Revue dramatique - 14 novembre 1886

Revue dramatique - 14 novembre 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 452-465).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : les Fils de Jahel, drame en 5 actes, dont un prologue, et en vers, par Mlle Simone Arnaud. — Théâtre de Paris : Jacques Bonhomme, drame en 6 tableaux, par M. Maujan. — Comédie-Française : Monsieur Scapin, comédie en 3 actes, en vers, par M. Jean Richepin. — Les Honnêtes femmes. — Vaudeville : Un Conseil judiciaire, comédie en 3 actes, par MM. Bisson et Moinaux.

Les Fils de Jahel à l’Odéon, Jacques Bonhomme au Théâtre de Paris, hél mais, sur les deux rives de la Seine, en un seul mois, serait-ce une renaissance du grand art? Ces Fils de Jahel (autant le dire tout de suite, puisque cela finirait par se savoir) sont les Macchabées, et l’ouvrage en vers qui se cache sous leur nom a quelque chance d’être une tragédie biblique; Jacques Bonhomme, cette pièce en prose, ne peut guère être qu’un drame historique où revit la France du moyen âge. Une autre Athalie, de ce côté-ci, et, de ce côté-là, une chronique mise à la scène qui nous serait à peu près ce qu’est aux Anglais l’Henri V de Shakspeare, — la seule idée de cette double aubaine a de quoi consoler les esprits élevés du succès de Joséphine vendue par ses sœurs ou des Femmes collantes... Mais, pour y regarder de plus près, divisons les causes.

« c’est une œuvre de conviction, et vous y avez cru, » dit Mlle Simone Arnaud à M. Porel dans sa dédicace : voilà proprement le texte qu’il faut à un équitable sermon sur les Fils de Jahel. Premier point : « c’est une œuvre de conviction. » De quoi l’auteur est-il convaincu? — Elle est convaincue, m’u Arnaud, que la patrie est adorable et le joug de l’étranger détestable, et qu’il faut tout sacrifier à l’indépendance nationale et ne jamais désespérer d’elle. — Second point : M. Porel «y a cru. » Qu’est-ce à dire? — s’il a cru au succès de l’ouvrage et au bénéfice qu’il en tirerait (c’est en ce sens, généralement, qu’il importe à un directeur de croire ou de ne pas croire), je ne puis qu’honorer sa foi. Mais si, d’aventure, il s’agit de croire à l’ouvrage lui-même, c’est-à-dire d’en recevoir ce bienfait que nous allons chercher au théâtre, l’illusion, oh ! alors je l’envie! Je n’y puis croire, en effet, à la vérité de ces personnages et de leurs actions. Mais si je n’y puis croire, — excusez le paradoxe apparent, — c’est justement parce que toute l’œuvre n’est qu’une « œuvre de conviction. »

« Sitôt qu’un homme a une conviction forte, assure M. Taine, son livre est beau. » Son livre, soit! Mais son drame? Le livre est l’expression directe de la personne de l’auteur ; si cette personne est énergiquement attachée à une idée ou à un sentiment, son expression nous émeut. Mais le drame n’existe qu’autant que l’auteur a créé, pour les mettre aux prises, des personnes différentes de la sienne. La conviction peut bien être le principe du drame : elle peut fournir à l’imagination dramatique une occasion de travail; elle peut engager cette ouvrière : elle ne saurait la remplacer. Or, si elle est trop ardente, trop pressée de triompher en paroles, elle veut toute seule occuper la scène, et elle l’occupe mal. Un drame ne sera pas un drame s’il n’est qu’une « œuvre de conviction, » ou, pour parler plus nettement, s’il n’est que l’œuvre d’une conviction et de cette conviction toute seule.

On est femme, on est généreuse, on est pleine de bonne volonté; on a consacré son cœur comme un foyer où brûle ce feu unique : l’amour de la patrie. On est Française, on a vu la terrible guerre où la France a perdu deux provinces : on est patriote, et peut-être on ne l’est pas comme tout le monde; on est patriote, plutôt, comme toute une ligue. Ce n’est pas assez d’être chez soi, pour soi, une Vestale; on veut être, par ce temps de paix armée, une vivandière des âmes : où donc, mieux que dans un théâtre, communiquer avec elles? On y court, dans ce lieu public, pour y confesser sa foi. Dire tout haut un « acte de foi, » oui, voilà l’essentiel; voilà le dessein d’une conscience impatiente, elle s’y précipite. Mais la formule de cet acte? Ah! ce n’est point ce qui l’intéresse ; elle ne s’accorde pas le loisir d’en inventer une : elle prend la première qui se présente; cette première est peut-être vague, banale, faite de réminiscences de toute origine ; qu’importe? On l’accepte, on l’emploie telle quelle; on a hâte de se soulager. A quoi bon, d’ailleurs, chercher autre chose? On ne doute pas que le principal, et même le tout, pour la foule, ne soit d’entendre un acte de foi, comme, pour soi, de le dire. Un pareil zèle est digne d’estime, et sa naïveté même est touchante; mais puis-je faire que ses effets soient autres qu’ils ne sont? Puis-je me forcer de croire que tels personnages, ses instrumens, sont des hommes et de certains hommes ? Puis-je croire qu’ils agissent tout de bon comme ils paraissent agir? Puis-je me réjouir ou m’affliger de leur bon ou mauvais sort?

