Revue dramatique - 28 février 1911

Revue dramatique - 28 février 1911
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 217-228).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Après moi, pièce en trois actes par M. Henry Bernstein. — GYMNASE : Papa, comédie en trois actes par MM. R. de Fiers et G. A. de Caillavet.


Si nous pouvions douter que le théâtre violent fût le contraire du théâtre vigoureux, et le théâtre brutal le contraire du théâtre vrai, la démonstration vient de nous en être fournie de façon magistrale par M. Henry Bernstein. Non que sa nouvelle pièce soit sensiblement inférieure aux précédentes. Tout juste pourrait-on dire que les ficelles y sont un peu plus grosses et manœuvrées avec moins de sûreté. Mais le cadre est différent. La Comédie-Française n’appartient pas à un genre exclusivement ; drame ou comédie y peuvent être également à leur place, à condition toutefois de contenir un minimum de littérature. C’est ce minimum de littérature que je regrette de ne pas trouver dans les pièces de l’école du coup de poing. Ce que j’entends par littérature, ce ne sont pas d’ailleurs de vains agrémens de style ou le luxe facile des mots d’auteur. Non, mais c’est un peu d’observation, quelque étude des âmes, un certain souci du réel. Les pièces de M. Bernstein en sont fâcheusement dépourvues, et celle-ci comme les autres. C’est, au jugement de la critique littéraire, la tare essentielle de ce théâtre. Tout le monde en a signalé la grossièreté, et je serai bien obligé de l’indiquer à mon tour. Tout le monde a noté l’odieux des personnages, et il me sera bien impossible d’avoir l’air de ne pas m’en être aperçu. Mais ces traits ne sont pas particuliers au théâtre de M. Bernstein, et on pourrait presque dire qu’à des degrés divers, ils sont caractéristiques du théâtre d’aujourd’hui. La marque des productions de M. Bernstein, c’est que tout y soit sacrifié à la situation. Il faut que cette situation soit non seulement frappante, saisissante, angoissante, mais rare, exceptionnelle, inouïe. Il faut et il suffit… Pour établir cette situation, il n’y a ni invraisemblances qui coûtent à l’auteur, ni impossibilités dont il ne fasse bon marché. Il ne tient nul compte ni de la nature, ni de la logique, ni de l’expérience. Ce sont les figures grimaçantes créées par le cauchemar et qu’un cri, le son d’une voix humaine ferait évanouir. On n’imagine rien de plus conventionnel, de plus factice, de plus parfaitement en dehors de l’humanité et de la vie. Par là même ce théâtre manque son effet. Nous n’arrivons à prendre ni au tragique, ni même au sérieux cette gesticulation et ces rodomontades. De loin, nous admirons les lutteurs forains et l’énormité des poids qu’ils enlèvent dans l’effort puissant de leurs « doubles muscles ; » de près, nous apercevons le truquage, nous devinons que ces poids sonnent le creux et qu’ils sont vides ; nous laissons ce spectacle aux badauds et nous passons.

Les trois actes de Après moi s’encadrent dans la somptueuse villa qu’un opulent financier, M. Bourgade, s’est fait bâtir à quelques kilomètres de Dieppe. C’est l’époque des villégiatures. Il y a dans la maison des tas d’invités, dix-neuf exactement, parmi lesquels plusieurs invitées, ce qui permet de varier le plaisir du bridge par d’autres distractions. On se fait d’une chambre à l’autre de petites visites, qui ne tirent pas à conséquence. Société brillante, mais un peu mêlée. Nous surprenons entre une duchesse et un compositeur de musique un bout de dialogue qui nous donne une haute idée de la moralité des duchesses qui couchent sous le toit des financiers. La soirée tire à sa fin : on échange, avant d’aller dormir, quelques propos ailés. Ce genre de conversation mondaine, spirituelle, perverse et légère n’est pas celui où excelle M. Bernstein. Mais il n’attache à ces premières scènes que peu d’importance. Elles servent uniquement à occuper le tapis, je veux dire à permettre aux spectateurs retardataires de gagner leur place. Voici le drame qui va commencer.

