Revue dramatique - 14 novembre 1912

Revue dramatique - 14 novembre 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


ODEON : Dans l’ombre des statues, pièce en trois actes par M. Georges Duhamel. — Reprise du Malade imaginaire. — Spectacles divers.


Nous avons tous connu des fils, des petits-fils ou des neveux d’hommes illustres. Quelques-uns s’étaient fait par leur mérite propre une situation personnelle. D’autres, estimant que la gloire du génial ancêtre suffisait à toute la famille, se tenaient pour satisfaits d’en sentir sur eux le reflet. Les uns et les autres étaient reconnaissans à celui qui, une fois pour toutes, avait rendu célèbre le nom qu’ils portaient. Ils jouissaient du murmure que soulevait ce seul nom prononcé. Ils entretenaient en eux et autour d’eux le culte du grand homme ; ils en étaient les premiers fidèles. Et s’ils pouvaient se persuader qu’un peu de cette âme exceptionnelle et de ce rare esprit eût passé en eux, c’était toute leur fierté. Mais un fils irrité de porter un beau nom, souffrant de la gloire accumulée sur la famille, comme d’une injure personnelle, jaloux de son père et craignant par-dessus tout de lui ressembler, nous venons de rencontrer pour la première fois ce singulier individu dans la pièce curieuse, bizarre et pénible de M. Georges Duhamel, que l’Odéon représente dans sa série des demi-chefs-d’œuvre.

Emmanuel Bailly fut, comme chacun sait, un des plus grands esprits du siècle dernier. C’était Pasteur, Taine ou Renan, ou les trois ii lui tout seul. Il y a dix ans qu’il est mort, et il n’a pas encore sa statue ! Mais l’heure a sonné pour lui des justes réparations, quand commence Dans l’ombre des statues. L’érection d’une statue, produit d’une souscription nationale, va consacrer sa gloire et faire résolument entrer son nom dans l’immortalité. On comprend que ce soit dans la (famille du défunt un événement considérable et un terrible branle-bas. La maison est envahie par ce peuple d’inutiles et d’agités que mobilise toute solennité. Il y a des journalistes dans toutes les pièces et des reporters sous tous les meubles. Un personnage officiel répète le discours d’inauguration, tandis que de l’étage supérieur tombent les flots d’harmonie que déchaîne l’exécution de la cantate. — Si l’auteur a voulu faire ici une satire de notre moderne statuomanie, ce n’est certes pas moi qui l’en blâmerai ; peut-être seulement aurait-il dû trouver des effets d’une drôlerie moins facile et d’un comique plus âpre.

Cependant, et tandis que tous ceux qui, amis ou parens, ont approcha Emmanuel Bailly s’épanouissent dans cette atmosphère d’apothéose, quelqu’un fait contraste par sa mine renfrognée et son humeur hargneuse : c’est Robert Bailly, le propre fils du héros de la fête. Il interdit à l’orateur de la cérémonie de l’associer, par quelques mots de complimens, à la gloire de son père. Lui-même a composé un discours qu’il doit prononcer le lendemain, et refuse d’y laisser insérer un passage inédit d’Emmanuel Bailly. Il refuse un papier inédit ! Je vous dis que ce garçon est unique en son genre. Et je remarque en passant que l’idée de lui faire prononcer un discours devant la statue de son père n’a pas laissé d’étonner. Ce n’est guère l’usage. Toujours est-il que ce jeune homme acerbe, pincé, agressif, sarcastique et maussade est visiblement en proie à un amer chagrin.

