Revue dramatique - 14 novembre 1888

REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Pepa, comédie en 3 actes, en prose, de MM. Henri Meilhac et Louis Ganderax. — Odéon ; Caligula, tragédie en 5 actes, en vers, précédée d’un prologue, d’Alexandre Dumas père.

Une aimable femme, très parisienne, aussi parisienne qu’on le puisse être. Mme de Chambreuil, épouse divorcée de M. de Chambreuil, très parisien aussi lui, presque trop parisien, est sur le point de se remarier avec M. de Guerche, le moins parisien des trois. Mais, comme l’église, qui ne craint point de retarder sur la loi civile, n’admet pas encore le divorce, et que Mme de Chambreuil, pour des raisons à elle, moins religieuses peut-être que mondaines, ne saurait se passer de la bénédiction qu’on lui refuse, à force de chercher un moyen de se la procurer, elle a trouvé celui de demander l’annulation de ce fâcheux mariage dont les canons ne souffrent pas la dissolution. Même elle a découvert, dans sa première union, le cas de nullité qu’il lui fallait : c’est le défaut de consentement ou de liberté des parties; et pour des raisons encore à elle, tout à fait mondaines celles-ci, c’est M. de Chambreuil qu’elle veut qui se donne le léger ridicule de l’avoir épousée malgré lui. N’avait-il pas une tante qui l’avait menacé de le déshériter, si ce mariage se faisait? et, pour un galant homme, qui ne saurait souffrir l’idée seulement de céder à une semblable menace, n’était-ce pas une contrainte morale ? Il y a du moins des cardinaux, de ceux qui fréquentent chez les banquiers juifs, dans l’espoir peut-être de les convertir, qui l’ont assuré à Mme de Chambreuil. Cependant, à ces belles raisons, M. de Chambreuil résiste un peu, par amour-propre d’abord, puis par dépit de se voir si bien effacé du souvenir de Mme de Chambreuil, et enfin, sans en être tout à fait sûr, parce qu’il lui semble, en y songeant, que si Mme de Chambreuil le voulait, il l’aimerait encore, à sa manière, très convenablement, d’une affection peu profonde, il est vrai, mais sincère, après tout, aussi sincère que le comporte sa façon d’entendre la vie. Elle, de son côté, s’est aperçue dans la conversation qu’elle n’avait pas entièrement oublié le passé, qu’il est d’ailleurs bien difficile, et même un peu douloureux, d’en vouloir abolir le souvenir, qu’elle connaît enfin les défauts de M. de Chambreuil beaucoup mieux que ceux de M. de Guerche, et qu’elle pourrait refaire avec lui un ménage très parisien et très bien assorti. Ils se remarieront donc; — et voilà le sujet de Pepa, l’agréable et la spirituelle comédie de MM. Henri Meilhac et Louis Ganderax, représentée, le 31 octobre 1888, sur la scène de la Comédie-Française, dans des décors pleins de goût, par des acteurs pleins de talent, entre lesquels Mlle Reichemberg, Mlle Bartet et M. Frédéric Febvre en ont un peu plus que les autres.

Ce pouvait être aussi bien la matière d’une « nouvelle » ou d’un petit roman que d’une comédie. Pour rendre leur sujet « théâtral, » MM. Henri Meilhac et Louis Ganderax ont donc adroitement mêlé à l’histoire du remariage de M. et de Mme de Chambreuil celle du mariage de Mlle Pepa avec M. de Guerche. D’autre part, et pour maintenir ce sujet parisien dans les régions de la comédie tempérée, pour l’empêcher de tourner à la comédie sentimentale, ou à la pièce à thèse, ou au drame, ils ont donné comme oncle à Mlle Pepa l’ex-président lui-même d’une république sud-américaine, don Ramiro Vasquez, ambassadeur de Tierras-Calientes à Paris, à Rome et à Monte-Carlo. On me dispensera d’insister : ce personnage de vaudeville, ni même peut-être Mlle Pepa, n’étant pas ce que j’aime le mieux de leur pièce.

