Revue dramatique - 14 novembre 1907

Revue dramatique - 14 novembre 1907
Revue des Deux Mondes5e période, tome 42 (p. 457-468).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Chacun sa vie, comédie en trois actes, par MM. Gustave Guiches et P.-B. Gheusi. — COMEDIE-FRANÇAISE : L’Amour veille, comédie en quatre actes, par MM. Robert de Flers et A. de Caillavet. — GYMNASE : L’Éventail, comédie en quatre actes, par MM. Robert de Flers et A. de Caillavet. — VAUDEVILLE : Patachon, comédie en quatre actes, par MM. Maurice Hennequin et F. Duquesnel. — ODEON : Son père, comédie en quatre actes, par MM. Albert Guinon et Bouchinet. — RENAISSANCE : Samson, pièce en quatre actes, par M. Henry Bernstein.


L’année s’annonce à merveille pour les théâtres. Succès partout ! Les deux nouveaux spectacles, qui alternent sur l’affiche de la Comédie-Française, ravissent alternativement le public. On applaudit, au Vaudeville, Patachon pour sa bonne humeur, au Gymnase, l’Éventail pour son charme de fragilité, à la Renaissance Samson pour ses muscles. L’Odéon lui-même revoit de beaux soirs ! Cela rend extrêmement facile la lâche du critique. Il assiste à l’universelle allégresse ; il en prend sa part ; et si, par habitude, il indique ici ou là quelques réserves, il peut le faire tout à l’aise et sans remords : la force du courant va emporter les morceaux de sa férule, comme autant de brindilles.

Il y aura encore de beaux jours pour la comédie bourgeoise, et pour le cycle jamais fermé des pièces sur le mariage et le divorce. L’attention avec laquelle on écoute Chacun sa vie en est la preuve. La pièce est d’ailleurs singulièrement intéressante, et peut-être pour le moraliste plus encore que pour l’amateur de théâtre. Elle est des plus instructives pour qui veut suivre l’actuelle évolution de « l’idée de mariage. » L’originalité n’en apparaît pas tout d’abord, parce que les personnages en sont des types fort connus. François Desclos est le rude travailleur devenu grand industriel ; il aurait besoin de trouver dans sa femme une compagne, une amie, une associée. Or, il a épousé, pour sa beauté, une femme frivole, Henriette, qui brûle de le tromper avec un brillant gentilhomme, Jacques d’Arvant. Ce qu’il lui aurait fallu à ce brave homme de François, c’est une brave petite femme, comme cette Pauline Clermain qu’il emploie dans ses bureaux et dont chaque jour il admire davantage le sérieux, la douceur, le charme honnête et grave. Le bonheur était là, et telle est la découverte que François Desclos est en train de faire. Elle n’a rien d’extraordinaire, ni de rare, cette découverte : c’est celle que fait tout mari, le jour où il n’aime plus sa femme. Ce jour-là, il est assuré de trouver tout près de lui celle qu’il aurait dû épouser ; c’est même, parce qu’il vient de trouver cette compagne selon son cœur, que la présence de sa compagne suivant la loi lui est devenue insupportable. Mais pour être heureux faut-il jamais croire que le moment soit passé ?

L’individu à la poursuite du bonheur et qui voulait refaire sa vie, apercevait jadis devant lui l’obstacle de la loi. Uni pour toujours à une femme qu’il n’aimait plus, il en était réduit à faire de l’autre sa maîtresse. Cela présentait toute sorte d’inconvéniens, outre celui de chagriner la morale. Le l’établissement du divorce fut, dans le sens que nous indiquons, un progrès appréciable. Mais quoi ! Libéré de la contrainte des lois, on se retrouve en présence de celle des préjugés. Jacques d’Arvant exprime une vérité d’observation, quand il dit : « Vous ne savez pas l’horreur que dans mon monde on a pour le divorce. Les maisons se fermeraient d’elles-mêmes. Il faudrait fréquenter des milieux inférieurs. Déclassés ou déchus, il n’y a pas d’autre choix. » C’est cette prévention antique qu’il s’agit de dissiper, et c’est à quoi tend Chacun sa vie.

