Revue dramatique - 14 mars 1915

Revue dramatique - 14 mars 1915
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


A travers les théâtres. — COMEDIE-FRANÇAISE : Le baron d’Albikrac, comédie de Thomas Corneille. — Nicomède, tragédie de Pierre Corneille. — Bibliographie. A. Joannidès : La Comédie-Française en 1914. — Pour Mme Sarah Bernhardt.


Ce n’est pas la vie normale, cela ne peut et ne doit pas être la vie normale, mais c’est quelque chose qui s’efforce d’y ressembler. L’Odéon, la Porte-Saint-Martin, d’autres théâtres, ont fait une sorte de réouverture. Ils jouent, surtout en matinée, et quelquefois le soir avant onze heures, des pièces anciennes qu’interprètent des artistes ayant passé l’âge de la mobilisation. Les salles sont très honorablement remplies ; le public, attentif au spectacle, s’émeut aux endroits pathétiques et s’égaie aux traits de comédie. Aussi éprouve-t-on d’abord, à s’y mêler, un certain malaise. On songe : « Se peut-il que des personnes s’assemblent dans ces demeures de la fiction, quand elles ont, si près d’elles, de si effroyables réalités ? Le théâtre de la guerre, qui embrasse, ou peu s’en faut, le monde entier, ne les a-t-il pas dégoûtées des autres théâtres ? Entre les angoisses publiques et les tristesses intimes leur reste-t-il des larmes pour les verser sur des souffrances imaginaires, et le rire n’est-il pas une insulte à nos deuils ? » On ne peut se défendre de cette première impression, échapper à ce brusque serrement de cœur. Entrer dans ces lieux de divertissement sans en demander pardon, au fond de soi-même, à ceux qui là-bas souffrent et meurent pour nous, ce serait une grande honte. Réfléchissons toutefois. Comprenons que nous devons encourager tout ce qui peut aider ce pays à retrouver son activité. Le théâtre est, lui aussi, une industrie qui importe à la reprise des affaires. Comme on pressait Molière de quitter sa troupe, pour entrer à l’Académie, il refusa, ne voulant pas priver de leur gagne-pain beaucoup de gens qui étaient de braves gens. Quant aux spectateurs qui demandent à l’illusion de la scène un peu de détente ou même d’oubli, ne leur soyons pas sévères : pour se détourner un instant de leurs soucis, ils n’y échappent pas ; ils les retrouveront qui les attendent à la sortie ; mais peut-être alors auront-ils plus de force pour les supporter. Aussi bien, un fait suffit pour trancher la question : nous venons d’apprendre qu’à partir du 1er avril les théâtres de Berlin seront fermés par ordre, et cela nous a paru un bon indice. Nos théâtres qui étaient fermés se rouvrent : leurs théâtres, qui allaient de fêtes en galas, vont rentrer dans l’ombre et le silence. Le contraste est frappant, à l’heure où une immense espérance soulève l’âme française.