Lequel ? Nous allons l’apprendre, au cours des entretiens qu’aura le jeune Robert avec différens interlocuteurs qui sont sa mère, la grande veuve, gardienne austère et toujours endeuillée d’une mémoire fameuse, et un certain Mostier, qui fut l’ami, le collaborateur du Maitre, le confident de sa pensée. Ce Mostier, honnête, gourmé, compassé, représente la discipline, la règle, les idées reçues, et je dirais qu’il s’appelle M. Prudhomme, si, auprès de l’inquiet et sombre Robert Bailly qui est, — à quelque degré que ce soit, — un cousin d’Hamlet, il ne faisait plutôt songer à Polonais. Ce Polonius a pour Ophélie une Alice, camarade d’enfance d’Hamlet-Robert, et les deux jeunes gens vivent sur le pied d’amoureux. C’est toujours devant la jeune fille dont il se sait aimé que le héros fatal a coutume de déverser tout le noir de son âme, afin de lui faire impression. La pauvre Alice entend ce matin des propos qui sont bien faits pour dérouter un cœur simple. « Tu viens de parler, lui dit Robert. Tu as dit quelques mots bien nus, bien humbles. Je ne cesse d’admirer ces mots ! Comme ils sont à toi, comme ils sortent naturellement de toi ! Entre ton cœur et ton langage il n’y a rien d’étranger, rien qui ne t’appartienne ; et c’est tout le bonheur et la liberté. Tu parles, oh ! tu parles toute seule, quoi que tu dises. Je te regarde : je ne vois personne derrière toi, personne à côté de toi. Tu es pure, pure et… absolue. » Ce jeune homme a lu trop de Mæterlinck. Son langage est façonné en manière d’énigme et son esprit est peuplé de fantômes. L’hallucination qui lui est particulière consiste à sentir toujours peser sur lui la présence et la domination de quelqu’un qui pense et agita sa place, tandis qu’il se borne, lui, à faire les gestes et à prononcer les mots qu’une voix d’ombre lui souffle : « Oui, c’est moi qui ai tenu la plume ; c’est moi qui ai formé les lettres, et, sans doute, j’étais seul à cette minute. Mais il y avait quand même quelqu’un dans la pièce. Il y avait quelqu’un auprès de moi ; et je ne parle pas de tous ceux qui attendent et qui écoutent aux portes. Veux-tu sourire et ne pas faire cette mince figure étonnée ? J’entends que ce n’est pas moi qui ai pensé les mots amassés là-dessus. Vois-tu, je ne forme pas souvent moi-même les mots et les idées dont je me sers pour vivre… » Ce quelqu’un qui est ainsi derrière lui, c’est son père. D’autres trouveraient que cela est bien naturel, et tout à fait dans l’ordre, et s’en réjouiraient. L’unique douceur pour ceux qui ont perdu un être cher, est l’intime sensation qu’il continue de vivre en eux et qu’il leur dicte leurs résolutions. Mais Robert Bailly est différent des autres, — heureusement pour ces autres. Il gravite dans le rayonnement de la gloire paternelle, et ce rayonnement le blesse. Il vit dans l’ombre de la statue, et cette ombre l’oppresse. Il souffre de n’être pour tout le monde que « le sympathique fils d’un éminent père. » Ce père, il en retrouve partout l’image. Lui partout, lui toujours ! Qui le délivrera de cette obsession ?

J’ai oublié de vous dire que, parmi les visiteurs dont la maison est encombrée, se trouve un vieillard humble et minable, porteur d’une serviette volumineuse. Éconduit de toutes les façons dont on peut éconduire un importun, il s’obstine. Il est doucement entêté. Il veut parler à M. Robert Bailly en personne : il lui parlera. Il était assis sur un coin de chaise, quand la toile est tombée sur la fin du premier acte ; il y est encore, quand la toile se relève ; et, Robert étant venu à passer, il peut s’acquitter de la mission qu’il est venu remplir auprès de lui. Elle consiste à lui remettre un paquet de lettres. Ces lettres lui ont été confiées par un sien ami, qui vient de mourir, Florent Lavaud, dont nous apprenons qu’il était peintre aquarelliste, très fort au piquet et qu’il a été en relations avec la famille Bailly. La lecture de ces lettres plonge Robert dans une violente exaltation. Je crois bien que tout le monde, dans la salle, devine quel en est le contenu. C’est qu’il est difficile, au théâtre, de rien cacher à ces vieux routiers que sont les Parisiens. Mais l’auteur ne nous le dit pas : cela même est son habileté et lui fournil le dessin et le mouvement de l’acte. Il ne nous met pas dans le secret : il ne nous y initie que par degrés, indirectement, et en quelque sorte par reflet. C’est dans l’émotion ressentie par Robert, que nous devons peu à peu le déchiffrer. Cela est ingénieux et d’un effet assez saisissant.

