Revue dramatique - 14 septembre 1913

Revue dramatique - 14 septembre 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 433-444).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Yvonic, pièce en trois actes en vers, par M. Paul Ferrier. — Théâtre Imprimé : La Délivrance d’Orléans, mystère en trois actes, par M. Joseph Fabre.


La Comédie-Française, qui, en ce mois de septembre encore, n’est plus à la Comédie-Française, mais à Marseille ou à Bruxelles, à moins que ce ne soit en Suisse, a eu la coquetterie, pendant son exode forcé, de monter une pièce nouvelle. Et elle a eu la hardiesse d’en donner la première représentation en plein mois d’août. J’ai beaucoup goûté ce tranquille défi jeté à nos mœurs actuelles et ce rappel discret de la tradition. Car l’usage de fuir Paris dès les premiers beaux jours est de date assez récente, et c’est nous, gens de maintenant, qui avons fait de notre ville, pendant la saison chaude, un lieu inhabitable ou du moins inhabité. Jadis on ne regardait pas au calendrier pour monter un ouvrage : plusieurs des tragédies de Voltaire ont été jouées pour la première fois pendant l’été, qui était aussi la saison des plus brillantes solennités académiques. Que dirait aujourd’hui celui des Quarante à qui on proposerait de le recevoir vers le milieu d’août ? Ce n’est pas que le Parisien d’autrefois n’aimât, comme un autre, à goûter l’ombre et le frais : le Parisien a eu de tout temps l’âme champêtre. Mais d’abord Paris était tout plein de jardins ; puis, autour de Paris il y avait ces charmans environs de Paris, auxquels nous avons substitué la banlieue, la hideuse banlieue. Où ne poussent maintenant que des gares et des tuyaux d’usines, c’étaient des nids de verdure où le beau monde avait sa maison des champs. De Saint-Denis et de Saint-Ouen, ou tout simplement d’Auteuil, on venait à la pièce nouvelle, et comme le théâtre finissait de bonne heure, on s’en retournait le soir, dans les amples voitures propices à la conversation, tout en devisant à la belle étoile sur ce qu’on venait d’entendre. C’était le feuilleton parlé, que j’imagine très supérieur à nos feuilletons écrits, quoique moins tendre aux auteurs. Mais les progrès de la locomotion ont révolutionné des habitudes que la Révolution avait respectées. C’est pourquoi ceux qui, le 20 août dernier, se rendirent à l’Opéra-Comique, c’est-à-dire à la Comédie-Française, pour y assister à la première représentation d’une pièce nouvelle et en vers, y allaient avec un peu de surprise mêlée d’un peu d’attendrissement et dans les dispositions les plus favorables.

Est-ce l’influence du milieu, l’obsession du cadre ? Il nous a semblé, en plus d’un endroit, que cette pièce de la Comédie-Française n’était pas déplacée dans le théâtre où les hasards d’une saison d’aventures et le marouflage du plafond de M. Besnard l’ont amenée à recevoir l’hospitalité. C’est une pièce bretonne. La Bretagne avec cette atmosphère de brume qui invite à la rêverie, cette chanson de la mer tour à tour ensorceleuse et plaintive, et cette couronne de légendes, et ce pittoresque d’un costume qui s’en va, est le pays sans rival pour fournir aux pièces de théâtre un décor poétique. Dans Yvonic, si tous les hommes sont marins, toutes les femmes sont blanchisseuses ; et cela ne détonne pas sur une scène où on a vu des midinettes. La situation est des plus romanesques et par cela même prête à un certain lyrisme. Les personnages parlent une langue familière et pourtant fleurie, très propre à ce genre de versification où excellent les librettistes. Tout cela forme un ensemble légèrement désuet, auquel il est vrai qu’on se prend parfois à souhaiter l’accompagnement d’une musique qui, au moins, ne serait pas la musique de l’avenir.