Aux matinées, la jeunesse est en majorité ; le soir, c’est une bourgeoisie de quartier. Pas de toilettes ; des couleurs sombres sur lesquelles tranche le bleu des uniformes : partout des loges sont mises à la disposition des blessés. Ce ne sont pas les brillantes chambrées des soirs où la saison bat son plein. Tout Paris n’est pas là, et on le regrette, car comment ne pas le regretter ? Mais son absence est compensée par celle de certains spectateurs indésirables qui avaient fini par devenir légion. Dans ces honnêtes salles on peut prêter l’oreille aux conversations ; on peut entendre les gens s’interpeller dans les couloirs : tout le monde par le français. Quelle joie ! Quel soulagement ! Quelle délivrance ! Comme cela nous change de ces tours de Babel qu’étaient devenus nos théâtres ! La confusion des langues y régnait, sans parler du jargon qui trop souvent déshonorait la scène. Dans les loges, au balcon, au parterre, ce n’étaient qu’accens gutturaux et vocables de provenance suspecte. Cependant, à mesure que grandissait ce brouhaha d’idiomes étrangers, le prix des places montait et le ton des pièces s’abaissait. Et une étroite relation unissait entre eux ces divers phénomènes qui avaient tous une même cause : la prédominance du public cosmopolite devenu le maître dans nos théâtres. C’était lui qui, ne regardant pas à la dépense, et pour cause, achetait à la porte le droit de parler en maître. C’est pour lui qu’on faisait les pièces, car la recette dépendait de lui. C’est lui qui pervertissait notre goût littéraire, comme il faussait, chez les couturiers et les modistes de la rue de la Paix, nos élégances traditionnelles. C’est lui qui poussait nos auteurs et nos artistes dans le sens de la brutalité et de la déliquescence, comme on grise et comme on excite ceux dont on veut se donner l’ivresse en spectacle. Après cela, les hypocrites allaient criant à notre décadence, et ils citaient à l’appui de leurs calomnies un théâtre qu’ils avaient savamment corrompu. Oui, en vérité, l’air de nos salles avait besoin d’être purifié, comme dans ces brasseries alsaciennes où Hansi brûlait du sucre après le départ des officiers prussiens.

Chaque théâtre recherche dans son répertoire les pièces qui peuvent s’adapter aux circonstances actuelles et s’harmoniser avec notre état d’esprit, — ce genre de pièces, écrites avant la guerre, dont on jurerait qu’elles ont été écrites après. Le type en est la Flambée. Aussi a-t-elle retrouvé un éclatant succès. Je ne l’avais jamais vue. Je m’en réjouis doublement, parce que j’y ai pris le plaisir de la nouveauté et parce que, dans le temps de paix, je n’aurais pas manqué de faire à l’auteur certaines objections qui, en temps de guerre, tombent d’elles-mêmes. La pièce est trop connue pour que j’en rappelle même le sujet. Chacun sait que le héros, un officier supérieur de l’armée française, le colonel Felt, s’est endetté pour celui de tous les mauvais motifs qui porte en lui le plus d’excuses : le désir d’entourer de bien-être une épouse légitime. Ainsi il s’est mis entre les mains d’un louche personnage, Glogau, qui, jugeant le moment venu, lui met le couteau sur la gorge et lui donne à choisir entre le scandale ou la livraison de plans intéressant la défense nationale. Sous l’outrage de cette odieuse proposition, le colonel bondit et étrangle Glogau. Le geste est beau. Il n’en reste pas moins que le colonel a assassiné son prêteur, et que cette manière de payer ses dettes est difficile à admettre. Qu’en pensera la justice ? Elle n’en pensera rien. Un ministre passait par-là ; pas même un ministre, un ancien ministre. Il a parlé, comme savent parler certains ministres, au procureur de la République ; celui-ci, qui a compris, modifiera les conclusions de son enquête. Je sais bien que telle était la mainmise de la politique sur la justice dans le délicieux régime qui a précédé la guerre. Dans la Flambée, on nous donne ces pratiques pour excellentes et tout à fait propres à rassurer les honnêtes gens… Mais aujourd’hui, qui s’arrêterait à de telles vétilles, et quel sens auraient ces vaines critiques ? Glogau était un espion. L’espion Glogau vient d’être tué. Cela en fait un de moins. Il n’y a pas autre chose à voir, et tout le reste est littérature.