Car un préjugé doit céder devant l’accomplissement d’un devoir. L’homme qui fait ce qu’il doit n’a rien à craindre de l’opinion : tôt ou tard, il en brise les résistances les plus opiniâtres. Donc le divorce, qui jusqu’ici nous avait été présenté comme une "« faculté » dont on pouvait user dans certains cas extrêmes, va être cette fois posé comme une « obligation. » Après le divorce par consentement mutuel, et le divorce par consentement d’un seul, voici le divorce par devoir. Il faut que Mme Desclos divorce. Il faut que Jacques d’Arvant épouse la femme divorcée de M. Desclos. Et celui qui en ordonne ainsi est M. Desclos lui-même. Ne croyez pas d’ailleurs que ce soit par esprit de vengeance et qu’il impose le mariage aux coupables comme un châtiment. D’abord, la faute n’a pas été consommée. Ensuite, M. Desclos n’est pas un méchant homme ; du grand amour qu’il a eu jadis pour sa femme il conserve une sorte de sentiment attendri. Mais quoi ! Jacques d’Arvant, qui s’était naguère épris de Pauline, ne l’aime plus, François Desclos, qui jadis avait adoré Henriette, s’est aperçu de son erreur : il n’est que de changer de dames, comme au quadrille. Un mari prêchant à son rival cette forme encore inédite du devoir, et lui conseillant de la meilleure foi du monde : « Épousez ma femme ! » voilà la nouveauté de la pièce. Pour que le dénouement ne tournât pas au comique, il a fallu toute la sincérité des auteurs, et aussi l’obscurcissement qui se fait dans nos consciences.

Et il a fallu la maîtrise d’un artiste incomparable : M. de Féraudy. Cette dernière création est une de celles qui lui font le plus d’honneur. On ne peut mettre dans un rôle plus de verve, de bonhomie, de simplicité, et en même temps plus d’émotion contenue et pourtant communicative. Une pièce où M. de Féraudy est constamment en scène est assurée de réussir. M. Duflos a trouvé dans le personnage de Jacques d’Arvant un rôle tout à fait dans ses moyens. Mlle Sorel par son élégance, et Mlle Piérat par son charme, contribuent à l’agrément de l’ensemble.


Le public ne cessera d’estimer les pièces qui le font réfléchir ; et il ne cessera de préférer les autres. Il va au théâtre pour se divertir : il ne s’en cache pas et n’y cherche pas malice. Il sait gré aux auteurs qui, pour loi souveraine, ont le souci de lui plaire, qui peut-être ont patiemment étudié ses goûts, ou peut-être en ont été avertis par un secret instinct, et qui lui apportent exactement ce qu’il souhaitait. Il a toujours fait ainsi et on aurait bien tort de chercher là prétexte à partir en guerre contre notre frivolité. A distance, nous ne nous en rendons pas compte, et nous sommes dupes d’une illusion créée par la littérature. L’histoire littéraire ne conserve que quelques titres de pièces ; et, parmi ces pièces, il en est qui n’ont jamais eu de succès ; il en est qui ne se sont imposées que lentement. Mais où sont tant de comédies qui ont plu tout de suite et auxquelles les contemporains ont fait fête ? C’est grâce à elles pourtant, à leur fortune immédiate, à leur carrière brillante et fructueuse, que les théâtres vivent. Le plus grand nombre des spectateurs veut trouver au théâtre un plaisir sans peine. L’un des genres qui répondent le mieux à cet objet est celui de la comédie aimable, sans prétentions, et qu’on appelle précisément la « comédie de genre. » Elle avait, en ces dernières années, accusé un peu d’incertitude et de flottement. Elle hésitait entre diverses directions. Elle a trouvé sa voie et s’y lance allègrement. Le succès de presque toutes les pièces récentes est un succès pour elle. Nous assistons à une triomphante rentrée en scène de la comédie de genre. MM. de Flers et de Caillavet se sont tout de suite placés au premier rang de ses plus habiles fournisseurs.

