Revue dramatique - 14 novembre 1904

Revue dramatique - 14 novembre 1904
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


ODEON : La Déserteuse, comédie en quatre actes de MM. Brieux et Sigaux. — RENAISSANCE : L’Escalade, comédie en quatre actes et cinq tableaux de M. Maurice Donnay. — VAUDEVILLE : Maman Colibri, comédie en quatre actes de M. Henry Bataille.


Si la comédie larmoyante était bannie de toutes les scènes, elle trouverait un asile à l’Odéon. La pièce de MM. Brieux et Sigaux est un bon spécimen de ce genre qui a une tradition, et qui ne peut manquer d’être fondé en nature, puisque, après plus d’un siècle et demi, il n’a pas complètement cessé de plaire et conserve une sorte de charme suranné. D’un bout à l’autre de la Déserteuse, s’entendent des sanglots mal étouffés et des voix plaintives se font écho ; toute la pièce est enveloppée d’une atmosphère mouillée ; le dialogue, étranglé par l’émotion, est ponctué de soupirs et scandé de gémissemens. Des phrases se répondent : « Vous parlez de votre martyre, croyez-vous que je ne sois pas au supplice ? » — « Si tu savais ce que je souffre ! — Et moi ! etc. » On se lamente, et aussi on discute, on disserte, on philosophe. C’est le genre moral, qui n’est pas nécessairement le genre ennuyeux.

L’auteur ici n’a pas le choix de son milieu. La comédie larmoyante est bourgeoise par essence et par définition, bourgeoise dans l’âme et bourgeoise des pieds à la tête. C’est un signe d’aristocratie que de savoir contenir son émotion : les gens du commun ont le cœur sur la main et pleurent devant tout le monde. MM. Brieux et Sigaux nous introduisent chez des bourgeois de province. M. Forjot est éditeur de musique et marchand de pianos à Nantes : c’est un commerçant, que ses affaires mettent en rapports avec des artistes ; de là viendront tous ses malheurs, car nous savons, depuis le temps des romantiques, qu’art et bourgeoisie sont incompatibles. Mme Gabrielle Forjot, qui a une belle voix, chante dans les concerts de charité. Elle a pour professeur de chant un certain Ranietty, dont elle commence par être l’élève pour finir par devenir la maîtresse. La malchance veut qu’elle interprète, devant un compositeur célèbre, un morceau d’opéra. Grisée par les complimens du « Maître, » tentée par l’occasion, et surtout travaillée par un secret et impérieux instinct de cabotinage, elle se sauve avec Rametty et, quittant mari et fille, déserte le foyer conjugal. Cependant que la « déserteuse » court le monde, Forjot reste entre sa fille Pascaline et l’institutrice de celle-ci, Mlle Hélène. Cette dernière est une personne douce, modeste, prudente, économe : elle a toutes les qualités bourgeoises dont l’épouse fugitive était si complètement dépourvue ; et c’est pourquoi, peu à peu, sans l’avoir voulu, elle se trouve installée dans la place laissée libre, et devient Mme Forjot.

Nous sommes ainsi, dès le début, jetés en plein drame de famille. Nous y resterons. Car, si elle a déserté son foyer, la première Mme Forjot ne l’a pas oublié. Forjot a quitté Nantes, a pris un appartement à Paris ; il espère y vivre tranquille entre sa nouvelle femme et sa fille. C’est compter sans Gabrielle. Tout allait à souhait, tant qu’elle a parcouru le Nouveau Monde. Mais le Nouveau Monde, on en revient ; et c’est parfois bien malheureux. Diverses raisons poussent Gabrielle à franchir le seuil de cet intérieur qui devrait être le sien : nostalgie, curiosité, désir de troubler la paix d’autrui et même besoin maternel de revoir sa fille Pascaline. Celle-ci, qui ignore les raisons véritables du départ de sa mère, et qu’une tendresse instinctive ramène vers cette mère affectueuse et câline, éprouve une espèce d’hostilité grandissante contre la seconde femme de son père, l’institutrice qui s’est fait épouser, l’intrigante et l’intruse. De là une cause permanente de mésintelligence, des luttes sourdes, des débats intimes et des déchiremens. Pascaline poursuit de ses méchancetés sournoises d’ingénue sa belle-mère. Une grande scène où elles se parlent à cœur ouvert, semble les avoir réconciliées ; ce n’est qu’une trêve ; le désaccord subsiste, malaise chronique qui ne peut manquer d’aboutir à un éclat : Pascaline, à son tour, se sauve de chez le pauvre M. Forjot, et se réfugie chez sa mère.