Aimez-vous à pleurer au théâtre ? Cela va sans dire. Vous aimerez donc le premier acte d’Yvonic qui est, depuis qu’on fait des pièces de théâtre, l’acte où l’on pleure le plus sur la scène — et dans la salle. C’est un acte en pleurs, où les choses et les gens n’apparaissent que derrière une brume de larmes, et les mots ne s’entendent qu’à travers les sanglots qui les noient. C’est de la littérature mouillée. L’effet en est toujours grand sur le public. Comme vous le savez déjà, maman Rose est blanchisseuse. Dans la Bretagne traditionaliste et que les manières américaines n’ont pas encore complètement bouleversée, on lave le linge en famille : la même salle sert d’atelier pour les repasseuses. de salon pour les visiteurs et de chambre à coucher. Cela permet de jouer toute la pièce dans un même décor, comme au temps du théâtre classique, qui était le bon temps. Ces demoiselles bavardent tout le long de leur ouvrage, et nous démêlons dans leur bavardage que la vertu de maman Rose ne leur inspire pas une absolue confiance. Le patron Kerhostin est parti pour la grande pêche avec son fils Joël. Cependant on a beaucoup vu rôder par ici un certain Pascalou qui est de ces enjôleurs comme le Midi en envoie pour la perdition des vertus de l’Ouest. Et, depuis quelque temps, maman Rose est toute drôle ; je veux dire qu’elle pleure sans cesse : il y a du malheur dans l’air.

Il y a des malheurs, car ils ne viennent jamais seuls, et nous allons les voir s’accumuler en quelques instans et fondre de concert sur cette demeure infortunée. A peine maman Rose s’est-elle traînée en scène, larmoyante, défaillante et sanglotante, on apporte un berceau. La voisine qui s’était chargée d’élever l’enfant du péché décline cette mission de confiance et restitue le dépôt compromettant. A cette minute précise, on annonce le retour du patron Kerhostin : et vous l’auriez juré ! Affolée par l’annonce de ce retour et par la vue de ce berceau, et sentant sa fin prochaine, maman Rose avoue sa faute à sa fille Yvonne. Elle conjure cette pieuse fille de faire en sorte que le père ignore tout et que rien ne vienne troubler et ternir le souvenir qu’il gardera de l’épouse aimée et qui l’aimait. Confession tragique, serment sacré, mais qui sera difficile à tenir. Alors, rassérénée, elle s’abandonne à la mort libératrice.

Vous vous rappelez l’arrivée d’Hercule dans l’Alceste d’Euripide. Admète a cherché vainement qui veuille mourir pour lui. Il a, sans succès, adressé son étrange requête à ses parens et à toute sorte de vieilles gens. Seule sa jeune épouse a consenti au sacrifice et déjà elle est environnée des ombres de la mort. C’est alors qu’Hercule, qui de son naturel était joyeux et bruyant, fait une entrée de commis voyageur. Ainsi le patron Kerhostin « s’amène, » jurant et pestant parce que nul n’est venu le saluer sur le port. Mais aux coups de gueule du loup de mer ne répond qu’un sourd murmure : on récite les prières des morts.

Voilà de l’émotion. Je serais tenté de trouver qu’on en a trop mis. Le spectacle d’une agonie à la scène n’est pas seulement douloureux, il est pénible. On l’a prolongé comme à plaisir. Cet acte pose nettement la situation, mais en ajoutant encore à ce qu’elle a, par elle-même, d’invraisemblable. Car on devine qu’Yvonne va reprendre à son compte la faute de sa mère et qu’elle fera passer le petit Yvonic pour son enfant. Mais à qui le fera-t-elle croire ? Toute la blanchisserie a remarqué les assiduités de Pascalou auprès de maman Rose. Tout ce qu’il y a de commères dans le pays sait que maman Rose a disparu quelque temps de la maison et qu’Yvonne n’en a pas bougé. Le secret de maman Rose est le secret de Polichinelle. Si vous préférez, c’est un secret dans lequel il y a trop de blanchisseuses. Aussi serons-nous stupéfaits, en apprenant, au second acte, que la fable grossière et pieuse inventée par Yvonne a été universellement admise.