Mlle Arnaud a résolu de nous édifier, dans une salle de spectacle, au profit des idées que l’on sait. Une fable, aussitôt, s’offre pour la servir : il y avait une fois une femme patriote et un oppresseur étranger; cette femme avait un fils, et l’oppresseur une fille, et ces enfans s’aimaient; cette femme fit de son fils un martyr de la patrie plutôt que de le laisser devenir le gendre de l’oppresseur. — Rien de surprenant à ce que cette anecdote se soit proposée d’abord : elle appartient à cette morale patriotique en action qui s’imprime peu à peu dans nos cerveaux, à nous tous habitués des théâtres. Supposez que le vieil Horace de Corneille, — ou le Froll-Gerasz de M. Déroulède, — soit le père de Karloo de M. Sardou, il le poussera au bûcher plutôt que de consentir à ce qu’il épouse, même amoureux, la fille du duc d’Albe. De tels événemens ne nous étonnent pas. Déjà, au temps de La Motte-Houdard, on vit le cadet des Macchabées aimer la favorite d’Antiochus(il eût aussi bien aimé sa fille), et périr plutôt que de renier Israël; on sait, d’ailleurs, que ce Macchabée avait une mère.

A propos, il faut donner des noms aux personnages de notre anecdote : pourquoi le jeune homme ne serait-il pas un Macchabée? L’oppresseur serait Antiochus. La partie se jouerait alors entre les Juifs et les Syriens. Elle se serait jouée aussi bien entre les Polonais et les Russes, entre les Hongrois et les Turcs, — entre d’autres adversaires encore qu’il est plus décent de ne pas nommer. Mais, pour l’exemple, il sera bon que le dévoûment et l’espoir des patriotes soient récompensés, sans attendre plus que la durée de cinq acte s, par le triomphe de la patrie. Judas Macchabée, c’est connu, rentra victorieux dans Jérusalem : va donc pour les Juifs et les Syriens.

Juifs et Syriens, ce choix fait, l’auteur se recueille-t-il pour les évoquer? Essaie-t-il de ressusciter, par une sorte d’hallucination, les véritables Macchabées et le véritable Antiochus? Ou du moins, s’il se méfie de l’érudition et ne prétend qu’être poète, s’il dispense son œuvre, à la rigueur, d’être historique et veut seulement qu’elle soit humaine, s’efforce-t-il de créer des Macchabées, un Antiochus, qui soient les siens et qui vivent d’une vie nouvelle, mais qui vivent, enfin? On assure que, si Mlle Arnaud a évité de nommer les Macchabées en tête de l’ouvrage et même dans le dialogue, c’est par un scrupule respectable et pour éviter les remontrances des docteurs en Israël. Il y a eu, à la même époque, deux familles désignées de ce nom par la légende : Judas, le fameux guerrier, et ses frères, fils de Mathathias, d’une part; et d’autre part, sept martyrs, fils d’une même mère, qui les assista dans leur supplice. Mlle Arnaud a prêté aux frères de Judas la mère et la mort de ces martyrs : elle n’a pas voulu mettre sur ce mélange une étiquette historique. A la bonne heure ! Si ses Macchabées, sans être ni ceux-ci ni ceux-là, sout des Macchabées, nous serons satisfaits. Nous la tenons quitte de l’exactitude dans le récit des événemens; et, si elle n’abuse pas de la couleur locale, à Dieu ne plaise que nous nous en fâchions ! Un joli vers, soupiré par la fille d’Antiochus, nous donne assez l’odeur du pays :


Ce sol a des parfums qui parfument le cœur!


Mais ces Macchabées ne sont pas des Macchabées; ils n’ont rien de ce qu’il faut pour l’être, ou du moins rien de ce qui fait qu’on est un Macchabée plutôt qu’un Jean Hunyade ou un Kosciusko ; ils n’ont même pas leur Dieu, ou s’ils l’ont, c’est comme s’ils ne l’avaient pas : ils n’ont que la patrie dans le cœur. Et, — j’y pense, — ont-ils un cœur ? Pour abréger, ils n’ont rien de ce qui fait qu’un homme est différent d’un autre, c’est-à-dire rien de ce qui fait qu’il est un homme. Jahel n’est pas leur mère, mais leur prototype; et eux-mêmes ne sont que des types, tous pareils, du patriotisme. Cette Jahel, qui mène la pièce, un personnage la définit :


Une figure étrange, à présent, surhumaine !
Sur laquelle un seul mot semble gravé : la haine !
Un visage de pierre...