Notez que je ne dis point qu’ils ne soient l’un et l’autre fidèlement observés, et aussi amusans que vrais, et qu’ils ne doivent aider au succès de la pièce. On sait assez, sous quelques-unes de ces caricatures, dont la fantaisie de M. Meilhac, en les traçant, s’égaie d’abord elle-même, ce qu’il y a de « vu, » de « vécu, » et, et le mot ne l’effarouchait point, ce qu’il y a de « documentaire. » Les Ramiro Vasquez existent, et dans le portrait qu’on nous en donne ici, quoique la convention ou le procédé se sente encore un peu, je ne doute pas un instant que l’oncle de Pepa ne soit rendu d’après nature. Pour Mlle Pepa, je conviens qu’avec son amour de pensionnaire et ses allures de grande fille, sa vivacité d’impression et sa délicatesse de sentimens, elle est encore mieux « vue » que son oncle, et même, ainsi que l’a dit M. Jules Lemaître, — qui seul de nous a de ces raffinemens de dilettantisme, — qu’elle serait tout à fait séduisante, si elle, était seulement un peu plus brune que Mlle Reichemberg. Mais quoi ! je suis, si rebelle à son charme étatique, que je lui en voudrais tout de même de détourner mon intérêt, de M. et Mme de Chambreuil, dont je regrette que le cas psychologique, original et neuf, ne soit pas devenu, aux mains de MM. Meilhac et Ganderax, leur pièce tout entière. Et si je le regrette, ce n’est pas seulement pour moi, mais, je crains que ce mélange d’exotisme et de comique un peu gros me masque peut-être le vrai mérite de leur comédie et ce qui en fait la valeur singulière et rare.

Égal ou supérieur peut-être à celui de Marivaux, — dont je ne me dispenserai point de mettre ici le nom, parce que tout le monde l’a prononcé. à propos de Pepa. — Tel. est l’art savant, élégant et subtil, avec lequel ils ont analysé, entre M. et Mme de Chambreuil, le lent retour à de meilleurs sentimens l’un pour l’autre d’abord, et finalement à une résignation de bon goût, qui n’est pas de l’amour peut-être, mais qui ne laisse pas d’y ressembler, et qui peut très bien le remplacer dans la vie parisienne, — et aussi dans la vie de province . Car ne pensez-vous pas que depuis soixante ou quatre-vingts ans tantôt nous prenons en vérité l’amour bien au tragique ? et que, dans la réalité de la vie, pour un peu de passion, que je veux bien que l’on y mette, quand on le peut, il y entre aussi beaucoup de choses, moins tempétueuses, qui sont bonnes pourtant et qui peuvent devenir exquises, parce que, sans être rares, elles ne sont pas cependant si communes : des goûts semblables, une estime réciproque, les mêmes habitudes d’esprit, une sympathie qui en résulte, et de cette sympathie une agréable confusion de personnalités, dont on ne s’aperçoit, comme Mme et M. de Chambreuil, que lorsqu’on essaie d’en faire le départ, et de reprendre chacun la sienne. Les temps ne sont point encore tout à fait passés, de l’amour romantique, mais ils le seront bientôt, je l’espère ; et je ne vois vraiment pour s’en plaindre que les faiseurs de mélodrames et de romans-feuilletons. Toutes ces nuances, infiniment plus délicates à saisir et à exprimer que l’amour-passion des Saint-Preux ou des Werther, des Valentine et des Indiana, je ne puis d’ailleurs ici qu’indiquer, très sommairement et très grossièrement, avec quelle sûreté, quelle précision et quelle élégance les auteurs de Pepa les ont démêlées et rendues. Mais ce que je puis dire, c’est que, depuis longtemps, nous n’avions vu, même sur la scène de la Comédie-Française, des sentimens plus subtils, plus adroitement « anatomisés, » — c’était l’ancien mot, — ou encore, pour me servir d’une expression de Marivaux, l’amour mondain plus ingénieusement tiré de la « niche » où il se cachait à lui-même. Une autre chose n’est guère moins neuve dans Pepa, c’est la qualité de la langue ou plutôt du dialogue. Dirai-je que j’y trouve du réalisme, et du meilleur? Le mot est si mal famé que je craindrais de m’en servir. Et cependant, ce que tous les personnages de Pepa ont bien de rare et de particulier, c’est de se tenir en scène, et d’y parler surtout, comme ils le feraient, comme ils le font dans la vie réelle. Où donc ai-je lu que quelques-uns des « mots » dont la pièce est remplie étaient des mots de « moraliste, » n’étaient pas des mots d’auteur, des mots de théâtre, de ces mots enfin qui ne sortent point des caractères ou des situations, mais du désir d’amuser, ou de celui de briller aux dépens du sujet ? A la place de MM. Meilhac et Ganderax, je n’imagine pas de critique dont je fusse plus content, ou plus fier même. Quoi ! la pièce a paru spirituelle, — et en effet elle l’est, — et on a trouvé qu’au lieu d’y être appliqué du dehors, l’esprit, non-seulement n’en coûtait rien à la justesse de l’observation, mais ne servait qu’à la souligner, n’en était que l’expression ou la suite? N’est-ce pas comme si l’on disait que tout le monde y parle comme il doit parler, sans embarras ni recherche, avec ce seul choix de mots qui fait la politesse de la conversation, du même ton ou du même accent que dans un salon, sans aucune de ces exagérations ou de ces inflexions qui nous rappellent que nous sommes au théâtre? Mais comment pourrait-on mieux louer l’exactitude ou la vérité de l’observation? j’ajouterai seulement qu’il y a là, dans cette simplicité élégante, — et en même temps audacieuse, plus audacieuse qu’elle n’en a l’air, — il y a une preuve que l’optique de la scène n’exige point toujours le grossissement que l’on dit; qu’un public plus raffiné, plus blasé, si l’on veut, qu’il y a trente ou quarante ans, n’a plus besoin aujourd’hui qu’on l’avertisse, en quelque sorte, matériellement, qu’il va entendre des choses fines ou spirituelles ; et qu’enfin les acteurs et le public, étant déjà presque de plain-pied, il ne dépend plus que du talent des auteurs de nous donner des imitations de la vie plus approchées, plus fidèles, et de jour en jour plus conformes à la nature et à la vérité.