Ce second acte, à son début, nous a fait souvenir des beaux temps du Théâtre-Libre. C’est dans une pièce de M. Georges Ancey, et, si je ne me trompe, dans l’École des Veufs, que la toile se levait sur une scène d’enterrement : le rendez-vous à la maison mortuaire. Chacun des conviés arrivait portant qui un bouquet et qui une couronne de perles, et défilait pour serrer les mains aux personnes de la famille. Ainsi au second acte d’Yvonîc. C’est le retour du cimetière. Chacun présente au patron Kerhostin des condoléances dont vous devinez l’écœurante banalité, et s’esquive : on ne s’attarde guère dans les maisons qu’habite la tristesse. Et déjà l’autre malheur de Kerhostin, la faute de sa fille, fait l’objet de toutes les conversations.

Alors commence le calvaire d’Yvonne. Nous allons en gravir, un à un, les degrés avec elle. C’est d’abord la réprobation de tout le pays, un pays où les mœurs sont restées très austères et qui n’a pas pour la fille qui a « fauté » cette indulgence pourtant fréquente dans les milieux voisins de la nature. Puis la colère de Kerhostin. Il ne voit qu’une solution, ce brave homme, dans sa droiture et son bon sens : que le séducteur épouse sa complice ! « Son nom, madame ! » Mais Yvonne se laisserait fendre le crâne plutôt que de livrer ce nom. Et ce n’est encore rien que ce courroux du père ; il y a pis : le désespoir du fiancé. Car Yvonne a un fiancé, Yan, qui ne sait rien, et continue d’avoir dans sa promise la foi à laquelle d’ailleurs elle a si bien droit. Elle va lui faire, à lui aussi, le conte absurde et désolant, et, comme il se refuse à croire à cette chose monstrueuse et folle, elle lui mettra sous les yeux la preuve : le berceau ! Ainsi elle recule les bornes de l’humaine souffrance.

Cette progression est menée avec la sûreté de main qu’on peut attendre d’un vieux routier de la scène tel qu’est M. Paul Ferrier. Mais en outre l’auteur a indiqué une nuance de sentiment très finement démêlée et en laquelle, à mon gré, réside tout le pathétique de la situation. Elle consiste en ceci qu’Yvonne joue avec ferveur son rôle de fille coupable, mais sans toutefois pouvoir en prendre la mentalité. A l’instant même où elle s’accuse, se dénonce, se montre au doigt : « Me, me, adsum qui feci ! » la conscience qu’elle a de son honnêteté empêche qu’elle ne s’humilie et ne courbe la tête. Elle a endossé le crime, c’est entendu ; mais elle répudie la honte. S’étant donnée pour une fille perdue, elle ne comprend et n’admet tout de même pas qu’on la traite comme telle, puisqu’elle est non pas seulement vertueuse, mais héroïque. Cela crée entre elle et ses interlocuteurs un malentendu subtil et original. « Tu devrais rougir ! » lui crie son père ; mais elle : « Pas du tout. Et j’ai le droit de porter le front haut ! Et j’en connais peu qui puissent le porter aussi haut que moi ! Et je suis l’honneur de la famille ! » Son fiancé lui demande comment elle a pu oublier ses sermens, leur amour, la foi jurée. « Mais je n’ai rien oublié, proteste-t-elle ; et il n’y a pas de fiancée plus aimante, plus loyale, plus fidèle ! » Héroïque, elle voudrait être traitée en héroïne par ceux-là mêmes que son héroïsme consiste à convaincre de son indignité. C’est une contradiction, ce n’est pas une invraisemblance. C’est absurde et c’est humain. Et de là va sortir le dénouement.