Oui, vraiment, un visage de pierre, et nullement humain, et qui ne sait dire qu’un mot ou du moins qu’un discours, et qui le répète infatigablement. Et ses fils, à leur tour, le répètent aussi, et c’est tout leur rôle; s’ils n’avaient cet office, ils n’existeraient pas : peut-on dire qu’ils existent? Ils sont là quatre, au premier acte, assemblés devant le temple et présidés par leur mère, qui débitent chacun à son tour une harangue; je défie qu’on distingue celle-ci de celle-là, et tel orateur de tel autre. Qui me dira, une heure après le spectacle, la différence entre Éléazar et Simon ou Jonathas ou Judas? Judas reparait au dénoûment : voilà tout son avantage. Comme Jonathas, comme Simon, comme Éléazar, comme cette Jahel qui n’a pas de sexe, il n’est rien autre chose que ce type : le patriote.

Quoi d’étonnant? Des personnages de cette sorte conviennent à merveille au projet de l’auteur. Que veut M le Arnaud? Déclarer ses sentimens. Elle les crie par cette bouche de pierre, par ces bouches d’airain : des lèvres humaines seraient peut-être moins complaisantes ; des héros qui crieraient pour leur compte ne rediraient pas si docilement cette leçon civique. Et si, par ces porte-voix, c’est toujours le même commandement qui nous frappe, tant mieux! L’auteur des Chants du soldat, pour peu qu’on lui reproche de chanter toujours la même chose, répond avec franchise :


Tant mieux ! clou martelé n’entre que plus avant !


Le malheur, c’est que, si je vais au théâtre, au lieu de lire des poésies patriotiques au coin de mon feu, et si toute une troupe d’acteurs me représente des personnages divers, je veux croire que ces personnages existent : point d’illusion, point d’émotion. Jahel et fils, cette raison sociale d’une entreprise patriotique, ne m’émeut pas.

J’aperçois bien sur la scène d’autres figures que celles-là : Jean, fils de Jahel, qui, entre les cinq, je le reconnais, a le principal rôle; Antiochus, et enfin sa fille. Mais Jahel toute seule, dans une foule, suffirait à m’avertir que cette foule n’est pas composée d’êtres humains; Jahel, dans une histoire, me prévient que cette histoire est un conte. Point de terreur ni de pitié; Jahel me rassure et me glace : rien de tout cela n’est arrivé. Aussi bien, regardés à part, ces compagnons de Jahel sont creux et vides; ce ne sont que les silhouettes nécessaires à l’action, et dont les traits ne sont guère plus nouveaux ni plus particuliers que cette action même. Jean, peut-être, est plus près que les autres d’obtenir un caractère: dernier rejeton d’une race héroïque, faible et attendri, martyr d’une cause dont il doute, il a quelque velléité d’être original ; mais l’auteur ne prend pas le temps de l’y aider. Au demeurant, il n’est que le jeune premier traditionnel en pareille affaire, une main tendue vers sa patrie, une autre vers sa belle, et qui reste ainsi, les bras en balancier, jusqu’à l’heure de la culbute finale. De même, la fille d’Antiochus n’est que la jeune première bien connue, plantée entre son père, l’oppresseur, et son amoureux, le patriote. Et Antiochus lui-même n’est que cet oppresseur oscillant de l’amour paternel au devoir de l’homme d’état. Ainsi toutes les formes, dans ce tableau, sont impersonnelles. Si l’usage n’était que l’affiche porte des noms propres, Mlle Arnaud aurait pu simplement y inscrire, en guise de liste des personnages : la Mère patriote, son Fils, l’Oppresseur, sa Fille.

Ces héros abstraits, est-il besoin de le dire? ne font rien par eux-mêmes. Ils sont des jouets aux mains de l’auteur, dont la volonté règle leur conduite. Ils entrent et ils sortent selon les besoins de sa cause. Il faut que les fils de Jahel déclament leurs couplets devant la porte de Jérusalem, à l’endroit même où se tiennent les sentinelles syriennes et l’état-major de la place, et la foule des curieux, et la fille d’Antiochus avec ses suivantes : à merveille ! Que tout le monde se retire ! On fait place nette; et bientôt les fils et la mère, comme sortis d’une trappe, occupent leur tribune. De même, aussitôt que chacun a eu son tour de parole, ils disparaissent; et, à point nommé, rentrent sur la scène, Antiochus, sa cour et son armée. Plus tard, sur l’avis d’un fin politique, le roi pense à négocier un mariage entre sa fille et le jeune Hébreu, pour réconcilier les deux races : il n’y a qu’à mander les amoureux et à laisser agir la nature ; surtout il sera sage de tenir la mère, cette irréconciliable ennemie, à l’écart; sans être un grand roi ni son conseiller intime, on s’aviserait de cette précaution. Mais quoi ! Il y a longtemps que Jahel, cette machine patriotique, n’a lancé un jet de haine contre l’étranger : cet exercice n’est-il pas l’objet de l’ouvrage? Antiochus et le fin politique envoient chercher Jahel exprès pour recevoir d’elle cette bordée. Ils veulent obtenir son consentement, disent-ils : vain prétexte, dont ils colorent leur obéissance à l’auteur. Celui-ci triomphe : encore un discours, encore un exemplaire de son manifeste ! Nous cependant, pas plus qu’à la vérité des caractères, nous ne pouvons croire à la vérité de l’action.

