : tous le reconnaîtront et les mains battront d’elles-mêmes. Un Pasteur ne peut manquer de devenir légendaire. Remercions M. Sacha Guitry d’avoir compris que sa légende se confondra avec son histoire.

L’accueil fait à cette pièce sévère sur une scène de genre est-il un signe des temps ? Je le crois. L’attention du public n’a pas faibli un instant. J’ai déjà dit que l’honneur en revient pour une bonne part à la maîtrise de l’acteur principal ; mais quand nous réclamons, pour les années qui viennent, un théâtre assaini, nous comptons bien que nos meilleurs artistes y trouveront l’emploi de leur talent. Et n’est-il pas souhaitable qu’ils nous apparaissent sous de nobles traits plutôt que d’incarner, comme c’était devenu l’habitude avant la guerre, des forbans, des escrocs, des maniaques ou de vulgaires goujats ? Jamais, au grand jamais, nous n’avons demandé que le théâtre s’engageât dans le genre moralisateur, qui est essentiellement le genre ennuyeux. Mais nous sommes persuadés que le théâtre doit donner à l’admirable France de la guerre, au lendemain de cette guerre, une image d’elle-même plus ressemblante. L’idée est dans l’air, le courant se précise et se renforce. La pièce de M. Sacha Guitry nous apporte en ce sens une indication précieuse, dont je me réjouis.


Entre divers souhaits que nous formons pour ce théâtre de demain, l’un des plus vifs est qu’il possède ce qui a fait si cruellement défaut au théâtre et aussi au roman d’hier : l’imagination, l’invention romanesque, la fantaisie. Le public n’en a jamais été plus avide. La preuve en est au brillant succès avec lequel la Comédie -Française vient de représenter Un acte en vers de M. André Rivoire : Le Sourire du faune. Un vieux mur croulant, de jeunes roses, de l’amour et encore de l’amour, des costumes d’autrefois, un décor irréel, un voyage où il vous plaira, l’agréable cadence du vers, un souffle léger de lyrisme, et voilà ravis tous nos Athéniens !

Donc la scène représente un parc « fermé par un haut mur aux regards curieux. » Un vieil original a eu l’idée baroque d’enfermer là deux enfants, Rose et Pascal, comme deux oiseaux dans une volière. Dans cette prison verdoyante et fleurie, il les élève, si l’on peut dire, en liberté. Il faut savoir que ce marquis est un disciple de Rousseau, qu’il a appris de son maître à détester les hommes, et que la Révolution survenant pour brocher sur le tout n’a pas eu pour effet de le réconcilier avec eux. La nature est bonne et la société est mauvaise, et donc, soucieux de préserver ces deux innocents, il les tient rigoureusement à l’écart, dans une ignorance soigneusement cultivée, et les confie à la seule nature. C’est la nature, en effet, qui opère en eux, comme elle a coutume de faire depuis que le monde est monde et que la nature est la nature. Vous ai-je dit que Rose à l’âge de Juliette et Pascal de Roméo ? Une inquiétude travaille ces jeunesses prêtes à s’épanouir, et ce que Rose nous en confie ne nous laisse aucun doute :


C’est depuis ce printemps...
Mon corps est plus léger dans l’herbe où je m’étends,
Et plus lourd à la fois... Je ne peux pas te dire...

Je voudrais... je voudrais... je voudrais... Tout m’attire ;
Tout fait passer sur moi des frissons inconnus ;
L’air du soir, le soleil qui touche mes bras nus...
Les oiseaux se sont mis à chanter dans ma tête ;
Les fleurs semblent fleurir en moi... Tu vois, c’est bête !...
L’eau qui coule parfois dit des mots que j’entends...
Je voudrais... je voudrais... C’est depuis ce printemps !


Ainsi, dans la saison où la .sève monte aux arbres et les bourgeons vont éclore, l’enfant, ignorante et troublée, attend quelque chose ou quelqu’un.

Or, quelqu’un pénètre dans ce parc en franchissant le mur, comme César de Bazan prenait par la cheminée pour s’introduire dans le sein des familles. C’est Don Juan, sous le nom de François. Il a, lui, beaucoup fréquenté de l’autre côté du mur, au point d’en ressentir même quelque fatigue. Vaguement neveu du marquis, il est venu chercher auprès de lui asile et repos. Mais il est de ceux que le seul contact d’une robe met en folie : bientôt nous le trouvons auprès de Rose, dans une scène d’abord tendre, puis plus vive et qui va crescendo, en train de faire étalage de sa science, de sa gaie science :


Je ne sais que le nom des roses de ta joue,
Petite, et je vais te le dire en français, moi !...
En ce moment ce sont les roses de l’émoi
Dont la couleur bientôt sera plus éclatante,
Quand elles deviendront les roses de l’attente.
Puis, tu les sentiras dans l’ombre cramoisir,
Quand elles deviendront les roses du désir.

ROSE.


Du désir ?

FRANÇOIS.


Du désir, oui... Les voici venues...
Elles rougissent là sur tes épaules nues
Où ton corsage clair semble ouvert à dessein...
Sens-tu ton jeune cœur battre en ton jeune sein ?
C’est lui, ton jeune cœur, lui qui les fait éclore.
Ces roses de l’amour qu’un sang joyeux colore
Et dont la plus ardente est prête à défaillir
Sur ta lèvre où je vais longuement la cueillir.