Ce dénouement, je sais à M. Paul Ferrier le plus grand gré de ne l’avoir amené que par des moyens de psychologie. Rien ne lui eût été plus facile que de faire éclater par quelque incident la vérité, sinon aux yeux du père qui doit tout ignorer jusqu’au bout, du moins à ceux du fiancé. Il a voulu que Yan sût la vérité, comme il le devait, mais la découvrît lui-même, par un travail intérieur dont le principe est que, fût-ce devant l’évidence, il ne peut douter d’Yvonne. Donc, de ce côté, tout rentre dans l’ordre. Yan s’associe au pieux mensonge d’Yvonne et prend sa part du sacrifice. Reste le patron Kerhostin. Quelle attitude lui prêter ? Le cas était embarrassant et il me semble bien que l’auteur s’y est en effet embarrassé. Quand il apprend qu’Yan épouse Yvonne et adopte l’enfant, Kerhostin devrait lui ouvrir ses bras et le remercier pour cette solution si élégante qu’il apporte à un problème délicat. Au contraire, il le maudit ! Il maudit sa fille, il maudit son gendre ; il ne s’attendrit que pour ce petit-fils dont il n’est pas le grand-père et qui n’a dans ses veines pas une goutte de son sang ! Pour une fois, la « voix du sang » se trompe... J’aurais voulu que, sans percer le mystère, ce simple eût l’obscure sensation qu’il y a là un mystère et, sans chercher plus loin, rendît à sa fille son estime et son affection, grandies d’un peu d’admiration... Mais, en somme, tout finit bien. Le calme renaîtra dans la blanchisserie Kerhostin. Et, encouragée par l’accueil qu’a fait à Yvonic un public d’été, la Comédie-Française, rentrée chez elle, montrera à son public d’hiver cette pièce émouvante et distinguée.

D’ici là, les acteurs auront eu le temps de repasser leurs rôles qu’ils ne savaient pas encore très bien. Ils pourront aussi atténuer certains effets et en harmoniser certains autres. M. Paul Mounet aura moins de rudesse ; Mme Du Minil aura une agonie moins réaliste. Avec ce léger travail de mise au point, tout sera pour le mieux. Le grand succès d’interprétation a été pour Mme Lara qui a joué le rôle d’Yvonne avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité. N’oublions pas de dire en terminant que Mlle Jeanne Paul Ferrier a été pour cette pièce la collaboratrice de son père. Mettons-la donc de moitié dans tous les complimens que nous avons adressés à M. Paul Ferrier.


Je suis heureux que les loisirs de la saison d’été me permettent de m’acquitter envers un auteur dramatique qui n’a rien d’un professionnel et qui a été amené au théâtre par des voies peu ordinaires. J’espère que les générations nouvelles n’ont pas oublié M. Joseph Fabre, et ne le confondent ni avec l’auteur de la Vie publique, ni avec l’entomologiste. Ce Fabre-là fut naguère professeur de l’Université. Il y enseignait brillamment la philosophie. Il était éloquent. C’était le temps, il y a de cela une trentaine d’années, où l’éloquence et l’enseignement de la philosophie conduisaient tout droit à la politique. Platon, qui chassait les poètes de sa république, conseille d’en remettre le gouvernement aux philosophes. M. Joseph Fabre fut élu sénateur. Il fut l’un des membres les plus estimés de la haute assemblée. C’était un de ces hommes politiques qui ne sont à aucun degré des politiciens. Ils sont rares, et il arrive que leur carrière politique ne soit pas très longue. Ce fut le cas pour M. Joseph Fabre. Redevenu simple citoyen, avec d’autant moins de rancœur et d’amertume qu’il n’avait jamais eu aucune ambition personnelle, il reprit son enseignement, rouvrit ses livres et désormais se consacra exclusivement à l’idée qui depuis longtemps le possédait et dont il poursuivait la réalisation avec un doux entêtement.

Car il avait une idée. Et cette idée, qui eût fait honneur à tout Français, avait en outre chez lui la beauté d’un paradoxe. Notez en effet que si M. Joseph Fabre enseignait à ses élèves la philosophie vaguement spiritualiste qui était de mode dans l’Université d’alors, — et qu’on a eu lieu, depuis, de regretter, — il avait pour son compte un Credo philosophique singulièrement plus précis. Disons, d’un mot, qu’il était de ceux qui continuent le courant d’idées venu du XVIIIe siècle. Il répudiait le miracle, il croyait au progrès indéfini de l’humanité, il tenait pour les peuples contre les prêtres et les rois, il ne doutait pas de leur prochaine réconciliation et il attendait de l’institution de la République l’avènement sans retard du bonheur universel. Or ce libre penseur, — ou, comme il dit ce libre croyant, — cet humanitaire, cet ami de Voltaire et de Diderot avait un culte : Jeanne d’Arc.