Comme le prince de Danemark, en possession d’une vérité redoutable, en cherchait partout la confirmation, de même Robert savoure tout ce qui peut renforcer en lui l’agréable certitude de son illégitimité. Il boit littéralement les paroles de l’honnête Mostier, qui l’a élevé et semble n’y avoir pris aucun plaisir, quand celui-ci insiste sur la différence et même le contraste qu’il a toujours constaté entre les deux Bailly, père et fils. « Vous avez eu pour père l’homme le plus expansif, le plus généreusement ouvert, le plus prodigue de soi-même que l’on puisse rencontrer. Et cependant j’ai dû lutter pendant toute votre enfance contre le caractère le plus secret, le plus concentré, le moins franchement accessible. » Dans la Dame de chez Maxim on répondrait : « Et allez donc ! c’est pas mon père. » Mais nous sommes loin de ce ton frivole… Un proverbe prétend qu’on ne choisit pas son père. Le proverbe se trompe. Il y a des cas où on a le choix. Robert se choisit donc un père selon ses goûts : c’est un père modeste, effacé, point gênant, un minimum de père. « Tenez, je vois cet homme : il habite une maisonnette pleine d’objets puérils et charmans ; il a d’interminables loisirs qu’il occupe à peindre des fleurs sur des éventails ou sur des menus. Il copie, de temps en temps, un coin de paysage et trois amis bienveillans l’admirent. Quand il est las de s’être promené sur l’esplanade, il retrouve de vieilles gens comme lui et joue aux cartes, car il est très fort aux cartes. Oh ! c’est un père léger à porter, que l’on aime et que l’on ignore, un père qui ne vous étouffe pas, qui ne vous accable pas… » C’est tout le portrait de Florent Lavaud. Pour nous voilà qui est suffisamment clair. Mais le bon Mostier, qui n’a pas lu le paquet de lettres, ne peut trouver aucun sens à ces paroles délirantes qu’il qualifie d’impies. « Vous dites mille folies, et je ne sais vraiment si vous êtes un ingrat, un malade ou un pauvre d’esprit. « Nous pensons qu’on peut être tout cela à la fois et que ce cumul n’est pas pour effrayer notre jeune homme.

Au tour d’Ophélie-Alice d’être le témoin déconcerté de cette joie fiévreuse et mauvaise par laquelle Robert célèbre sa « délivrance. » Il se sent maintenant un homme nouveau, il est rentré en possession de lui-même, il est maître de soi, ce qui est la première condition pour être maître du monde. « Il y avait ici un vieux mensonge ignoré de tous, un mensonge oublié par la seule personne qui ne l’ignorait point. Je ne peux pas demeurer plus longtemps le prisonnier de ce mensonge. Non, je ne suis pas le fantôme de qui que ce soit. Je suis un homme seul sur une route… » Qu’est-ce que la jeune fille peut comprendre à ce logogriphe ? Elle éclate en sanglots, ce qui est le meilleur parti. Robert annonce son intention de quitter la maison. Un pareil jour ! Une veille d’inauguration ! « On ne fait pas une crise de névrose justement à la veille d’un tel jour, » remarque le sage Mostier dont je ne puis dire à quel point je goûte le langage prudent et raisonnable. Une seule personne peut encore exercer quelque empire sur Robert le révolté. C’est sa mère. Mostier informe Mme  Bailly de toutes choses et lui répète quelques mots qu’il a surpris en écoutant aux portes : car il écoute aux portes, comme Polonius caché sous sa tenture : « Au rat, au rat ! » Ces quelques mots décousus et en apparence insignifians ont pour effet de faire pâlir et rougir et finalement s’affaisser la vénérable dame. Elle sait, elle, ce qu’il y a dans le paquet de lettres… Il n’y a pas à dire, tout cet acte est bien conduit et dénote la main d’un homme de théâtre.