Voilà, si je ne me trompe, les raisons essentielles pour lesquelles cet ouvrage nous laisse froids ; il est superflu d’accuser tel détail de l’exécution où se laisse voir la gaucherie d’un auteur novice ; il serait vain, d’autre part, de compter sur tel coup de théâtre bien ajusté pour ébranler nos âmes. Jean, a-t-on dit, n’est pas serré entre sa passion et son devoir assez étroitement : il était blessé, il avait le délire, au moment où il fallait avertir ses frères, par un signal, qu’Antiochus changeait son plan de campagne ; donc point de lutte morale (qui, d’ailleurs, se fût trouvée reléguée dans l’entr’acte), et, dans la suite, point de justes remords. — Il se peut, mais ce n’est pas cette faute qui paralyse notre sympathie. — Jahel, par mépris, refuse de reconnaître Jean et lui dénie son droit au martyre ; il le réclame; elle lui ouvre ses bras, et, par ce geste, elle le condamne. — Voilà qui est beau; mais ce beau trait ne suffit pas à faire jaillir la source de nos larmes. Nous secouons la tête ; nous savons que tout ceci n’est qu’un jeu ; un jeu d’aspect sublime, en ce passage, d’accord ; mais comment Jahel et ces gens-là seraient-ils tout de bon sublimes, puisqu’ils n’existent pas?

Le seul plaisir que nous puissions attendre d’une pièce de ce genre est celui que donnent un beau style et de beaux vers. Les morceaux que les personnages viennent réciter par commandement de l’auteur peuvent être agréables à entendre. Et, en effet, de ces cinq actes, celui qui a le mieux réussi, c’est l’avant-dernier; et pourquoi? Un père qui ne veut pas laisser sa fille mourir de langueur amoureuse, un conquérant qui veut maintenir sa conquête et qui sait pourtant la vanité des grandeurs humaines; ce père, ce conquérant, sollicité par les prières de cette fille, assurément ce n’est rien de très neuf, ni de particulier, ni qui porte en soi un caractère de réalité bien efficace; mais les discours de cet Antiochus, — un Mithridate qui a lu les Contemplations avec profit, — ont de l’ampleur et de la noblesse ; vers la fin de ce concert, c’est un air de violoncelle qui remplit mélodieusement les oreilles: on applaudit, et c’est justice. D’ailleurs, çà et là, d’un bout à l’autre de la soirée, dans les soli de clairon qui sont la part, l’abondante part de Jahel, il se trouve des phrases bien sonnantes : elles réveillent les bravos. Mais à l’ordinaire, il faut le dire, la langue de Mlle Arnaud est incertaine: les impropriétés, les incorrections y sont fréquentes. Sa versification, à l’ordinaire aussi, est malaisée; le plus fâcheux, c’est que souvent elle est gênante: où le style menaçait d’être mauvais, elle le rend pire. Judas, nous le savons, n’est guère plus Juif que Polonais ou Hongrois; mais il est nègre plutôt, lorsqu’il s’écrie :


Et fusse je cadavre, et fussé-je poussière
Qu’à moi Dieu renverrait la vie et la lumière!


Et, à coup sûr, son petit frère n’est pas Français quand il déclare :


Je suis de Mathathias et fils de cette femme.


Parmi ces obscurités, des éclairs. Comme l’émissaire d’Antiochus veut enseigner à Jahel ce qu’elle doit faire de ses fils, elle répond :


S’il se peut, des héros ! s’il le faut, des martyrs !


Avec Mlle Arnaud, je ne connais guère que l’auteur de l’Hetman qui soit capable aujourd’hui de vous envoyer ces vers à la Corneille, raide comme balles de chassepot. On sait que lui aussi, bien que son style d’homme soit soutenu par une latinité solide, se passe quelques licences; il est naturel que Mlle Arnaud s’en permette un peu plus. Voilà plusieurs fois, dans cette étude, que le souvenir du poète-soldat me saute à l’esprit : c’est que l’œuvre de Mlle Arnaud, pour l’idée comme pour la forme, c’est du Déroulède femelle.

Mme Favarta prêté à Jahel son ardeur, rallumée pour la circonstance, et les artifices de sa diction; à Antiochus M. Paul Mounet a prêté sa mâle et simple prestance et le timbre généreux de sa voix. Mlle Baréty, en princesse syrienne éprise d’un Juif, a paru échappée du Cantique des cantiques ; un débutant, M. Laroche, dans le rôle de Jean, a paru échappé du Conservatoire, non sans avoir emporté un prix. M. Albert Lambert a représenté le conseiller du roi avec sa correction et son intelligence habituelles. Tous, le premier soir, ont senti au visage le vent de la faveur publique : les habitués peu naïfs de ces fêtes théâtrales se savent si bon gré d’entendre l’expression d’un beau sentiment, ou un beau vers, ou seulement quelque chose qui y ressemble ! Et puis, on est là pour encourager la littérature et le grand art. Si cette heureuse soirée n’a pas été suivie de beaucoup d’autres, c’est que le commun des spectateurs ne se connaît aucune mission de ce genre et trouve un goût moins rare à la vertu. Ce vulgaire, pour s’intéresser à une fable, a besoin d’y croire : nous avons dit pour quelle noble raison celle-ci était incroyable.