D’où lui était venu ce culte ? Je ne crois pas que ce soit très difficile à deviner. Tous ceux qui, lors de l’Année terrible, avaient l’âge d’homme et savaient comprendre, ont été bouleversés dans les profondeurs de leur conscience par les spectacles dont ils étaient les témoins, et en ont, une fois pour toutes, subi le contre-coup. Meurtris par le présent, leur pensée s’est réfugiée dans le passé : elle a demandé à l’histoire ses enseignemens, ses âpres leçons ou ses consolations. Taine, pour avoir vu la brute humaine déchaînée par la guerre civile, a voulu revivre la conquête jacobine. D’autres, pour avoir vu le sol national envahi par l’étranger, ont évoqué le souvenir des invasions anciennes. Tous portaient la trace d’une même blessure : tous avaient au cœur un même sentiment auquel, aujourd’hui encore, on reconnaît ceux qui ont souffert les affres de 1870. On avait beau être humanitaire, en ce temps-là, on était quand même et avant tout patriote. Ajoutez que M. Joseph Fabre était sincèrement, ardemment idéaliste. C’est de lui aussi qu’on aurait pu dire que son âme était une cathédrale désaffectée. Une clarté y brillait qu’il croyait purement humaine ; mais toute clarté ne vient-elle pas d’en haut ? La figure de Jeanne apparut radieuse à cet illuminé. Et il songeait : « Quoi ! Une fille des champs accomplit ce que n’avaient su faire ni les seigneurs, ni les hommes d’armes ; elle boute l’Anglais hors de France et couronne l’héroïsme par le martyre ! Ce n’est pas là une de ces légendes, comme il en jaillit de l’imagination des peuples enfans tout enveloppée de merveilleux : c’est de l’histoire. Et une seule histoire, la nôtre, contient une telle merveille ! Et la nation qui a ce souvenir dans son passé, n’a pas songé à le célébrer par une fête nationale ! » Ainsi ce dévot de Voltaire faisait à la Pucelle amende honorable des plaisanteries voltairiennes. Et tous ses discours aboutissaient à la même conclusion : il faut instituer en France une fête nationale de Jeanne d’Arc.

Pour répandre son idée, il s’est servi du journal comme de la tribune, il a multiplié livres et brochures. Il a publié Jeanne d’Arc libératrice de la France et Procès de condamnation de Jeanne d’Arc, et après avoir écrit ces livres pour les lettrés, il en a donné des éditions populaires. Il a publié Le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc, raconté et traduit d’après les textes latins officiels ; et Jeanne d’Arc et le peuple de France, et Les bourreaux de Jeanne d’Arc et sa fête nationale. J’en passe, mais je ne puis omettre une sorte de catéchisme ou de bréviaire de la piété patriotique : le Mois de Jeanne d’Arc en trente et un chapitres comportant une lecture pour chaque jour du mois de mai. Les philosophes ont beau jeu à railler les pratiques de notre dévotion : le moment venu, ils savent bien les reprendre à leur usage : apparemment c’est qu’elles sont bonnes. Enfin parce qu’il n’est pas de force d’expansion plus puissante que celle du théâtre et parce que le théâtre fut jadis, à côté de l’Église et d’accord avec elle, un instrument d’éducation populaire, le fervent de Jeanne d’Arc composa une Jeanne d’Arc, trilogie dramatique, qui fut jouée en son temps non sans succès. Maintenant que les pouvoirs publics ont adopté l’idée de Joseph Fabre, il est juste de rendre hommage à celui qui fut l’ouvrier de la première heure et de toutes les heures, et qui voit enfin son rêve se réaliser.