On n’attend pas que j’analyse l’Amour veille. Ces pièces légères perdent à être analysées le meilleur de leur attrait. D’ailleurs, tous les journaux en ont abondamment rendu compte ; et c’est ce qu’on gagne à parler des pièces après tout le monde : on n’a qu’à faire appel aux souvenirs du lecteur. Donc, chacun sait qu’une jeune fille très moderne, Jacqueline, s’est jetée à la tête d’un bellâtre, André de Juvigny. Celui-ci, à peine marié, retourne chez une ancienne maîtresse, Lucienne de Morfontaine. Dépit de Jacqueline. Elle connaît son théâtre contemporain ; elle a lu, — peut-être même du temps qu’elle était jeune fille, — Francillon et Amoureuse. Une femme a toujours une vengeance toute prête, et un amoureux avec qui perpétrer cette vengeance. Pour Jacqueline, ce complice, tout indiqué, ne peut être qu’Ernest Vernet, jadis candidat à sa main, et qui n’a pas cessé d’être épris d’elle. Donc Jacqueline se rend chez Ernest avec les intentions les plus coupables. Mais cet Ernest est gauche, il est timide, il est ridicule, et Jacqueline aime son mari ! L’amour « veille ; » il préserve d’une chute la jeune femme ; et le ménage sort de cette crise plus uni que jamais. Heureuses brouilles, sans lesquelles on ne connaîtrait pas le délice des raccommodemens !

Essayons plutôt de déterminer les caractères de la comédie de genre à la date de 1907 : nous les trouverons réunis dans l’Amour veille, comme dans un spécimen accompli. Le premier en est la gaieté. Tout dans cette comédie est agencé en vue de nous rappeler sans cesse que nous sommes ici pour nous amuser. Les auteurs ont eu recours à des moyens d’un emploi sûr et d’un usage garanti. Le spectacle de la timidité nous met en joie ; personne ne saurait dire pourquoi ; mais les causes du rire sont mystérieuses. Labiche a intitulé un de ses chefs-d’œuvre : les Deux timides. Le timide de MM. de Flers et de Caillavet en vaut deux. De même, le savant, ou l’homme d’étude, à la scène, est toujours ridicule. Souvenez-vous du Monde où l’on s’ennuie ! Encore y a-t-il lieu d’établir une distinction. Un vieux savant peut nous plaire, à condition qu’il incline à la gaudriole et se repente de n’avoir pas connu la joie de vivre. Mais un jeune savant est deux fois un sot. Et c’est bien pourquoi le jeune Ernest Vernet ni n’entre, ni ne sort, ni ne parle, ni ne se tait, ni surtout ne s’émancipe et ne fait le galant, sans provoquer dans la salle un rire inextinguible. MM. de Flers et de Caillavet n’ont pas craint même d’accentuer la note. Je ne jurerais pas que le rôle du bon curé soit toujours tenu dans une note très délicate, et que, par exemple, la scène du vaporisateur soit d’un goût irréprochable.

La gaieté doit être tempérée par le sentiment. On ne peut pas rire tout le temps : à la longue, cela fatigue et énerve ; quelques larmes, pointant à peine au bord des cils, amènent une détente. Voyez cette petite Jacqueline si vive, si en dehors : elle a vraiment du chagrin. Elle en a d’abord d’être trompée par son mari. Car les jeunes filles d’aujourd’hui ont beau être très renseignées, très revenues de nos illusions, très persuadées par avance de l’infidélité professionnelle de tous les maris, cela n’empêche pas que, devenues femmes, elles souffrent exactement comme ont toujours fait toutes les femmes, depuis qu’il y a des maris et qui les trompent. Elle en a ensuite parce qu’elle se rend bien compte qu’elle fait de la peine à ce pauvre Vernet. Celui-ci le lui reproche très justement : « Pourquoi m’avoir choisi, moi qui vous aimais ? » Il est à plaindre, cet amoureux, quoique chartiste : nous ne lui refuserons pas notre pitié. Et il y a encore un rôle de maîtresse de piano, sacrifiée et résignée, qui est tout mouillé de larmes… Ces parties d’émotion sont indispensables. La théorie de la séparation des genres est une théorie de lettrés : le public préfère le mélange.