Hélas! Jacques Bonhomme, de M. Maujan, est aussi « une œuvre de conviction, » et, pis encore, une œuvre de parti. Après la pièce patriotique, voici la pièce révolutionnaire, c’est-à-dire un prétendu drame historique où ni l’histoire ni le drame ne trouve son compte. C’était pourtant un beau sujet que la Jacquerie ! s’il serait prudent et opportun de l’exposer sur un théâtre, on pouvait en délibérer. On pouvait craindre, assurément, d’induire la foule en quelque méprise : le spectacle des misères passées risquait d’exagérer chez elle le sentiment des misères présentes, la vue des représailles anciennes risquait de l’animer à de nouvelles violences, auxquelles elle supposerait les mêmes excuses. Dangereuse ou non, cependant, l’œuvre d’art, imaginée avec désintéressement, accomplie avec impartialité, devait être belle. Mérimée, jadis, en une suite de scènes, comme écrites à l’eau-forte, avait tracé les études du tableau qu’il restait à composer. Les mœurs atroces du XIVe siècle, il les avait montrées exactement ; les mouvemens des âmes, et de plusieurs sortes d’âmes, dans l’un et l’autre camp, les passions diverses et les diverses inquiétudes d’esprit, du côté des seigneurs et du côté des Jacques, toute la psychologie de cette petite guerre civile et sociale, l’auteur du Théâtre de Clara Gazul l’avait déterminée avec vraisemblance et précision. A l’intérêt que présentait cette série de dialogues, on pouvait juger de l’émotion que soulèverait un drame décoré de ce titre : Jacques Bonhomme.

Mais c’est bien de psychologie et de drame, de ces superfluités, qu’il s’agit! Ce n’est pas pour rien, — quoique sans loyer, — que le conseil municipal de notre bonne ville a cédé à une société d’acteurs le ci-devant théâtre des Nations, devenu « Théâtre de Paris. » Il s’est rappelé le décret du 3 août 1793, ordonnant la représentation d’ouvrages qui fussent des fermens de civisme, et les paroles de Barère à la Convention, dans la séance du 3 septembre : « Les théâtres sont les écoles primaires des hommes éclairés et un supplément à l’éducation publique. » Il s’est rappelé surtout la Commune de Paris mandant les comédiens à l’Hôtel-de-Ville, interdisant l’Ami des lois par un arrêté, substituant à la tyrannie des gentilshommes de la chambre sa libérale autorité.

Les comédiens ordinaires du conseil municipal, dont les principaux sont d’honorables vétérans du mélodrame, prétendent, paraît-il, rester les comédiens ordinaires du public: M. Lacressonnière et Mme Marie Laurent s’inquiéteront moins d’entretenir l’esprit révolutionnaire que d’intéresser le spectateur et de remplir la caisse de la compagnie; — puisse le conseil leur pardonner des sentimens si bas! — c’était bien le moins que, pour commencer, ils offrissent à ce généreux gérant de nos propriétés un divertissement à son goût. On ne pendra pas tous les jours, pas même la crémaillère! On pouvait choisir, pour cette inauguration, une reprise du Jugement des rois ou de la Papesse Jeanne; on pouvait remonter la Contre-lettre ou le Jésuite, l’Incendiaire ou la Cure et l’Archevêché ; — mais peut-être on garde ce répertoire pour des matinées classiques réservées à l’influence du conseil et destinées, naturellement, aux enfans des écoles ; — bref, on s’est contenté, pour cette fête, du Jacques Bonhomme de M. Maujan.

Si l’on a pu s’en contenter, ce n’est pas seulement parce que les premiers tableaux de la pièce forment une sorte de galerie des horreurs du moyen âge. D’après les eaux-fortes de Mérimée, l’auteur a exécuté ici de larges peintures qui rappellent ces « mystères de l’inquisition » brossés sur la toile de quelques baraques foraines. Assurément ce prologue a du bon : il pourrait emprunter un sous-titre à certain ouvrage applaudi, voilà bientôt cent ans, sur le Théâtre des Sans-culottes : les Crimes de la féodalité. Mais ce mérite n’eût pas suffi. Ce qui a désigné Jacques Bonhomme pour un si grand honneur, c’est moins encore l’action enfantine du drame qui se fonde sur ce prologue : la femme d’un vilain mise à mal par un seigneur, la vengeance de ce vilain et ses péripéties... Et qu’est-ce donc enfin qui devait offrir aux patrons du lieu un agrément particulier? C’est Jacques Bonhomme lui-même, personnage symbolique, allégorie, figure! Jacques Bonhomme c’est le Peuple : ô bourgeois, saluez! Et vraiment vous auriez mauvaise grâce à ne pas vous découvrir devant ce héros : il est chargé de toutes les vertus, il est gonflé des plus merveilleuses idées. Auprès de lui, l’évêque Myriel, des Misérables, est médiocrement évangélique ; auprès de lui Etienne Marcel, même pour nos conseillers, n’est plus qu’un petit génie.