La pièce que M. Joseph Fabre a publiée cet hiver, et qui, depuis, a été représentée dans diverses circonstances, la Délivrance d’Orléans[1], continue le même dessein et fait pareillement partie de ce « théâtre d’éducation. » C’est moins une œuvre originale, que ce n’est l’adaptation d’un vieil ouvrage ; et c’en est à mes yeux le mérite. M. Joseph Fabre observe très justement que tous ceux qui, en un tel sujet, ont essayé de faire œuvre personnelle et donné l’essor à leur génie ou à leur fantaisie y. ont échoué. La plus belle histoire qu’il y ait de Jeanne d’Arc, ce sont les procès-verbaux où nous lisons ses propres paroles ; de même, c’est dans les vieux textes des auteurs de Mystères qu’il faut aller chercher la version dramatique de cette histoire. Or nous avons à ce point de vue un document de premier ordre : c’est le Mistère du Siège d’Orléans. Quel en est l’auteur et à quelle date exacte écrivait-il ? On l’ignore. Toute cette littérature du moyen âge est anonyme, ayant pour objet non l’exaltation du littérateur, mais l’édification du public. On sait toutefois que l’auteur, quel qu’il soit, était un contemporain de Jeanne et qu’il était un Orléanais. Il avait subi le siège de sa ville et salué la Pucelle libératrice. Il n’a pas de génie, et surtout il n’a pas de talent ; mais il a — ce qui dans le cas particulier fait tellement mieux notre affaire ! — l’exactitude, la fidélité historique. Écrivant au lendemain de la mort de la Pucelle, il nous apporte sur elle le témoignage de l’époque où elle a vécu. Il reflète l’opinion répandue autour d’elle ; il traduit l’impression directe de ceux qui l’avaient connue. C’est assez dire l’intérêt d’une telle composition. — Oui, mais cette composition a vingt mille cinq cent vingt-neuf vers, pas un de moins, puisqu’on est convenu de donner le nom de vers à la prose rimée de ces versificateurs insipides. Il y a cent quarante personnages, à ne prendre que les personnages individuels et non les groupes. La scène change, comme c’était alors l’usage, à chaque scène, passant sans transition d’Angleterre en France, de Domremy à Vaucouleurs, et de Chinon à Orléans, avec escales au paradis. Et l’historien des Mystères, Petit de Julleville, est d’avis que la mise en scène devait être extrêmement compliquée. « Non seulement le spectateur voyait l’armée anglaise quitter son île, s’embarquer, passer la mer, débarquer en France ; mais de véritables batailles s’engageaient sous ses yeux. Des quartiers entiers étaient livrés aux flammes, des villes mises au pillage... Il fallait que la scène fût immense et la décoration très riche pour que la pièce fût intelligible. » Bref, il n’y a aucune chances qu’aucun directeur soit jamais tenté d’exhumer le Mystère du XVe siècle, et de convier le public à une représentation qui durerait une petite semaine. Et il est bien certain que nul, sauf les érudits dont on n’a cure, n’ira s’aventurer parmi les ronces de ce texte rébarbatif. Pourtant, c’est là qu’on saisit le culte de Jeanne à sa source et dans sa pureté première. — Logicien par profession, M. Joseph Fabre ne pouvait manquer de tirer de ces prémisses la conclusion qui s’impose : c’est qu’il y aurait profit à présenter au public une réduction du vieux Mystère, sous une forme brève, claire, aisément accessible à tous. L’actuelle Délivrance d’Orléans est cette réduction de l’interminable Mistère du Siège d’Orléans. Ne croyez pas que la tâche fût facile. Elle exigeait une simplicité à la fois naturelle et voulue. M. Fabre rappelle que jadis Sarcey le qualifia d’être un pur primitif. Cette naïveté de primitif fait tout le mérite de son œuvre et lui donne tout son charme. Lisons donc, à travers les treize cents vers de M. Joseph Fabre, les vingt mille vers de l’original : si parfois il arrive que l’adaptateur introduise dans le texte quelques gloses qui lui sont personnelles, elles apparaîtront aussitôt dans cette trame où ne les dissimule aucun artifice.