L’espionnage a été souvent mis à la scène ; il a notamment servi de thème à l’une des pièces les plus mouvementées de Sardou, Dora. Je serais étonné qu’aucun directeur de théâtre ne fût tenté de la reprendre. A côté de la pièce de M. Kistemæckers, qui est tout en force et qui ne raffine pas, on aurait plaisir à renouer connaissance avec l’art subtil de Sardou. Au reste, espions et espionnes vont pulluler au théâtre : ils empliront de leurs louches intrigues les pièces qui vont surgir au lendemain de la guerre ; ils y seront honnis. Ce sera justice et notre tempérament national y trouvera son compte. Car il nous est bien difficile d’apercevoir dans l’espionnage autre chose que sa vilenie qui nous fait horreur. Dans son beau drame, Servir, la hardiesse de M. Henri Lavedan avait consisté à nous présenter un héros du patriotisme sous les traits d’un espion ; de là une certaine résistance du public. Dès maintenant, on peut prévoir tout un cycle de drames savamment machinés dont l’espionnage allemand et ses menées tortueuses fourniront le thème. Souhaitons qu’alors il nous soit poussé assez de méfiance pour ne plus accueillir dans la vie réelle ceux que nous aurons hués sur la scène. Drames ou mélodrames, si nous en emportons une impression assez forte pour mettre un peu plus de sévérité que jadis dans le choix de nos relations, ils seront, comme voulait Dumas fils, du « théâtre utile. »

Mais revenons au répertoire qui, en ce temps de crise, est notre grande ressource. En réunissant sur son affiche les noms des deux Corneille, la Comédie-Française aura pareillement réjoui les mânes des deux frères, le grand Corneille, au temps même de ses plus cruels échecs, n’ayant eu rien de plus cher que les succès de son petit frère, et le petit frère, au milieu de ses plus étourdissans succès, n’ayant eu d’autre fierté que la gloire du grand Corneille. C’est, avant toute chose, cette intimité des deux frères, qui plaide en faveur de Thomas Corneille et lui vaut notre sympathie. Frère, fils, ou mari d’un écrivain illustre, la situation est toujours délicate pour qui est lui-même du métier : Thomas Corneille s’en tira de la façon la plus élégante, sans y tâcher et le plus naturellement du monde. Beaucoup plus jeune que son frère, qui l’avait élevé et d’abord guidé dans la carrière, il se considéra toujours comme son élève, et un peu comme son fils. Une affection touchante les unit. Ils avaient épousé les deux sœurs, ils faisaient presque ménage commun. On connaît l’anecdote de la trappe par laquelle Pierre, qui rimait difficilement, demandait des rimes à Thomas, qui n’était jamais à court. L’anecdote est charmante et peut-être n’est-elle pas apocryphe[1]. D’ailleurs, sincèrement modeste. Thomas eût donné toute son œuvre pour un de ces vers dont il avait peut-être fourni la rime, il ne s’abusa pas sur lui-même, et, puisqu’il y avait deux Corneille, il se résigna sans aucune peine à être l’autre : de toute son âme, il se réjouit d’être Thomas, frère de Pierre, et de tout son cœur il ne fut que Thomas.

Son succès fut prodigieux. C’est à lui qu’était réservé de remporter le plus grand succès du siècle. Car le plus grand succès du siècle ne fut pas le Cid, quoique de l’apparition du Cid date la naissance de notre tragédie, et quoique, à l’époque même, il fût passé en proverbe de dire : beau comme le Cid. Ce ne fut pas Andromaque, quoique toute une génération ait salué d’enthousiasme dans le chef-d’œuvre racinien l’avènement d’un nouvel idéal. Quant au Misanthrope, on sait assez que ce fut un succès d’estime, si Phèdre et Athalie furent de complets échecs. Mais Timocrate, représenté au mois de novembre 1656 sur le théâtre du Marais, fit salle comble pendant près de six mois ; il eut quatre-vingts représentations consécutives, chiffre inouï pour le temps ; le Roi y vint, sans attendre qu’on le jouât à la Cour ; tout Paris le savait par cœur, et pourtant les acteurs se lassèrent de le jouer plus tôt que le public de l’entendre. Thomas Corneille, auteur de Timocrate, est celui qui, dans le siècle de Corneille, de Racine et de Molière, fut l’auteur le plus applaudi du siècle. C’est sa marque et son « idiosyncrasie. » C’est par-là qu’il appartient, sinon à la littérature, du moins à l’histoire de la littérature. Comme d’ailleurs ses autres pièces, si elles n’eurent pas la vogue étourdissante de Timocrate, comptent néanmoins parmi les opérations théâtrales les plus heureuses de l’époque, elles se recommandent par cela même à notre attention. Ce qu’il y a de plus intéressant dans cette œuvre, c’en est décidément le succès : on en dégagerait assez bien un « art de réussir au théâtre »