Pour frayer avec cet idéal représentant du peuple et pour lui donner lieu d’exposer sa morale et sa doctrine, il fallait des personnages imaginés tout exprès ; les voici : la fantaisie de M. Maujan fournit des états-généraux complets. Comme députés de la noblesse, voici le bon seigneur, — qui se montre peu et qui n’agit pas, — et le méchant, — qui se met en avant et qui fait rage ; — voici, comme députés du clergé, un moine assassin et un prêtre ridicule. Mais le plus précieux de ces comparses, évidemment, c’est un vieux baron chargé de reconnaître et de dire bien haut que l’aristocratie dégénère et que la fin de son règne approche : — ah ! la nuit du 4 août n’était pas loin au XIVe siècle !

Tout cela est excellent selon le dessein de l’auteur, — à moins que le dessein de l’auteur ne fût de m’émouvoir : le bonheur ou le malheur d’un pantin allégorique et des fantoches qui procèdent de lui ne peut guère m’affecter. Et ici je n’ai pas la ressource d’attendre de beaux vers. Il est vrai que la prose populaire de M. Maujan est ornée de quelques gentillesses moyen âge : les Jacques Bonshommes des galeries supérieures auront pu dire, à la sortie, que c’est une ouvrage « moult joliettement » écrite.

Mais vous qui parlez de pantins, me dira peut-être M. Maujan, tournez-vous vers l’auguste scène de la Comédie-Française : que pensez-vous de ceux-ci ? — Ah ! ceux-ci ont d’abord cet avantage de se donner pour ce qu’ils sont : Monsieur Scapin ne prétend frapper personne de terreur ni de pitié, quand il lance un coup de pied au derrière du matamore. Le coup de pied, en soi, est un geste drôle : il n’est pas besoin, pour que j’en rie, qu’on me fasse croire que ce pied est mû par une âme sublime ; j’en ris bien chez Guignol, où je sais que les personnages sont en bois ! Encore, à les regarder de près, les pantins que voici, au rebours de certains héros de tragédie ou de drame, sont-ils plus vivans qu’ils ne veulent bien le dire. S’il n’est pas de notre monde réel, ce Scapin devenu monsieur, non plus que sa compagne Dorine, j’ai idée qu’ils y ont des parens, et que leur fille Suzette y a des cousines. Le diable, non plus, n’est pas de ce monde : on sait pourtant que, lorsqu’il devient vieux, il se fait ermite ! C’est justement l’histoire de Scapin, dans l’intervalle du temps de ses Fourberies à l’heure où cette pièce commence. L’ancien bohème de Naples, en vingt années de bons tours, s’est amassé un capital : avec Dorine qu’il a épousée, il s’est retiré dans la vertu et fait inscrire comme bourgeois chez le syndic de Bologne. Pour mieux s’établir dans cette condition, il veut s’allier à des bourgeois de naissance : il veut marier sa fille au fils d’un notaire. Il faut voir le lustre éclatant et le port imposant de cette honnêteté neuve ! Il faut entendre cette voix, exercée par d’autres chansons, célébrer les droits du père de famille ! c’est toujours Scapin, et c’est un autre homme. — Tenez ! je me laisse aller à le traiter d’homme ! c’est que j’en connais qui lui ressemblent. — Et sa commère Dorine, cette fine mouche, engraissée de fait à discrétion, demeure pourtant une fine mouche ; avec son bon sens de femme, elle refuse de se perdre en des rêves trop ambitieux : — et voilà que c’est une femme ! — Oui, la même qu’autrefois, sauf ce qu’apportent de changemens nécessaires l’âge et l’aisance ; elle est toujours gaie, prompte à la riposte, et secourable aux amoureux, ces amoureux fussent-ils sa fille et un prétendant léger d’écus, musicien de profession, honni par le père. Et la fille, avec ses grâces délicates (la race, dans le bien-être, s’affaiblit et s’affine), est-elle assez, la petite futée, une vive miniature de Scapin et de Dorine à la fois ! Ah ! le charmant trio !

Mais prenons que ces poupées ne soient que des poupées. — Suzette a donc un amoureux, Florisel, qui tient l’emploi de Léandre ; et Florisel est flanqué d’un valet Tristan, qui s’est affublé de la cape et de la barrette naguère illustrées par Scapin : voilà les personnages qui vont nous donner la parade. En vain Tristan, pour amadouer Scapin, son glorieux modèle, lui déclare son admiration avec autant d’humilité que d’emphase ; il l’avertit en vain que le notaire Barnabé court les tripots et que son fils Antoine est acoquiné à une drôlesse ; ne pouvant le détacher de ces bourgeois en faveur de son maître, il lui jette un défi : guerre aujourd’hui entre Scapin, qui joue les Géronte, et Tristan, qui joue les Scapin ! Rira bien qui rira le dernier. Jusque-là, qui rira mieux encore ? Le public, témoin de ce duel : ce n’est pas pour un autre effet que l’auteur fait s’entre choquer ses marionnettes.

