Revue dramatique - 14 octobre 1901

REVUE DRAMATIQUE


ODEON : les Maugars, comédie en quatre actes, par MM. André Theuriet et Georges Loiseau. — RENAISSANCE : l’Ecolière, pièce en quatre actes, par M. Jean Jullien. — GYMNASE : Manoune, pièce en trois actes, par Mme Marni.


Au moment où les théâtres ne font qu’entr’ouvrir leurs portes et avant que la saison n’ait réellement commencé, il peut être de quelque utilité de se demander à quel point de son développement en est notre littérature dramatique. L’opinion générale dont les journaux ne cessent de nous renvoyer l’écho est qu’à aucune époque le théâtre n’a été meilleur en France qu’il ne l’est aujourd’hui et qu’en aucun temps on n’avait vu plus d’auteurs doués d’un plus beau talent. J’admire comment on fait pour être si sûr de ces choses-là ; car, pour juger des époques passées de notre théâtre, nous avons un recul qui nous manque pour l’époque contemporaine ; toute comparaison est donc par là même viciée. A vrai dire, la dernière saison théâtrale n’a pas été fort brillante. Nos deux scènes classiques, celles qui sont des institutions d’État, destinées par le fait même de leur subvention à maintenir la tradition de l’art sérieux, sont restées en dehors de toute espèce de mouvement littéraire. La Comédie-Française a fait son armée avec la reprise d’un vieux mélodrame, l’Odéon avec deux vaudevilles. Dans les théâtres de genre, au Gymnase, au Vaudeville, nous avons assisté à une série de chutes qui n’ont pas même été retentissantes et vu crouler les pièces à peine montées, comme autant de châteaux de cartes. Une seule pièce, la Course du flambeau de M. Paul Hervieu, était d’un vrai mérite. On ne saurait reprocher au public de ne pas s’y être porté en foule ; les pièces d’observation amère et celles où la question d’argent est en jeu ne sont pas du goût de beaucoup de gens ; l’accueil fait aux Corbeaux, à Maître Guérin, à la Question d’argent, à Mercadet, à Turcaret, le prouve surabondamment. Mais d’ailleurs la critique, si prodigue de son enthousiasme pour les pires facéties, n’a témoigné pour cette tragédie moderne qu’une grande estime accompagnée de beaucoup de réserves. En revanche, la faveur est allée aux Remplaçantes, un des ouvrages les plus faibles de M. Brieux, d’un art sommaire, mal bâti, et peu cohérent. L’unanimité des suffrages n’a été réunie que pour la Veine. Cela n’indique ni beaucoup de fécondité chez les auteurs, ni un goût très délicat dans le public, ni un jugement très sûr dans la critique. Peut-être est-ce que l’écrivain qui veut aujourd’hui faire œuvre d’art au théâtre se trouve dans des conditions un peu moins favorables qu’on ne se plaît à le dire. Voici pour nous renseigner une consultation qui vient à point : conviés par un rédacteur de la Revue Bleue à donner leur avis sur leur métier, plusieurs auteurs dramatiques ont répondu avec empressement en des pages où ils nous font les honneurs de leur œuvre, nous expliquent leurs intentions et, posant les principes de l’art du théâtre, citent leurs pièces en exemple.