Thomas Corneille ne manquait pas de talent : c’est une première condition, qui a son importance. On pense généralement que, pour réussir en littérature, il suffit du savoir-faire et de l’entregent, des relations et de la réclame. C’est une erreur : un peu de talent ne nuit pas. Il n’en faut pas beaucoup, et surtout il n’en faut pas trop, mais un certain minimum de qualités littéraires n’est pas inutile. « Du talent, du génie, de la facilité, » dit l’abbé d’Il ne faut jurer de rien. Thomas Corneille n’avait pas de génie, Pierre ayant pris tout celui de la famille, mais il avait de la facilité. Cette redoutable facilité défend bien à qui en est affligé de jamais se réveiller grand écrivain, mais elle est précieuse à l’auteur en vogue. Elle lui permet d’être toujours prêt, d’arriver toujours au bon moment, de ne jamais laisser passer l’occasion. Elle se traduit par la fertilité des ressources, l’ingéniosité des moyens, l’aisance du tour, l’agrément de la forme. Thomas Corneille sait faire une pièce et, parce qu’il est souple et habile à flairer le goût du jour, il fait chaque fois la pièce que demandait le public. Il sait agencer une intrigue, filer une scène, servir un dénouement cuit à point. Il a de l’esprit, de cet esprit qu’on se repasse de main en main et qui, étant celui de tout le monde, ne vaut tout de même pas celui de Voltaire. Son style, qui côtoie sans cesse la platitude, n’y tombe pas toujours. Écrivain médiocre, d’une médiocrité aimable, souriante, avenante, il aurait inventé la médiocrité, si tant d’autres ne s’en étaient chargés avant lui. Mais c’est encore une manière, c’est la plus répandue et la plus avantageuse, d’être un écrivain.

Lorsqu’il débuta au théâtre, la littérature française était tout espagnole. La France était alors en guerre avec l’Espagne : le même phénomène s’était produit dont on constate si souvent le retour l’invasion intellectuelle précédant l’invasion armée. Nous venons encore d’en être les témoins, et il faudra un vigoureux effort pour que la pensée française se libère de cette culture allemande, à laquelle, en ces derniers temps, nos maîtres se sont trop docilement abandonnés. À l’Espagne nous avions pris d’abord l’exagération des sentimens et l’affectation du style, l’outrance du point d’honneur, la grandiloquence et le gongorisme. C’est ce que lui avait emprunté Pierre Corneille, mais comme il savait emprunter. Puis étaient venus le burlesque, le réalisme bas et malpropre. C’est où Scarron devait s’illustrer. Quelle n’est pas la toute-puissance de la mode sur un écrivain uniquement soucieux de réussir ? Thomas Corneille est un homme de goût, bien élevé, d’esprit cultivé, qui fréquente la meilleure société ; mais la mode est à la grossièreté : il se met à la mode, comme nous avons vu, il y a une trentaine d’années, les plus délicats de nos écrivains faire leurs premières armes sous la bannière fangeuse du naturalisme. En 1650, il transpose du théâtre espagnol son Bertrand de Cigarral, dont l’ignoble héros a pour trait distinctif d’être couvert de gale, et s’en vante ! Isabelle, à qui il tend sa main dégantée, se recule de dégoût : « Ce n’est rien, lui dit-il,


Ce n’est qu’un peu de gale.
Je tâche à lui jouer pourtant d’un mauvais tour ;
Je me frotte d’onguent cinq ou six fois par jour ;
Il ne m’en coûte rien, moi-même j’en sais faire ;
Mais elle est à l’épreuve et comme héréditaire :

Si nous avons lignée, elle en pourra tenir.
Mon père en mon jeune âge eut soin de m’en fournir.
Ma mère, mon aïeul, mes oncles et mes tantes
Ont été de tout temps et galans et galantes.
C’est un droit de famille où chacun à sa part :
Quand un de nous en manque, il passe pour bâtard.