Il débute par une grande conversation entre M. Bourgade, Mme Aloy et James. À mesure que se poursuit l’entretien qui réunit ces trois personnages, nous voyons leur figure se dessiner devant nos yeux, ou du moins, d’après les indications qui nous sont fournies, nous nous en formons une certaine image. M. Bourgade est un grand honnête homme. Il jouit d’une réputation solidement établie : il est de ceux à qui va l’estime universelle, dont le nom est synonyme d’honorabilité proverbiale. De sa probité en affaires, ne parlons même pas : cela est superflu et tout éloge que nous en ferions paraîtrait injurieux. Il manie d’énormes capitaux ; il est un des rois du marché ; jamais un soupçon ne l’a effleuré. Dans la lutte quotidienne, il a pris l’habitude de la décision prompte, du commandement sans réplique. Nous le devinons à son geste, au son de sa voix, autoritaire, impérieux. Cette rudesse est celle du bourru bienfaisant. Bienfaiteur, il l’est de ces Aloy avec lesquels nous l’entendons causer. M. Aloy était son ami ; il est mort laissant des affaires embarrassées ; M. Bourgade les a prises en mains, rétablies, amplifiées ; il est venu au secours de la veuve et de l’orphelin, de la façon la plus noble, la plus désintéressée. Mme Aloy, qui est maintenant une dame à cheveux gris, James, qui est un grand gaillard d’une trentaine d’années, ont pour lui une reconnaissance et un respect sans bornes. Cela permet à M. Bourgade d’élever la voix, de parler, sinon en maître, du moins en chef de famille. Et nous nous apercevons en effet qu’il y a de l’irritation, je ne sais quoi de fébrile dans le ton dont il s’adresse à James.

Il somme celui-ci de se décider sur-le-champ à épouser Henriette Fleurion. Henriette est une jeune fille charmante, cela va sans dire, et en outre très riche, qui habite en ce moment dans la villa. Il n’y aurait qu’un étage à monter pour lui porter la bonne nouvelle qu’elle souhaite et qu’elle attend. Bourgade voudrait que James montât cet étage. Pourquoi ces hésitations et ces retards ? Il y a des mois et des mois déjà que le jeune homme a été fiancé à Henriette. Brusquement il est parti, prétextant la nécessité d’un voyage, prolongeant au-delà de toutes limites la durée de ce voyage. Et maintenant qu’il est de retour, il s’obstine à une attitude bizarre, incompréhensible. Qu’il s’exécute enfin ou qu’il s’explique ! Avec autant de violence que Bourgade ordonne, James refuse. C’est le diapason, adopté une fois pour toutes, par les personnages de M. Bernstein. Ici personne ne parle, et tout le monde crie. James ne veut pas se marier et il ne veut pas s’expliquer. Il exige qu’on le laisse tranquille et finalement quitte la partie. Sur le cas de James, nous n’avons aucun doute, aucune incertitude. Pour que ce garçon refuse catégoriquement, avec tant d’obstination et tant d’âpreté, la main d’une jeune fille si charmante et si riche, il y a une raison, et il ne peut y en avoir qu’une : il aime ailleurs. Cela crève les yeux. Nous nous étonnons seulement qu’une mère et un intime ami de la famille puissent s’y tromper. Comment se peut-il que ni l’une ni l’autre ne connaisse ou ne soupçonne le secret de James ? Ce secret, nous le pénétrerons, avant qu’il soit longtemps ; nous sommes là-dessus bien tranquilles. Nous attendrons sans fièvre. Mais pourquoi M. Bourgade tient-il si fort à la conclusion immédiate d’un mariage avec Henriette ? Cela reste plus obscur. Il ne dit pas un mot qui puisse nous mettre sur la voie. C’est une énigme. Peut-être la clef nous sera-t-elle livrée à l’acte suivant, où il est convenu que M. Bourgade et Mme Aloy auront, dans une pièce du premier étage, une importante conversation d’affaires.