Au prologue : la félonie de Salisbury et de Glassidas. En quoi consiste la félonie de ces lieutenans du roi d’Angleterre qui, en envahissant la France, se conduisaient en assez bons Anglais ? Voici. C’est que Charles d’Orléans, le prince poète, alors en captivité au palais de Westminster, leur avait fait promettre de respecter son héritage. Ils avaient promis tout ce qu’on voulait, avec l’intention bien arrêtée de ne rien tenir. Et, comme deux compères, ils s’étaient méchamment gaussés de la crédulité du prisonnier. Notre théâtre du moyen âge, même dans les grands sujets, affectionne la raillerie un peu rude et les saillies souvent brutales d’une gaîté moqueuse. Il aime surtout à montrer le dupeur dupé et à opposer au trompeur le trompeur et demi. Donc voici nos deux capitaines, déguisés en archers, au logis du devineur Maître-Jean, auquel ils sont allés demander le secret de l’avenir. Périront-ils dans cette guerre ? Maître-Jean fait à ces Anglo-Saxons une réponse de Normand. Nul doute que nos pères, nés malins, n’aient vivement goûté les réponses ambiguës du sorcier matois.

Le premier acte nous fait assister à la Détresse d’Orléans. Il faut noter que l’auteur du Mystère primitif, bon patriote de sa « petite patrie, » a fait, avant tout, une œuvre locale et que l’héroïne de son Mystère n’est pas la Pucelle, mais bien la ville d’Orléans. Quand Orléans sera délivré, la pièce sera finie. L’échevin Guillaume Renaut, qui joue ici un grand rôle et qui représente l’héroïsme municipal, est prêt à tous les sacrifices qu’exigeront les intérêts de la défense, et par exemple à raser les maisons, les édifices publics et même les églises.

Nouveau changement de décor : la toile représente le fort des Tourelles. Glassidas chante déjà victoire et croit que les Anglais ont ville gagnée. Mais Salisbury est inquiet, pour un songe qu’il a eu. « Un songe, me devrais-je inquiéter d’un songe ? » Oui, car les songes de ce temps-là n’étaient pas ce qu’ils sont devenus dans notre époque mécréante : le signe d’un embarras gastrique. Ils signifiaient l’avenir, dont ils étaient l’avant-coureur, l’épreuve avant la lettre, le reflet avant l’événement. Le fait est que Salisbury est tué par un boulet. Mais les Orléanais n’y gagnent rien : Talbot mène l’assaut à sa place et les bourgeois s’enfuient, pareils aux Troyens quand se détachait sur l’horizon l’athlétique stature d’Achille. Il n’y a plus rien à attendre que d’une intervention divine. C’est pourquoi nous sommes transportés au Paradis où saint Aignan, patron d’Orléans, et la Vierge Marie elle-même, intercèdent pour le royaume des fleurs de lis. Jésus, touché de telles prières, envoie saint Michel à Domremy et lui donne ces prescriptions :


Assise sur de verts gazons.
Où paissent brebis et moutons.
Tu trouveras la pastourelle
Qui doit relever sous son aile
Ce pays longtemps abattu...
Elle est fille pleine d’honneur,
Toute bonté, toute douceur.

En ses dits candide et prudente,
En ses faits loyale et vaillante,
Et m’aime du profond du cœur.
Tu lui diras : « Jeanne ma sœur,
Pour accomplir la délivrance,
Jésus vous fait soldat de France. »


Ces vers sont dépourvus de toutes qualités plastiques et la rime n’en est pas riche, mais ils reproduisent à peu près textuellement l’original du XVe siècle ; la mère de Villon, « pauvrette et ancienne, » y eût reconnu « Jeanne la bonne Lorraine, Qu’Anglais brûlèrent à Rouen. » C’est l’essentiel.