On a quelque peine à comprendre l’extraordinaire complaisance de nos contemporains pour les fantaisies de l’interview. Jamais ils n’ont disposé de plus de moyens pour se faire entendre du public : par le livre, la brochure, l’article de revue, l’article de journal, la conférence, par la plume et par la parole, chacun d’eux, s’il a quelque chose à dire, est libre de le faire quand il le veut et en choisissant son heure. Pourquoi donc se prêtent-ils à un procédé d’information qui n’est pas pour eux sans dangers, l’interviewer ayant la plupart du temps une idée de derrière la tête, qui est de prouver son habileté en leur faisant dire ce qu’ils auraient le plus d’intérêt à ne pas dire ? Mais le fait est qu’il suffit qu’une « idée d’enquête » ait passé par la tête d’un journaliste ; il n’aura pas même besoin de monter en fiacre et pourra s’épargner le déplacement ; sur le reçu d’une simple circulaire imprimée, les réponses pleuvront. Les personnages les plus notoires, ceux que le succès aurait dû blaser, ne dédaignent pas ce surcroît de publicité. En général, les questions sur lesquelles on les interroge sont celles qui leur sont le plus étrangères. Arrive-t-il qu’on leur demande de parler d’eux-mêmes ? alors la tentation devient irrésistible. C’est à une tentation de ce genre que n’ont pas résisté quelques-uns de nos écrivains de théâtre les plus réputés. Leurs opinions ont fait le tour de la presse, et provoqué l’admiration de chroniqueurs qui y ont aperçu tout un monde de pensées. N’insistons pas sur ce qu’elles contiennent d’amusant par l’expression d’une fatuité naïve, non plus que sur ce qu’on y pourrait trop aisément relever de baroque. Laissons par exemple M. Capus, au moment de nous parler de son théâtre, invoquer l’autorité de Kant, et M. Donnay se recommander de M. Izoulet, « le plus grand philosophe de l’époque contemporaine. » On ne sait jamais, avec les ironistes, s’ils parlent sérieusement. Mais, plutôt que de nous égayer, tâchons de nous instruire.

Nous aurons des déceptions, n’en doutons pas, comme toutes les fois qu’on s’avise de prier les gens de nous renseigner sur un métier qu’ils devraient connaître puisque c’est le leur. De même que, pour la plupart, les peintres parlent mal de peinture et sont les plus mauvais juges du talent de leurs confrères, de même c’est l’écrivain de théâtre qui sera le plus sobre de détails sur le métier dramatique. Car d’abord il met sa coquetterie à n’en rien savoir et à ignorer ses propres procédés de travail. « Le savons-nous, comment nous travaillons, demande M. Rostand, et n’est-ce pas par instinct plutôt que d’après certaines théories préconçues ?… Travaillons donc au hasard, selon l’inspiration, obéissant seulement à notre tempérament, à un sourd instinct. » Vieux préjugé qui consiste à mettre la source de l’inspiration en dehors du poète, à préférer ce qui est instinctif, irréfléchi, inconscient à ce qui est raisonné et voulu ! Il faudrait donc conclure que les auteurs ont plus de mérite à écrire de belles œuvres s’ils ne le font pas exprès, et qu’ils en doivent être d’autant plus fiers qu’ils y ont moins de part. Prétention qui d’ailleurs ne supporte pas l’examen : on ne cite ni un beau poème, ni un beau drame, qui ait été composé comme par mégarde, ni un écrivain de génie chez qui le don naturel n’ait dû être fécondé par le labeur réfléchi. — Comme on le devine, chaque auteur n’aperçoit l’art tout entier du théâtre qu’à travers la conception qu’il s’en fait et les spécimens qu’il en a donnés. « J’estime, dit M. Brieux, que le rôle de l’auteur dramatique doit se borner à être une sorte d’intermédiaire entre les pensées des grands savans inaccessibles à la masse et le public. Il doit offrir à ce dernier, sous une forme intéressante, des idées très belles, très généreuses. Oui, c’est là notre rôle : séduire le public en mettant à sa portée les beaux rêves des philosophes et des savans. L’auteur dramatique devient ainsi en quelque sorte le commis voyageur de l’intellectualité. » Sans doute c’est là une conception intéressante du rôle de l’auteur dramatique. Nous-mêmes, nous avons maintes fois exprimé notre sympathie pour un théâtre où il y aurait des idées. Encore serait-il difficile de l’imposer à tous les écrivains, et M. Brieux semble ne pas se représenter très nettement ce que peut être un « écrivain penseur. » Prendre les idées des savans et les mettre à la portée de tous ! il y a pour cela des dictionnaires et des magazines. C’est l’art d’exprimer des idées mis à la portée des gens qui n’en ont pas. Ce n’est plus le théâtre d’idées, c’est le théâtre de vulgarisation scientifique. — Il est remarquable enfin, que les auteurs soient surtout amoureux de leurs défauts et prétendent en faire autant de lois du théâtre. Si les pièces de M. Donnay et celles de M. Capus méritent d’autres reproches, en tout cas, on peut leur adresser celui du décousu. « Je pense à de certains sujets, écrit l’auteur d’Amans, ils se forment lentement en moi. Comment ? je n’en sais rien ; j’y pense, voilà tout. Peu à peu, les figures se dessinent, les caractères se marquent ; des idées de scènes me viennent, des bouts de dialogue que je note. » Et l’auteur de la Veine : « Le spectateur voit ce qui se passe sous ses yeux, sans plus, sans effort pour saisir une pensée générale, d’ensemble. Si la scène l’amuse, il applaudit et voilà tout. Au fond, tout l’art du théâtre se réduit à ceci : faire de bonnes scènes. » Juxtaposer des bouts de scènes et des bouts de dialogue, c’est à quoi se réduit l’effort de composition de ces écrivains nonchalans. Nous nous en doutions, au surplus ; mais nous n’avions pas songé à leur en adresser notre compliment.