Seulement, ce n’est pas un lieu de refuge très convenable pour une jeune fille que la maison de la première Mme Forjot, devenue, après une brève et orageuse odyssée, directrice de tournées théâtrales. Afin de divertir nos yeux et de détendre quelque peu notre esprit, on a donné pour décor au troisième acte le bureau de l’agence des tournées Gabrielle de Ruys. Nous y voyons défiler une série de pauvres hères, le peuple misérable des comédiens sans engagement, cependant que des pièces voisines, occupées aux répétitions, chaque porte entr’ouverte laisse passer des bouffées de musiquette ou des bribes de tirades. Mais en vérité, qu’est-ce qu’une jeune fille viendrait faire dans cette galère, où, par un châtiment de la destinée, la déserteuse rame péniblement en compagnie de son amant ?

Aussi au dernier acte, Pascaline revient-elle chez Forjot. Elle y est en quelque sorte ramenée par sa mère, qui désarme, s’humilie, et s’engage à ne plus troubler, elle, la coupable, le calme de ces honnêtes gens. Au surplus, elle va, elle aussi, se remarier. Elle épouse Rametty. C’est l’éloignement définitif. On devient tout à fait des étrangers : on cesse d’être des ennemis. Ainsi va cette pièce, non certes du mouvement le plus rapide, mais tout de même d’une bonne allure. Les auteurs ont fait en sorte de traiter toutes les scènes imposées par la logique des faits ; ils ont mis tour à tour en présence la fille et la mère, la fille et l’institutrice, les deux rivales, le père et ses deux femmes, etc. ; ils leur ont fait dire exactement ce qu’ils avaient à dire : tout ce monde s’explique copieusement. Et c’est un trait de ce genre de théâtre qu’on y est d’une belle intrépidité discoureuse.

Ce qui caractérise encore la comédie larmoyante, c’est que tous les personnages y sont horriblement à plaindre. Le pauvre M. Forjot a commencé par souffrir du fait de la première Mme Forjot, qui le trompait, et dont il feignait d’ignorer l’infidélité, pour éviter le scandale et ménager l’honneur du nom ; il se remarie, et la seconde Mme Forjot est une personne irréprochable ; mais sa mauvaise chance veille et, cette fois, c’est sa fille qui le quitte. L’infortunée Hélène, l’institutrice devenue Mme Forjot seconde, est de ces êtres qui, si loin qu’ils remontent dans leurs souvenirs, ne se rappellent pas qu’ils aient jamais été heureux. Orpheline, sans ressources, elle a dû accepter pour vivre une demi-domesticité. Quand elle a pu croire qu’elle avait enfin un foyer, une famille, ç’a été pour s’entendre adresser les reproches les plus cruels et les plus immérités. On l’accuse d’avoir agi par intérêt, et d’avoir habilement manœuvré avec ses airs modestes et ses yeux baissés. Si on peut dire ! Quant à la déplorable Pascaline, placée entre ces deux femmes, qui l’une et l’autre ont pareillement des titres à son amour et à sa rancune, à sa reconnaissance et à ses reproches, elle est abominablement tiraillée, torturée, suppliciée. Mais croyez-vous par hasard que la « déserteuse » ait trouvé le bonheur dans la faute ? Déclassée, elle mène une vie d’expédiens dans une détresse morale et une humiliation dont elle a conscience. Cette femme a fait beaucoup de mal ; pourtant on n’éprouve contre elle ni colère ni indignation ; ce n’est pas une méchante femme. Elle ne l’est pas, elle ne peut pas l’être ; car, dans la comédie larmoyante il n’y a pas de méchans. C’est une bergerie, un peu sombre, un peu triste, mais une bergerie sans loups. La conception de ce genre de théâtre procède d’une vue optimiste de la nature humaine. Elle est contemporaine du règne de la sensiblerie, et cela ne date pas d’hier. Les deux choses se tiennent. Il est bien certain en effet que si les hommes sont bons, tous bons, irrémédiablement bons, il faut les plaindre et verser sur leurs erreurs des larmes abondantes : il n’y a pas moyen de se fâcher.