Le danger, pour la comédie de genre, est qu’elle risque de se confondre avec la pièce pour familles. C’est un écueil qu’il faut éviter à tout prix. Nous n’aimons guère pour notre consommation personnelle les spectacles où nous pouvons conduire nos fils. Nous sommes d’ailleurs dans un temps de littérature hardie : ce qui est insipide et fade nous cause un insurmontable dégoût. S’il n’y avait dans l’Amour veille que Jacqueline, qui est une petite perruche, mais enfin une perruche provisoirement honnête, on pourrait craindre que la pièce n’eût un air d’autrefois. Mais il y a André. Et celui-ci est bien d’aujourd’hui. Tranquillement installé dans une double liaison, — danseuse et femme du monde, — il ne fait aucune attention à cette charmante jeune fille qu’est Jacqueline. Il faudra que celle-ci lui saute au cou : on n’ignore pas que ce sont maintenant les jeunes filles qui font les avances. Jacqueline lui rendra encore le service de rompre pour lui sa liaison avec Lucienne de Morfontaine, et cela lui épargnera des formalités toujours désagréables. Tout de suite après le mariage, en pleine lune de miel, il reviendra à la maîtresse, hier si cavalièrement « plaquée. » Après quoi, ce jouisseur sans cœur et sans foi se donnera des airs de pardonner à son innocente de femme ! Et le public ne témoignera en aucune façon que ces manières le choquent. André est un beau mâle ; il suffit même que ce soit le mâle : la foule n’est pas du tout féministe. On voit assez que nous n’avons pas affaire ici à un personnage de morale en action. Ah ! MM. de Flers et de Caillavet n’ont pas été indulgens pour lui ! Ils lui ont composé à dessein une âme de boue, car ils savent que ce mélange de fatuité et de goujaterie est tout à fait caractéristique du « jeune premier » de la comédie moderne.

Il va sans dire qu’une comédie de genre doit bien finir. Cette question du dénouement a plus d’importance qu’on ne croit. Il ne suffit pas en effet qu’on nous épargne, à la fin, une impression fâcheuse et un souvenir pénible. Il faut encore qu’on nous donne à emporter quelque maxime de vie utile et agréable. La théorie de « l’amour qui veille » est à ce point de vue excellente. Nous n’aimons guère la contrainte ; et tout ce qui peut nous en délivrer nous agrée. Par exemple, beaucoup de gens se croient, même de nos jours, obligés d’élever leurs enfans avec une sorte de sérieux : ils les munissent de principes ; mais si la religion et l’éducation ne servent à rien, nous voilà dispensés de cette peine ! En vertu de la même théorie, un mari qui veut se passer quelques fantaisies, en est libre, à condition qu’il soit sûr d’être aimé par sa femme. Et celle-ci, de son côté, sûre qu’elle est d’aimer son mari, peut à son aise se permettre de jouer avec le feu, ce qui est très amusant. Les moralistes les plus avisés sont comme ces médecins qui ont l’art de prescrire ce qui fait plaisir.

Est-il besoin d’ajouter qu’une comédie de genre doit être une pièce bien faite ? Cela est plus nécessaire qu’ailleurs, puisque l’œuvre vaudra surtout par la perfection de l’agencement. Nous voilà heureusement revenus du paradoxe qui naguère célébrait la maladresse au théâtre comme un mérite supérieur ! C’étaient aussi bien les partisans de la pièce « mal faite » qui déclaraient qu’il ne faut plus mettre d’esprit dans les pièces. Médire de l’esprit, à Paris, et quand il s’agit de théâtre, quelle hérésie, mais surtout quelle simplicité ! Le public parisien adore l’esprit ; il ne trouve jamais qu’il y en ait trop ; il raffole des mots ; il aime à les reconnaître au passage et à les saluer d’un petit air de familiarité entendue. Le dialogue d’une comédie de genre doit briller, étinceler, pétiller de mots. MM. de Flers et de Caillavet en ont mis pour deux. Ces mots ne sont pas nécessairement commandés par la situation : les auteurs les ont semés à profusion, afin de nous faire plaisir. Nous sentons qu’ils sont là présens derrière leurs personnages et qu’ils leur souillent toute sorte de drôleries. Nous devinons chez eux, tandis qu’ils font manœuvrer tout ce petit monde si inconsistant, le demi-sourire du scepticisme bien parisien. Ils ne sont pas dupes et ils ne veulent pas nous prendre pour dupes. C’est un jeu ; et c’est cela qui amuse.