Deux traits sont à noter dans cette confession de nos auteurs dramatiques. Le premier est qu’ils se défendent de vouloir en rien être des novateurs. Ils s’accordent à répudier tout soupçon d’apporter quoi que ce soit de nouveau au théâtre. Ils protestent que, depuis Sophocle jusqu’à Dumas fils, en passant par Racine et par Scribe, l’art du théâtre est resté sensiblement le même. On ne saurait plus rien faire paraître de nouveau sous la lumière du lustre et ce serait perdre sa peine que d’y tâcher. Ce n’est pas sur ce ton que les jeunes auteurs, il y a une dizaine d’années, parlaient de leurs plus illustres devanciers, et nous voilà loin de cette fureur de dénigrement qui fut à la mode parmi des réformateurs intransigeans. Apparemment, ils avaient fait de trop belles promesses, qui furent suivies de trop peu d’effet, et il est naturel que quelque lassitude ait succédé à la fougue de leur élan. Toutefois on ne peut voir sans un peu de regret les écrivains d’aujourd’hui et de demain si défians à l’égard des progrès que leur art pourrait leur devoir. Tout a été dit ; sans doute, mais la manière de le dire n’est pas la même, et l’art ne peut vivre qu’à condition de se renouveler sans cesse. Les genres s’usent et jamais l’usure n’en avait été si rapide qu’aujourd’hui. Les seules œuvres qui comptent sont celles qui apportent quelque chose qui n’était pas dans les précédentes. Un auteur, suivant le mot de Beaumarchais, doit être un oseur. Et comme les plus audacieux inventent toujours beaucoup moins qu’ils n’empruntent, la première condition pour faire œuvre durable est d’avoir cru fermement et voulu délibérément faire œuvre nouvelle.