Une autre raison fait que nous oublions de récriminer contre cette femme coupable ; et nous touchons ici à ce qu’il y a de plus curieux dans cette pièce et qui lui prête une portée morale. Notez-le en effet : les auteurs ont, en quelque manière, pris parti pour la déserteuse, et ils lui ont, dans la mesure du possible, donné raison. C’est un résultat de l’espèce de défaveur où presque tous les auteurs de théâtre tiennent aujourd’hui le divorce. Je me hâte de dire que de cette attitude des auteurs dramatiques contre le divorce, je n’ai garde de tirer des conclusions plus graves qu’il ne faut. On aurait tort d’y voir l’expression d’un mouvement d’opinion, comme on a eu tort jadis de prétendre que l’opinion réclamait le divorce parce qu’il avait fourni à Dumas et Augier de bons sujets de pièces. Les auteurs dramatiques ont jadis fait des pièces où l’on a pu puiser des argumens en faveur du divorce ; ils en font aujourd’hui d’où l’on tirerait des argumens non moins formels contre la même institution. C’est que leur métier consiste à dégager de toutes les formes de l’organisation sociale la somme de drame qu’elles contiennent ; et il n’y a pas de doute que, sous la loi du mariage indissoluble ou sous celle du divorce, il n’y ait une large part laissée à la misère et à la souffrance. Ils empruntent leurs sujets à la société qu’ils ont sous les yeux, et la peignent dans son rapport avec les institutions qui y sont en vigueur. Ce n’est pas leur faute, si on se méprend sur la portée de leurs études, et si le législateur s’inspire parfois de leurs doléances, sans réfléchir qu’une fois satisfaction obtenue, ils continueront de se plaindre, quoique pour des raisons opposées, et recommenceront à faire campagne, quoiqu’en sens contraire : ils y sont bien forcés, puisque sans cela il n’y aurait plus de pièces. Toujours est-il que, dans le théâtre de 1860, on n’aurait pas eu assez d’anathèmes pour les lancer contre l’épouse coupable qui, par sa fuite, a brisé la vie d’un honnête homme, sans qu’il puisse se refaire un foyer et reconstruire son bonheur. Maintenant au contraire, à qui serions-nous près d’en vouloir ? C’est à cette vertueuse Hélène, la seconde femme de Forjot. C’est elle qui, en prenant la place de la déserteuse, a fait de l’irréparable, et définitivement séparé ceux qui devaient être unis. C’est elle qui, par sa seule présence, rend impossible un retour de la fugitive, et impraticable ce meilleur remède aux erreurs humaines : le pardon. Si indélébile est le caractère imprimé par le mariage, que l’épouse, même divorcée, reste l’épouse. Même aux yeux de celle qui l’a remplacée, Gabrielle est toujours Mme Forjot. Et elle est la mère. Quant à la seconde femme, en dépit de son rôle de consolatrice et de réparatrice, c’est elle qui nous paraît être dans une situation fausse et dans une posture fâcheuse.