Au troisième acte, plus de nuages et d’ambages, plus de sous-entendus, d’allusions, d’énigmes et de mots en losange. Le jeune Bailly raconte maintenant son histoire tout haut à tout le monde. Il étale son allégresse, avec insolence. Il répète : « Je suis un homme libre ! » comme si cette niaiserie sonore avait un sens. Jusqu’ici tout le monde s’est acharné à retrouver en lui les traits, les gestes, le sourire d’Emmanuel Bailly, sans même s’aviser qu’il pût avoir ses traits à lui, ses gestes à lui, son sourire à lui. C’est fini de cette humiliation. Enfin je ne suis plus le fils de mon père ! Enfin je suis bâtard ! « Je suis depuis vingt-trois ans le fils d’un grand homme et je suis le plus misérable des êtres : ma vie n’a ni saveur ni raison… Je n’ai jamais eu droit qu’au caractère et aux gestes d’un autre, et on n’a jamais cherché en moi que l’image d’un autre et son souvenir. Ce matin encore, j’étais résigné, effacé, et quelqu’un est venu qui m’a dévoilé la cause de cette grande fatigue et de cette envie de mourir que j’éprouvais sans cesse. Je ne suis pas le fils d’Emmanuel Bailly. J’ai grandi dans l’ombre de cet homme et lui-même et tout le monde pensait que j’étais l’héritier de sa gloire. Alors, j’apprends aujourd’hui que cet homme n’est pas mon père, et me voilà tremblant, trébuchant, comme quelqu’un qui est sorti de la chambre moite et noire et qui reçoit toute la clarté sur sa figure… » Il lui reste à être grossier avec sa mère : il n’y manque pas. « Quel respect réclamez-vous de moi pour la mémoire d’un homme que vous avez trompé ? Car cela est vrai, vous l’avez trompé, et vous l’avez trompé plus que moi-même… » La réponse de Mme Bailly est extrêmement bien trouvée, et d’une pénétration psychologique qu’il convient de signaler. « Tu seras quand même, répond à peu près cette mère coupable, mais pleine de bon sens, le fils de ce père qui ne t’a pas engendré. Car on est le fils de celui qui vous a élevé, qui a formé votre esprit, qui vous a engagé dans une certaine voie : cette paternité morale vaut bien l’autre. » Robert reste confondu par cette logique. Il ne quittera pas la maison. Il continuera d’être le fils d’Emmanuel Bailly.

Ce fils reniant, trois actes durant, son père ou celui qui lui a servi de père, et lui adressant cet unique reproche d’avoir eu du génie, est bien ce qu’on peut imaginer au monde de plus désobligeant. Sans doute, M. Duhamel a voulu, dans un temps d’individualisme, nous présenter, par les moyens du théâtre, un exemple de l’individualisme le plus extravagant et le plus forcené. Il a voulu, à une époque de manie orgueilleuse, nous mettre sous les yeux l’orgueil exaspéré jusqu’au dernier degré de l’acuité maladive. Les propos du jeune Robert sont ceux d’un fou. Ils ne sont pas seulement odieux, ils sont absurdes. Ce garçon semble croire que si l’on tient à « être soi-même, » il faut prendre pour père une nullité. Mais cet expédient même n’y ferait rien. « On est toujours le fils de quelqu’un, » dit Bridoison. Les lois de l’hérédité, ou ce qu’on appelle ainsi, s’appliquent pour l’hérédité d’un imbécile aussi bien que pour celle d’un grand homme. Et cette hérédité-là aussi a bien ses inconvéniens. Prenez-en votre parti, jeune homme, vous ne serez jamais complètement vous-même ; et je crois, entre nous, que la perte ne sera pas grande. On n’est « soi-même » que dans la mesure où, tout en se distinguant de ceux qui vous ont précédé, on les continue. En outre, Robert Bailly affecte de croire que quelqu’un, fût-ce votre père, peut vous empêcher d’avoir du génie ou simplement du talent. Mauvaise excuse à l’usage des impuissans. Chacun fait l’œuvre qu’il devait faire, exprimant l’ensemble de qualités et de défauts, le mélange de force et de faiblesse qui était en lui. Il est vrai que cette œuvre, si c’est l’œuvre seulement honorable signée d’un nom qu’un autre a rendu glorieux, en paraîtra un peu plus pâle. Louis Racine fait pauvre figure à côté de Jean Racine. Mais il n’est pas indispensable d’être un écrivain notoire. Ce qui est indispensable, c’est d’être un fils respectueux et reconnaissant. Le tort du jeune Bailly est de ne pas être suffisamment pénétré de cette vérité élémentaire. Et c’est ce que lui reproche M. Duhamel. Car il le lui reproche. Robert Bailly a beau être le héros de la pièce ; il en est aussi le « personnage antipathique. » J’aurais souhaité que le caractère haïssable de ce « mauvais jeune homme » fût davantage souligné. En lui administrant ici et là une vigoureuse volée de bois vert, l’auteur aurait empêché le public d’hésiter sur le sens de la pièce, et il aurait dissipé l’impression de gêne que produit parfois cette œuvre un peu incertaine d’allure, et de signification non pas obscure, mais enveloppée. Non, M. Duhamel n’approuve, n’aime, ni ne plaint ce jocrisse en fureur ; mais, quand même, il a cru qu’il valait la peine d’être étudié : il méritait tout juste d’être fouetté, comme on fait en Angleterre pour les apaches. Et il n’était pas nécessaire que l’exécution eût lieu en public.