En second lieu, nos auteurs se réjouissent de ce qui est, à leurs yeux, la grande conquête du théâtre d’aujourd’hui, celle d’une absolue liberté. Il n’y a plus ni règles, ni formules, ni entraves d’aucune sorte. La formule de notre théâtre consiste à n’en pas avoir : il n’y a pas de courant général, pas d’unité de direction. Le public est prêt à tout accepter, à tout subir ; chacun peut suivre son tempérament et n’a de lois à recevoir que de sa fantaisie. Heureuse anarchie et qui ne peut manquer d’être féconde ! Aucune erreur n’est plus répandue et il n’en est guère de plus grave. Bien loin de nuire à l’originalité de l’artiste, la contrainte qu’on lui impose ne sert qu’à la rendre plus vigoureuse ; et une formule ne devient un danger que du jour où, étant épuisée, elle doit donc faire place à une autre. Les règles ne sont pas immuables ; on peut les rejeter, mais à la condition de leur en substituer de nouvelles. L’époque la plus brillante de notre théâtre a été aussi bien celle où on l’a enfermé dans les limites les plus étroites. Corneille maugréait contre les règles, mais il s’y pliait et pour son plus grand profit. Molière se moquait des pédans, mais, s’il ne s’était senti surveillé par leur pédantisme, peut-être eût-il donné des comédies moins parfaites. De même les périodes où l’art a été le plus fécond ne sont pas celles où il errait à l’aventure, mais celles où il était porté par un fort courant dans un sens bien déterminé. Dans le début de notre XVIIe siècle, toute sorte d’aspirations tumultueuses et romanesques soulevaient les âmes : c’est alors que parait Corneille pour les exprimer dans sa tragédie héroïque. La société polie et disciplinée de la seconde moitié du siècle n’a souci que du naturel et du vrai ; c’est alors que Molière écrit ses comédies et Racine ses tragédies, et ils obéissent aux mêmes tendances que l’auteur des Satires ou celui des Fables. La préciosité renaît et s’amuse aux conversations quintessenciées des personnages de Marivaux. L’esprit révolutionnaire éclate dans le Barbier de Séville et dans la Folle Journée. La déclamation romantique engendre les Hernani et les Antony ; et la platitude de l’esprit bourgeois trouve dans le vaudeville de Scribe un art à son niveau. La même veine réaliste qui, vers le milieu du XIXe siècle, circule à travers toutes les parties de notre littérature, pénètre pareillement la comédie d’Augier et de Dumas fils. Un auteur, avant d’être lui-même, est d’abord le représentant de son temps, et le public a une part de collaboration dans son œuvre. Constater qu’il n’y a aujourd’hui aucun courant défini, c’est avouer d’abord que le public, indifférent aux choses de la littérature, ne se soucie guère de manifester en art aucune espèce de goûts ; c’est reconnaître ensuite que, parmi les écrivains d’aujourd’hui les plus favorisés du succès, il n’en est aucun dont l’individualité soit assez forte pour s’imposer à tous.

Cette absence de tout courant, cette ignorance du but à atteindre qu’avaient les auteurs, cela déjà est de nature à ralentir le progrès de notre littérature dramatique. Une autre mauvaise chance tient à la composition du public. M. Paul Hervieu l’a bien vu. « Autrefois, écrit-il, le théâtre vivait surtout d’une élite ; les auteurs travaillaient pour un monde de noblesse et de richesse qui venait chercher au théâtre un plaisir littéraire. Aujourd’hui, les frais qu’il supporte, loyer, artistes, décors, étant très élevés, le théâtre a besoin pour subsister d’un public souvent renouvelé et très nombreux ; or, c’est ce public-là, la majorité, qui vient chercher au théâtre un délassement. » Peut-être est-ce penser un peu trop de bien du public d’autrefois ; en tout temps, ce que les gens ont demandé au théâtre, c’est d’abord de les divertir. Mais il est bien vrai que jamais le besoin de s’amuser au théâtre n’avait été si intense et que le public, en s’élargissant, n’a pu manquer de devenir moins délicat, moins difficile, moins exigeant. D’autre part, l’auteur n’a pas le droit de s’adresser seulement à une élite : un art qui s’enferme dans une petite chapelle sans communication avec l’ensemble du public a tôt fait de s’étioler et de périr. Le problème est, comme on le voit, assez ardu.