Aussi bien, toutes marionnettes qu’elles sont, les spectateurs désirent que leur manège ait une apparence de logique Après cette annonce d’un duel entre Scapin et Tristan, ils s’attendent que Scapin soit fourbe à son tour. Cependant son adversaire, pour toutes bottes, continue de lui porter des avis francs : il est bien vrai que le notaire Barnabé a commis un faux, et qu’un brigand veut le faire chanter ; et ce brigand, aux gages de la maîtresse de son fils, est bien un vrai brigand. Scapin n’en veut rien croire : quand ce spadassin se présente, il fait assaut de rodomontades avec lui, et peu s’en faut qu’il ne s’attire un méchant coup. Le menteur émérite soupçonnant partout le mensonge, et se jetant, par méfiance, dans les embarras dont un conseiller sincère veut le détourner, assurément ce personnage est comique et l’idée en est plaisante. Mais c’est une autre idée que celle acceptée d’abord : il faut que le public change de voie, et son élan se ralentit.

Nouvelle vicissitude : Scapin, à la fin du deuxième acte, a pris décidément l’avantage sur le spadassin. C’est lui tout seul, au troisième, Tristan faisant défaut, qui dirige l’action. C’est lui qui débarrasse les planches de la drôlesse et de son acolyte ; c’est lui, par la même occasion, qui force Barnabé à jeter le masque, après quoi tout est prêt pour le mariage de Suzette et de Florisel.

Ces reviremens, si je ne me trompe, déroutent notre plaisir. Voilà ce qui nuit à la pièce, plutôt que ce commencement du deuxième acte, où une réception ennuyeuse chez des bourgeois est trop patiemment imitée; plutôt même que ce milieu du troisième, où le spadassin et la courtisane, pour effrayer le notaire, évoquent lugubrement l’image du bagne : on en passe bien d’autres au « joyeux » Regnard ! Il se peut aussi que cette comédie, pour un franc pastiche, se hasarde à trop durer : ni le Tricorne enchanté, ni Pierrot posthume, de Théophile Gautier, ni le Beau Léandre, de M. de Banville, ne poussent au-delà d’un acte. Ici le parcours est trois fois plus long; mais le paraîtrait-il, s’il se faisait tout d’une traite ?

Parade, oui vraiment, et parade qui déconcerte un peu l’esprit par son allure, Monsieur Scapin, d’un bout à l’autre, a ce don précieux de charmer les oreilles : c’est la grâce qu’il faut souhaiter à des ouvrages d’un genre plus noble, à la prochaine tragédie, au prochain drame : si nous ne croyons pas aux patoles, une telle musique trompera notre ennui. Ah ! la bonne langue, purement gauloise et française ! Elle est riche et toute saine; assez rare pour être amusante, et cependant toute simple. Elle est convenable au théâtre et apte à ce particulier sujet. Et comme ce courant de style, qui vient de nos aïeux, se coule en ces vers modernes! Il est vif, il est souple, il se prête à ces rythmes variés, qui, si variés qu’ils soient, demeurent toujours des rythmes. C’est une source de chez Régnier que M. Richepin a captée; il la fait passer par de petits chemins que voudrait avoir dessinés M. de Banville. Ici elle tinte, là elle gazouille, un peu plus loin elle gronde. — Des citations? Il faudrait recopier tout le premier acte, où la forme s’accommode si juste aux mouvemens scéniques de l’idée. Du deuxième, je transcrirais pour le moins le duo des amoureux et l’air de bravoure jeté par Scapin à la face du matamore : il réveillerait dans leurs tombes, cet air-là, Scarron et Corneille, le Corneille de l’illusion comique. Du troisième, comment négliger l’apostrophe de Scapin à Barnabé, ce triomphal couplet d’une autre Chanson des Gueux? Et, après cela, je regretterais le reste.