L’Amour veille a, été l’occasion pour Mlle Marie Leconte d’un des plus jolis succès de sa carrière. La fine et exquise comédienne a été cette fois la verve, le mouvement et le « diable au corps » lui-même. M. Berr est parfait d’ahurissement dans le rôle du jeune savant ; M. Grand, parfait de contentement de soi, dans le rôle d’André ; Mme Pierson parfaite de sagesse moqueuse ; Mlle Lara parfaite de résignation plaintive. On leur en voudrait presque de tant de perfection. Mlle Provost, une débutante, n’a pas encore le ton de la maison : elle le prendra bien vite.

L’éventail ne ferait que confirmer ce que nous avons dit à propos de l’Amour veille. C’est une comédie de même ordre et dont quelques parties sont même mieux venues. Le premier acte est fait avec rien, et très bien fait ; quelques scènes sont filées avec une adresse rare ; le type du bourru, Trévoux, est d’excellente caricature ; les aphorismes du vieux savant égrillard ont mis la salle en joie. Et j’estime que le cadre du Gymnase est très propre à faire valoir les ressources de cet art qui ne vise pas à la grande comédie. — Louons seulement M. Tarride pour son naturel, M. Dubosc, pour son comique pittoresque, Mlle Lender pour sa séduisante coquetterie, Mlle Blanche Toutain pour la justesse de son jeu.


C’est encore une comédie de genre que le Patachon de MM. Maurice Hennequin et F. Duquesnel. Elle appartient au cycle du « viveur. » Dans une comédie de genre, tout doit être conventionnel ; et la convention au théâtre veut que le vieux viveur soit un être délicieux. Il est éminemment le personnage sympathique. Il a pris la vie gaiement : c’est d’un bon exemple. Il a trop besoin d’indulgence pour n’être pas indulgent aux autres : cela nous met à l’aise. On ne se contente pas de l’apprécier pour la facilité de son humeur ; on lui prête de généreux sentimens, de la droiture, de l’élévation : il est le sage de la pièce. Tel Patachon.

Supposons un instant que nous ne soyons pas au théâtre : ce fêtard sur le retour nous paraîtrait tout bonnement hideux. Divorcé d’avec sa femme, la loi lui confie, pendant une partie de l’année, la garde de sa fille. Et cette jeune fille, — sa fille, — qu’en fait le misérable ? Il l’emmène dans les restaurans de nuit, il l’enrôle dans la « bande à Patachon ! » Pour marier cette fille, et craignant de ne pas obtenir le consentement de sa femme qui est dévote, il feint de s’être converti. Il fréquente les offices, assiste aux sermons, se fait remarquer aux vêpres. Et ce n’est qu’une frime ! Une fois son but atteint, il s’évadera de son rôle en gambadant et rira au nez de la malheureuse qu’il aura dupée. Le plus comique de l’affaire est que ce diable en train de s’asperger d’eau bénite, ce singe tout gesticulant de pieuses mômeries, reproche à je ne sais quel Putois-Mérainville d’être un Tartufe… Dites donc, Patachon, et vous ?

Mais nous sommes au théâtre. Venant de Patachon, tout nous parait aimable. Tromper une dévote, c’est venger la morale mondaine qui est la nôtre. La comédie de la conversion est une farce du meilleur aloi. Et comment refuser à ce vieux fêtard l’autorité nécessaire pour établir convenablement sa fille ? Il ne suffit pas de dire qu’il sera beaucoup pardonné à Patachon, parce qu’il a beaucoup aimé : il a droit à une récompense. On lui ramène sa femme. Maintenant que les infirmités s’annoncent, il aura une garde-malade. Nous voilà tranquilles.

