Revue dramatique - 14 novembre 1883

Revue dramatique - 14 novembre 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 454-465).
REVUE DRAMATIQUE

Gymnase : la Petite Marquise (reprise).

La Petite Marquise, de MM. Meilhan et Halévy, a passé des Variétés au Gymnase; apparemment, ce n’est qu’un détour : la Comédie-Française était embarrassée pour emprunter directement d’un théâtre de farce; l’ancien théâtre de Madame s’est mis entre les deux. Ce retard a des avantages : une trop soudaine élévation eût peut-être étonné le public; dans ce premier degré, en voyant la pièce dégagée des acteurs qui l’ont jouée à l’origine, les plus défians comme les plus distraits en connaissent déjà mieux la valeur; d’autre part, après quelques années d’attente qui se seront jointes à ces dix premières, l’ouvrage aura perdu ce qu’il avait, en son neuf, d’un peu scandaleux. Je souhaite seulement qu’il retrouve alors une distribution pareille à celle que j’indiquerais aujourd’hui, si j’étais maître d’organiser une représentation pour mon plaisir : Mme Samary faisant la femme, M. Coquelin l’amoureux, et M. Thiron le mari, on oserait s’apercevoir que la Petite Marquise est un chef-d’œuvre; il est vrai que, dans vingt ans et peut-être avant, et sûrement après. On osera le dire.

La Petite Marquise est un chef-d’œuvre en son or Ire, qui est celui de la comédie de genre ; j’ajouterai que c’est le chef-d’œuvre d’un procédé particulier. C’est l’exemplaire achevé d’un art bouffon, mais ironique, tout à fait rare au théâtre, dont la pointe subtile pique au bon endroit et va, comme par jeu, plus avant que des armes plus effrayantes. Les mœurs paraissent à peine effleurées, et le cœur humain est touché, tant l’outil de précision est aigu, le point choisi, la blessure fine Le sang ne paraît pis, et l’assistant ne peut se récrier contre l’injuste cruauté de l’opérateur, mais le coup de cette main légère a porté. MM. Meilhac et Halévy sont des moralistes, dont la sagesse a ses voies : la Petite Marquise, cette farce, restera comme un document exquis de la morale au théâtre dans la seconde moitié du XIXe siècle.

C’est un spectacle à ravir le puritain que celui de la campagne menée contre l’adultère, depuis une trentaine d’années, par les littérateurs de France : même ils y brûlent tant de poudre que l’étranger croit le monstre encore plus redoutable qu’il n’est. Sainte-Beuve, en ses Cahiers, a raillé gaîment ce tapage : « Nos auteurs dramatiques, dit-il, et nos romanciers sont uniques… Dès qu’il s’agit, dans leurs inventions littéraires, d’un adultère, cela devient une affaire de tous les diables et comme si le cas était pendable au premier chef.. ; ils oublient qu’il n’y a rien qui, dans le train ordinaire de la vie, tire moins à conséquence. » Je n’examine pas si Sainte-Beuve, en sa désinvolture de vieux garçon, ne juge pas de la chose un peu trop à son aise ; le fait est qu’il en parle à la gauloise et sur l’ancien ton, et que ce ton jure étrangement avec celui des contemporains.

Sganarelle, autrefois, montrait cette insouciance ; George Dandin, moins résigné, n’était pas moins ridicule ; Clitandre était charmant. Ce fut le sort du mari, sous l’ancien régime, d’être comique : à l’amant appartenaient toutes les bonnes grâces de l’auteur. Il prit encore du bon temps, l’heureux personnage, pendant la première moitié de ce siècle, au moins pendant ce deuxième quart où la littérature fleurit avec un si prodigieux éclat ; il fut non-seulement aimable, mais héroïque, non-seulement aimé, mais admiré ; il triompha sur la scène et dans le livre, chez Victor Hugo et chez George Sand. Cependant, son incommode rival était non plus seulement bafoué, mais maudit il n’encourait plus seulement la raillerie, mais l’aversion du public. Le mieux que pût faire le mari, en ces temps difficiles, était de s’excuser en s’immolant de lui-même, comme Jacques, pour la plus grande gloire de l’amant. Et, d’autre part, en sourdine, la gaîté nationale gardait ses droits : « Les maris me font toujours rire, » murmurait Gavarni.