Cependant, la scène étant restée vide, nous y voyons revenir James. Il a feint d’aller rejoindre son yacht où il est domicilié ; en réalité, il s’est caché dans le parc, et le voici de retour dans le hall de la villa où il a un rendez-vous avec qui ? avec la femme de M. Bourgade, Irène. Cette Irène n’a fait encore que passer ; nous ne serons pas fâchés d’apprendre un peu à la connaître. Elle est mariée depuis dix-sept ans ; elle est, depuis dix-sept ans, une épouse irréprochable. Aime-t-elle son mari ? elle a du moins pour lui un profond attachement fait d’admiration, de respect et de gratitude pour cet homme si exceptionnellement honnête et si parfaitement bon. Le tromper, commettre ce crime et cette vilenie, elle ne s’y résoudra jamais. Voilà ce qu’elle est venue dire à James, et pourquoi elle a donné un rendez-vous, cette nuit, à ce jeune homme ardent dans cette salle solitaire. Car nous savons maintenant quel est le secret de James : il s’appelle Irène. Cela date d’un soir où il a vu Irène au bal, très décolletée, ainsi que le veut la mode. Ç’a été comme un paquet de cailloux qu’il aurait reçu dans la poitrine. Ainsi s’exprime ce jeune homme en un langage figuré qui est apparemment le langage bien moderne et « dernier cri » de la passion. Les poètes de jadis, ceux de la tragédie comme ceux du madrigal, ont fait la consommation que l’on sait des feux et des chaînes, des flammes et des fleurs. Le paquet de cailloux est la dernière nouveauté et notre plus galante invention. De ce choc James ne s’est pas remis. Il s’est sauvé ; il a fui jusque dans l’Orient, qui, de nos jours, n’est plus désert ; il a emporté dans son cœur meurtri le tourment plus fort que l’absence. Le voici maintenant revenu tout exprès pour faire de la femme de son bienfaiteur sa maîtresse. C’est très mal. Et nous qui, n’ayant ni contemplé le décolleté d’Irène, ni reçu le fameux coup, avons gardé toute notre liberté d’appréciation, nous en jugeons sans indulgence. S’il y avait une femme au monde qui dût être sacrée à James, c’était Irène, de beaucoup plus âgée que lui et mariée à un homme qui est pour lui un second père. Avoir reçu d’un homme conseils, appui, assistance, soins quasi paternels, et lui prendre sa femme, c’est une abomination que toute la phraséologie et la passion n’excusent pas. Ce James est un drôle. Nous savons infiniment de gré à Irène de le renvoyer à son romantisme de héros fatal. Honnête femme, incapable de faillir, elle ne connaît que son devoir… Soudain elle tombe dans les bras du jeune homme. C’est brusque, inattendu, inexpliqué, comme tout sera brusque, inattendu, inexpliqué dans cette pièce où la malice semble être de dérouter le spectateur et de l’égarer pour ensuite tomber sur lui à l’improviste et le prendre à la gorge. C’est l’art des préparations remplacé par le théâtre guet-apens.

Un premier acte doit être un acte d’exposition et contenir tous les élémens d’où le drame par la suite va se dégager. Nous devons supposer qu’il se jouera entre les personnages qui nous ont été présentés et tels qu’ils nous ont été présentés, que les développemens découleront de la situation initiale telle qu’elle a été posée. Qu’avons-nous vu jusqu’ici ? Un honnête vieillard indignement outragé par un méchant gamin. Cet ingrat de James apporte le déshonneur et la désolation dans l’intérieur du pauvre homme. Évidemment, la pièce est là. Comment sera-t-elle conduite, et quels incidens imaginera l’auteur ? Quel rôle donnera-t-il à Henriette, la fiancée trahie ? Quel rôle à Mme Aloy, la mère, qui va sans doute se tenir pour en partie responsable de l’ingratitude de son fils ? Nous n’en préjugeons rien ; mais ce dont nous ne pouvons douter, c’est que le sujet même de la pièce ne soit la souffrance d’un homme de devoir et d’honneur trahi par deux misérables… Or en suivant cette piste, sur laquelle nous a engagés l’auteur, nous tournons le dos aux événemens qui vont se dérouler au second acte. Un élément nouveau de l’action va nous y être découvert, qui sera l’élément essentiel, et que rien ne pouvait nous faire soupçonner.