On pourrait en chercher la solution dans une sorte de mouvement de simplification qui semble s’opérer sous nos yeux. « Après tous les essais bâtards de mélodrame, de comédie dramatique, de comédie vaudeville, de folie vaudeville, votre même de drame historique avec couplets, les genres retournent aujourd’hui à leur simplicité primitive. Et, tandis que la comédie se fait légère, gracieuse, affinée, pure de tout mélange, la tragédie, débarrassée de ses formes solennelles, renaît, moderne, sans péplum, sans pompe, raisonneuse et prosaïque. » La distinction à faire n’est pas seulement entre la tragédie et la comédie, mais entre deux sortes de pièces dont les unes n’auraient pour objet que d’amuser ; celles-là seraient, comme bien on pense, de beaucoup les plus nombreuses, et l’unique façon d’en juger serait, en effet, de constater si elles ont réussi ; on ne leur demanderait ni bon sens, ni logique, ni esprit ; elles ont plu, elles ne prétendaient pas à autre chose ; il n’y a aucune raison pour que les entrepreneurs de plaisirs publics soient par surcroît des écrivains. C’est pour les autres qu’il y aurait lieu de parler de formules et de règles. On exigerait d’elles, comme par le passé, qu’elles fussent bien faites, car c’est un métier de faire une pièce et ceux qui ne savent pas leur métier n’ont qu’à ne pas s’en mêler. On continuerait à demander qu’elles fussent sinon l’illustration d’une anecdote, du moins le développement d’un sujet et que ce sujet fût capable d’intéresser ; car il s’en faut que le choix du sujet soit indifférent, et, quant à la théorie qui consiste à ne rien mettre dans une pièce, elle est surtout commode pour les auteurs qui manquent d’imagination. On en contrôlerait les procédés et on tiendrait mordicus que le théâtre a des procédés qui ne sont ni ceux du roman, ni ceux de la conférence, ni ceux du dialogue à la manière des drôleries de la Vie parisienne. On y serait pareillement sévère pour la qualité de l’observation et pour celle du style. Et on tiendrait compte aux auteurs de leur conception de la vie et des idées qu’ils contribuent à répandre ; car il est trop aisé de poser d’abord en principe que le théâtre n’a pas d’influence sur les mœurs et de lui laisser ainsi toute liberté de contribuer pour sa large part à l’œuvre commune de notre décomposition sociale.

C’est ici que la critique aurait un rôle à jouer, le seul, à vrai dire, qui lui fasse une raison d’exister. Elle se réduit aujourd’hui presque uniquement à enregistrer le succès ; elle craint surtout de lui faire grise mine et de se trouver en désaccord avec le public. C’est bien pourquoi elle est en train de se suicider. Elle perd chaque jour un peu du terrain que gagne la réclame. Son action diminue au moment où elle serait le plus nécessaire. Jamais le public n’avait été moins dirigé que depuis qu’étant devenu une masse flottante, énorme, sans cohésion, il se trouve être moins capable de se diriger lui-même. Dégager les tendances latentes au fond des âmes, créer ce courant, sans lequel il n’y a point d’art vigoureux, aider les auteurs à prendre plus nettement conscience d’eux-mêmes, faire prévaloir les formes supérieures de l’art, c’est ce à quoi seule la critique peut travailler. Il se pourrait que ses défaillances fussent encore le principal obstacle à la constitution d’un théâtre sérieux.


Faute de contenir aucune indication nouvelle, les pièces que viennent de donner divers théâtres pour leur réouverture, prouvent du moins l’importance de cette question d’une « formule » d’art et la nécessité où sont les auteurs d’en essayer sans cesse de plus ou moins viables. Il y a certainement toute sorte de mérites dans la comédie que MM. André Theuriet et Georges Loiseau font représenter à l’Odéon ; et on n’aurait pas de peine à les énumérer. Les auteurs y ont appliqué avec beaucoup de conscience et de loyauté des procédés qui faisaient merveille au théâtre, il y a une trentaine d’années ; tout ce qu’on peut regretter, c’est qu’ils n’en aient pas choisi qui fussent de date un peu plus récente. Les Maugars sont d’excellent ouvrage comme pouvait en faire, au beau temps de la comédie d’Émile Augier, un admirateur de Maître Guérin. En ce temps-là, l’effort suprême du dramaturge consistait à dessiner par des traits vigoureux, avec solidité et relief, un personnage qui eût la valeur d’un type, son caractère étant dans une exacte dépendance de la condition et du milieu. À coup sûr, la méthode était bonne et MM. Theuriet et Loiseau lui doivent la meilleure création de leur pièce. Le père Maugars est un type d’usurier de campagne pris sur le vif, ou, ce qui revient au même, emprunté à Balzac. Apre au gain et retors, toujours rusant avec le code, jouant avec la procédure et tournant la loi, cet habile homme, qui exproprie les riches de leur château et les pauvres de leur chaumière, est d’ailleurs un bon compagnon, plein d’entrain et de rondeur et qui aime son fils, à sa manière. Les lois du théâtre voulaient alors que, par une juste compensation, si le père était une canaille, le fils fût l’honneur même et le désintéressement. Le fils Maugars n’y manque pas. Bien entendu aussi, c’est en vain qu’on l’a destiné à l’avocasserie : une vocation irrésistible l’entraîne vers les beaux-arts. En face de l’usurier, on plaçait sa victime, dont il convenait de faire un rêveur, un esprit noble et chimérique : car c’est une vérité d’observation que les rêveurs sont faits pour être dupés par les hommes d’un esprit plus réaliste. Desroches est ce type d’imbécile sympathique, dont il faut bien dire que la présence dans une famille est un fléau, un effet de la colère du ciel. Ajoutons que le fils Maugars aime la fille de Desroches et que l’amour des deux jeunes gens, contrarié, traversé, grandissant avec les obstacles, aura, quelque jour, sa récompense.