Cette pièce touche donc à des questions graves et bien d’aujourd’hui ; d’où vient pourtant qu’avec tout son pathétique, elle nous remue médiocrement et qu’à aucun moment, nous ne soyons, comme on dit, pris par les entrailles ? La raison principale en est que l’intérêt est trop dispersé. On nous apitoie sur tous les personnages à la fois ; c’est nous apitoyer sur trop de gens ; c’est demander à notre sensibilité de trop généreuses effusions ; nous n’avons pas le cœur si large. Les auteurs ont manqué de parti pris : ils n’ont pas su donner l’unité à leur drame, un centre à l’action. Il faut, au théâtre, que l’intérêt se concentre sur un personnage, héros ou victime, auquel on nous ramène sans cesse et par rapport à qui tout le drame est ordonné. Que la déserteuse fût elle-même le personnage central, nous n’eussions pas mieux demandé ; mais, depuis le deuxième acte, elle passe au second plan. D’ailleurs son rôle est dessiné de façon assez inconsistante, et son caractère reste énigmatique. Est-elle repentante ? Est-elle endurcie ? A-t-elle regret du passé ? Ou joue-t-elle la comédie de l’attendrissement ? A-t-elle jamais eu sérieusement l’intention de reconquérir sa fille ? Autant de points mal précisés. Il eût été possible de fixer toute notre attention sur le sort fait à Pascaline par le départ de sa mère et le remariage de son père, de montrer que les parens commettent des folies, et ce sont les enfans qui les paient. On l’a dit maintes fois ; mais ce sont de ces vérités qu’on ne saurait trop répéter, ni illustrer par de trop saisissans exemples. Il eût été pareillement possible de donner toute l’importance au rôle d’Hélène, et de l’amener, malgré toute sa bonne volonté et tous ses mérites, à être vaincue par la force des choses. Elle a été dupe d’un mirage. Au moment où elle s’est trouvée en présence d’un homme malheureux et d’une fille abandonnée, elle n’a écouté que sa charité et elle a cru possible de remplacer pour l’un et pour l’autre l’absente. Elle a cru qu’en occupant la place laissée vide dans la famille, elle ne prenait la place de personne ; c’était une erreur ; et toutes les forces irréductibles de la famille, qui subsistent quand même, se sont liguées contre elle. Infortune de la fille, de la seconde femme, de l’épouse coupable, toutes situations dont chacune pouvait, à elle seule, commander tout le drame. Juxtaposées sur le même plan, elles se nuisent l’une à l’autre.

Il y a de même une certaine indécision et mollesse de composition : où va le drame, vers quel dénouement il s’oriente, on ne le sait pas au juste ; et les auteurs n’ont pas marqué d’un trait assez volontaire leur dessein qui était, je pense, de mettre la scène du drame dans le cœur de Pascaline, de nous faire assister à la lutte des deux influences qui se le disputent, pour aboutir à la victoire du bon génie sur le génie malfaisant. Ajoutez une certaine monotonie, des scènes, qui se répètent, un dialogue parfois traînant, une teinte uniformément tenue dans les gris : le tout formant une œuvre extrêmement honorable.

La Déserteuse est bien jouée par M. Gémier, un Forjot tout plein de franchise et de cordialité, par Mlle Marcilly, qui a de l’élégance et de l’entrain dans le rôle de Gabrielle Forjot, la déserteuse, par Mlle Jeanne Even qui s’est tirée à son honneur du rôle assez ingrat de l’institutrice épousée, par Mlle Sylvie, un peu gênée, semble-t-il, dans le rôle de Pascaline, mais qui reste une des plus brillantes étoiles de la jeune troupe. M. Albert Lambert n’a qu’une scène : il y est admirable. C’est au troisième acte, dans le bureau de l’agence des tournées Gabrielle de Ruys. Il vient se présenter pour l’emploi de père noble. Il s’y rencontre avec Pascaline qu’il prend pour une ingénue de théâtre, s’émeut en la voyant pleurer, la met en garde contre les dangers de la carrière, lui en révèle les misères, et lui donne sa bénédiction. Silhouette grandiose de Delobelle attendri !


De l’Odéon à la Renaissance, il y a loin ; et de la Déserteuse à l’Escalade la transition n’est pas ménagée. C’est ici le dernier ouvrage de M. Donnay, ce n’est peut-être pas le meilleur ; il est quand même agréable et on y trouve toutes les qualités et tous les défauts de cet auteur au talent facile. M. Donnay a une manière, qu’il est fondé à trouver bonne, puisqu’elle lui a presque toujours réussi. Elle consiste à prendre un sujet, à l’indiquer au public, et, chaque fois que se présente l’occasion de le traiter, à parler d’autre chose.