Car Après moi est le drame du spéculateur. Cet honnête homme de M. Bourgade est un escroc. Tel est le changement à vue auquel nous assistons dès les premières minutes du second acte. Cette stupéfiante nouvelle nous est apportée par M. Bourgade lui-même, dans la conversation qu’il a voulu avoir tout de suite avec Mme Aloy, conversation d’affaires, qui se poursuit dans le salon du premier étage pendant que se continue dans le hall du rez-de-chaussée la conversation amoureuse d’Irène et de James. Bourgade a spéculé sur les huiles. En quoi consiste l’opération, on nous l’explique longuement, minutieusement ; mais je craindrais de me noyer dans tous ces chiffres et dans toute cette huile. Ce qui est certain, c’est qu’il a joué avec les fonds qui lui étaient confiés, et englouti dans cette désastreuse affaire toute la fortune de Mme Aloy et de James. Il a tout perdu jusqu’au dernier sou. Il les a ruinés jusqu’au dernier centime. Et voilà bien pourquoi il voulait faire épouser à James les millions d’Henriette. Ce conseil de père de famille était une canaillerie de plus. Il y a des années et des années que Bourgade mène cette vie de fourberie et de brigandage, au milieu de l’estime générale. Que personne n’en ait rien su, ni Irène, ni Mme Aloy, ni James, que rien n’en ait transpiré, ni dans le monde des affaires, ni dans le monde, c’est une des anomalies qui abondent dans ce théâtre. Depuis des années, Bourgade accumule les abus de confiance, manœuvres frauduleuses et tout ce qui concerne son état de financier véreux. Vraisemblablement, il continuerait avec la même assurance imperturbable et la même intrépidité de bonne conscience. Mais l’heure a sonné de l’inévitable culbute. C’est ce qui le décide à parler. Mme Aloy, la première minute de stupeur passée, dissimule mal un vif mécontentement. Il nous est impossible de ne pas trouver qu’elle y a tous les droits.

Bourgade a pris le parti de se tuer. Le suicide n’arrange rien ; il n’est pas une réparation, mais il est une fin ; c’est quelque chose. Avant de disparaître, il tient à régler ce qui arrivera « après lui. » Il fait venir son vieux camarade Friediger et le charge d’un certain nombre de commissions. Il a mis de côté un peu d’argent, pour assurer quelques petites rentes à Irène : ce n’est pas d’un homme d’affaires très correct, mais c’est d’un bon mari. Friediger se lamente et pleurniche. Ce qui permet à l’escroc de prendre des attitudes et du faire des mots. « Je suis peut-être un vilain monsieur, mais je suis un monsieur. » Il est, comme vous voyez, assez content de lui. C’est un phraseur : il ne lui manquait que cela ! Il se plaît à étonner cette bonne bête de Friediger. Il est emphatique, il est verbeux, et un soupçon nous vient. Les gens qui sont bien déterminés à se tuer, n’en disent rien. C’est même à cela qu’on reconnaît l’homme qui va se suicider : son silence le trahit. Ce verbiage nous inquiète. Bourgade se tuera, puisqu’il le dit ; mais il le dit trop ; évidemment il n’en a pas du tout d’envie ; il préférerait attendre. Resté seul, il procède aux derniers préparatifs ; il y procède lentement. Un tel spectacle est toujours pénible, et le plus court, en ce cas, est le meilleur. Celui-ci se prolonge. Bourgade se tuera-t-il ou ne se tuera-t-il pas ? Notez que cela nous est bien indifférent. Qu’il se supprime, nous, ne le pleurerons pas et nous ne nous en réjouirons pas davantage. Car cela fera une canaille de moins par le monde, mais il en restera tant d’autres ! Enfin il appuie sur sa tempe le canon de son revolver…