On voit assez, par l’analyse que je viens d’en faire, que cette pièce est loin de m’avoir paru sans valeur. Elle a pour elle ce mérite : d’exister. C’est le fonds qui manque le plus à beaucoup d’autres que le public acclame comme la presse les encense. M. Duhamel est un écrivain de talent, même de ce talent qui est spécialement celui de l’auteur dramatique. Il resterait à savoir ce que vaudrait ce talent appliqué à un sujet moins violemment exceptionnel. J’espère vivement que M. Duhamel nous donnera quelque jour l’occasion d’en juger.

Dans l’ombre des statues a trouvé d’excellens interprètes en M. Jean Hervé, qui a assumé la tâche peu commode d’incarner le déplaisant Robert Bailly, M. Vilbert, qui est un conseiller Treuillebert fort comique, et surtout M. Desjardins, qui a fait du bon et solennel Alain Mostier une création semi-caricaturale dans une très juste mesure. Les rôles de femmes, un peu sacrifiés, sont bien tenus par Mmes Van Doren et Blanche Albane.


L’Odéon vient de donner une série de représentations du Malade imaginaire, qui a obtenu un très brillant succès et qui le méritait. M. Antoine a voulu nous présenter la pièce de Molière telle que Molière l’avait fait jouer et que les contemporains l’ont vue, c’est-à-dire avec l’accompagnement de musique et de danses que comportait cette comédie-ballet. Nous avons entendu le prologue chanté par la bergère ; nous avons vu Polichinelle et les Égyptiens dansant, tout comme les apothicaires dans la cérémonie que le præses égaie de son latin macaronique. Et nous avons goûté ce divertissement d’archéologie théâtrale. Ces restitutions sont assurées de plaire, chaque fois qu’un directeur de théâtre s’avise de nous les offrir. Ce ne sont que des « curiosités, » cela va sans dire, mais qui ne sont pas inutiles pour nous faire connaître dans toute son étendue, sa souplesse et la variété de ses ressources, le génie de notre grand comique. Lui qui était occupé à créer de toutes pièces la « bonne comédie, » celle qui fait « rire les honnêtes gens, » il était en même temps l’ordonnateur des fêtes, le régisseur des danses et des entrées, le rival de Lulli. Avant tout, il fallait amuser le Maître, qui aimait la comédie, sans doute, mais qui lui préférait le ballet. On a coutume de plaindre le « pauvre grand homme » et de s’apitoyer sur la servitude où il pliait son génie. Molière, lui, ne se trouvait pas tellement à plaindre : il prenait les conditions de son art telles qu’elles s’imposaient à lui, persuadé que le cadre n’importe guère, et que, fût-ce dans une farce compliquée d’un ballet, rien n’empêche, pourvu qu’on soit Molière, de faire tenir une œuvre immortelle.