Ici, par exemple, il semble bien que M. Donnay nous invite à écouter l’histoire du mariage d’un homme d’étude avec une mondaine. Comment, par quel enchaînement de circonstances, par quel jeu d’illusions ces deux êtres sont-ils amenés à commettre cette folie qui sera le malheur de toute leur vie ? Qu’est-ce qui a pu les attirer l’un vers l’autre et leur faire croire qu’ils s’aimaient ? C’est un cas autour duquel on pouvait faire courir de fines études de sentiment. Et rien n’empêchait que nous ne prissions intérêt à ces deux honnêtes gens qui s’en vont allègrement se mettre l’un à l’autre la corde au cou. Car il faudra voir, la lune de miel passée, le joli ménage !

Voici un homme qui n’est plus tout jeune, puisqu’il est célèbre ; il a, jusqu’à présent, vécu dans ses livres et dans ses expériences scientifiques ; il s’est confiné dans son laboratoire : il s’est gardé de toutes les tentations et de toutes les distractions ; il a jalousement défendu son travail. Il a d’autant plus horreur du monde qu’il s’y sait gauche et gêné. Il craint la femme. Il a, au demeurant, des théories très catégoriques sur l’amour, qu’il considère comme une maladie et contre lequel il a imaginé tout un système de prophylaxie. A l’abri, derrière ses murailles de papier imprimé, il se croit bien tranquille. Or, au premier sourire d’une femme élégante et qui lui arrive avec le prestige de ces mondanités si redoutées, il en perd la tête et devient follement amoureux. Est-ce la soudaine et complète déroute de tous ses principes d’antan ? Essaiera-t-il quelque résistance ? Subira-t-il en maugréant, comme un autre Alceste, la grâce de cette autre Célimène ? Aura-t-il dans son affolement des lueurs de bon sens, et fera-t-il quelque effort pour se ressaisir ? Rien ne l’avertira-t-il qu’il marche à sa perte ; et est-il donc vrai que, quand nous courons à une sottise, nulle voix ne s’élève pour nous crier gare ?

Voici d’autre part une femme qui a vécu au milieu de tous les rites de la vie élégante. Qu’elle attire chez elle un savant illustre, afin de l’exhiber à ses invités et d’orner son salon de cette curiosité, rien de plus ordinaire. Mais qu’elle se prenne de goût pour ce savant, cela devient plus étonnant. Le snobisme a pu faire les premiers frais. Mais le snobisme a-t-il une vertu si grande, qu’il puisse se changer en un sentiment tout voisin de l’amour ? En y songeant, nous trouvons que ce n’est pas si invraisemblable. L’admiration est, dit-on, un des chemins par où l’amour s’insinue. En comparant cet homme aux oisifs dont elle a été jusqu’ici entourée, une femme, qui n’est pas sotte, peut juger qu’il y a une différence énorme et tout à l’avantage du savant. Elle peut être flattée d’avoir été distinguée par cet homme supérieur, fière d’avoir apprivoisé cet ours. Et c’est ainsi qu’on s’abuse soi-même. Chacun des deux amoureux a été séduit par ce qu’il devine chez l’autre de nouveau pour lui, d’inconnu et de mystérieux : il n’a pas aperçu les différences profondes, irrémédiables, qui les séparent, différences de nature, d’éducation, de milieu, que rien ne comblera. Ce sujet de comédie en vaut un autre. Nous nous préparons volontiers à suivre cette progression de sentimens, nous faisons déjà crédit à l’auteur qui entreprend d’en démêler pour nous les subtilités ; nous nous promettons de ce marivaudage entre amoureux sur le retour une sorte de plaisir sérieux. Mais nous en serons pour nos frais d’imagination psychologique. M. Donnay négligera de nous informer du travail intérieur qui se fait chez ses personnages. Il est entendu qu’entre le physiologiste Soindres et Mme de Gerberoy, il se passe quelque chose ; il y a un petit roman qui finira par un mariage. Mais on nous laisse libres de nous le représenter à notre guise ; et toute la pièce est remplie d’épisodes qui n’ont avec ce roman presque pas de rapport.

