Revue dramatique - 14 novembre 1908
La frivolité aurait-elle cessé de plaire au théâtre, et la mode reviendrait-elle au genre sérieux ? Depuis six semaines, sur les scènes les plus diverses, on agite les grands problèmes, on discute, on s’attendrit. M. Maurice Donnay, qui tant de fois a diverti son public par sa fantaisie et ses boutades, se propose maintenant de le faire réfléchir. Après s’être égayé si longtemps de notre déliquescence, il s’en afflige. Sa nouvelle pièce met encore en scène le milieu parisien, mais c’est pour le flétrir. Il ne lui suffit plus de semer, de la manière nonchalante qui lui est habituelle, les croquis de mœurs, les esquisses rapides et les mots. Il s’est proposé un dessein plus grave : c’est d’étudier l’influence d’un milieu sur un individu, et de nous faire assister à l’œuvre de perdition qu’accomplit presque sûrement l’immoralité de la capitale.
La « patronne » est une Mme Sandral, femme d’un brasseur d’affaires, dont le salon réunit une jolie collection de personnages interlopes, charlatans, snobinettes et dames entretenues. C’est dans cette maison riche mais déshonnête que tombe, pour y être secrétaire, le jeune Robert Bayanne tout frais débarqué de sa province. Trop de tentations l’y attendent, et trop dangereuses pour un jeune homme ; mais la patronne, attirée vers lui par une tendresse dont on ne sait si elle est plus féminine, ou plus maternelle, le suivra d’un œil inquiet, préviendra ses déchéances, lui tendra au bon moment une main secourable. L’étude de la dégringolade de Robert, l’analyse des sentimens complexes de Mme Sandral, tel est le double intérêt de la pièce.
Si les femmes savaient le mal que peut faire leur infidélité !… Cela ne suffirait probablement pas à rendre fidèle une Mme Destrier. Le jeune Robert a rencontré, dans le salon des Sandral, cette dame élégante et parfumée. Fatale rencontre ! Mme Destrier sera le mauvais ange de cet enfant, comme Mme Sandral en est l’ange gardien ; mais on sait combien la tâche du bon ange est plus difficile que l’autre ! Le jour où Robert, pour qui Mme Destrier a eu un caprice, reçoit son congé de sa maîtresse qu’il assomme, c’est un effondrement. Cette première déception d’amour le mène aux amours faciles. Faciles, sans doute, mais dispendieuses, ces amours lui créent des besoins d’argent, auxquels ne suffisent pas les appointemens d’un modeste secrétaire. Pour se procurer des ressources, il se prépare à livrer à un concurrent le secret d’une invention sur laquelle M. Sandral échafaude de grands projets. Fortement soupçonné par celui-ci, il va être « exécuté, » lorsque la patronne intervient ; elle trouve pour parler au jeune homme des accens qui l’émeuvent ; elle obtient de lui des aveux complets, un entier repentir. Robert va repartir en province ; il y prendra un bain d’honnêteté ; il reviendra régénéré… N’en doutons pas ! Mais tout de même, si nous avons besoin d’un secrétaire, choisissons-en un autre.
Ce petit drôle vous intéresse-t-il beaucoup ? Certes, il est très mal entouré. Son patron, Sandral, exploiteur sans scrupules qui s’approprie la découverte d’un inventeur génial et pauvre, Fargis. Puis ce Fargis, génial et pauvre, mais non moins alcoolique. Et aussi un certain Latrille, fils de ministre, qui profite de la situation pour se livrer à des tas de tripotages, probablement à l’instar de monsieur son père. Et tous les autres, et Mme Destrier, la femme galante, et les amies de Mme Destrier et les amis de ces amies. Je ne les défends pas. Toutefois leur coquinerie est-elle une excuse suffisante à la coquinerie du jeune Robert ? Cela est si commode de rejeter sur autrui la responsabilité de nos propres fautes ! Puisque M. Donnay ne voulait pas la mort du pécheur, il aurait dû rendre celui-ci plus digne de l’absolution finale. Mais par où ce triste sire a-t-il mérité notre indulgence ? A peine arrivé à Paris, il y trouve tout de suite, et comme entrée de jeu, une maîtresse et une amie. C’est un heureux gaillard. Seulement il est envieux ; il est déclamateur et phraseur, ce qui est toujours un signe fâcheux. Il y a en lui du Julien Sorel. L’acte qu’il commet est de ceux qui s’expliquent non par la faiblesse, mais par une perversité foncière. C’est l’instinct qui chez ce garçon est mauvais : il est affligé de bassesse d’âme congénitale. Tant que le milieu parisien ne fera pas d’autres victimes, il n’y aura pas trop à se plaindre.