Voilà ce qu’applaudissait le public du XVIIe siècle. Et le public qui allait à la comédie, au XVIIe siècle, était un public restreint. Cela est affligeant, — ou consolant, comme on voudra, — et nous renseigne sur les aberrations auxquelles, en tous les siècles, est sujet le public distingué.

Il faut dire qu’une partie du succès, la plus grande, fut due à l’interprétation ; un moyen de réussir au théâtre est en effet de tailler une pièce sur mesure pour l’acteur en réputation. Combien de pièces ont été écrites pour Coquelin, pour Guitry, pour Réjane, pour Brasseur père et fils ! Combien n’ont guère été que des scénarios destinés à servir de support aux attitudes, aux gestes, aux intonations de l’interprète, parfois aux grimaces, aux tics, aux défauts de prononciation dont ne se lasse pas un public idolâtre. Les acteurs le savent : c’est pourquoi ils traitent parfois les auteurs avec une désinvolture qui n’en reste pas moins répréhensible. Le comédien dont les pitreries faisaient alors pâmer la Cour et la Ville était Julien Lespy, fameux sous le nom de Jodelet. Tel avait été son succès dans Jodelet maître et valet, qu’il avait troqué son nom contre celui du personnage dont il avait si brillamment tenu le rôle. Nous savons très bien quels étaient ses moyens de comique et qu’ils étaient les mêmes qui opèrent toujours. La pâleur de son teint. Un masque blafard fait rire ; ne demandez pas pourquoi : tout ce qui concerne le rire est mystérieux ; mais voyez Pierrot. Sa mine ahurie. L’ahurissement est comique : rappelez-vous l’acteur Jolly dans les Surprises du divorce. Enfin il parlait du nez


Et débitait son fait fort nasillardement.


On ne compte pas les acteurs qui ont dû à une voix qu’ils tiraient des profondeurs de leur nez le meilleur de leur action sur le public. Delaunay, le Delaunay de ma jeunesse, est, je crois, le seul à avoir eu le nasillement amoureux. Jodelet n’avait qu’à paraître : les rires éclataient en tempête. Thomas Corneille eut l’heur de fabriquer pour cet acteur à succès Don Bertrand de Cigarral et le Geôlier de soi-même, toutes deux pièces espagnoles et pièces burlesques : cela le mit tout de suite en faveur.

Du burlesque au précieux, la transition est aisée, et s’ils ne sont frères, ils sont cousins germains. Brunetière aimait à le répéter et il avait raison. Il n’est que de relire cette tirade, d’ailleurs jolie, où Don Bertrand dit son fait au mariage d’amour et prédit leur avenir aux ménages d’amoureux pauvres :


Mariez-vous sur l’heure et la prenez pour femme,
C’est par où je prétends me venger de tous deux.
Elle sans aucun bien, vous passablement gueux,
Allez, vous connaîtrez plus tôt qu’il ne vous semble
Quel diable de rien c’est que deux riens mis ensemble.
Dans la nécessité vous n’aurez point de paix :
L’amour finit bientôt, la pauvreté jamais.
Afin que tout vous semble aujourd’hui lis et roses,
J’aurai soin de la noce et paierai toutes choses.
Mais vous verrez demain qu’on a peu de douceur
A dîner d’un Ma vie et souper d’un Mon cœur,
Et qu’on est mal vêtu d’un drap de patience
Doublé de foi partout et garni de constance.


Burlesques et précieux se rencontrent dans cet art de faire des métaphores qui se suivent et de les suivre jusqu’au coq-à-1’âne. Thomas Corneille était désigné pour être le poète des précieuses.