Le premier acte est consacré en grande partie à nous initier aux expériences de psycho-physiologie qui ont fait la célébrité de Soindres. On introduit dans le laboratoire deux petites ouvrières. Il paraît que ces pauvres petites avaient voulu se périr. Soindres les a repêchées dans la Seine. Il a trouvé en elles d’excellens « sujets. » Elles viennent, on les fait écrire sous la dictée ; cela permet à Soindres et à ses aides d’établir des comparaisons, des progressions, des courbes, des graphiques. Nous ne comprenons rien aux expériences de Soindres et nous avons quelque idée que nous n’y perdons guère. Ce savant nous a tout l’air d’un maniaque. Cependant une femme très riche, très élégante, veuve et qui a été malheureuse en ménage, Mme de Gerberoy, a demandé à visiter le laboratoire. Le frère de cette dame, un certain M. du Bois du Gant est justement l’ami du physiologiste : il lui amène la belle visiteuse. Elle inspecte les instrumens, regarde au mur des photographies de philosophes et des photographies d’assassins et, comme les petites ouvrières, brouille un peu les uns avec les autres. Soindres s’amuse à la mystifier. Ce n’est pas de très bon goût ; mais on fait ce qu’on peut ; et Soindres n’est distingué que dans le domaine de la psycho-physiologie. Nul doute qu’en descendant l’escalier, Mme de Gerberoy ne songe à part elle : « Voilà un homme qui est peut-être très savant ; en tout cas, il est joliment mal élevé. »

Au second acte, nous apprenons que Soindres est devenu l’hôte assidu de la maison de Mme de Gerberoy. Cela n’a pas dû se faire du jour au lendemain ; nous aurions aimé à voir le sauvage se prenant peu à peu au piège mondain. Mais il n’y a pas de place pour ce genre de développemens dans cet acte entièrement rempli par deux scènes dont chacune est d’ailleurs en soi fort divertissante. Une modiste rapporte un chapeau. Elle est terriblement en retard. Et comme on lui demande la cause de ce retard invraisemblable, elle explique qu’elle aime, qu’elle est toute à cet amour pour un homme qui ne fait pas attention à elle, et qu’elle est très malheureuse. L’autre scène est celle de la visite d’un fâcheux, M. de Galbrun. Tandis que Soindres faisait à Mme de Gerberoy sa visite quotidienne, on annonce M. de Galbrun. Celui-ci est un homme du monde. Sa conversation est moins fournie d’idées générales que de commérages. Il faut, pour lui en savoir mauvais gré, n’être jamais sorti d’un cabinet de travail. C’est le cas de notre physiologiste. Aussi, dans son coin, Alceste, je veux dire Soindres, enrage. Par son attitude boudeuse et la rudesse de ses reparties, il fait sentir à M. de Galbrun qu’il est mal tombé et qu’il trouble un tête-à-tête. Ce savant est décidément fort incommode. Mme de Gerberoy ne peut s’empêcher de lui en faire l’observation : il répond en jurant qu’il ne mettra plus les pieds chez elle.

Deux mois se passent. Soindres et Mme de Gerberoy se retrouvent en séjour à la campagne dans la propriété de M. du Bois du Gant. Dans le parc, les invités causent joyeusement de choses indifférentes. C’est ici une moitié d’acte, un tableau assez court et assez vide. Nous apprenons cependant deux détails de quelque importance : l’un, c’est que le temps est orageux ; l’autre, c’est que Soindres s’occupe avec affectation d’une Mlle Motreff, s’égare ostensiblement avec elle dans les allées les plus étroites, et qu’en se Livrant, sous les yeux de Mme de Gerberoy, à ce manège classique, il a son idée. Qui eût chez ce physiologiste deviné ce roué ?

Mais Soindres nous réserve bien d’autres surprises. C’est la nuit, une chaude nuit d’été, et nous savons qu’il y a de l’orage. Mme de Gerberoy a eu l’imprudence de laisser sa fenêtre ouverte. Quelqu’un applique une échelle à son balcon ; en haut de l’échelle une tête apparaît : la tête de Soindres ! Et voilà expliqué ce titre de l’Escalade. Entre ce Roméo quadragénaire et cette Juliette veuve, nous allons assister à un grand duo d’amour : reproches, aveux, prières, promesses, toutes les phrases de roman et toutes les banalités coutumières. Mais l’orage et le tête-à-tête changent bien des choses. Cependant l’alouette chante, le jour reparaît, un jardinier qui passe enlève l’échelle. Mme de Gerberoy n’a plus qu’un moyen de sauver sa réputation compromise, c’est de s’appeler désormais Mme Soindres.