Pourtant, si quelqu’un de ces pauvres diables eut le courage de durer et de supporter l’orage, il vit bientôt des jours meilleurs. Le soleil de Gabrielle se leva, et, dès que M. Augier eut rendu courage aux maris, M. Dumas survint pour les armer en guerre ; Flaubert, dans le roman, justifia ces représailles. Des jurisconsultes, au théâtre, déclarèrent que le mariage, depuis la révolution française, et de par le code civil, était une institution sérieuse ; des physiologistes, dans le roman, curieux de rabaisser la passion autant que le romantisme l’avait exaltée, en publièrent les vilenies. Le comte de Lys, M. de Terremonde et Claude s’avisèrent qu’au lieu de se tuer, comme Jacques, ils feraient mieux de tuer l’amant de leur femme ou bien elle-même ; et ces meurtriers furent absous par le public, tout comme par un jury Les victimes, en effet, n’étaient plus des victimes, mais des coupables; et qu’eussent gagné ces coupables, si l’offensé, au lieu de se faire justice à lui-même, eût remis à des juges strictement équitables la vengeance de son honneur? Quelles circonstances atténuantes, s’ils avaient eu le loisir de se défendre, eussent-ils pu invoquer? L’amour? Mais le tribunal, avant de prononcer, eût été édifié sur cette excuse, par un docteur ès-sciences morales, comme l’expert de la Visite de noces, qui dépose ainsi : « Je me suis donné la peine de soumettre cet amour particulier à une analyse physiologico-philosophico-chimique, et voici le résultat : l’adultère est une de ces mixtures où les élémens s’associent quelquefois, mais ne se combinent jamais. L’élément que la femme apporte se compose d’un idéal renversé, d’une dignité faible, d’une morale élastique, etc.. L’homme apporte son tailleur, son cheval, la manière dont il met sa cravate, etc.. Combine, triture, alambique, décompose précipite tous ces élémens, et si tu y trouves un atome d’estime, un milligramme d’amour, une vapeur de dignité, j’irai le dire à Rome sur les mains ! » Que si, par extraordinaire, on trouve ce milligramme d’amour, n’attendez pas pour cela que M. Dumas fasse un voyage si pénible : il se tirera d’affaire encore, en déclarant qu’il n’aperçoit aucun lien entre cet amour et « l’acte » même « qui constitue l’adultère[1]. ».

Voilà le fin mot lâché; nous admirons volontiers cette morale de logicien et souhaitons que son règne s’établisse. Ne se peut-il pas cependant que la nature s’en moque? La logique ne voit pas le passage de l’ordre des sentimens à l’ordre des actes; quoi d’étonnant? Ce n’est pas à elle de le voir. Cependant la nature établit ce passage et le maintient: elle commande que les sentimens s’expriment par des actes et tout au moins les excusent. « Vous aimez un autre homme que votre mari, madame, s’écrie le dialecticien; soit ! Mais vous êtes sa maîtresse : je ne saisis pas le rapport! » La nature pourtant veut que ce rapport existe, et l’artifice de nos analyses ne prévaut pas contre elle. L’ingénieur Gérard, le héros de l’Étrangère, qui ne désire de sa bien-aimée que ce qu’elle a « de divin et d’éternel » restera toujours une noble exception. N’est-il pas vrai d’ailleurs que souvent, — ainsi que le remarque, à propos d’Emma Bovary, un critique du sentiment le plus élevé, M. Paul Bourget, — ce qu’une femme a justement « de meilleur en elle sera la cause de sa perte[2] ? » Enfin, contre la logique et son semblant de droits, qui ne donne raison au Perdican de Musset : « Tous les homme sont menteurs, inconstans, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées, ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux ! »

M. Dumas lui-même a senti que le défaut le plus grave de ce nouveau théâtre et le plus dangereux pour son avenir est qu’il manque d’humanité. Quand le public, d’abord soumis par la force et l’originalité des raisonnemens, sera revenu de sa surprise, il pourra se révolter contre de telles rigueurs. Il s’irritera de ne pas trouver dans ces ouvrages une plus franche connaissance de la nature, une plus douce indulgence envers elle, et, — pour parler à peu près comme Shakspeare, — un peu de ce fait fortifiant de l’humaine tendresse. Par deux fois, dans la préface de la Dame aux camélias, dans la préface de la Visite des noces, M. Dumas a réservé les droits de l’amour, et la seconde fois plus expressément que la première, comme si de prévoyans scrupules harcelaient sa conscience : — quand la femme a fait à l’homme le sacrifice de son honneur, quand l’homme, en récompense, lui a engagé sa vie, « nous ne sommes plus dans l’adultère, nous sommes dans l’amour, et l’amour excuse tout. » Mais ces réserves sont écrites dans des préfaces, tandis que la loi contre l’adultère, absolue et sans pitié, parle sur la scène. L’auteur, ici, n’avertit pas le public que personne puisse trouver grâce devant lui ; malgré ses commentaires d’entr’acte, son théâtre, aux yeux de la postérité, sera suspect d’injustice envers l’amour.