À cette époque où les premiers feux de l’aube doraient le visage de la jeune République, il était entendu que les sentimens républicains convenaient seuls à une âme vertueuse, et que l’attachement à l’Empire était signe de la dernière perversité. Le rôle politique de Maugars et de Desroches se trouve parla même tracé. L’affreux Maugars sera un partisan du prince Louis, l’honnête Desroches sera une victime du Deux Décembre. Enfin la question des enfans naturels a beaucoup préoccupé les écrivains qui nous ont précédés. Les hommes de cette génération flairaient partout des naissances illégitimes. C’est aussi bien le cas de ce pauvre diable de Desroches. Il a une fille, et n’arrive pas à se convaincre qu’il en soit le père. Cela le rend horriblement nerveux et fait qu’en même temps, il rudoie la pauvre enfant qui n’en peut mais et ne comprend rien aux étrangetés du cœur paternel. A la fin, Desroches est pleinement rassuré. Un mot, un geste, un accent de la jeune fille lui ont suffi… Aujourd’hui tout cela nous parait, je ne dis pas faux, ni même conventionnel, mais trop concerté et trop prévu. Le plaisir de la surprise nous est refusé autant qu’il est possible. Et il nous semble que l’action se déroule avec une lenteur excessivement sage. — Est-il besoin de rappeler que les romans de M. Theuriet doivent une grande partie de leur charme à la peinture du milieu provincial et champêtre et qu’ils nous arrivent à la scène dépouillés du meilleur d’eux-mêmes par une espèce de trahison ?

Le rôle du père Maugars est dessiné avec une remarquable vigueur par M. Janvier. Ceux de Desroches et du fils Maugars sont honnêtement tenus par M. Dorival et M. Vargas. Le reste de l’interprétation est d’une faiblesse déplorable.