Nous avons peine à imaginer aujourd’hui que ces romans interminables et insipides de Mlle de Scudéry et de La Calprenède, le Grand Cyrus, la Cléopâtre, aient passionné les lecteurs et fait pâmer les lectrices. C’est que la roue tourne, la mode passe et l’engouement d’une époque devient incompréhensible à l’époque qui lui succède et s’engoue de modes qui ne valent pas mieux. Le vrai seul est de tous les temps, mais, dans tous les temps, ne s’impose qu’avec peine et pour une période relativement courte. Molière et Racine, aidés de Boileau et forts de l’appui du Roi, feront de haute lutte triompher le naturel ; mais le grand courant n’était pas avec eux : il allait au romanesque et au conventionnel. A lire aujourd’hui Timocrate, il est absolument impossible de découvrir ce qui lui valut une si extraordinaire fortune. La galanterie y règne en souveraine, sans doute, et le quiproquo y rebondit avec maestria. Timocrate est caché sous le nom de Cléomène, et le personnage du prince déguisé a toujours enchanté les âmes romanesques : témoin, dans Fantasio, la gouvernante d’Elsbeth qui prend pour une Altesse ce petit bourgeois de Munich. Cléomène qui doit, pour épouser Ériphile, tuer Timocrate, est certes dans une situation délicate, puisqu’il est lui-même Timocrate. Mais dix autres tragédies au XVIIe siècle sont de sentimens aussi faux, de langage aussi doucereux et de situations aussi saugrenues. Pourquoi Timocrate et non pas elles ? Avouons que nous n’en savons rien. Timocrate tirait tout son charme d’une correspondance merveilleuse et indéfinissable avec le goût du moment, charme subtil qui en s’évaporant ne laisse rien après lui. Il est venu à son heure : c’est tout ce que nous en pouvons dire.

Venir à son heure, ce fut toujours le mérite de Thomas Corneille. Pendant les années où son frère, découragé par l’échec de Pertharite, se réduit au silence, il remplit l’intérim et fournit le public de tragédies cornéliennes. Il en fera plus tard de raciniennes et le nom qu’il porte ne l’empêchera pas d’imiter le jeune el triomphant rival de son frère vieilli. Toutes ces influences ont été très bien débrouillées par M. Gustave Reynier dans une de ces thèses doctes et élégantes qu’affectionnait la Sorbonne d’autrefois et auxquelles reviendra la Sorbonne de demain, délivrée du pédantisme germanique. Cependant tragédie et comédie voient se lever contre elles une redoutable concurrence, celle des pièces à machines et de l’opéra. Thomas Corneille donne avec son succès coutumier Circé, pièce à machines, et Bellérophon, opéra. Avec lui, où fait le tour du théâtre au XVIIe siècle.

Il est un dernier élément de succès dont il serait étonnant qu’il eût résisté à se servir : l’actualité, et l’actualité qui confine au scandale. Le procès de la Voisin s’instruisait. L’affaire, où étaient impliquées les plus grandes dames et compromis les plus beaux noms, faisait un bruit considérable. Mettre sur la scène le cabinet d’une sorcière, quel coup de réclame ! Thomas Corneille bâcla une pièce en collaboration avec De Visé. La Devineresse fut jouée pour la première fois le 19 novembre 1679, trois mois avant l’exécution de la Voisin : elle eut quarante-cinq représentations ; à mesure qu’approchait la date du supplice, la recette montait. Bien entendu, la pièce n’avait avec le terrible drame judiciaire qu’une lointaine analogie. Entre les pratiques criminelles de la faiseuse d’anges et les innocentes fourberies de Mme Jobin, il y a toute la distance qu’y devait mettre une prudente censure. Il reste que les auteurs de la Devineresse avaient exploité une curiosité malsaine. Car la recherche du succès à tout prix enferme nécessairement un germe d’immoralité.