MM. Meilhac et Halévy ne se soucient pas de se compromettre contre un si puissant dieu : à légiférer pour toute la terre, on risque de le rencontrer quelque part et de le froisser ; ils ne s’y hasardent pas. Ils se cantonnent dans un petit coin, où ils n’ont guère de chance de le frôler; et, dans ce petit coin, ils trouvent une démonstration de la vanité de l’adultère, la plus élégante et la plus nette qui se puisse imaginer.

C’est qu’aussi bien la meilleure façon de discréditer l’adultère est d’en montrer la vanité plutôt que le crime, et le dernier mot de la Visite de noces est: « A quoi bon? » Mais, à montrer cette vanité, la comédie enjouée convient peut-être autant que la comédie sarcastique ou le drame; encore peut-elle choisir de railler davantage ou la frivolité de la femme ou l’égoïsme de l’homme. Est-ce le premier parti que préfère l’auteur? Il montrera que la femme ne cesse d’aimer son mari que parce qu’il est son mari et ne désire un amant que parce qu’il serait un amant; il écrira Divorçons, ou, s’il n’est qu’un précurseur, et seulement capable d’une esquisse, Brutus, lâche César! Mais, de bonne foi, le second parti n’est-il pas le plus juste? dans cette « mixture » qu’analyse M. Dumas, n’est-ce pas la femme qui met, d’ordinaire, le meilleur? Ne se méprend-elle pas, au moins, sur elle-même et sur son complice? Ne croit-elle pas voir, bien souvent, dans un caprice de son cœur, ces caractères que le moraliste lui donne pour ceux du véritable amour : « l’unité, l’éternité? » n’est-il pas vrai que l’homme, au contraire, recherche la femme de son prochain pour un temps et serait dégoûté d’elle s’il pensait risquer de se l’attacher pour la vie? Caprina, dans Tragaldabas, pour attirer Eliseo, lui fait croire qu’elle est en puissance de mari, et le galant veille sur les jours de l’époux prétendu par crainte de se trouver en puissance de veuve. Dans la comédie de Bayard, Alexandre chez Apelles, la femme qu’on croyait mariée découvre à l’amoureux qu’elle ne l’est pas, et l’amoureux aussitôt feint de l’être, pour esquiver de justes noces. Dans l’Autre motif, de M. Pailleron, une femme séparée a coutume de se dire veuve pour éconduire les galans. Dans l’Acrobate, de M. Feuillet, l’amant, surpris par le mari et mis en demeure de fuir avec la femme, tire sa révérence et va chercher bonne fortune ailleurs. Ce n’est pas trop d’exemples au théâtre d’un cas si fréquent à la ville, au moins à ne considérer que ce qu’ils offrent de commun : l’égoïsme de l’homme. Ce n’est même pas assez, faute d’un, le dernier en date, et justement le meilleur : il était réservé à MM. Meilhac et Halévy de nous donner celui-ci dans la Petite Marquise.