À ce moment, la porte s’ouvre. Une femme paraît. C’est Irène, mais Irène, les cheveux en désordre, le peignoir en déroute, dans le simple appareil d’une beauté qui s’arrache aux bras d’un amant. Ce dépoitraillement, le trouble d’Irène, l’embarras de ses explications valent tous les aveux : le mari ne s’y trompe pas : sa femme le trompe. Nous voilà enfin au centre même du drame. Nous tenons la situation pour laquelle toute la pièce a été faite. Tout ce qui a précédé ne tendait qu’à l’amener ; tout ce qui suivra n’en sera que le développement et la conséquence. Un homme, acculé au suicide par des pertes d’argent, au moment où il va presser la gâchette de son pistolet, découvre que sa femme le trompe. Telle est la situation. Elle est violente, mais surtout violemment artificielle. Faites le compte des coïncidences qu’elle suppose. Il faut admettre qu’une épouse, jusque-là fidèle, renonce à ses dix-sept années de fidélité juste à la minute où son mari, jusque-là réputé honnête homme, est mis par l’imminence de la banqueroute dans la nécessité de se supprimer. Entre ces deux drames, le drame d’amour et le drame d’argent, complètement indépendans l’un de l’autre, il faut admettre que la rencontre s’est produite précisément à la minute où l’un allait pouvoir influer sur l’autre. Il est trop clair qu’il en est ainsi parce que l’auteur l’a voulu ainsi. C’est la ficelle, et elle a l’épaisseur d’un câble.

Vous me direz : « Cette rencontre est toute fortuite, je l’accorde. Il y avait des milliers et des milliers de chances pour qu’elle ne se produisît pas, et une seule chance pour qu’elle se produisît. Cette chance unique, le calcul des probabilités la détermine, et le langage courant l’appelle le hasard. Nierez-vous l’existence du hasard ? et, puisqu’il intervient dans la vie, de quel droit prétendez-vous l’éliminer du théâtre ? » Je ne nie pas le hasard. Partant en voyage, vous prenez justement le train et vous montez justement dans le wagon qu’une collision va mettre en miettes. Vous promenant à petits pas dans votre rue, vous passez précisément sous la cheminée que toutes les forces combinées de la nature devaient faire tomber à cette minute et tomber sur votre tête. Vous rentrez chez vous à l’instant où vous dérangez des cambrioleurs, à qui vous ne laissez d’autre ressource que de vous assassiner. Autant de hasards que les journaux s’empressent d’enregistrer et dont la curiosité publique se régale sous la rubrique des faits divers. Certes, le théâtre admet le fait divers ; il y a même un genre, et des plus vivans, qui ne vit pas d’autre chose : c’est le mélodrame. Si la situation d’Après moi m’était contée à l’Ambigu, je me garderais bien d’élever aucune objection. Je la trouverais joliment bien inventée et tout à fait amusante. Mais nous sommes à la Comédie-Française ; nous ne pouvons accepter que ce qui se passe sur notre première scène littéraire se passe en dehors de la littérature ; et puisque l’œuvre nous est présentée dans ce cadre, nous sommes bien forcés de la discuter comme nous ferions une œuvre littéraire.