La pièce pourrait finir là. Elle peut aussi continuer. Le dernier acte presque tout entier va être consacré à rechercher qui peut bien être le Roméo de l’échelle. L’enquête, comme toute enquête méthodiquement menée, s’égare. On soupçonne que l’héroïne de cette aventure nocturne pourrait bien être une vieille folle de générale, et qu’elle a pu jeter son dévolu sur le jeune Du Bois du Gant, un garçon qui prépare son baccalauréat ! Quiproquo. Interrogatoire du collégien qui peut fournir un alibi des plus satisfaisans, ayant passé sa nuit chez une fille à Trouville ; ce pour quoi son père l’embrasse, sans qu’on puisse deviner ce qui provoque cette violente explosion de tendresse paternelle. Il y a encore une petite crise de nerfs de Mlle Motreff, avec qui Soindres s’est si mal conduit ! Car la conduite de Soindres, d’un bout à l’autre de la pièce, est quelque chose d’inqualifiable, et nous n’avons sur le compte de ce savant-là aucune espèce de doute : son éducation laisse totalement à désirer. Puis Mme de Gerberoy nous fait paît de son prochain mariage avec le physiologiste Soindres.

La pièce pourrait continuer : elle finit là. Il va sans dire qu’elle ne prête guère à la discussion, si, dans ses parties les plus agréables, elle échappe souvent à l’analyse. Mais on l’écoute sans ennui, surtout sans fatigue. C’est un conte bleu, un peu lourd.

L’Escalade est jouée à ravir. M. Guitry est excellent dans ces rôles d’amoureux un peu mûrs et de soupirans empruntés. Vibrante, nerveuse, passionnée, inquiète, Mlle Brandès est aujourd’hui la seule comédienne qui sache faire passer dans la salle ce certain frisson-là. M. Guy est délicieux de bonhomie dans un rôle accessoire de savant amateur ; Mlle Darcourt d’une cocasserie impayable dans le rôle d’une vieille générale un peu timbrée ; M. Coquet très amusant dans le rôle de Galbrun.

Le théâtre de la Renaissance, et ce n’est pas un mince éloge, a réussi à se créer un répertoire. La pièce est de M. Capus ou de M. Donnay ; elle est de M. Donnay ou de M. Capus ; elle s’appelle la Châtelaine, l’Adversaire, l’Escalade, peu importe, et de l’une à l’autre il n’y a pas tant de différence qu’on ne puisse les confondre. Le sujet y est mince, l’intrigue légère, l’esprit facile, la sentimentalité convenue ; et tout passe à la faveur d’une interprétation remarquable. Cela est d’ailleurs honnête, aimable, souriant. C’est l’ancien genre du Gymnase, rafraîchi et modernisé.


J’espère vivement, qu’avant d’écrire sa pièce Maman Colibri, M. Henry Bataille s’est posé la question suivante : « Que pourrai-je inventer pour être bien sûr de désobliger mon public et de le mettre à la gêne ? J’ai déjà porté à la scène des sujets étranges, bizarres, biscornus ; je ne puis manquer de trouver cette fois un cas tout à fait déplaisant, une situation parfaitement insupportable. » En admettant que telle ait bien été son intention, on ne peut que le féliciter : il a pleinement réussi. Les auteurs dramatiques n’ont guère ménagé nos susceptibilités en ces derniers temps. Ils nous ont donné des pièces brutales, choquantes, révoltantes : nous avons eu rarement à subir un spectacle aussi pénible que celui de ces quatre actes.

Si c’est bien une gageure que M. Bataille s’est proposé de tenir, et si délibérément il s’est amusé à nous scandaliser, il n’y a que demi-mal : il a dans cette regrettable entreprise fait preuve de talent ; on peut donc espérer que, content de son succès, il emploiera mieux une autre fois les dons que jusqu’ici il a gâchés. Ce qui serait fâcheux, ce serait qu’il ne l’eût pas fait exprès. Mais nous ne voulons pas croire qu’il subisse malgré lui une sorte d’obsession, de hantise, de préoccupation morbide qui irait en s’exaspérant.