M. Octave Feuillet, par privilège de ses habitudes, s’était trouvé sur le terrain le plus convenable au sujet : dans le monde, — c’est-à-dire dans ce monde parisien dont les personnages se reconnaissent à certams signes d’élégance. Oisif et distrait de tout, sinon de lui-même, par les mille riens qui doivent amuser son oisiveté, indifférent presque à toutes choses, sinon à l’indépendance de ses manies et de ses caprices, accoutumé à prévoir la fin d’une fantaisie au moment qu’elle commence, « l’homme du monde, » dans ses rapports avec la femme, fournit à l’observateur un exemplaire de l’égoïsme parfait. C’est lui assurément qui, plus que toute autre variété du sexe, apporte pour l’adultère «son tailleur, son cheval, la manière dont il met sa cravate, son désœuvrement, le désir de faire des économies... » Le héros de MM. Meilhac et Halévy sera donc un homme du monde, le vicomte Max de Boisgommeux. Il fait la cour à la petite marquise de Kergazon. Où l’a-t-il rencontrée? « Chez la haute banque, à l’ambassade, » où l’un et l’autre fréquentent. Comment lui parle-t-il? Avec la familiarité, ou, pour mieux dire, la platitude et la vulgarité qui sont à présent du bel air. Il peut bien retrouver, si le désir échauffe sa mémoire, quelques bribes de littérature et comparer son amour au « grondement du tonnerre, à la palpitation des étoiles, » mais son langage courant est plus moderne. Quand la marquise lui raconte qu’elle est venue jusqu’à la porte du petit appartement capitonné pour elle, et puis qu’elle a reculé : « Pourquoi, interrompt-il, puisque le plus fort était fait? » Quand elle lui dit qu’elle ne peut se résoudre à se partager entre son mari et lui : « Décidément? fait-il. — Décidément! — Eh bien ! c’est bon. » Une telle simplicité n’est pas d’un jeune bourgeois, clerc de notaire comme Léon, l’amant d’Emma Bovary, ou comme Fortunio; il n’y a pas à s’y tromper : c’est la simplicité de l’homme du monde, qui garde son chapeau sur la tête au club et ne le soulève qu’à regret pour aborder une femme dans la rue. Quand tout à l’heure il tiendra la petite marquise dans ses bras, quelles paroles monteront aux lèvres du vicomte, à ses lèvres émues et du fond de son cœur, après le premier baiser? « My little marchioness!.. » Elle répondra : « Darling! darling! » Et lui à elle : « For ever, n’est-ce pas, for ever...? » Et elle à lui ; « Oh ! yes.. yours, yours for ever... — I love you! I love you... » C’est la langue du sport et de la flirt qu’il faut à cet amoureux ganté, cravaté, chaussé à l’anglaise, pour exprimer ses sentimens à l’élue de son désir, à celle qu’il a rencontrée sur le turf et aux fivwe o’clock teas ; qu’il soit représenté aux Variétés par M. Dupuis comme un grand bellâtre, ou bien au Gymnase, par M. Noblet, comme un « petit crevé, » peu importe; personne ne pense à lui demander, comme fait à peu près le père du Menteur à son fils : « Êtes-vous gentleman? » La chose est peu douteuse : c’est le cerveau d’un gentleman qui loge sous son chapeau de Regent-Street, et le cœur d’un gentleman qui bat sous son habit de chez Poole.,

Mais de même que l’atrophie du cerveau et du cœur peut se cacher sous ce chapeau et sous cet habit, de même chez un héros de M. Feuillet l’égoïsme garde ses beaux dehors: le galant de l’Acrobate couvre sa retraite par d’ingénieux discours, et bien lui prend d’agir ainsi! Le public supporterait-il la vue d’un homme qui, après avoir déclaré son amour à une femme mariée, après avoir protesté qu’il voudrait l’avoir à lui seul, la repousserait tout crûment le jour qu’elle se résoudrait de quitter son mari pour lui? Non, sans doute, l’épreuve en a été faite dans un ouvrage que j’ai gardé pour le dernier, parce qu’il est bon de le comparer à la Petite Marquise, et qu’il éclaire d’un utile reflet le procédé spécial de MM. Meilhac et Haléry ; j’ai désigné le drame singulier d’un des esprits les plus nets et les plus courageux de cette époque : les deux Sœurs, d’Emile de Girardin.

Valentine de Puybrun, l’héroïne des Deux Sœurs, a rencontré le duc de Beaulieu dans un bal, « à l’ambassade d’Angleterre, » à peu près comme la petite marquise a rencontré le vicomte de Boisgommeux. Le duc est « l’homme le plus à la mode » de Paris : Boigommeux, vingt ans après, n’est que l’un des Beaulieu de sa génération; la génération est plus petite, mais la race est la même. — Le duc a obtenu de Valentine la permission de la suivre aux eaux, à l’insu de son mari. Ardente, passionnée, romanesque et même romantique, déjà Valentine, dans les loisirs de Vichy, pense à ne jamais revenir au foyer conjugal, — « entre l’audace et l’hypocrisie » elle veut choisir l’audace, — quand elle reçoit d’une servante laissée à Paris en sentinelle ce troublant avis : « Monsieur vient de partir précipitamment pour rejoindre madame. » Justement, voici le duc : elle lui communique la nouvelle. « Nous avons deux heures devant nous, fait-il, hâtons-nous de les mettre à profit. — Comment? — Je ne sais,.. cherchons. » Voilà un gentilhomme dans l’embarras, et tout près, dès le premier mot, de faire sourire. «Cherchons, » a-t-il dit; la femme ne cherche pas longtemps : si son mari la soupçonne, « le moins qu’il fasse, ce sera de l’emmener, de l’enfermer dans son château gothique... Partez! dit-elle au duc. — Partir! répond celui-ci, quand votre mari arrive..; mais ce serait fuir! Vous livrer sans défense aux emportemens qui vous effrayent, ce serait de la lâcheté! » Armand de Beaulieu n’est pas un pleutre, notons-le bien vite, afin de nous en souvenir tout à l’heure; la moralité de l’ouvrage n’en ira que plus loin, et l’impossibilité de le faire admettre, au moins traité sur ce ton, n’en sera que plus évidente.