Mais c’est un autre grief que nous avons contre Thomas Corneille, et sur lequel il nous est plus difficile de passer condamnation. Pendant deux siècles, on a joué à Paris et dans les provinces un Festin de Pierre, toujours écouté avec plaisir, et dont certaines tirades étaient dans toutes les mémoires. Et ce Festin de Pierre était bien celui de Molière ; mais il était aussi de Thomas Corneille, qui avait revu, corrigé et versifié la prose de Molière. Remanier une pièce de Molière et la récrire ! Thomas Corneille avait été convié par la veuve du poète à ce métier de rebouteur et il s’en était acquitté avec une dextérité qui aggrave son cas. Une scène avait fait scandale, la scène du moine bourru : Thomas Corneille la supprime ; il ajoute une scène de son cru, il abrège ou développe d’autres scènes. À ce prix, et sous ce travestissement, la pièce partit pour une magnifique carrière. Comme le remarque naïvement le Mercure, M. Corneille le jeune avait fait merveille par sa « prudence. » Il avait passé partout le niveau de sa banalité et le poli de son élégance. Tout avait disparu de ce qui pouvait choquer, arrêter, déconcerter. Il restait une comédie légère, gaie, divertissante, d’où s’était envolé, évanoui, comme par enchantement, tout ce qui faisait la valeur de l’original et lui donnait sa portée. Ne heurter rien ni personne, c’est le dernier mot et le fin du fin dans cet art de réussir… Quand Thomas Corneille se présenta à l’Académie, il fut élu, dès la première fois, et à l’unanimité : c’est un signe.

Ce favori du succès n’en fut ni la dupe ni la victime. Il ne se laissa pas gâter par lui. Les acclamations elles-mêmes qui accueillirent Timocrate ne lui firent pas illusion : il les mit sur le compte de l’ « injuste caprice du siècle. » « Qui ne serait désarmé par tant de modestie ? demande avec raison M. Gustave Reynier. Et même, qui pourrait refuser son estime à un homme qui a eu assez de raison pour ne pas considérer les succès d’argent comme des titres de gloire et pour devancer sur ses propres ouvrages le jugement de la postérité ? » La postérité ne s’occupe pas beaucoup de Thomas Corneille ; et les occasions qu’on a de parler de lui sont rares : j’ai saisi celle qui m’était offerte et qui a peu de chances de jamais se représenter.

Le baron d’Albikrac que la Comédie-Française vient d’exhumer est longtemps resté au répertoire, parce qu’il comporte un rôle de grand valet qui a souvent tenté les comédiens. Une vieille tante, qui est une vieille folle, prend pour elle les soupirs qui s’adressent à sa nièce. On lui persuade que ses conquêtes se sont étendues jusqu’en province et qu’un baron campagnard a pris le coche pour venir l’épouser. Le valet La Montagne, un drôle plus impudent que spirituel, figurera le baron prétendu… On songe à Agnès, à Relise, à Pourceaugnac, à Mascarille. La pièce, qui date de 1668, mais est imitée d’un original espagnol de Moreto, rappelle ou annonce ces personnages de Molière. Dans notre ancienne comédie, le personnel et les situations constituaient un fond commun qui appartenait à tout le monde. C’est la matière sur laquelle Molière a travaillé : il est bon de la voir ici à l’état brut, pour mieux juger de ce qu’il en a fait et admirer mieux comment il l’a transformée.

M. Siblot est un Albikrac tumultueux et débordant de verve, Mme Kolb une tante d’une savoureuse et divertissante minauderie.

Parmi les grandes tragédies de Corneille, Nicomède n’est pas l’une des plus propres à ravir, entraîner, émouvoir le spectateur. Presque pas d’action ; peu d’émotion. Corneille a voulu faire une pièce d’une constitution nouvelle, singulière, et qui eût pour ressort unique l’admiration. Ces cinq actes n’ont qu’un objet, montrer le contraste d’une grande âme avec des âmes vulgaires. Quand nous avons mesuré toute la distance qui sépare un Nicomède, une Laodice, d’une Arsinoë, d’un Prusias, d’un Flaminius, la pièce est terminée. C’est l’étude de psychologie la plus poussée où un écrivain, qui trouvait en soi tous les élémens du portrait, nous ait tracé l’image fidèle de la grandeur d’âme. Nicomède réunit en lui bravoure, loyauté, franchise, indépendance. Un dernier trait l’achève de peindre et donne à la peinture le suprême accent de vérité : comme Corneille lui-même, son héros « sait ce qu’il vaut et croit ce qu’on lui en dit. » Il a pleine conscience de sa supériorité et il la fait sentir à autrui. Il est orgueilleux, hautain, dédaigneux, — Prusias dit : insolent. Il manie, et de main de maître, l’ironie et le sarcasme. L’ironie est d’un emploi toujours dangereux au théâtre et risque de déconcerter le spectateur, Corneille a joué la difficulté et gagné la partie, — superbement.