Avec ce réalisme discret, j’aime encore dans Pepa une délicatesse de sentimens qui n’est guère plus fréquente aujourd’hui sur la scène que cette imitation du ton de la conversation mondaine. Toujours en raison des mêmes préjugés, et comme si nos acteurs nous parlaient encore à travers le masque, on ne leur donne à représenter que des situations « fortes » et à traduire que des sentimens « simples, » ou même rudimentaires, pour ne pas dire un peu grossiers. Vous savez qu’il y a une sentimentalité, et des vertus de commerce qui se ressemblent chez tous ceux qui les ont, pour qu’aussi bien l’échange en soit possible. Mais toute une partie de nous-mêmes, et la plus intéressante, puisque c’est la plus mystérieuse, échappe ainsi au théâtre, n’a plus de place que dans le roman, je veux parler de ces sentimens complexes, obscurs et confus, mais d’autant plus délicats, qui font la diversité des caractères et des personnes. MM. Meilhac et Ganderax en ont su mettre dans Pepa quelques-uns à la scène, ainsi dans le personnage de leur Jacques de Guerche, un peu sacrifié, mais si finement nuancé, et dans ceux surtout de Mme et de M. de Chambreuil. Ce que quelques années de mariage mettent d’indestructible, d’ineffaçable entre un homme et une femme, ce qu’elles leur enlèvent d’eux-mêmes à chacun et ce qu’elles en transfèrent éternellement à l’autre, l’impossibilité morale où ils se trouvent, bon gré mal gré, de recommencer une vie absolument nouvelle, croyez-vous que tout cela fût facile à exprimer? Aussi pourrons-nous dire que d’y avoir heureusement réussi, ce n’est pas seulement un succès pour les auteurs de Pepa, c’est presque une conquête pour nous, si, comme je l’espère, en s’imitant bientôt eux-mêmes, ils se surpassent, et qu’on apprenne par leur exemple que, sans cesser de faire du a théâtre, » on y peut faire entrer beaucoup de choses que la superstition d’une certaine « pièce bien faite, » a empêché depuis vingt-cinq ou trente ans qu’on essayât d’y mettre.