« Alors, répond Valentine, partons tous les deux... Vichy est heureusement sur le chemin de fer qui mène en Suisse. » Et, le duc de répondre cette fois : « Ce serait de l’égoïsme! » De l’égoïsme !.. le trait est hardi, c’est ce qu’on nomme en escrime un coup d’arrêt; Mme de Puybrun en est d’abord déconcertée. Elle répète sans comprendre : « De l’égoïsme? — Oui, car ce serait accepter le sacrifice de votre vie tout entière. — Et si je suis heureuse de vous le faire? — Ce serait de la démence. — De la démence? — Certainement; car s’il est facile de partir, il est impossible de revenir. Et l’hiver, grand Dieu! que ferions-nous en Suisse? — Il y a l’Italie, il y a le lac de Côme ! Il y a Florence! Vous donnerez votre démission... Mais, Armand, qu’avez-vous? Je suis de feu,.. vous êtes de glace. — Il y a des responsabilités qu’un homme d’honneur ne saurait prendre. — Lesquelles? — Celle d’enlever une femme à son mari et une mère à ses enfans. »

Il ne dit rien que de raisonnable, ce duc, et surtout rien qu’il ne dût penser, étant ce qu’il est : un galant de sa sorte veut être aimé un peu, beaucoup même; passionnément, grand Dieu, non! Il préfère pas du tout! Il s’accommode d’une liaison tolérée par le monde; il ne veut pas être publiquement condamné à la chaîne. Le malheur est que ces pensées naturelles et nécessaires ne peuvent s’exprimer devant quinze cents spectateurs avec noblesse, ni même avec sérieux. Quand cet homme dit à cette femme : « Ce serait accepter le sacrifice de votre vie tout entière, » il sous-entend par prudence : « en échange du sacrifice de la mienne; » mais chacun dans l’auditoire achève mentalement pour lui, et chacun tout bas commence à le déclarer odieux. Quand il ajoute: « Et L’hiver, grand Dieu! que ferions-nous en Suisse? » il ne fait rien qu’une réflexion toute simple et peut-être excusable, mais par surcroît de malheur, il devient ridicule.

Cependant Mme de Puybrun s’étonne : « Est-ce bien vous qui me parlez ainsi? — Valentine... Quelle autre réponse puis-je vous faire? — Celle que vous me faisiez quand à votre amour j’opposais mes devoirs. J’en appelle à votre mémoire et à votre loyauté... Lorsque je refusais d’ajouter foi à vos sermens, vous me disiez : Partons ! allons au bout du monde ! » A quoi le duc réplique : «Ce que je vous disais, c’est ce que tous les hommes vivement épris commencent par dire à toutes les femmes dont ils ont à vaincre l’indifférence ou l’incrédulité. » On voit que le ridicule se précipite; mais l’odieux marche de pair. « M’auriez-vous écouté, ajoute le duc, si je vous avais parlé autrement? » Il n’est que franc, le malheureux; mais le public doute si cette franchise est cynisme ou niaiserie, et dans le doute, il s’indigne contre l’un et fait des risées de l’autre. L’amant de la Visite de noces, Cygneroi, peut bien raconter qu’il a écrit à sa maîtresse : « Je vous respecte trop pour ne pas être franc avec vous : je ne vous aime pas comme vous méritez que l’on vous aime, je me marie! » Soit! ces hypocrites et impertinentes sornettes peuvent s’écrire, et le facteur ne se récrie pas ni ne se moque en remettant le billet, à moins que ce ne soit une carte postale; on peut ensuite narrer l’anecdote: ce n’est qu’une vieille histoire contre laquelle le public ne se fâche pas. Mais répliquer de vive voix, les yeux dans les yeux, à une femme, comme fait le duc de Beaulieu, l’homme « loyal et chevaleresque, » à Valentine de Puybrun : « Ne dis pas que je t’aime moins, dis que je t’aime mieux.. ! » la belle défaite, en vérité ! Lui poser cette question : « Et si vous cessiez de m’aimer ! » et quand elle riposte : « Soyez donc franc! Vous vous dites : Le jour où je cesserais de l’aimer, que deviendrait-elle? » lui répondre tranquillement : « Eh bien! si cela arrivait? » n’est-ce pas le comble de l’imprudence pour un personnage de théâtre, n’est-ce pas provoquer les sifflets et harceler les petits bancs? Patience! Petits bancs et sifflets auront tout à l’heure une occasion meilleure encore. Valentine exaspérée jette ces paroles au duc : « A présent que la jalousie de mon mari est excitée, comment l’apaiserai-je? Vous vous taisez et vous faites bien;.. vous n’osez pas me dire: Tu l’as trahi pour moi, trahis-moi pour lui... Votre parole n’ose pas aller jusqu’au bout de votre pensée... Avouez-le! avouez-le donc! » Le duc s’incline et murmure : « Il y a des aveux impossibles. »