Une autre idée de M. Antoine est de faire jouer les farces de Molière par des acteurs de farce, c’est-à-dire par d’anciens chanteurs de café-concert. L’innovation, quand M. Antoine l’a lancée il y a quelques années déjà, a paru, à M. Antoine lui-même, une hardiesse. Les farces de Molière sont des farces, lui répondait-on, mais des farces qui s’appellent : les Précieuses ridicules, Monsieur de Pourceaugnac, la Comtesse d’Escarbagnas, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire, c’est-à-dire des farces enfermant des scènes de grande comédie, des farces devenues classiques et sur lesquelles ont passé le temps et l’admiration des siècles. Ce à quoi personne n’avait songé, pas plus M. Antoine que ses critiques, c’est que le danger, quand on fait interpréter une comédie par des acteurs de scènes inférieures, ce n’est pas l’excès de fantaisie, c’est l’excès de sérieux. Par un scrupule louable et peut-être involontaire, ils se surveillent, et, réagissant contre leur manière ordinaire, ils se raidissent et se guindent. M. Vilbert, dans le rôle d’Argan, n’est ni raide, ni guindé ; mais il y met beaucoup plus de mesure, de discrétion et de sagesse, que tel sociétaire de la Comédie-Française, Coquelin Cadet, par exemple, qui le poussait bien davantage à la charge. M. Vilbert le joue d’une façon très spirituelle, très amusante, que d’ailleurs je crois fausse. Argan, tel qu’il le personnifie, est un malade imaginaire sans doute, mais en qui on devine en outre un mystificateur. Il est dupe des médecins et donne la comédie à son entourage ; mais il se donne aussi la comédie à lui-même, en faisant enrager ceux qui l’entourent, et prend pour dupes les médecins qu’il fait raisonner, consulter et opérer sur sa maladie absente. N’est-ce pas un fait d’observation que cette lucidité dont jouissent les maniaques ? Et n’a-t-on pas noté, jusque chez les fous, cette sournoiserie qui fait d’eux les spectateurs amusés de la terreur qu’ils inspirent ? Il s’en faut donc que l’interprétation de M. Vilbert soit absurde ; elle est au contraire fort ingénieuse ; seulement, quand il s’agit de Molière, pour peu qu’on raffine, on a les plus grandes chances de se tromper, son art étant fait, avant tout, de simplicité.

C’est ce qui éclate à la représentation. Comme ce rire sonne large et franc ! Comme il va droit au public ! Comme il se passe de commentaires ! Et comme il est bon, utile, et instructif de recevoir en pleine poitrine l’impression elle-même que produit la pièce vue aux chandelles, et sans conférence explicative ! Par suite même du culte dont nous entourons nos classiques, nous ne les lisons plus qu’avec les notes de tous les commentateurs. Ces notes éclairent le texte, — et parfois elles l’obscurcissent. A la scène, par l’effet de cette communication directe qui s’établit aussitôt avec le spectateur et qui n’est jamais plus intime et immédiate que quand on joue du Molière, toute cette surcharge disparaît, toute cette poussière s’évanouit, et l’œuvre ressort seule dans l’éclatante lumière de sa vraie signification.

Elle est toute gaieté. On nous a fait, depuis qu’il y a eu des romantiques, un Molière triste. Or voici une pièce où, comme parle Bossuet, l’auteur a passé des rires de la scène au tribunal de celui qui a dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! » Molière a été atteint, au cours de la quatrième représentation, de la crise suprême qui allait l’emporter : l’image de sa mort plane sur toute la comédie. Le rire s’y achève en sanglot et le sanglot en hoquet. C’est un moribond qui l’a écrite, et qui ne se faisait sur son état aucune illusion. Comment y voir autre chose qu’une confession douloureuse de ses souffrances et de sa détresse, et aussi une vengeance telle quelle contre ces médecins qui ne parvenaient pas à le guérir ? On sait qu’il se jouait souvent lui-même sur « les affaires de son domestique. » Molière s’est peint, en quelque manière, en faisant le portrait de cet Argan qui feint le mort dans ce même fauteuil où Molière allait mourir… Telle est la thèse, vous la connaissez, et rien n’est plus faux. Molière ne prend eu lui-même et dans les circonstances de sa vie qu’un point de départ. Malade, il a été amené à réfléchir sur la maladie et sur la médecine. C’est un sujet qu’il a sous la main et qu’il n’a garde de laisser échapper, car il est pressé. Mais dès qu’il s’est mis en devoir de le traiter, l’homme s’efface, l’auteur reste : et il s’applique uniquement à en dégager la somme de comique qu’il contient, à la façon impersonnelle qui est celle de tous les écrivains du XVIIe siècle.

