Revue dramatique - 14 mars 1912

Revue dramatique - 14 mars 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Le Ménage de Molière, comédie en cinq actes et six tableaux, en vers, par M. Maurice Donnay. — Athénée : Le Cœur dispose, comédie en trois actes, en prose, par M. Francis de Croisset.


La nouvelle pièce de M. Maurice Donnay était très attendue des lettrés. Elle a pleinement rempli cette attente ; Les cinq actes du Ménage de Molière forment un charmant spectacle où les souvenirs classiques et le tour moderne de la sensibilité, les grâces de l’esprit, l’agrément du style, la facilité des vers font le plus harmonieux ensemble. On y prend beaucoup de plaisir ; et on a cette impression, qu’on n’a pas toujours au théâtre, de prendre un plaisir de littérature.

On a fait beaucoup de pièces sur Molière ou autour de lui. Pourquoi sur Molière plutôt que sur tel autre, Corneille, par exemple, ou Racine ? Pour bien des raisons qu’on aperçoit sans peine. D’abord, il est plus près de nous : la moyenne de l’humanité se reconnaît davantage dans son théâtre. Passionnément épris de la vie, il a été, pour cette cause, un de ces écrivains dont l’œuvre dégage une intensité de vie vraiment extraordinaire. Puis il n’est pas seulement un écrivain, mais, comme Shakspeare, acteur et directeur de troupe, il est, par là même, en contact direct avec la foule, si curieuse des choses et des gens de théâtre ! Sa destinée a été aventureuse, éclatante et courte. Il a connu les succès les plus enivrans et aussi les pires souffrances, qui ne sont pas celles du mal physique minant l’homme encore jeune et dans la force du génie, mais bien les tortures d’un cœur supplicié par la jalousie.

Molière a été ce personnage douloureux : le mari d’une coquette. C’est cela que nous avons retenu de sa biographie et qui en fait, à nos yeux, l’intérêt de psychologie. Ainsi, et à sa manière, Armande Béjart a servi après la mort et auprès de la postérité celui qu’elle a, de son vivant, si parfaitement désolé. Un moraliste veut-il tracer, comme on disait jadis, le « caractère » du jaloux ? le mari d’Armande lui en fournit aussitôt le type, et avec quel puissant relief ! Quel jaloux qu’un jaloux qui s’est appelé Molière ! Car nous voulons croire que tout est grand dans l’âme d’un grand homme. Illusion peut-être, mais il n’est pas contestable que nos souffrances s’augmentent de l’attention que nous leur prêtons et s’avivent par l’acuité du regard intérieur. Or le « Contemplateur » est un de ceux qui ont pénétré le plus avant dans l’étude du cœur humain. Ajoutez qu’en docile héritier de la tradition gauloise, il a, dans tout son théâtre, poursuivi de ses sarcasmes le mari trompé. Cette ironie est cruelle et nous le fait davantage prendre en pitié.

Du moins en est-il ainsi depuis les romantiques. Ce sont eux qui ont accrédité une interprétation du théâtre de Molière encore aujourd’hui communément reçue. Ce sont des lyriques. Ils conçoivent toute la littérature comme une perpétuelle confession : d’après eux, le poète fait, avec ses grands chagrins, de petites chansons ; ses festins ressemblent à ceux du pélican légendaire. En application de cette théorie, Molière n’aurait cessé d’emprunter aux épisodes de son existence et aux aventures de sa sensibilité l’étoffe même de son œuvre. Son premier biographe ne nous dit-il pas qu’il se joua souvent lui-même sur les affaires de son « domestique ? » C’est le mot que nous traduisons par celui de « ménage. » Peintre qui fait son propre portrait, auteur dramatique qui se met lui-même en scène, il est tour à tour Ariste, Arnolphe, Alceste, pour finir par être l’Argan du Malade imaginaire qui fait à-la médecine et aux médecins cette farce suprême de mourir en scène.

Une autre manie des romantiques était de découvrir partout de la mélancolie, comme ce chimiste qui trouvait de l’arsenic dans des bâtons de chaise. Pour admirer un auteur, il fallait d’abord qu’ils le travestissent en Werther. Ils avaient d’ailleurs le goût de l’antithèse qui fut, pour le chef de l’école, le procédé habituel et la forme tyrannique de son génie. Le comique ne leur agréait qu’à condition d’être mêlé au tragique et de faire contraste avec lui. Quelle gageure admirable de faire entrer le tragique dans l’œuvre de celui même qui est, à lui seul, toute la comédie ! Soudain le théâtre de Molière, où jusqu’alors on n’avait perçu que l’éclat des rires, s’emplit d’un bruit de sanglots.