L’Ecolière de M. Jean Jullien nous reporte à une conception du théâtre qui date d’une dizaine d’années ; aussi nous paraît-elle beaucoup plus surannée encore que les Maugars. M. Jean Jullien a mis dix ans, paraît-il, pour trouver un directeur qui voulût bien jouer sa pièce ; c’est pour lui plus fâcheux qu’on ne saurait dire ; nul doute que, représentée jadis au Théâtre-Libre, elle n’eût passé pour audacieuse. En ce temps-là, un sombre pessimisme sévissait dans la littérature dramatique ; une pièce était faite d’une série de tableaux où l’on voyait le personnage principal s’enfoncer progressivement dans le malheur ; d’austères moralistes avaient pris à tâche de faire rougir les hommes devant le spectacle de leur lubricité. La comédie de M. Jean Jullien appartient à ce cycle de pièces plus morales que dramatiques, plus brutales que morales, plus solennelles que brutales, et ennuyeuses plus que tout ce que dessus. L’Ecolière pourrait avoir comme sous-titre : ou les Malheurs d’une institutrice. Noëmie Lambert est directrice d’école dans un trou de province. Elle est instruite, intelligente, courageuse, honnête profondément. Mais elle est jolie. Elle est jolie, c’est ce qui va la perdre, et telle sera l’origine de toutes ses infortunes. Car il faudrait ne rien savoir de l’incontinence de notre sexe pour ne pas deviner ce qui va arriver. A peine Noëmie a-t-elle paru, tout ce qu’il y a d’hommes dans la commune est en état d’éréthisme. C’est le maire Mazurier, c’est le pharmacien Daugrand, c’est l’entrepreneur de maçonnerie Oudoire. Impossible de venir présider une distribution de prix ou de déplacer un moellon dans l’école de Noëmie sans désirer la jolie directrice. On l’attend derrière les portes pour lui pincer la taille ; visite de fonctionnaire, demande de leçons, tout est un piège tendu à sa vertu ; un devis d’architecte cache des propositions déshonnêtes. Il nous faudra donc entendre la déclaration du maire Mazurier, celle du pharmacien Baugrand, celle de l’entrepreneur Oudoire. Tout cela est d’une furieuse monotonie et les scènes de mœurs scolaires ne sont pas pour raviver beaucoup l’intérêt. Noëmie fait une belle défense. Elle aurait pu, lors de son arrivée, se marier avec un gentil garçon, employé aux postes, très épris d’elle. Cela lui eût sans doute épargné bien des ennuis. Mais on l’en a détournée en lui donnant des conseils d’un trop profond machiavélisme. « Surtout ne vous mariez pas ! Cela nuirait à votre avancement. » Quel jour jeté sur les mœurs de notre Administration ! En vain l’inspecteur d’Académie, lors de sa visite dans l’école de Noëmie, trouve-t-il toutes choses dans un ordre parfait. On circonvient ce brave fonctionnaire. On l’assourdit de tout un bruit de calomnies. Il se forme contre la trop jolie et trop vertueuse institutrice une coalition de tous les mâles dépités. Ah ! si Noëmie eût été laide ! Elle eût fait son chemin dans l’Université. Si Noëmie eût été complaisante, si elle eût fait le bonheur du maire Mazurier, si elle eût contenté le pharmacien Baugrand, si elle eût plaisanté avec le jovial Oudoire ! Elle aussi, elle aurait pu prétendre aux palmes académiques. Au contraire, elle voit peu à peu sa situation compromise, puis perdue ; une à une, les mères reprennent leurs filles, l’école se vide. Noëmie n’est plus qu’une institutrice sans élèves. Le seul parti qu’il lui reste à prendre est de donner sa démission et de faire choix d’une autre carrière, où les jolies filles ne sont pas exposées aux entreprises des hommes. Je n’ai pas bien saisi quelle est cette carrière de tout repos ; j’ai plaisir du moins à savoir qu’il y en a une. Souhaitons qu’elle ne soit pas encore trop encombrée.

Ce n’était pas un rôle facile à jouer que celui de Noëmie Lambert : Mlle Mégard s’en est tirée à son honneur. M. Gémier est excellent sous les traits du pharmacien Baugrand ; et il faut faire une mention toute particulière pour la verve avec laquelle M. Baudoin a enlevé le rôle de l’entrepreneur de maçonnerie.


Pour ce qui est de Manoune, on ne peut dire que la pièce ne vienne pas à sa date ; elle est d’une qualité devant laquelle s’effacent toutes les différences de temps et sur laquelle les chicanes d’école n’ont pas de prise. Mme Marni est l’auteur d’un certain nombre de romans dialogués suivant le mode de la Vie parisienne. Cela s’appelle : Comment elles se donnent. Comment elles nous lâchent. Les enfans qu’elles ont, etc. Dans ce genre de littérature où elle avait d’illustres modèles, elle s’est fait une réputation des plus légitimes, car elle n’y est nullement inférieure à ses plus fameux devanciers. Ce qu’il y a d’admirable dans ce genre de livres, taillés tous sur le même patron, c’est qu’on y pourrait, sans faire tort à personne, brouiller les signatures. Mêmes procédés, mêmes types conventionnels, mêmes clichés tenant lieu d’observation et d’esprit, même pauvreté. Pourquoi Mme Marni ne s’est-elle pas contentée de transporter à la scène quelqu’un de ses dialogues parisiens ? Elle y eût sans doute obtenu, comme les camarades, un franc succès. Ses ambitions, qui restent infiniment louables, l’ont desservie. Elle a voulu tenter le sentimental et le dramatique. Je crains même qu’elle n’ait voulu mettre dans sa pièce quelque pensée : cela a tout gâté. Un M. Chaisles a jadis violenté une jeune bonne, Manoune ; il en a eu une fille, Geneviève. Mme Chaisles, par dévouement et haute vertu, fait passer Geneviève pour sa fille et garde Manoune auprès d’elle. Tel est le point de départ. Il est assez déplaisant, ce point de départ. Qu’advient-il aux messieurs qui, ayant un intérieur de famille, violentent les jeunes bonnes ? Voilà ce que nous ne sommes guère curieux de savoir. Faites-nous grâce de ces malpropretés. Que vaut d’ailleurs le parti auquel s’est rangée Mme Chaisles ? Est-il sublime ? Est-il saugrenu ? Que peut être dans une maison la situation d’une jeune bonne qui se trouve être la mère de la fille de ses patrons ? Voilà autant de questions sur lesquelles nous manquons tout à fait de moyens d’appréciation et l’auteur est libre de nous dire ce que bon lui semblera.