M. Noblet a pour sa bonne part contribué à rendre sympathique le personnage de Patachon. Mlle Marthe Régnier, qui doit tour à tour se montrer en gamine délurée et en enfant de Marie, a fait preuve d’une remarquable souplesse. Quant à M. Lérand (Putois-Mérainville), on ne saurait trop déplorer qu’un comédien d’un si réel talent soit, depuis quelque temps, condamné à tenir des rôles si parfaitement indignes de lui.


Le courant est si fortement prononcé en faveur de la comédie de genre, sentimentale et gaie, que nous voulons la voir partout, et là même où elle n’est pas. C’est l’origine d’une amusante méprise, qui s’est produite à propos de Son Père, et que M. Emile Faguet a signalée, au grand étonnement du public et de ses confrères. Lorsque la comédie de MM. Guinon et Bouchinet fut représentée à l’Odéon, ce fut un succès d’attendrissement ; le lendemain, toute la presse loua, comme il convenait, ce chef-d’œuvre d’émotion discrète. C’était l’idylle bourgeoise dans sa candeur aimable. La fille de M. Orsier, qui, au dernier acte, réconcilie ses parens, c’était l’ingénue du Gymnase, modernisée. On pouvait la citer en exemple et l’aller applaudir en famille…

Or, ce n’est pas cela du tout ! Si Jeanne Orsier est un ange, c’est l’ange de l’égoïsme. Elle a été élevée très tendrement par sa mère divorcée et pauvre. Un brave garçon, M. Edouard, a demandé sa main ; et très gentiment elle s’est fiancée. Tout à coup, son père, qui est riche, prend fantaisie de l’avoir chez lui pendant un mois, comme la loi l’y autorise. La petite bourgeoise pauvre a maintenant une femme de chambre pour la servir, une voiture pour la mener au Bois, des toilettes du grand couturier pour parer sa beauté, un auditeur au Conseil d’État, s’il vous plaît ! pour lui faire la cour. Elle n’a plus aucune envie de retourner dans la médiocrité de l’intérieur maternel. Elle est d’avis qu’un père si riche ne saurait avoir de torts. Elle ne veut plus entendre parler d’un mari qui ne serait pas auditeur au Conseil d’État. Tant pis pour M. Edouard !… Son Père est une étude de jeune fille dans la manière « rosse. » Seulement, c’est une manière qui a passé de mode. Et peut-être, pour nous remettre dans le ton, aurait-il fallu que l’ironie fût plus marquée et le dialogue plus mordant.

Les excellens acteurs de l’Odéon, M. Dumény, tout plein de naturel, Mlle Sylvie, une gentille comédienne, Mlle Dux, très attendrissante, ont contribué, par la naïveté de leur interprétation, à faire prendre Son Père pour une comédie larmoyante.


Après la convention gracieuse, la convention pénible. — M. Bernstein, qui a des dons de dramaturge absolument remarquables et qui, très jeune, s’est créé au théâtre une si belle place, s’est fait de la violence une spécialité. Spécialité dangereuse ! car il faut toujours surenchérir. Après la violence des sentimens, il n’y a plus que la violence physique. Et M. Bernstein en est là. Sa dernière comédie n’est plus à proprement parler du théâtre : c’est le spectacle chez Marseille.

Au moment où la pièce atteint à son paroxysme, le lutteur favori, — à lui, le caleçon ! — vient de faire « toucher » son adversaire et le tient à la gorge. D’une simple pression de ses mains puissantes il peut l’étrangler. Sentir ainsi une vie humaine à la merci d’un geste, il n’y a pas à dire : cela donne le frisson. La salle est haletante. Cette sensation du danger qu’un homme court sous nos yeux est une des plus fortes qu’une foule puisse éprouver. Elle se résout en une sympathie admirative à l’adresse de l’homme aux biceps.

Mais pour nous amener à cette minute, par quels détours M. Bernstein a dû nous faire passer ! Quelles préparations laborieuses et lentes !