Je ne crois pas cette interprétation fort exacte. J’ai eu l’occasion d’en faire la remarque, à propos des brillantes leçons que M. Maurice Donnay, tout plein de son sujet, consacrait l’an dernier à Molière. Il est toujours périlleux d’apercevoir la vie d’un homme à travers son œuvre d’écrivain. Un risque de lui prêter les aventures ou les traits de héros qui sont de i)ures créations de son esprit. Nous autres, qui n’avons pas d’imagination, si nous écrivions un livre, nous ne saurions probablement que nous raconter au public ; et ce ne serait guère intéressant. Le don du poêle consiste à prêter à des personnages imaginaires une vie plus intense que celle des êtres chétifs de la réalité. D’autre part, dans le milieu de mœurs faciles où Molière et sa femme ont vécu, certains détails de conduite ont-ils tout à fait la même importance qu’ils prennent dans une atmosphère bourgeoise et familiale ? Dans cette troupe de comédiens, longtemps ambulante, une aimable promiscuité était la règle ou l’habitude. On s’aimait en troupe et la condition de mariage n’y changeait pas grand’chose. Molière n’a pas épousé sa fille, mais il a épousé la fille de sa maîtresse : cela prouve, à tout le moins, qu’il n’était pas d’une délicatesse très scrupuleuse et qu’il ne se faisait pas de la femme et de la vie conjugale l’idéal dont on souffre.

Que cette conception d’un Molière torturé par la jalousie, et qui nous en fait la confidence dans chacune de ses pièces, soit d’ailleurs juste ou fausse, peu importe ici : elle est scénique, elle l’est éminemment, et c’est tout ce qu’il nous faut. L’historien et le critique peuvent faire leurs réserves : l’auteur dramatique la choisira de préférence à toute autre. Et c’est guidé par son instinct du théâtre que M. Maurice Donnay l’a adoptée d’enthousiasme. Il a vu du premier coup d’œil, le parti qu’il en pouvait tirer. En outre, elle est familière au public que toute autre image de Molière déconcerterait. Admettons-la donc comme imposée en quelque sorte à l’auteur par les exigences actuelles de la scène. Et cherchons seulement comment M-. Donnay l’a mise en œuvre.

Le sujet ne comportait guère une pièce de composition très serrée. M. Donnay a dû adopter le système usité pour les comédies historiques : une série de tableaux ayant chacun pour objet de représenter Molière sous un aspect différent, et de nous faire connaître tour à tour l’amoureux, le mari, l’auteur, le comédien, le protégé du Roi, l’ennemi des courtisans et la victime des médecins. Mais, au fait, ce système n’est-il pas souvent celui même auquel Molière a recours dans telles de ses comédies et des plus fameuses ? On sait qu’il n’était pas très sévère sur les dénouemens : il n’eût pas souscrit à la théorie de Dumas fils, qu’il faut, avant de commencer une pièce, avoir trouvé le mouvement et le mot de la fin. Il nous fait, au cours de ses cinq actes, tourner autour d’un personnage, misanthrope, avare ou hypocrite ; après quoi, et quand les traits d’Alceste, d’Harpagon ou de Tartufe sont gravés dans notre mémoire, pour ne s’en plus effacer, le travail du peintre est achevé et peu importe comment la pièce finira.

Le premier acte du Ménage est délicieux. Molière est chez lui, au travail, en train de composer l’Ecole des maris. On entre : c’est Armande. Le poète s’interrompt d’écrire pour le charme de causer avec la jeune fille, et d’arrêter le projet de leur prochain mariage. Une folie, ce projet ! Et il énumère toutes les objections qui devraient l’en détourner, comme on fait pour les objections dont on est in petto bien résolu à ne tenir aucun compte. Le principal est son âge : il a quarante ans, Armande en a vingt. Aussi bien liez-vous à Armande pour trouver réponse à tout. Elle assure gentiment que les années d’un homme célèbre ne se comptent pas comme celles des autres hommes : il a toujours l’âge de sa gloire. Aime-t-elle Molière à ce moment ? Peut-être. En tout cas, elle désire l’épouser. Elle fait sur lui la première épreuve de sa coquetterie. Reste pour Molière une formalité assez ennuyeuse : c’est d’obtenir le consentement de Madeleine, qui passe pour être la sœur aînée d’Armande et lui a toujours servi de mère. Elle a été la maîtresse de Molière et continue de tenir sa maison : il faut s’attendre à des récriminations. Madeleine n’y manque pas ; à bout d’argumens, elle lâche son secret : Armande est, non pas sa sœur, comme on le croit, mais sa fille. De quel père ? Elle est sur ce point, comme les érudits d’aujourd’hui, réduite à des conjectures. Molière n’attache à ces bagatelles aucune importance ; il connaît d’ailleurs le caractère de Madeleine qui n’est ni une sentimentale, ni une passionnée, mais une personne pratique. Elle acceptera la situation, et s’en fera plusieurs mille livres de revenu. Pour Molière, il est dans l’enivrement de la folie qu’il s’apprête à commettre. La charmante vie qu’il aura désormais ! Quel bonheur de travailler auprès d’une telle compagne ! Et les belles pièces de théâtre qu’on fera !... On ne saurait trop louer la simplicité et l’aisance avec lesquelles se déroule ce premier acte. Chacun des personnages nous est présenté dans son air, celui où il paraît aimable. Le dialogue est tout plein d’allégresse. Les vers coulent d’une source abondante et claire. Et plusieurs qu’on salue au passage sont du tour le plus heureux.