Il s’en avise un peu tard, ce déplorable héros, qu’il y a des aveux impossibles! Peu à peu il s’est avancé dans l’odieux, dans le ridicule, pour tomber à la fin dans l’ignoble; et le pis est que l’auteur ne paraît pas s’en apercevoir et ne semble pas condamner le personnage. C’est que, malgré les huées dont on le poursuit, comme un fourbe et comme un lâche, dont la vue serait insupportable aux honnêtes gens, le duc de Beaulieu n’est pourtant ni l’un ni l’autre; il demeure, du commencement à la fin de la pièce, le même que l’auteur a présenté d’abord et sans nous tromper sur lui : «Je n’ai pas cessé d’être sincère, peut-il dire à bon droit; je vous ai aimée et je vous aime comme l’homme du monde aime la femme du monde... » Phrase capitale, où gît le sens intime de ce drame! Le personnage, pris justement pour ce qu’il s’est donné, est non-seulement sincère, mais vrai : il a confessé son cœur, et son cœur est pareil à celui de la plupart des hommes, au moins des hommes de sa classe. Pourtant le public a refusé d’écouter jusqu’au bout sa confession; faut-il donc se passer d’une pièce si probante dans le procès qui nous occupe? Faut-il renoncer à cette épreuve décisive dans notre enquête sur l’adultère? Faut-il abandonner cette expérience, où l’égoïsme de l’homme se produit tout pur? Nullement; c’est ici que l’art nouveau de MM. Meilhac et Halévy intervient pour le profit de la morale et pour le plaisir du public.

MM. Meilhac et Halévy ont imaginé de mettre sur la scène des personnages qui cessent par instans de croire en eux-mêmes, ou peu s’en faut, et n’exigent pas que l’assistance y croie davantage. Ces héros ne réclament pas qu’on les prenne au sérieux; ils ne s’évanouissent pas non plus au point, que l’on se désintéresse de leurs aventures: seulement, aux occasions les plus critiques, ils deviennent comme transparens et soudain éclairés par l’ironie de l’acteur, qui se tient à propos derrière eux. Ainsi leur passe-t-on certains aveux délicats sur la nature humaine sans crier au cynisme, et tout en riant d’une naïveté que l’on devine soufflée à plaisir par la fantaisie d’un moraliste.

Le vicomte de Boisgommeux est le type le plus achevé du genre. Le voici dans la même passe que le duc de Beaulieu ; il dit les mêmes paroles, il découvre le même fond de sentimens, et pourtant, au lieu d’irriter le public, il le récrée; au lieu de se faire siffler, il se fait applaudir. Après dix mois de cour, il a obtenu de la petite marquise un rendez-vous; sur le seuil de la porte, la petite marquise s’est ravisée; le vicomte, furieux, s’est retiré dans ses terres. Le lendemain, qui voit-il arriver? La petite marquise. Ils se précipitent avec transport dans les bras l’un de l’autre; ils murmurent avec ravissement le duettino anglais que j’ai cité: « For ever!.. — For ever ! and nothing can prevent me being yours... » Puis la petite marquise rappelle au vicomte les galanteries passionnées qu’il a prodiguées pendant dix mois : « Vous rappelez-vous ce que vous me disiez quand vous me faisiez la cour?.. — Et que vous vous moquiez de moi! » interrompt-il par un doux reproche. Elle lui ferme gentiment la bouche : « Oh!.. oh!.. Il devait durer toute la vie, votre amour, toute la vie... » Voilà bien le : «Partons au bout du monde ! » de ce pauvre duc de Beaulieu. Mais Boisgommeux n’attend pas que nous nous moquions de ses ardeurs; il nous prévient et s’écrie, par une exagération mi-candide, mi-plaisante : « Et l’éternité donc ! A quoi devrais-je l’employer, l’éternité? — A vous souvenir que vous m’aviez aimée.» — La marquise poursuit: «Si vous étiez libre, me disiez-vous, si rien ne nous séparait l’un de l’autre, si nous pouvions vivre tous les deux tout seuls, enfermés dans notre amour !.. » Boisgommeux interrompt encore : « Oui, malheureusement, c’est un rêve. — Eh bien ! ce rêve va devenir une réalité. — Pas possible ! — Jamais je ne partirai d’ici, jamais, jamais ! — Vous badinez ? — Pas le moins du monde ; qu’est-ce que vous en dites ? » D’étonné il devient grave : « C’est un nouveau point de vue, voilà ce que j’en dis ; c’est un nouveau point de vue. »

Devinez-vous derrière ce personnage l’ironie de l’auteur, qui le juge en le faisant parler ? Ainsi, par grâce singulière, il n’est n’odieux à l’improviste ni mal à propos ridicule, mais quasi naïf et subtilement comique. Ce compromis, que l’écrivain glisse en douceur et que le public admet facilement, sauve le scabreux de la pif-ce ; la scène capitale, sur ce pivot d’une pointe si fine, tourne le plus joliment du monde.