M. Coquelin aîné, qui joue Scapin dans la perfection, a bu là un bon coup de poésie comique, — le coup de l’étrier! M. Coquelin cadet dit la déclaration de Tristan, ce Scapin junior, avec un esprit discret dont il convient de lui savoir gré. M. Le Bargy, par sa voix et par l’usage qu’il en fait, mérite de porter ce nom délicieux, Florisel. Mlle Céline Montaland est gaie, naturelle et avenante comme doit l’être Dorine. Mlle Müller, en Suzette, a la grâce d’une figurine de Saxe dont la pâte serait pétrie de malice La Comédie-Française, avec Monsieur Scapin, joue une petite pièce de M. Becque, représentée naguère au Gymnase et à la Renaissance, les Honnêtes Femmes. On y voit que, si l’auteur de la Navette et de la Parisienne sait au plus juste ce que valent la galanterie et l’adultère, il connaît aussi le prix du mariage. — Trois personnages seulement, et des personnages qui s’appellent Mme Chevalier, M. Lambert, Mlle Dupont : Mme Lambert, une mère de famille encore jeune, a plu, sans le vouloir, à M. Lambert, un homme de trente ans, las de courir les amours faciles; elle lui fait épouser la fille d’une de ses amies, Mlle Dupont. Voilà qui est simple. Mais n’y a-t-il pas dans la nature plus de gens simples et de simples actions que l’on n’en voit sur le théâtre ? Cette simplicité nous agrée, parce qu’elle est justement celle de la nature, et elle nous agrée d’autant mieux qu’elle est, en ce lieu, plus rare. Nous sommes certains que Mme Chevalier existe : un si heureux équilibre du tempérament et de la raison, un cœur si modéré avec un jugement si droit, une si sûre entente de la vie, une si exacte connaissance des hommes, un tel sang-froid devant l’attaque, une telle politique pour la riposte, nous savons que ces attributs ne sont pas d’une poupée de théâtre, mais d’une femme. Nous connaissons même la race de cette femme, et sa condition : elle est Française, elle est bourgeoise ; elle est de cette bourgeoisie qui est une classe sociale ; elle a cette bourgeoisie qui est une vertu domestique. Geneviève Dupont, avec son enjouement et son bon sens, est de la même espèce, du même pays, du même ordre; elle a seulement la pétulance d’esprit et la naïve hardiesse de son âge : Mlle Dupont, c’est Mme Chevalier à dix-sept ans ; Mme Chevalier est aujourd’hui ce que sera Geneviève à trente-cinq. Quant à Lambert, eh ! mon Dieu! c’est l’un de nous : voilà notre penchant vers le bien, et aussi notre légèreté, notre fatuité, notre trompeuse expérience des femmes, et, pour finir, notre aptitude à vivre heureux avec l’une ou avec l’autre. Aussi bien c’est la philosophie cachée en cet ouvrage, qui n’est ingénu que d’apparence; l’honnêteté de ces « honnêtes femmes » n’est pas l’innocence, mais la sagesse ; et le principe de la sagesse, c’est une juste notion de la médiocrité des sentimens humains, avec la conviction que cette médiocrité est la garantie du bonheur. Ni dupe, ni désespéré, n’est-ce pas ce qu’il faut être? Entre l’optimisme et le pessimisme on tient le vrai. « j’épouserai celui qu’on me présentera, dit Geneviève. C’est si peu de chose, un mari, dans un ménage ! » Et Mme Chevalier dit à Lambert : Vous avez demandé à ma maison « ce qu’elle ne pouvait pas contenir pour vous. Faites-vous-en une autre à son image. Mme Chevalier n’y sera pas; Mme Lambert y sera : c’est la même chose, nous nous ressemblons toutes. »

La qualité de ce dialogue est française et le ton en est bourgeois, comme il sied aux personnages. À cette petite comédie peut s’adresser le même compliment qu’à son héroïne : « Vous ne faites rien pour plaire et vous n’en plaisez que davantage. » Et elle aussi peut répondre : « Je suis naturelle. Il y a quelques bonnes gens encore, pas beaucoup, qui aiment cette note-là: »

« Cette note-là, » Mlle Pierson, qui fait Mme Chevalier, l’a gardée avec une aisance parfaite; Mlle Durand, qui joue Geneviève, a su la donner à une octave plus haute; M. Baillet, entre les deux, n’a pas détonné. C’est ici le moindre ouvrage de M. Becque : à la Comédie-Française, on en voit la valeur. Montée avec cette façon, quels feux ne jettera pas la Parisienne !

Au demeurant, « cette note-là, » est-il bien vrai que si peu de gens l’aiment encore? Au théâtre, justement, il me semble que, chaque jour, le public la réclame avec plus de force : tout ce qui n’est pas naturel lui demeure étranger. C’est faute d’imiter la nature qu’une tragédie patriotique, un drame révolutionnaire, le laissent indifférent ; c’est faute de logique, — et la logique serait ici un souvenir de la nature, — que des marionnettes, même soufflées par un poète, l’amusent un peu moins qu’elles n’ont promis ; c’est par sa ressemblance à la nature que la plus petite et la plus simple comédie gagne son cœur. Et tenez ! Il s’est produit, la semaine dernière, au Vaudeville, une farce dont l’idée première est ingénieuse, mais dont l’exécution n’est pas tout entière originale. C’est le Conseil judiciaire, de MM. Moinaux et Bisson, joué plaisamment par MM. Jolly et Dieudonné, Mme Daynes-Grassot et Jane May. Telle quelle, cette pièce a été applaudie jusqu’au bout : en savez-vous la raison ? c’est que le public avait été mis en belle humeur, au commencement, par la photographie animée d’une salle d’audience au Palais de justice, et par la reproduction vraisemblable de deux plaidoiries : l’une d’un avoué pédant, l’autre d’un avocat mondain. Ces allées et venues, ces postures, ces intonations étaient naturelles! Ce que nous aimons dans l’art, quel qu’il soit, c’est la nature : il arrive même que nous ne l’aimions que là.


LOUIS GANDERAX.