Au premier acte, nous assistons à cette extraordinaire vie d’intérieur. M. Chaisles, qui d’ailleurs est impotent, est tyrannisé par la vertueuse, mais revêche Mme Chaisles. Est-il tenté d’élever la voix ou seulement d’embrasser sa fille ? on lui assène le souvenir de sa faute, comme on assène un coup de massue : il s’effondre. Le mieux en pareil cas est de mourir le plus vite possible, et M. Chaisles s’acquittera sans retard de ce devoir. Cet acte est presque entièrement rempli par une séance de dames patronnesses que préside Mme Chaisles : on ne voit pas bien quel rapport cela peut avoir avec le sujet ; le lien échappe. Mais d’ailleurs il ne faut chercher à ce long épisode aucune espèce de lieu avec l’ensemble ; il ne relève que du bon plaisir de l’auteur, qui aurait pu tout aussi bien, si la fantaisie lui en avait pris, ou le supprimer, ou l’allonger, ou le remplacer par un autre. Au second acte, Geneviève flirte avec un littérateur. Quand même elle n’eût pas été la fille de Manoune, cela ne l’eût probablement pas empêchée de flirter avec un littérateur. Au dernier acte, Mme Chaisles, qui a été pour Geneviève une éducatrice sans tendresse, fait mine de la mettre à la porte, sous prétexte qu’elle a ses vingt et un ans, et que, lorsque les filles sont majeures et désobéissantes, une mère chrétienne a parfaitement le droit de les mettre à la porte. Alors Manoune laisse échapper son secret et tout finit par un embrassement général. Pour voir clair dans ces ténèbres et s’orienter dans cette incohérence, il faudrait des lumières qui me manquent.

Mlle Suzanne Desprès était chargée du rôle de Manoune ; plaignons-la et n’essayons pas de la juger. Mme Samary préside à merveille son comité de dames patronnesses. M. Huguenot s’est taillé un joli succès dans un rôle de second plan.


La Comédie-Française a recommencé de faire parler d’elle, et de la façon qu’il ne faudrait pas. Nous avons toujours refusé de nous associer à la campagne menée contre son administration actuelle, les commérages de concierge et les médisances de couloir n’étant pas de notre goût. Nous ne savons de ce qui se passe dans cette maison que ce qu’en peut savoir un spectateur assis dans sa stalle. Mais le fait est que le spectacle est déconcertant. Au printemps dernier, on nous conviait à la répétition générale de trois pièces, dont les deux premières ont dû être retirées après la représentation et la troisième n’a pu être jouée. A l’occasion d’une autre pièce annoncée pour la rentrée d’octobre, les mêmes incidens se sont reproduits. La Comédie monte peu d’ouvrages nouveaux ; ceux qu’elle monte, elle n’ose plus les jouer. Telle est la situation. Pour y remédier, on s’est avisé d’un moyen dont on mène grand bruit : c’est la suppression du comité de lecture. De ce comité, parait-il, vient tout le mal. Qu’on le supprime donc !… à moins qu’on ne préfère le garder ; car les instrumens ne sont rien : ce qui importe, c’est la manière de s’en servir.


RENE DOUMIC.