Nicomède et Laodice ont en M. Albert Lambert et Mme Segond-Weber d’excellens interprètes. M. Silvain pousse résolument au comique le rôle de Prusias, et je serais tenté de croire qu’il force la note. Mais autant que sur la scène le spectacle était dans la salle. Il fallait voir le public attentif, empoigné par un intérêt, tout intellectuel, remué par ce frisson du sublime qui passait sur lui. Il fallait entendre comme il acclamait et rappelait les artistes. C’est aussi bien ce qui se passe chaque fois qu’un des chefs-d’œuvre de notre théâtre classique reparaît sur la scène, monté avec un peu de soin. Plus que jamais nous comptons sur la Comédie-Française pour ne nous être pas avare de ces nobles jouissances.


L’histoire de la Comédie-Française nous est contée chaque année de la façon la plus instructive qui soit, c’est-à-dire par des documens et des chiffres, dans cette sorte de « registre de Lagrange » que M. A. Joannidès tient à jour avec le soin le plus scrupuleux. Le recueil qu’il vient de publier à la librairie Pion : La Comédie-Française, 1914, emprunte aux circonstances que nous traversons un intérêt ou, pour mieux dire, un pathétique tout particulier. Pendant les six premiers mois, la vie du théâtre se poursuit sans incidens. Durant la semaine du 24 au 30 juillet, les recettes ne descendirent jamais au-dessous de 2 000 francs. La recette du 31 juillet tomba à 820 fr. 70, celle du 1er août à 249 fr. 40… La Comédie avait été fermée par ordre le 3 août : elle fit sa réouverture le 6 décembre… Elle partage l’épreuve commune ; elle a ses souffrances et ses deuils : le plus jeune de ses pensionnaires, M. Reynal, est mort au champ d’honneur.


Au milieu des émotions que chaque jour nous apporte, la nouvelle de l’opération qu’a dû subir Mme Sarah Bernhardt n’a laissé aucun de nous insensible. Elle aussi, il nous a semblé que la grande artiste était frappée sur le champ de bataille et blessée au service de la France. Durant ces quarante-quatre ans, aucune autre n’a personnifié avec plus d’éclat, devant le monde entier, le rayonnement de notre génie. Non contente d’incarner chez nous les héroïnes de Racine, de Hugo, de Dumas, elle est allée leur chercher à l’étranger des admirateurs et des amis. Chacune de ces tournées qu’elle entreprenait avec une énergie indomptable était, en faveur de nos idées, de notre langue, la plus active, la plus efficace des propagandes. On ne connaissait qu’elle à l’étranger ; on la redemandait sans cesse, on ne se lassait pas de l’entendre. Grâce à elle, notre littérature dramatique faisait le tour du monde et notre langue redevenait la langue universelle. Plus encore que le charme de sa voix et la grâce de son geste, et la souplesse de ses attitudes, et la poésie de toute sa personne, ce qui lui valait l’enthousiasme des foules, c’était le frémissement de son âme qu’elle mettait tout entière dans chacune de ses créations… Mme Sarah Bernhardt n’a pas renoncé à l’espoir de reparaître devant le public. Nous la reverrons, nous l’acclamerons de nouveau. Et à l’ovation qui lui sera faite elle pourra mesurer notre gratitude pour le courage et la fierté avec lesquels elle a servi la cause française.


RENE DOUMIC.

  1. Sur Thomas Corneille consulter l’excellent travail de M. Gustave Reynier : Thomas Corneille ; Sa vie et son théâtre, 1 vol- iri-8* (Hachette).