A combien de développemens, prose et vers, n’a pas servi de prétexte


Cette mâle gaîté, si triste et si profonde
Que lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer ?


Derrière cette façade de carnaval, qu’y a-t-il, sinon la misère de notre complexion physique, la maladie et la mort ? C’est la véritable comédie macabre, où, derrière le masque et sous les oripeaux, se devine le hideux squelette… Erreur encore ! On oublie que nos rudes aïeux ignoraient nos sensibleries. Ils n’attachaient pas à l’existence le même prix et le même soin superstitieux dont nous l’empoisonnons. Ils regardaient la mort en face, quoi qu’en ait dit La Rochefoucauld. Ils en plaisantaient, et c’est un thème qui revient à chaque instant, et sous toute sorte de formes, dans leurs comédies. Ils n’étaient pas neurasthéniques.

Argan lui-même ne l’était pas, — en dépit du diagnostic que portent à son sujet certains médecins d’aujourd’hui. S’imaginer qu’on est malade, disent-ils, c’est déjà être malade. Cela s’appelle la neurasthénie, qui est une maladie, puisque nous la soignons et qu’on en meurt. Molière avait ce don de divination qui est le propre du génie. S’il n’eût été l’ennemi de la médecine, il était digne d’être médecin : son Argan est une étude de clinique, remarquable par la précision… Parler ainsi est ne pas comprendre le procédé de l’auteur comique. Les nécessités mêmes du genre imposaient à son malade de n’avoir aucune maladie d’aucune sorte. Pour qu’un malade soit personnage de comédie, il faut que ce soit un malade bien portant.

Bien portant et même robuste, puisqu’il résiste si vaillamment aux remèdes. Qu’est-ce donc qu’Argan ? Un esprit faible. Il est un esprit faible au même degré et de la même manière qu’Orgon, avec lequel il a plus d’un trait de ressemblance : telle scène du Malade imaginaire répète une scène analogue du Tartuffe. L’un et l’autre, ils sont pareillement en tutelle. Égoïstes, l’un et l’autre, quand il s’agit de choisir un gendre, ne consultent que leur intérêt, et souhaitent, celui-ci un saint homme qui fera pleuvoir sur lui les bénédictions célestes, celui-là un médecin qui le régalera de consultations et d’ordonnances. Cet égoïsme est le principe de la perpétuelle inquiétude où est Argan sur sa précieuse santé. Il se combine avec sa naturelle pusillanimité pour faire naitre en lui cette « maladie des médecins » qui est une foi superstitieuse dans le pouvoir de la médecine, considérée comme une sorte de divinité tantôt secourable et tantôt irritée.

Comme Orgon était un dévot de la religion, Argan est un dévot de la médecine. Et ce qu’il y a de magnifique et de profondément humain c’est que ces médecins qui exploitent sa manie, ne sont pas des aigrefins, ni des charlatans. Ils ne le sont nullement. De M. Purgon à M. Diafoirus, et de Thomas à M. Fleurant, ce sont de fort honnêtes gens, instruits pour l’époque, doués de conscience professionnelle, et dont le seul tort est d’être trop sincèrement attachés au métier qu’ils exercent, de croire trop aveuglément à l’absolu de leur art. En ces matières comme en d’autres, Molière est sceptique : tout le mal d’après lui ne vient que de dogmatisme.