Ce qui d’ailleurs les y encouragera, c’est que, si le public des « premières » a témoigné quelque hésitation ou quelque incertitude sur l’accueil qu’il devait faire à Pepa, l’autre public, le vrai, le bon, en a non pas précisément vengé les auteurs, le mot serait trop. gros, mais les en a du moins dédommagés. Le public des « premières, » dont nous ne dirons jamais autant de mal que les auteurs dramatiques en général, et que M. Dumas en particulier, a cela contre lui que son « intelligence » ne lui sert guère, en présence d’un peu de nouveauté, qu’à trouver d’excellentes raisons de se confirmer lui-même ou de se rencogner dans ses « préjugés. » Car il est plein de préjugés, qu’il ne dépouille, entre deux « premières, » que pour les reprendre en passant au contrôle. Il en a sur le genre de pièces qui convient à la Comédie-Française, à l’Odéon ou au Gymnase. Il en a sur les auteurs dramatiques, dont il attend ce qu’il attend, et non point du tout ce qu’ils essaieront de lui donner. Il en a sur la manière dont on doit l’intéresser, le faire pleurer ou le faire rire. Il en a sur ce qui « passe la rampe, » comme il dit, et qui doit être un peu gros, ou sur ce qui est fin, et dont la finesse ne doit pas dérouter ou humilier la sienne. Il en a jusque sur la façon enfin dont le sujet doit être traité, même avant que le sujet soit achevé d’exposer, et, refaisant la pièce avant de la connaître, il ne se fâche point, mais il n’est pas content si les auteurs l’ont faite autrement qu’il ne la « voyait. » C’est à l’autre public de juger ce public à son tour, et, pour cela, de faire crédit aux auteurs dramatiques de la liberté dont leur art a besoin sous la règle. Non pas assurément que la seule règle soit de « plaire; » et, Molière a beau dire, les moyens par lesquels on « plaît » sont aussi quelque chose, si même ils ne sont point la seule, ou la principale chose qui importe. Mais encore ne faut-il pas croire que les règles soient si nombreuses, ni surtout si certaines, encore moins immuables, et c’est ce que les auteurs de Pepa viennent de prouver au public des « premières. » Je les en félicite, et je m’en félicite avec eux si, dans les meilleures parties d’une comédie toujours amusante, j’ai raison de voir poindre quelque chose de vraiment nouveau.

Huit jours après Pepa, le 8 novembre, à l’Odéon, le public des « premières » a pu se reconnaître dans le Caligula du vieux Damas et s’en donner à cœur-joie d’applaudir une «pièce bien faite.» Personne, en effet, n’ignore que devant même que les chandelles fussent allumées, la pièce de Dumas était nécessairement bien faite, puisque c’est des pièces de Dumas, combinées avec celles de Scribe, que le théâtre contemporain a tiré la définition, les modèles et les lois de la « pièce bien faite.» Mais il m’a paru qu’en même temps qu’aux règles de la « pièce bien faite, » ce Caligula répondait à deux choses encore : à un goût de violence ou même de grossièreté dont ce public, terriblement blasé, a aujourd’hui besoin pour se sentir vraiment remué ; et à la façon sommaire, confuse et singulière dont il comprend l’histoire.

Si l’on en croyait Damas, dans la courte et très curieuse Préface qu’il y a mise, ce serait un « tabernacle » que son Caligula; lisez : je ne sais quoi de mystérieux dont on n’entendait le mystère qu’à la condition de l’admirer « comme une bête. » Je ne plaisante pas ; et il le dit lui-même : « Le public a compris instinctivement qu’il y avait sous cette enveloppe visible une chose mystérieuse et sainte; il a suivi l’action dans tous ses replis de serpent; il a écouté pendant quatre heures, avec recueillement et religion, le bruit de ce fleuve roulant de pensées qui lui ont paru nouvelles et hasardées peut-être, mais chastes et graves; puis il s’est retiré la tête inclinée, et pareil à un homme qui vient d’entrevoir en rêve la solution d’un problème qu’il avait souvent et vainement cherché dans ses veilles. » Mais je pense plutôt, qu’importuné de bruit d’Horace et de Britannicus, il a voulu substituer à la vision classique de l’antiquité romaine une vision nouvelle, élargie pour ainsi dire par les procédés du romantisme.