Il y a une manière, et, à vrai dire, il n’y en a qu’une seule, de donner au hasard un rôle en littérature : c’est de le montrer secondant ou contrariant le travail de la passion. Il y aurait eu pour M. Bernstein une manière, au lieu de nous livrer le fait divers tout cru, de le changer en élément d’une action dramatique. Et il n’est pas très difficile de l’imaginer. Prenons les personnages de la pièce et esquissons leur physionomie en la modifiant dans le sens qui eût convenu. Supposons que Bourgade est le mari éperdument épris de sa femme, d’ailleurs beaucoup plus âgé qu’elle, de race et d’éducation inférieures, Othello d’une autre Desdémone. Pour se faire aimer de cette femme plus jeune, plus affinée, dont il se sent méprisé, il ne conçoit dans sa cervelle de rustre et de manieur d’argent qu’un moyen : c’est de la faire follement riche, d’acheter son amour au prix de tout cet argent qu’il va lui gagner. C’est pour elle qu’il s’est lancé dans de dangereuses entreprises ; l’amour de cette femme était l’enjeu de la partie insensée qu’il a engagée et où il va succomber ; c’est sa passion exagérée qui l’a rendu criminel : bandit, mais bandit par amour. Et au moment où il va sombrer dans la tempête financière qu’il n’a affrontée que pour gagner le cœur d’une femme, il apprend que cette femme le trompe !… Autant qu’il m’en souvient, le dernier forban que nous avait présenté M. Bernstein appartenait à cette catégorie des forbans amoureux… Mais pour ce qui est de Bourgade, rien ne nous donne à croire que le souci de sa femme soit jamais entré dans ses combinaisons de joueur et ses audaces de spéculateur. Lui-même n’essaie pas sur ce point de nous donner le change. Il prétend qu’il a agi dans l’intérêt de Mme Aloy et de James. En réalité, il n’a eu d’autre but que son propre intérêt. Il a souhaité par amour-propre, vanité, folie des grandeurs, une de ces royautés que confèrent les millions dans l’ère des trusts. Comme il y a le roi du fer, celui du cuivre, et celui des blés, il aurait été le roi des huiles. Il n’y a aucun rapport entre cette ambition toute personnelle et l’amour qu’il pourrait avoir pour sa femme. Cet amour, il n’en a pas même été question. Et nous sommes plutôt portés à croire que Bourgade n’a pour sa femme qu’une affection tiède et distraite d’homme très occupé et à qui il reste peu de temps pour rêver aux étoiles.

Tout à coup, et sur le bord de la tombe, Bourgade se découvre un tempérament d’amoureux. L’idée qu’après sa mort Irène sera à un autre et à un autre qui est déjà son amant, lui apparaît brusquement et opère en lui une révolution. Du coup, il renonce à ses projets de suicide. Il resserre le pistolet dans sa boîte, bien sagement. Le joueur malheureux, le financier à bout d’expédiens n’existe plus : il ne reste que le mari jaloux. Ah ! que cela est extraordinaire, et imprévu, et je dirais invraisemblable, si nous n’étions ici en pleine fantaisie et dans ce domaine de l’hypothèse où les opinions sont libres. L’auteur aurait pu se plaire à nous conter l’aventure d’un financier en détresse qui, n’étant plus retenu à la vie que par son attachement pour sa femme, découvre que celle-ci le trompe, et, de désespoir, se tue. Il a préféré que Bourgade ayant résolu de se tuer, change d’avis, en apprenant le surcroit de son infortune. L’une ou l’autre alternative est défendable ; la seconde, pourtant un peu moins que la première. Ce Bourgade s’en allait mourir ; la nouvelle qu’il est ce que vous savez et que Molière eût appelé comme vous savez, le rattache à la vie. Allons ! allons ! on ne nous ôtera pas de l’esprit que ses préparatifs de suicide étaient une frime et qu’il a sauté sur le premier prétexte.

Maintenant, nous allons assister à un joli déballage. Ces deux êtres se font horreur et ils ne se l’envoient pas dire. Dans le dialogue qu’ils échangent à travers les demi-ténèbres de cette nuit moins noire que leurs âmes, l’escroquerie et l’adultère se donnent la réplique. Oubliant sur l’heure l’infamie dont il est saturé, Bourgade se dresse en justicier. Irène n’a qu’un regret, celui de sa longue honnêteté. Quoi ! pour rester fidèle à ce voleur, elle s’est privée des joies d’une mauvaise conduite ! Dix-sept années de privations ! On demandait tout à l’heure ce que c’est que l’irréparable. Le voilà, l’irréparable : ce sont toutes ces jouissances perdues. Par ce cri du cœur, nous pouvons juger de ce que vaut le cœur de celle qui le pousse. Ainsi s’entre-croisent les invectives, et s’entre-choquent les paquets de sottises remplaçant les paquets de cailloux…