Cela tourne à la scène de séduction, ou plutôt y tournerait, si une telle pièce pouvait mal tourner. Le même scrupule » qui fit hésiter Faust au seuil de Marguerite » protège Rose qui, au surplus, n’a jamais été en danger. Elle aimait Pascal sans le savoir ; maintenant elle sait qu’elle l’aime ; et c’est toute la différence.

J’ai dit le brillant succès de cette jolie piécette. La critique a été unanime à en faire l’éloge. Mais il s’est produit ù ce sujet un malentendu assez amusant, et curieux à signaler, quoiqu’il soit peut-être moins rare qu’on ne serait tenté de le croire. C’est qu’on a loué le Sourire du Faune pour d’autres mérites que ses mérites réels. Parce que la pièce est en vers, et que des jeunes gens amoureux et de doux vieillards s’y entretiennent au pied d’un mur revêtu de lierre, on en a aussitôt conclu que c’était la veine de Musset et de Rostand, on en a loué la fraîcheur et la grâce printanières. Ce n’est pas tout à fait cela. Si le printemps souffle à travers cette pièce, on vient de voir que c’est à la façon dont il est le coquin de printemps. Et il me semble bien que l’auteur avait pris soin de nous avertir, rien qu’en choisissant ce titre : le Sourire du Faune.

Un rapprochement s’impose ; mais c’est avec la littérature amoureuse de l’époque alexandrine, depuis les menus chefs-d’œuvre de L’Anthologie jusqu’à Daphnis et Chloé et à ce Théagène et Chariclée, d’ailleurs si ennuyeux, où le jeune Racine, à Port-Royal, savourait l’attrait du fruit défendu. Ou, pour ne pas remonter si loin, il nous suffira de citer les petits poètes du XVIIIe siècle et leurs « Arts d’aimer, « qu’ont certainement lus et retenus et le docte François et le galant jardinier. C’est à cette lignée qu’appartient le Sourire du Faune, comme il semble que Rose ait dérobé aux modèles de Greuze le secret de leur ingénuité coquette et de leur ignorance renseignée.

La pièce de M. Rivoire est très agréablement jouée, et ses vers sont très médiocrement dits par MM. Denis d’Inès, Dorival, Roger Gaillard et Lafon et par Mlle Nizan.

J’ignore absolument pour quelles raisons la Comédie-Française s’est annexé la Cruche de MM. Courteline et Pierre Wolff. C’est une pochade, qui a le tort initial d’être en deux actes et qui, menée tambour battant par des acteurs de vaudeville, fait peut-être rire ; mais guindée, empesée et traînée en longueur par les sociétaires de la Comédie-Française, elle parait interminable et lugubre.


M. Saint-Georges de Bouhélier vient de donner à l’Odéon une pièce naïve et compliquée, qui vise à la profondeur et n’est en réalité qu’un mélodrame à gros effets, écrit, semble-t-il, par quelque disciple de d’Ennery troublé par des ressouvenirs de Tolstoï et de Maeterlinck.

Cette « vie d’une femme » est celle d’une pauvre fille, chassée de chez elle par la jalousie d’une sœur au cœur sec qui l’a traîtreusement acheminée vers la faute, et se montre impitoyable lorsque, après avoir été séduite et abandonnée, la coupable tente de rentrer au logis. Condamnée à la vie errante, Marie déchoit jusqu’à devenir la servante d’un couple louche qui tient un beuglant dans un port. Elle se résignerait à son sort, si, un soir, devant la porte du concert, entre deux flonflons, le patron, M. Victor, ne lui prenait la taille un peu trop brutalement. Furieux de se voir repoussé, ce Lovelace de café-chantant se venge sur-le-champ en congédiant son rival, le jeune violoniste Fernandez, qui, lui aussi, fait la cour à Marie. Une rixe met aux prises les deux hommes, Un couteau brille dans la nuit. Mais le cri d’amour de Marie suffit à apaiser Fernandez, qui s’enfuit avec elle, tandis que le gros Victor sanglote.

Au tableau suivant, nous retrouvons Fernandez et Marie à bord d’un navire qui fait route vers Sidney. Une ombre attriste le bonheur de la jeune femme. Car Fernandez se montre plus assidu qu’il ne faudrait auprès d’une jeune et belle passagère, Cornélia. Ce flirt inquiète Marie et l’affole même au point qu’elle songe un instant à se jeter par-dessus bord. Mais, sur ces entrefaites, la tempête se déchaîne. Le navire est désemparé. Panique, sauve qui peut, coups de feu tirés par des énergumènes décidés à se frayer coûte que coûte un passage... Marie et Cornélia, à ce moment critique, s’affrontent et se défient en un rapide colloque. Chacune d’elles revendique l’amour de Fernandez. Mais un geste les départage : le jeune homme survient et s’élance vers Marie. C’est elle, elle d’abord, qu’il a voulu sauver.

Quelques années après, au seuil de la chaumière familiale d’où Marie a naguère été chassée, une enfant vient rôder. C’est la fille de la pécheresse maltraitée. La sœur de Marie, repentante, suit l’enfant et ramène l’exilée. Malade, à bout de souffle, celle-ci a tout juste la force de pardonner avant de mourir.

A ce drame candide et édifiant, l’excellente troupe de l’Odéon, M. Desjardins en tête, s’essaie à donner un souffle de vie. Mme Falconetti dans le rôle de Marie, M. Grétillat dans le rôle du patron Victor, M. Yonnel dans celui de Fernandez, Mlle Guéreau qui fut une Cornélia férocement coquette, méritent d’être cités pour leurs louables efforts.


RENE DOUMIC.