Maman Colibri est une dame d’une quarantaine d’années, exactement trente-neuf. Les jeunes gens de son entourage l’ont surnommée ainsi à cause de l’agitation perpétuelle, qui lui est, paraît-il, commune avec l’oiseau qui porte ce nom. Elle a des fils, dont un grand garçon qui va se marier. Confidente de ses fredaines, quand elle sort à son bras, elle se réjouit, parce qu’elle a l’air d’être en bonne fortune. Nous n’apprécions pas beaucoup ce genre de satisfaction chez une mère. Elle est pareillement la camarade des amis de ses fils, joue au tennis, fume et plaisante avec eux. Tout cela marque mal, et c’est pourquoi nous sommes désagréablement impressionnés, mais nous ne sommes nullement surpris, quand nous apprenons qu’un de ces gamins, Georget, est son amant. L’auteur n’a pas manqué de ménager un tête-à-tête à Georget et à Maman Colibri et de mettre dans leur bouche des propos qui soulignent tout ce qu’il peut y avoir de vilain dans l’intimité de cette matrone et de cet éphèbe. Par malheur le fils surprend sa mère et son ami dans une attitude embarrassée qui ne lui laisse aucun doute.

Au second acte, le fils, qui méditait de se battre en duel sous un prétexte quelconque avec son ami, est amené, provoqué par sa mère, à s’expliquer devant elle, à lui déclarer qu’il sait tout. Elle rougit, elle a honte, elle s’humilie. Survient le mari. Il a des soupçons. Une conversation avec son fils, et dans laquelle il jette le nom de Georget, achève de l’éclairer. Alors, entre cette femme, ce mari, ce fils, a lieu une scène atroce, contre nature, où, mise en demeure de choisir, la quadragénaire énamourée sacrifie réputation, famille et tout enfin, à la folie sensuelle dont elle est dévorée. Cette fois, l’atrocité du spectacle en cache presque l’indécence. Avec un parti pris de brutalité, mais aussi avec une incontestable vigueur, l’auteur a mis en présence les personnages essentiels du drame : il leur a prêté un dialogue âpre, direct, des propos impitoyables. Sans nous laisser respirer, dans une hâte fébrile, avec une volonté de ne rien nous épargner, il a entassé les scènes cruelles, accumulé l’horreur. Nous restons haletans, épuisés, écœurés, brisés.

Maintenant, du reste, l’auteur a donné tout son effort : la pièce ne fait plus que se traîner, et les deux actes qui suivent sont aussi bien inexistans. Nous voici d’abord à Alger où maman Colibri a suivi le jeune Georget qui fait son service militaire. Elle s’est installée avec lui dans une villa dont elle a fait un nid d’amour. Mais ce conscrit est déjà fatigué de sa vieille maîtresse. Celle-ci ne se cramponnera pas. Et maintenant qu’elle a rompu avec son amant, elle ne voit pas d’obstacle à revenir chez son fils et sa belle-fille, un peu gênés d’abord par ce retour inattendu, mais chez qui enfin elle s’installe, pour y tenir l’emploi de grand’mère vénérable. Toute cette fin est l’invraisemblance, la convention et l’ennui mêmes.

Telle est cette pièce à intrigue pénible, au dialogue le plus souvent compliqué et maniéré. La recherche de la sensation rare s’y mêle au désir d’étonner. C’est une combinaison du sombre naturalisme du Théâtre-Libre de jadis avec les raffinemens maladifs de nos esthètes : le genre brutal amalgamé avec le genre décadent. Il reste que l’écrivain qui a mis à la scène le second acte de Maman Colibri pourra devenir un auteur dramatique.

Le rôle de Maman Colibri est tenu par une interprète qui semble choisie à souhait : agitée, affectée, bredouillante, irritante, Mme Berthe Bady a trouvé par instans des effets d’une rare intensité dramatique. M. Lérand, dans le rôle du mari, est excellent de tenue et de dignité triste. M. Gauthier a composé avec beaucoup de tact et de justesse le rôle difficile du fils.


RENE DOUMIC.