Tout du long de cet acte nous n’avons entendu que plaintes, reproches, gémissemens, injures, sanglots de colère et de rage, halètement de bêtes traquées. Nous avons notre compte. Quant à Bourgade, il lui reste à découvrir qui est le larron de son honneur. Vainement a-t-il, pareil aux maris croquemitaines du bon Dumas père, tordu les poignets d’Irène : Son nom, madame ! Il ne lui a pas arraché ce nom. Tout de suite, au début du troisième acte, James, par quelques paroles imprudentes, se dénonce lui-même. Que va-t-il se passer ? Bourgade va-t-il tirer sur James ou sur Irène ce coup de pistolet qu’il s’est épargné à lui-même, il y a quelques heures ? Irène va-t-elle se sauver avec son amant ? Ou va-t-elle accompagner dans sa retraite le financier en fuite ? L’auteur peut choisir entre ces diverses solutions celle qui lui fera le plus de plaisir, ou le plus de peur. Elles nous sont à nous tout à fait indifférentes. Peu nous importe ce qui adviendra de ces personnages dont aucun ne nous intéresse. Nous n’avons qu’un désir, c’est que l’énervant débat ne se prolonge pas. Nous n’avons qu’un avis, celui qu’exprime James avec un à-propos que le public a souligné : « Il faut en finir. » Avoir choisi une situation si baroque, et pour n’en rien tirer qui provoquât l’émotion du spectateur, c’est une duperie, et c’est la formule de cet art.

J’ai essayé de montrer combien ce théâtre dont le principe consiste à combiner les élémens d’une situation mélodramatique et agencer un jeu de circonstances extraordinaires, est dépourvu d’humanité. Aucune psychologie. Des bonshommes à peine dessinés d’un trait sommaire. Il me faut pourtant dire quelques mots de l’atmosphère morale qu’on respire dans cette pièce. La vieille Mme Aloy qui ne dit rien, et la jeune Henriette qui reste à la cantonade sont les deux seuls personnages qui échappent à l’universelle abjection. Les autres sont, chacun, à sa manière, pareillement méprisables. Bourgade qui dans sa débâcle, ne trouve qu’un reproche à se faire, celui de n’avoir pas réussi, et qui finalement se sauve et se cache pour échapper à la prison, est un pleutre sinistre. Irène, la femme mûre, qui s’offre les caresses d’un jeune homme et regrette seulement de n’avoir pas commencé plus tôt ; James, qui, sous le toit de celui qu’il croit son bienfaiteur, séduit la femme de celui-ci, tous ces gens se valent. Notez qu’ils ont tous fait jusqu’ici figure d’honnêtes gens. Mais fiez-vous donc aux honnêtes gens ! Rien d’ailleurs n’excuse ou ne relève ici leurs défaillances. On n’aperçoit pas chez Bourgade cet esprit d’aventure et ce goût du risque qui prêtent à certains désastres de joueurs, restés beaux joueurs, une sorte de grandeur. Le sentiment n’a aucune part à l’attrait qui porte l’un vers l’autre Irène et James et qui se résout dans l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidémies. Bien dans tout cela que l’appât de l’argent, la séduction de la chair, les deux mobiles les plus bas auxquels l’humanité puisse céder. Nous sommes fort loin de ces spectacles qui, suivant le mot de La Bruyère, élèvent l’esprit.

Les artistes de la Comédie-Française avaient une tâche difficile. Ils s’en sont tirés tant bien que mal. M. Le Bargy était chargé du rôle écrasant de Bourgade. Ce n’est pas sa faute si ce rôle est dur, sans nuances, monotone et monocorde, et à peu près aussi fatigant pour le public que pour l’acteur. Mme Bartet, qui sait mettre, partout de la mesure, du tact, de la distinction, n’était pas la femme qu’il fallait pour les explosions enragées du second acte. M. Grand a été quelconque, et Mme Pierson aussi ; et ils n’avaient pas mieux à faire.


MM. de Flers et de Caillavet sont dans le plein épanouissement d’un talent fertile, facile, merveilleusement adapté aux conditions actuelles du succès : le public ne se lasse pas de les entendre conter les histoires qu’ils, content si agréablement. Il y a, semble-t-il, dans leur répertoire deux veines principales : mie veine de comédie légèrement satirique, celle du Roi et du Bois Sacré ; une veine de comédie aimable et sentimentale, à la manière de l’ancien « théâtre de Madame, » et d’où procédait l’Amour veille. C’est à cette seconde catégorie qu’appartient la comédie qu’ils viennent de donner au Gymnase : Papa.