Comme on l’a vu, Jeanne n’apparaît pas au premier acte. Mais maintenant toute la pièce lui appartient. Le second acte expose, — et juxtapose comme les compartimens d’un vitrail ancien, — les étapes du voyage miraculeux. C’est, à Domremy, la visite de l’archange que Jeanne reconnaît pour l’avoir vu en peinture dans l’église de son village. C’est, à Vaucouleurs, l’entrevue avec Baudricourt. C’est, à Chinon, la « reconnaissance » du Dauphin ; puis la quête de l’épée de Fierbois Jeanne spécifie qu’elle portera cette épée dans les combats, mais qu’elle se promet bien de ne jamais s’en servir :


C’est bien assez de voir les horreurs de la guerre
Dont nos envahisseurs font un mal nécessaire.


D’une façon générale, elle est contre la guerre. D’après elle, l’usage de l’épée est permis, à condition que ce soit pour la défensive, jamais pour l’offensive. Il y a là une distinction dont il est impossible que vous ne saisissiez pas l’importance.

Le troisième acte nous ramène à Orléans. Jeanne somme les Anglais de retourner chez eux, et, n’ayant obtenu pour toute réponse que de grossières injures, elle guide les Français à l’assaut des Tourelles. Elle est blessée. C’est pour elle l’occasion d’exposer sa profession de foi, et de protester à nouveau contre les guerres de conquête, ce qui semble être sa constante préoccupation, ou même contre toute espèce de guerre.


Soit Anglais, soit Français, n’est-on pas des humains ?...
Oh ! puisse un jour venir, au lieu de ces tueries,
La fraternité des patries !
Que tout peuple, sans guerroyer,
Reste paisible en son foyer !


Ici M. Fabre a soin de nous avertir que ce qu’il fait dire à Jeanne d’Arc répond à ce qu’elle faisait écrire en son nom : « Elle rêvait à l’établissement d’une paix universelle et perpétuelle entre tous les membres de la chrétienté. » Mais cette précaution même atteste que, dans sa grande honnêteté, M. Fabre n’est pas tout à fait rassuré : il se rend vaguement compte qu’il a pu forcer la note, et qui sait ? défigurer peut-être la pensée de son héroïne.

Enfin Orléans est délivré. Jeanne, prosternée dans l’église Sainte-Croix, reçoit, de la bouche même de saint Michel, archange, l’annonce de son prochain martyre : elle l’accepte avec ferveur. Puis reprenant la parole en son nom, l’auteur adresse à Jeanne d’Arc une « invocation » très ardente, très noble, très pure et très pieuse, où je ne puis m’empêcher de souligner un ou deux traits qui détonnent. On est un peu choqué d’entendre qu’Athènes eût fait de Jeanne d’Arc une déesse : qu’est-ce que notre sainte irait faire dans cet Olympe où la société était brillante, mais si mêlée ? Et on ne s’attendait guère que la leçon qui se dégage de son martyre, ce fût de nous faire « aimer la tolérance. » Jeanne d’Arc apôtre de la tolérance n’est guère plus historique que Jeanne d’Arc pacifiste... Mais en embrassant le culte de la bonne Lorraine, M. Fabre n’a consenti à renier aucune des idées qui jusque-là lui étaient chères. Il est pour la conciliation des doctrines, comme il est pour la réconciliation des peuples. Il pratique ce que les philosophes appellent l’union des contradictoires...

Ce sont là, on s’en rend bien compte, quelques fausses notes que j’ai, exprès, accentuées en les isolant. Ce sont quelques vers à supprimer dans les treize cents vers de M. Joseph Fabre. Il reste une œuvre de bonne foi, naïve et touchante par sa naïveté. J’ajoute : une œuvre utile, puisqu’elle met à notre portée et fait entrer dans la circulation la substance d’une immense composition devenue illisible autant qu’injouable. Il paraît que la Délivrance d’Orléans a été jouée par les jeunes filles de l’École normale de Sèvres, comme Esther le fut jadis par les demoiselles de Saint-Cyr. Il y en a eu d’autres représentations, dont une à Orléans. M. Joseph Fabre ne souhaite à sa pièce d’autre succès que l’accueil d’un public juvénile et populaire. Elle en est grandement digne.


RENE DOUMIC.

  1. 1 vol. in-12, chez Hachette.