Je crains, d’autre part, qu’on n’ait voulu nous donner la « patronne » pour un personnage éminemment sympathique et d’une qualité d’âme distinguée. « Tenez, madame, il n’y a ici que vous de respectable, » lui déclare au dernier acte Fargis. Simple propos d’ivrogne ou morale de la pièce ? Voyons donc comment se comporte cette respectable dame. Elle commence par favoriser la liaison de Robert et de Mme Destrier : son salon est un lieu de rendez-vous. Chargée de négocier la rupture, devant les larmes sincères du jeune homme elle s’attendrit. L’émotion qui s’éveille en elle, est-ce de l’amour ? Entre tant de sentimens qui voisinent dans le cœur d’une femme, l’exacte démarcation n’est pas toujours facile à établir. Aussi, nous réjouissons-nous d’entendre comme cette patronne se révolte à l’idée qu’elle aurait pour son protégé un attachement trop tendre. Enfin celle-là est honnête ! Nous emplissons nos yeux de ce rare spectacle. Hélas ! à l’instant même, M. Le Hazay fait son entrée. M. Le Hazay est l’amant de Mme Sandral. C’est une liaison établie, régulière. Mme Sandral est une femme mariée avec amant et garçonnière. Elle n’est pas la seule, et plus d’une femme serait embarrassée pour lui jeter la première pierre ; c’est entendu. Toutefois cette situation délicate interdit les trop grands gestes et les protestations trop indignées. Mme Sandral témoigne une froideur de plus en plus marquée au fidèle Le Hazay. Cela nous inquiète. Que se passe-t-il chez cette quadragénaire en émoi ? Quand, au dénouement, son mari l’accuse de protéger Robert parce qu’il est son amant, elle bondit sous l’outrage. « Lui, mon amant, riposte-t-elle ou à peu près, ce n’est pas vrai. C’est Le Hazay qui est mon amant. » Comme cri de l’innocence méconnue, nous en eussions préféré un autre. Mme Sandral n’a qu’une demi-vertu. On aurait dû lui octroyer la part entière.
Très judicieusement, en changeant de genre, M. Donnay a changé de style. On ne retrouverait pas, sauf au premier acte, les feux d’artifice auxquels il nous a habitués. Le dialogue est, à dessein, tenu dans les teintes grises. Peut-être un peu plus de vigueur et de relief n’aurait-il pas nui. Notons aussi que, même allégée d’un acte, la pièce n’est pas sans présenter quelques longueurs.
Le rôle de Mme Sandral est excellemment interprété par Mme Jeanne Granier, si habile à passer de l’ironie légère à la mélancolie et à l’émotion. À côté d’elle, Mlle Marguerite Brésil a été à peu près parfaite de « rosserie » mondaine dans le rôle de Mm" Destrier. M. Tarride aurait sauvé le rôle malencontreux de Le Hazay, s’il avait pu être sauvé. M. Lérand a dessiné avec beaucoup de pittoresque la figure de l’inventeur ivrogne. Et il faut signaler M. Puylagarde pour la chaleur avec laquelle il a joué le rôle difficile du jeune homme.
Le Passe-Partout, qui se fût jadis appelé l’École des frères, contient une étude de caractères qui n’est pas négligeable. Deux frères ont été rivaux de tout temps. Lionel était beau, bien fait, intelligent, il avait tous les prix et récoltait tous les succès ; Eugène était disgracieux, rude, d’esprit lent, il ne faisait pas honneur à la famille. Aussi toutes les cajoleries allaient à Lionel et les rebuffades étaient pour Eugène. On voit de ces destinées parallèles se faire vis-à-vis sur les images d’Épinal. Arrivés à l’âge où l’on entre dans le monde, tandis qu’Eugène végète incurablement, Lionel se fait une position superbe. Il a l’une des plus belles situations de Paris : directeur d’un grand journal de chantage. Il va sans dire que les deux frères aimeront la même femme, et qu’à cette occasion éclatera entre eux la scène d’explications longtemps différée, toujours attendue. Lionel reproche à Eugène son impuissance, sa paresse, son envie de raté. Eugène riposte en incriminant l’égoïsme monstrueux de Lionel, toujours choyé, adulé et à qui il a été constamment sacrifié. Et ils ont tous deux raison. Il fallait finir : vous apprendrez avec plaisir, non toutefois sans un peu de surprise, que Lionel s’est soudain converti. Les deux frères sont réconciliés… au moins jusqu’à la semaine prochaine.
Le second acte, qui se passe dans les bureaux de rédaction du Passe-Partout, a beaucoup amusé le public ; j’ai à peine besoin de dire que l’intérêt de la pièce n’est pas là, et qu’il tient tout entier dans l’esquisse fort habilement indiquée de la rivalité fraternelle.
M. Dumény est charmant sous les traits de Lionel Régis ; on ne nous fera jamais croire qu’un jeu aussi sympathique puisse cacher l’âme d’un mauvais frère. M. Gaston Dubosc, le frère sacrifié, est excellent de gaucherie et de rudesse ; Mme Marthe Régnier très agréable dans le rôle un peu trop effacé et eh dedans de Mme Helloin.
R. D.