Le sujet est de ceux qui ont été maintes fois remis au théâtre, où tout l’art de l’écrivain ne consiste qu’à renouveler des situations anciennes : Il y a longtemps qu’Alexandre Dumas fils a donné le Père prodigue ; il n’y a pas longtemps que M. V. Duquesnel faisait représenter Patachon ; et il est probable qu’entre les deux un érudit du théâtre trouverait à citer plus d’un « Patachon » et plus d’un « Père prodigue. » Il nous suffit qu’au vieux thème les ingénieux auteurs aient mis des habits neufs, coupés à la dernière mode et d’un chic bien parisien.

Dans un village de Languedoc vit en gentilhomme campagnard le jeune Jean Bernard, qui, ne se connaissant pas de parens, mais d’ailleurs jouissant de suffisans revenus, s’accommode aisément de sa situation d’enfant naturel. Il fréquente peu de monde, hors le curé son voisin, son fermier Aubrun, et Jeanne, la fille de son fermier. Et comme il est à l’âge où l’on devient amoureux, son isolement ne peut faire qu’il n’ait découvert dans le voisinage une jeune Valaque, Georgina Coursan, dont il rêve et qu’il est prêt à épouser. Cette Georgina n’est pas une méchante personne, oh ! non, et même elle n’est pas une fille déshonnête, quoiqu’il y ait à dire ; mais elle a en elle un instinct bohème, un goût du plaisir et du luxe, tout ce que ce bon rustre de Jean ne saura jamais satisfaire.

Tout à coup il tombe du ciel, à ce grand garçon, un père. Le comte de Larzac, averti par certains signes que le moment est venu de faire une fin, s’est souvenu à propos qu’il avait un fils, tout poussé, dans un coin de province, ce qui est une excellente condition pour un viveur sur le retour qui veut s’installer dans un nouveau rôle et jouer les pères. Il t’ait exprès le voyage du Languedoc, en automobile, arrive tout essoufflé et poussiéreux, jette un regard sur le domaine, cause un quart d’heure avec le curé, repart, et fait venir Jean à Paris.

Le second acte nous montre Jean chez son père, le campagnard chez le Parisien : et les ahurissemens de ce jeune Huron fournissent une abondante source de comique. Le comte de Larzac a complètement renoncé aux femmes ; mais la destinée s’amuse à en mettre encore et quand même toute une théorie sur son chemin ; pour lui aussi, c’est la Fatalité. La dernière arrivée est Georgina Coursan qu’il trouve charmante et tout à fait digne de devenir sa belle-fille. Et c’est pourquoi il repart pour le Languedoc à l’effet de marier les deux jeunes gens.

Mais ici un phénomène se produit auquel nous étions très préparés, que nous attendions et qui par conséquent nous cause une satisfaction vive. Placé entre ce père boute-en-train et ce fils rabat-joie, c’est avec le vieux gentilhomme que la jeune aventurière se sent en sympathie. Jean s’en aperçoit à temps, assez à temps pour épargner un grave malentendu, et il marie son père et sa fiancée, ces deux bohémiens de la vie. Cela fera un ménage tel quel. Pour lui, il vient de s’apercevoir que la fille de son fermier l’adore. Sa destinée est là ; il ne s’y soustraira pas : Perdican épouse Rosette. Tout cela est plein de jobs détails et de rôles épisodiques de la plus heureuse invention, celui par exemple du bon curé innocent et malicieux qui vient en droite ligne de l’Amour veille et que MM. de Flers et de Caillavet se sont donc emprunté à eux-mêmes. Il y a de la verve, de l’attendrissement et beaucoup de mots drôles qui parlent en fusées.

Papa est joué à ravir par M. Huguenet qui est, dans le rôle du comte de Larzac, la belle humeur, l’inconscience et la bonhomie elles-mêmes, — par M. Gaston Dubosc, un excellent abbé Jocasse, — par M. Louis Gauthier très naturel, et un peu sombre, comme il convient, en Jean Bernard, — et par Mlle Yvonne de Bray, une Georgina très séduisante.


RENE DOUMIC.