Imaginez qu’un ancien portefaix, Jacques Brachard, est devenu brasseur d’affaires et riche à plus de trente millions. Il s’est épris d’une jeune fille de grande famille, Anne-Marie d’Andeline. Et comme les d’Andeline sont une grande famille ruinée, les parens de Anne-Marie l’ont forcée à épouser le « Roi des cuivres égyptiens. » Ce plébéien à la carrure épaisse, ce financier aux procédés de pirate est odieux à Anne-Marie, qui, tout de suite, lui a fermé la porte de la chambre conjugale. Jacques Brachard souffre, mais il ne désespère pas. C’est un conquérant. Il fera la conquête d’Anne-Marie…

En attendant qu’elle aime son rustre d’époux, Anne-Marie le trompe, avec un homme de son monde, un abominable viveur et escroc, Jérôme Le Govain. Ce Le Govain, décavé, n’a pu se refaire que grâce aux conseils de Brachard, et en jouant à la hausse sur les cuivres égyptiens. — Ce détail est essentiel ! — L’adultère va son train. Le mari doit partir ce soir pour un voyage en Angleterre : à l’heure même où il s’embarquera, l’amant enlèvera Anne-Marie dans son auto, pour ne la ramener chez elle qu’au petit jour… Seulement, le mari, prévenu, ne part pas… Je ne vous donne pas le moyen pour très neuf.

Lorsque rentre Anne-Marie, à trois heures du matin, Brachard apprend d’elle sa lamentable aventure. Le Govain a trouvé « chic » de la conduire à un souper en compagnie ignoble. Première explication : premiers rugissemens du fauve. Mais Brachard réfléchit : il feint d’accepter la situation. Il annonce son départ pour l’Angleterre. C’est un faux départ. C’est le second… Et voilà deux actes qui ne servent que d’exposition. Car tout le sujet réside dans le stratagème imaginé par Brachard pour tirer de l’amant de sa femme une vengeance inouïe.

Un financier ne saurait se venger comme un autre homme. Il a ses armes de combat à lui, qui sont les coups de Bourse. Tandis que tout le monde le croit hors de France, Brachard s’est installé à l’hôtel Ritz. Il a donné à son fondé de pouvoir l’ordre de jeter des cuivres égyptiens sur le marché, par brassées. Il faut amener une baisse immédiate et colossale, une panique, une débâcle. Ce sera pour Brachard la ruine ; oui, mais en se ruinant Brachard ruine son ennemi… Pour assurer sa vengeance, et pour la savourer, il a fait venir Jérôme Le Govain auprès de lui ; il l’a retenu à déjeuner ; il l’a gardé jusqu’à l’instant où le désastre financier a été un fait accompli, afin de pouvoir le lui annoncer lui-même, et goûter un plaisir féroce à lire sur le visage du misérable la détresse du joueur qui se sent perdu… C’est là, au moment où Jérôme veut s’évader, courir à la Bourse, que les deux hommes se sont colletés.

Brachard est ruiné. Tout le monde lui tourne le dos. Les d’Andeline conseillent à leur fille de divorcer. Mais elle, dans son âme d’aristocrate, estime que ce serait une lâcheté. Encore ne sait-elle pas le secret du drame. Brachard le lui révèle. Comme Samson ébranlant les colonnes pour s’ensevelir avec les Philistins dans le même désastre, il s’est fait sauter pour perdre Jérôme. Coup d’une audace inouïe ! Preuve d’amour telle qu’aucune autre femme n’en a jamais reçue ! Émue, touchée, Anne-Marie tâchera d’aimer ce mari si terriblement amoureux.

Comme tout cela est compliqué, amené de loin, péniblement déduit ! Étant donné la manière de M. Bernstein, cette lenteur est un défaut irrémédiable. Dans la Rafale, dans le Voleur, le drame était tout de suite lancé à fond de train. Nous étions, dès le début, empoignés par la situation ; l’auteur ne nous lâchait plus : nous n’avions pas le temps de nous reconnaître. Nous avons cette fois tout le loisir de réfléchir. Nous apercevons ce qu’il y a sous tout ce fracas, derrière cette façade de violence : c’est la convention toute pure ! Et tel est le tort impardonnable de M. Bernstein. De tous côtés on lui reproche que son art est brutal, que ses personnages ont une mentalité d’apaches, et parlent le langage des boulevards extérieurs. Cela ne doit guère le surprendre. Il sait tout cela, et il est en droit de nous répondre que cette brutalité est voulue.