Le second acte s’ouvre par un tableau rapide et chatoyant. La scène représente un coin du paie de Versailles aménagé pour les fêtes que le Roi donne à Mlle de la Vallière et dont Molière fut l’ordonnateur : les Plaisirs de l’Ile enchantée. On s’y costuma, on y joua la comédie, on y dansa des ballets, on y fit l’amour : toute cette Cour magnifique et galante voguait avec son jeune Roi vers Cythère. Nous voyons de brillans gentilshommes fleureter avec de belles comédiennes ; nous entendons un caquetage empressé et vain, où les propos d’amour se croisent avec les nouvelles mondaines et les médisances fraient la voie aux déclarations. Il y a des plumes aux chapeaux et des dentelles aux phrases. Tout cela nous suggère à merveille l’idée de l’atmosphère troublante et voluptueuse qu’on dut respirer alors à Versailles. Il paraît que ces fêtes furent funestes au ménage de Molière. Armande écoute avec un contentement qui n’est pas joué les louanges pressantes et les complimens intéressés du marquis. On comprend que c’est sa première aventure et qu’elle y trouve un plaisir d’inconnu. Elle est, si l’on peut dire, dans la fraîcheur d’un libertinage à ses débuts. Il y a dans tout cela bien de la légèreté et de la grâce. Mais Molière survient à cet instant. Le marquis ne s’est pas si vite esquivé que le mari n’ait eu tout loisir de l’apercevoir. Il l’a vu, de ses yeux vu, ce qui n’empêche pas Armande de nier et de se récrier contre le visionnaire. Elle niera l’évidence, comme Célimène. La voilà en plein dans son métier de coquette, et Molière dans son métier de jaloux.

La « scène, » qui a commencé de gronder dans les allées du parc, éclate sous les combles de Versailles où la troupe est logée. L’étourderie du chevalier, parlant dans l’ombre à Armande, a renseigné Molière qui n’avait pas besoin de cette déposition de témoin. Il s’emporte ; il menace ; c’est cette atmosphère du théâtre qui est mauvaise pour la jeune femme : il ne lui donnera plus de rôles. Armande était, comme on sait, une petite personne sèche et sans cœur ; elle ne songe guère à apaiser cette douleur qui saigne devant elle ; elle ne s’excuse pas et ne fait pas de promesses : les câlineries ne sont pas de son répertoire. C’est au contraire toute l’aigreur de sa vilaine petite âme qu’elle met dans sa riposte ; elle cherche ce qu’elle peut trouver de plus pénible à jeter à la tête de ce mari assez fou pour la vouloir fidèle ; et elle le trouve d’instinct : c’est de se faire l’écho de l’atroce calomnie qui lui donne pour père Molière lui-même ! Les caractères des époux se dessinent et s’accusent, et aussi celui de Madeleine qui s’est tout de suite installée dans son rôle de belle-mère, non pas acariâtre, mais au contraire accommodante. Elle dit le mot de la situation : Armande a tous les torts, n’est-ce pas à Molière de lui demander pardon ?

Jusqu’ici la pièce a marché d’un assez bon train. Molière aime, il épouse, il est trompé : il y a dans tout cela de la suite et un juste progrès. Mais il est bien impossible que la pièce maintenant avance d’une ligne. La situation y sera toujours sensiblement la même. Les mêmes scènes s’y répéteront et les personnages y diront à peu près les mêmes choses, parce que les choses qu’ils feront seront exactement les mêmes. Armande est infidèle : son mari la surprend ; il gronde et il pardonne. Ce n’est pas très varié. Cela manque d’imprévu. Peut-être seulement l’auteur a-t-il voulu nous montrer Molière descendant plus profondément dans l’infortune, dans la complaisance et dans le mépris de lui-même ; car là aussi il y a des degrés. Mais, j’en ai déjà fait la remarque, cette succession de tableaux ne devait pas être nécessairement une progression. Et, par exemple, le quatrième, qui est tout à fait vide d’action, est le plus large d’exécution et le plus émouvant.