La marquise est une étourdie, mais une petite femme qui n’a pas plus de vice que de solide vertu. Au premier acte, elle a raconté comment, à la porte du logis clandestin, sur le point de tirer le cordon de sonnette bleu de ciel, — couleur de ses rêves ! — elle a revu en un clin d’œil toute sa vie passée, « son enfance heureuse et libre dans les grandes allées du parc, son couvent, son entrée dans le monde, ses premiers triomphes de jeune fille… Tant d’espérances ! tant d’aspirations ! Tout cela pour arriver à quoi ? À se trouver au troisième étage d’une maison obscure !.. » Ce qui a choqué l’instinct de la petite marquise et averti sa conscience, c’est la vulgarité de la faute et de ses conditions matérielles plutôt que sa laideur morale. La maison obscure était située rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré ; pour y venir, il avait fallu prendre trois fiacres ; dans l’escalier, un marmiton portait un vol-au-vent sur sa tête ; il a demandé : « C’est-y pas ici Mme Margotin ? » La petite marquise s’est enfuie, mieux éclairée sur les vilenies de l’adultère que cette autre Parisienne dont il est parla dans Froufrou, qui s’était laissé surprendre par son mari entre les quatre murs d’une chambre meublée de la rue du Petit-Hurleur, et quels murs ! Garnis d’un papier où l’on voyait deux ou trois cents Poniatowski pareils sauter à cheval dans l’Elster ! La petite marquise, comme Boisgommeux, est bien de son temps ; elle n’a pas cette passion qui éclaire les escaliers obscurs et change les papiers peints en tapisseries féeriques. D’autre part, elle n’est rien moins que perverse, et ne laisse pas que de vouloir vivre honnêtement, même dans l’adultère. À peine assise chez Boisgommeux, elle tire de son sac sa guipure pour travailler au coin du feu, et le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes « Vous me la lirez ? dit-elle à Max. — Toute la vie ! — Oui, toute la vie !.. Ah ! je peux bien le dire maintenant… Jamais, s’il avait fallu être à la fois à mon mari et à vous, jamais je n’aurais consenti… » Elle se cache pudiquement la tête dans la poitrine du vicomte, et balbutie en rougissant : « Je n’aurais pas pu !.. »

Rappelons, à ce propos, qu’au premier acte, quand la marquise a dit à Max : « Singulier amour qui consentirait à partager avec un mari !.. » Max a répondu simplement, avec cette candeur particulière que lui prête l’auteur : « Puisque c’est l’usage ! » Ainsi donc ces « aveux impossibles» au duc de Beaulieu, le vicomte de Boisgommeux peut les faire. « Mais, conclut la marquise, maintenant qu’il n’y a plus que moi, maintenant que c’est vous, en quelque sorte, qui êtes mon mari... — Ah ! fait Max, un peu gêné dans ce nouveau rôle et vexé par ce nouveau titre. — A vous, maintenant, à vous! à vous ! — Oui, répète-t-il, à moi ! à moi! » et il s’efforce manifestement de se convaincre de son bonheur. La marquise voit l’effort : « Qu’avez-vous ? demande-t-elle. Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas ravi? — Pas ravi, répond-il, quand vous faites pour moi... beaucoup plus que je n’aurais demandé! Pas ravi... quand vous me faites tant de sacrifices !.. Car m’en faites-vous, mon Dieu! m’en faites-vous? Votre situation dans le grand monde, votre réputation... — Tout, tout... — C’est beaucoup peut-être! »