Il n’oublie qu’un point et que voici : la brutalité n’a d’excuse que si elle sert à traduire plus de réalité. Or l’art de M. Bernstein est fait du mépris de toute réalité. Combien n’avait-on pas raillé jadis le Maître de Forges et son plébéien amoureux d’une fille noble : « Fille orgueilleuse ! je te briserai… » La situation est-elle devenue moins conventionnelle parce que Brachard, au lieu d’un ingénieur, est un portefaix ? C’est de l’Ohnet exaspéré.

Pas un seul instant nous ne pouvons admettre que les personnages du Samson existent. Tout juste arrivons-nous, en faisant appel à nos souvenirs littéraires, à expliquer, tant bien que mal, l’obscure psychologie d’Anne-Marie. Cette jeune aristocrate a quelque lien de parenté avec Mathilde de la Môle de Le Rouge et le Noir. Comme l’héroïne de Stendhal, elle est, elle aussi, une beyliste. Elle a le goût du hasard et de l’imprévu, de tout ce qui tranche sur la régularité de notre société policée, et sur la médiocrité de nos caractères effacés. Elle aime « l’énergie. » C’est un mirage d’héroïsme qui l’a attirée vers le cynique Le Govain. C’est maintenant son mari qui lui apparaît comme un être extraordinaire, de la race des grands aventuriers.

Mais Brachard ! On ne sait si le bonhomme est plus insupportable ou si le fantoche est plus faux. Il est physiquement très fort, c’est entendu. Il a doubles muscles, comme Tartarin, et il les fait saillir. Mais on nous le donne en outre pour un dompteur d’hommes, un grand vainqueur dans la bataille moderne. Et que fait-il ? Pour soutirer quelques billets de mille francs à un sans-le-sou, il jette à l’eau trente millions ! Pour atteindre un décavé, il se fait sauter ! Pour ce mince résultat de rejeter à la côte une épave humaine, il détruit une fortune édifiée par des années de labeur, d’ingéniosité et d’effort continu. Pour écraser cette mouche, cet ours jette ce pavé sur lui-même. Jamais, au grand jamais, nous ne conviendrons qu’un être puisse tomber à ce degré d’imbécillité.

Notez que ce « pur niais » est en outre un criminel. Car la panique qu’il déchaîne, par un caprice de sa fantaisie, va ruiner un tas de gens, qui peut-être ne sont pas tous fort estimables, mais qui tous ont cru en lui. Le voici financier véreux, responsable d’une catastrophe publique, obligé de disparaître pour n’être pas poursuivi. Et pourquoi s’est-il livré à cette belle opération ? C’est pour se faire aimer ! Dans le Voleur, une femme volait afin de plaire à son mari. Dans Samson, un mari fait un krach afin de plaire à sa femme. C’est la même situation retournée. Et c’est le monde renversé.

En jetant le défi au bon sens, en se lançant à corps perdu dans l’absurde, M. Bernstein se fait la partie belle. Il est, à ce prix, très facile de donner l’illusion de la vigueur. Nous attendons M. Bernstein au jour où il aura mis dans son art un peu de vérité humaine, d’observation et de psychologie. Jusque-là, nous le tiendrons pour un homme de grand talent qui se fourvoie.

Le rôle de Jacques Brachard a été fait sur mesure pour M. "Guitry. Mais aussi il lui va à merveille. On a applaudi à tout rompre le débardeur mondain et son grognement sympathique. Mme Le Bargy est toujours habile comédienne, mais de plus en plus affectée : elle exagère sa propre manière.

A l’Athénée, M. de Courpière… Mais ils sont trop ! Ce sera pour une autre fois.


RENE DOUMIC.