Quant à la jeunesse de ce rire, et quant à l’actualité toujours nouvelle de cette satire, n’en sommes-nous pas la vivante démonstration, nous qui vivons dans la constante terreur du cruel petit dieu : microbe ?…


La critique a coutume de chercher dans les pièces de théâtre un peu de littérature, si peu que ce soit, comme ce chimiste qui se faisait fort de découvrir de l’arsenic jusque dans le fauteuil de M. le Président. Le public est moins exigeant. Ce qu’il demande au théâtre, c’est de l’amuser, ou moins encore : de ne pas l’ennuyer. Il ne s’ennuie pas à l’Idée de Françoise, comédie en quatre actes de M. Paul Gavault, que joue la Renaissance, et qui a servi de rentrée à Mlle Marthe Régnier, pour qui la pièce a visiblement été écrite. C’est une variation sur le thème de la jeune fille moderne. Françoise, petite personne bien d’aujourd’hui, s’éprend de l’ingénieur qui est venu installer le chauffage central chez ses parens. De son côté l’ingénieur, qui cumule les fonctions du fumiste avec celles de l’électricien, s’éprend de la jeune fille précise comme un chiffre, et qui lui a réglé son mémoire comme un vérificateur de profession. Pour être positive, on n’en est pas moins héroïque. Françoise ayant flairé que sa sœur se sacrifie pour la famille, et épouse à contre-cœur un vieux monsieur riche qui va les sauver de la ruine, décide de se sacrifier pour sa sœur. Elle va trouver le vieux monsieur, se jette à sa tête, et se fait demander par lui en mariage. Il va sans dire que ce sacrifice restera à mi-route, ce qui est pour un sacrifice de théâtre la seule façon d’être un sacrifice qui sait les convenances. La sœur épouse un petit amoureux, et Françoise’ sera la femme de l’ingénieur électricien qui installera lui-même le chauffage central dans leur futur appartement… Tout cela très adroitement présenté par un auteur sûr de son métier dans une action facile, superficielle, conventionnelle, où on donnerait tout le spectacle, et plusieurs autres, pour une minute d’imprévu.


Au théâtre Sarah-Bernhardt la Famille Temperley est une pièce adaptée d’un roman de Conan Doyle par M. Eugène Gugenheim. Les pièces anglaises étaient jadis des pièces où l’on prenait une infinité de tasses de thé : celle-ci est une pièce où l’on boxe. C’est une pièce historique, si j’ose m’exprimer ainsi. L’action est supposée se passer sous le règne de George IV, ce qui permet une figuration et des costumes fort agréables à regarder. L’affabulation, des plus vagues, ne sert qu’à entourer un certain nombre de séances de boxe qui sont toute la pièce. Il est question de ring, de round, de coups encaissés, de directs, etc., etc. Cela répond à ce goût des sports qui est une des marques du temps présent, et montre bien ce que pourra devenir le théâtre quand les exercices du corps auront définitivement remplacé les exercices de l’esprit.

A noter, parmi les interprètes, M. Maxudian qui dessine avec fantaisie un personnage de bookmaker, et du côté des femmes, Mlle Marie-Louise Derval, dont le talent méritait mieux que ce bout de rôle.


Au théâtre Apollo une opérette, le Soldat de chocolat, qui, par une rencontre d’actualité, nous mène chez les Serbes et chez les Bulgares, mais chez des Bulgares ridicules et des Serbes couards. — ce qui montre bien que le théâtre et la réalité ne sont pas une même chose. L’opérette, grâce à je ne sais quelle superposition, est viennoise, tout en étant anglaise. Le livret original est, si je suis bien renseigné, d’une lourdeur toute germanique en même temps que d’une âpreté bien anglo-saxonne. M. Pierre Veber en a fait une adaptation extrêmement habile et en a écarté avec tact tout ce qui aurait choqué. Je ne puis juger de la partition, me connaissant peu en musique, même en cette musique-là. Mais il y a de la gaieté, les décors sont clairs et frais, les costumes pimpans, la figuration nombreuse : le public s’est amusé, et comme ses aînés la Veuve joyeuse et le Comte de Luxembourg, le Soldat de chocolat est parti pour le succès.


RENE DOUMIC.