La comparaison en serait curieuse à faire. On s’apercevrait peut-être alors que, dans cette évocation du passé, celui des trois qui, sous prétexte de couleur locale, a mis le plus de traits contemporains, je veux dire modernes, et datés de l’année même où il écrivait sa tragédie, c’est encore Dumas. Beaucoup plus d’ailleurs qu’à une tragédie de Racine ou de Corneille, le Caligula de Dumas, pour la façon en même temps exacte et libre dont il est traité, — libre au fond, trop libre même, dans la combinaison des événemens comme dans l’expression des sentimens, exacte quant au détail et à la fidélité relative du décor et du costume, — ressemblerait à la Théodora de M. Victorien Sardou. Nous aimons aujourd’hui ces « restitutions » ou « restaurations, » qui tiennent de la peinture ou de l’art du décorateur autant que de celui de l’auteur dramatique, Et, en vérité, l’autre soir, à l’Odéon, le décorateur avait si bien fait les choses, et le metteur en scène, et le costumier, que, si je ne saurais garantir l’exactitude ou l’authenticité de la « restitution, » je serais injuste, maussade et chagrin de n’en pas louer au moins la vraisemblance, la couleur et le vif intérêt de curiosité. Le Prologue surtout, quoique d’ailleurs un peu long, comme au surplus tout le drame, a paru amusant. On sait qu’il est célèbre dans les fastes du romantisme. Lorsque plus personne en France ne connaîtra Caligula, l’empire et les Romains que par un ouï-dire de ouï-dire, — ce qui ne saurait manquer d’arriver prochainement, — il passera sans doute aussi pour instructif.

Quant au drame lui-même, la seule façon dont il a été l’autre soir accueilli par le public de l’Odéon est ce qu’on appelle un signe des temps. Je ne connais rien de plus étrange, de plus confus en son genre, qu’un long récit du premier acte, où la sœur de fait de Caligula raconte à sa mère l’histoire de sa conversion, et, à cette occasion, l’histoire des origines du christianisme, embrouillée dans celle de Lazare et de Madeleine. On l’a cependant beaucoup applaudi, et c’est peut-être parce qu’il est très long; mais, si M. Renan était dans la salle, et que ma curiosité ne fût pas indiscrète, j’aimerais savoir ce qu’il a pensé de ces applaudissemens et du récit de Stella. J’ai vu peu de choses qui prêtent plus à rire que la première scène du deuxième acte, où Caligula, tremblant de peur et de colère au bruit d’un orage qui passe sur le Palatin, nous manifeste son effroi par des imprécations, des sermens et des vœux. On l’a encore beaucoup applaudie; et il est vrai que le tonnerre était bien imité, comme aussi que M. Garnier, qui est excellent dans le rôle de Caligula, a très bien joué cette courte scène: Je n’en sache guère enfin de plus odieuse ou même de plus brutale que la cinquième du même acte, lorsque Caligula, comme un fauve sur sa proie, se précipite à nos yeux sur Stella, qu’il a fait enlever à sa mère, je n’en sache pas qui soit d’un réalisme plus repoussant et plus voisin de l’inconvenance. On l’a encore beaucoup applaudie, et je consens que le jeu sec et anguleux de Mlle Segond-Weber ait diminué quelque chose de l’effet naturel de la scène. De telle sorte que l’on pourrait dire que ce qui a jadis le plus choqué les spectateurs de 1837, c’est ce qui, l’autre soir, a le plus a empoigné » ceux de 1888 : il faut bien nous servir du seul mot qui caractérise avec exactitude ce genre d’émotion dramatique. Et on interprétera le fait en disant, si l’on veut, que rien ne saurait faire plus d’honneur à Dumas que d’avoir, en 1837, prévenu le goût de 1888. Mais nous serons plus près de la vérité en disant que le mauvais goût a fait de grands progrès, qu’à force d’avoir abusé du théâtre, le public des « premières » n’y jouit plus que des émotions qui l’ébranlent d’abord dans ses nerfs, et que c’est le naturalisme qui, en habituant les lecteurs à ce genre d’images, nous a rendus capables d’en supporter la représentation sur la scène et même d’y applaudir.