Sent-on percer encore, à travers la naïveté du personnage, la raillerie secrète de ceux qui le gouvernent? Par le petit trou qu’elle fait, se soulagent les exigences morales du public. Impunément, Boisgommeux va redire tout ce que disait naguère, à son grand dommage, l’infortuné duc de Beaulieu; et ne doit-il pas le redire? Les situations pareilles portent les mêmes mots, comme des arbres pareils portent les mêmes fruits : « Ainsi, soupire l’amant résigné, nous allons vivre tous les deux? Qu’est-ce que nous ferons? — Nous irons en Suisse... — Oh! la Suisse en hiver! — Nous irons en Italie... à Venise... — J’attendais Venise... » Il continue de se déclarer ravi, mais il interroge la marquise sur les conventions qu’elle a faites avec son mari. »Les plus simples du monde... Mon mari m’a redemandé sa liberté et m’a rendu la mienne. » Alors Boisgommeux éclate et la verve de l’écrivain se donne un libre cours : « Il vous a rendu?.. — Ma liberté, ma liberté tout entière. — Mais il n’a pas le droit!.. Certainement non, il n’a pas le droit!.. Ah! bien, ce serait joli, si le jour où il a envie de se débarrasser de sa femme, un mari n’avait qu’à lui dire : Vous êtes libre!.. et si la femme, après cela, n’avait qu’à s’en aller tomber chez un pauvre jeune homme!.. — Oh!!! » — La marquise s’indigne; mais, au lieu de nous indigner avec elle, nous rions d’un excellent rire, parce que nous reconnaissons, en écoutant les paroles du héros, le timbre ironique de l’auteur. « Oui, déclare Boisgommeux, il y a de ces responsabilités devant lesquelles un gentleman... — Des phrases, tout cela; des phrases... Vous ne m’avez jamais aimée! — Je vous ai aimée en homme du monde! » Voilà derechef ce mot, caractéristique du personnage; MM. Meilhac et Halévy ont pris soin, pour cette reprise, d’en marquer plus encore le sens par une étourderie nouvelle qu’ils prêtent à Boisgommeux : « Vous m’en voulez, s’écrie le vicomte, vous m’en voulez, pourquoi? Parce qu’au lieu de penser exclusivement à vous, je pense exclusivement à moi! » C’est l’égoïsme foncier de l’homme dans l’adultère que ce héros de fantaisie met à nu. Le moyen de lui reprocher cet égoïsme? La façon même dont il refuse, à l’occasion, de l’exprimer, est la façon la plus piquante d’en convenir. Quand la marquise, à la fin de cette scène, le presse d’avouer qu’elle l’assommerait en restant plus longtemps: « Non, fait-il, je ne le dirai pas;.. je suis trop bien élevé... » Lorsqu’au troisième acte, il va se représenter chez elle et implorer son pardon, comme elle se récrie et s’inquiète, par manière de raillerie, s’il ne demande pas autre chose : « Non, répond-il, je ne suis pas assez maladroit pour demander autre chose aujourd’hui. » Comment ne pas désarmer devant la bonne grâce qu’il met à lever, en souriant, son masque? Le public lui pardonne, et il devine que la marquise fera de même. Au baisser du rideau, le mari, la femme et le tiers rentrent dans cette salle à manger d’où, au commencement de la pièce, on les a vus sortir. Cette fois, le ménage à trois paraît constitué suivant les usages mondains et sans scandale; si la petite marquise accepte l’amour du vicomte, elle sait ce qu’elle prend : il n’y a plus de malentendu. « Le législateur, a dit Boisgommeux au marquis, n’a pas interdit aux gens mariés de faire des bêtises; mais il a décidé qu’en pareil cas, le mari doit aller en ville! — Tandis que la femme, a repris la marquise, doit rester chez elle ! »

Ainsi l’adultère se met en route, mais sans tapage, et selon « le train ordinaire de la vie : » Sainte-Beuve serait content. Les auteurs achèvent leur comédie sans nulle fatuité de sermonnaires. Pourtant ne vaut-elle pas un sermon? Le vice de l’homme s’y trouve dénoncé plus clairement, à mon avis, qu’en aucun ouvrage de ce demi-siècle, avec plus de justice qu’en la plupart, et, si nous nous souvenons des Deux Sœurs, avec plus de succès: ai-je montré par quel artifice? MM. Meilhac et Halévy obtiennent du public qu’il laisse intervenir leur malice dans les discours d’un personnage, pour le confesser, et, par le tour même de cette confession, le juger. Il m’a paru plus curieux de signaler, à propos de la Petite Marquise, ce rare procédé, que de louer l’habile manière dont la pièce est composée, la fantaisie qui abonde dans les rôles du marquis et de la soubrette, ou, pour m’attacher à cette reprise, la verve de Mlle Magnier, le naturel de M. Noblet, et la finesse de M. Saint-Germain. La Petite Marquise restera comme le chef-d’œuvre d’un genre qui peut aller plus loin, en certaines matières, que tout autre, et que j’appellerai, faute d’une définition meilleure, la comédie ironique.


LOUIS GANDERAX.

  1. Préface de la Dame aux Camélias.
  2. Essais de psychologie contemporaine; Calmann Lévy, éditeur.