Cela ne veut pas dire au moins que Caligula ne soit quelque chose de plus qu’une distraction pour les yeux et qu’un ébranlement pour les nerfs. Par exemple, on y retrouvera cette sûreté d’instinct, cette intuition, cette science en quelque sorte naturelle ou innée du théâtre qui a fait de l’auteur de la Tour de Nesle et d’Antony l’un des plus prodigieux inventeurs qu’il y ait dans l’histoire de l’art dramatique. Dans ce Caligula, dont le sujet ne lui convenait guère, que peut-être il n’a même écrit que par une espèce de gageure, comme je disais, pour apprendre aux derniers des classiques la manière de traiter l’antiquité, c’est ce qu’il y a de curieux et de remarquable, l’agilité un peu brusque avec laquelle il aperçoit « la scène à faire » et la facilité non moins extraordinaire avec laquelle il l’improvise. En coups de théâtre, dans Caligula, en scènes intéressantes, qu’il ne faudrait que transposer, que l’on pourrait même rendre belles, rien qu’en les débarrassant d’un excès de romantisme, en si (nations hardies ou ingénieuses, il y aurait de quoi défrayer une demi-douzaine de tragédies classiques. N’est-ce pas dommage, qu’au théâtre comme dans le roman, cette rapidité d’improvisation ait toujours empêché Dumas d’exécuter? Les chefs-d’œuvre de lui que l’on nous vante ne nous donnent guère jamais que l’idée, ou, pour mieux dire encore, la sensation d’une belle chose manquée. Mais toujours est-il qu’ils nous la donnent, et que, si je suis fâché de ne partager point sur Caligula ni même sur le théâtre de Dumas, en général, l’opinion de ses admirateurs, je la comprends. Après tout, ce Caligula demeure très supérieur aux tragédies romaines de Ponsard, et peut-être qu’il vaut bien, avec d’autres défauts, plus gros, mais d’autres qualités aussi, plus vivantes, le Catilina de Voltaire ou le Manlius de La Fosse, que je relisais ces jours derniers, sans trop savoir pourquoi. Si c’était pour mon plaisir, je fus rarement plus attrapé. On vante pourtant ce Manlius et ce Catilina dans de très bons endroits.

Mais une autre raison contribue surtout à faire passer sur beaucoup de choses, et, quoique le mot paraisse d’abord impropre en un sujet où il n’est question que d’assassinats et de viols, on ne saurait trop admirer la verve, la belle humeur et l’allégresse qui animent ces cinq actes et ces trois mille vers. Véritablement, on y sent circuler la joie de produire, le contentement naïf, mais profond, d’avoir inventé Rome, l’heureuse et communicative persuasion qu’avant lui, Dumas, personne ou presque personne n’avait connu l’empereur Caligula. C’est ce qu’il exprime au surplus lui-même de la manière suivante. « Les souvenirs imparfaits du collège étaient effacés ; la lecture des auteurs latins me parut insuffisante ; et je partis pour l’Italie, afin de voir Rome, car, ne pouvant étudier le cadavre, je voulais au moins visiter le tombeau. » Il veut dire, vous l’entendez bien, qu’en 1837, n’ayant pas jusqu’alors eu le temps d’y songer, il découvrit l’antiquité. Je me garderai de lui en faire un reproche, puisque c’est justement au légitime orgueil d’une telle découverte qu’il doit ce qu’il y a de plus caché, mais de plus intéressant aussi et de plus vivant dans son Caligula. Oui ; il s’aperçut qu’aux environs de l’an 40 de l’ère chrétienne, « Rome était non-seulement la capitale de l’empire, mais encore le centre du monde. » Il découvrit que les Césars, « à peine montés à ce faîte qu’on appelle l’empire, étaient pris d’un vertige soudain, d’une folie incroyable, d’un aveuglement inouï. » il se rendit compte enfin, pour la première fois, de ces « époques qui lui avaient été transmises, mais non pas expliquées, » et, regardant alors « le monde païen au point de vue providentiel, » il lui sembla que le christianisme était un événement de quelque importance dans l’histoire du monde. Et il s’applaudit d’avoir si bien vu, et il écrivit Caligula, et il s’imagina que a dans les replis de serpent de l’action, » ii y avait mis des « choses mystérieuses et saintes ; » et il se trompa ; mais il y en avait mis d’autres, pour son plaisir et pour le nôtre, il y avait mis son émerveillement de sa science toute neuve, sa robuste confiance en lui-même et son rire de bon géant. C’est ce que vous y retrouverez, si vous écoutez ces six actes avec l’attention qu’ils méritent, et qu’au lieu d’un tableau fidèle des premières années de l’empire romain, vous y cherchiez tout simplement ce que je propose d’appeler la première rencontre d’Alexandre Dumas avec l’antiquité.