Il débute par une scène entre Molière et son médecin. Dans une pièce sur Molière il fallait, de toute nécessité, faire une place aux médecins de Molière. C’est une des parties de son théâtre qui l’ont rendu le plus populaire : sa raillerie nous est une vengeance, telle quelle, contre ceux à qui nous demandons vainement la santé ; il nous est moins pénible de bafouer leur ignorance, que de constater la cruauté impitoyable de la nature. Plus encore que le malade, c’est le poète qu’il importait de nous faire connaître. Molière est en train d’écrire le Misanthrope. Cela chagrine Madeleine qui goûte surtout en littérature le genre alimentaire et représente la raison trébuchante et sonnante. A quoi bon viser si haut ? Le public ne demande au théâtre que de le divertir. Il va aux pièces qui l’amusent, et ne va pas aux autres. Les pièces les meilleures sont celles qui font le plus d’argent, et la seule critique qui compte est celle de la recette. À ces conseils terre à terre, Molière oppose son rêve d’artiste qui croit à la noblesse et à la dignité de l’art. Il l’exprime en fort beaux termes, avec peut-être quelque excès d’éloquence, mais ici l’excès est à peine un défaut. On voit quel est le procédé de l’auteur. Il a prêté à deux personnages différens des opinions qui en fait appartenaient à un seul. Il a fait de Madeleine la mauvaise conscience littéraire de Molière. C’est un louable scrupule de piété pour la mémoire d’un grand écrivain. Mais, en réalité, Molière est seul responsable des concessions qu’il a faites, et que sans doute il a faites sans regret, au goût de la foule. Il a créé chez nous la grande comédie et l’a portée tout de suite à un degré de perfection qui, depuis lors, n’a jamais été atteint ; mais il aimait la farce de tréteaux avec coups de bâton. Et il surveillait la recette ; ce qui, au surplus, était son devoir de directeur.

Et la jalousie de Molière ? Elle va remplir toute la fin de l’acte et j’en ai trouvé cette fois les accens particulièrement poignans. On dit souvent que le travail est le meilleur remède aux maux de l’esprit. C’est une des banalités sans nombre inventées par notre indifférence aux tourmens d’autrui. Montesquieu répétait volontiers qu’il n’avait jamais éprouvé un chagrin dont une heure de lecture ne l’eût guéri ; cela prouve qu’il n’avait jamais eu de chagrins fort cuisans. La difficulté est justement d’appliquer à une étude quelconque un esprit en déroute. Armande est sortie, sous un prétexte quelconque ; elle ne rentre pas. Ah ! l’atroce angoisse de l’attente ! Irrésistiblement Molière revient à cette fenêtre d’où il guette le retour de celle qui s’attarde, où et pourquoi ? Il croit dix fois apercevoir sa silhouette, entendre le bruit familier de la porte qui se referme. Enfin c’est elle ! Il reconnaît sa voix ; elle chante : elle est si gaie ! Elle va venir, et qui sait ? peut-être sera-t-elle douce et tendre. Dans l’horreur de la séparation, l’es- prit inquiet imagine toute sorte de chimères que dissipe une présence aimée. Mais la voix s’éloigne. Armande est rentrée dans sa chambre. Elle ne viendra pas. Dépité, en rage, Molière froisse les feuillets de la pièce commencée. Allez donc travailler dans ces conditions !... C’est l’endroit de la pièce où j’ai le plus trouvé l’accent de la vérité. Cela est pris sur le vif et peint d’après nature.

Seulement, la difficulté allait être de trouver du nouveau. M. Donnay s’y est appliqué avec beaucoup d’ingéniosité. Il transporte la scène dans les confisses du théâtre, un soir qu’on joue les Fourberies de Scapin. Un sait le goût du public pour cet envers du théâtre. Il ne se lasse pas de voir ce grouillement d’actrices en costume et d’habitués ou de soupirans qui viennent faire leur compliment. Parmi eux M. Donnay a eu l’idée, qui est une trouvaille, d’introduire le grand Corneille. Nous l’avons revu avec infiniment de plaisir. « Vive donc notre vieux Corneille ! » La chronique veut qu’il ait été amoureux fort tard, et de là viendrait qu’il se fût peint, lui aussi, dans certains vieillards de son théâtre chez qui l’âge n’a pas glacé toutes les ardeurs. Il se montre auprès d’Armande fort galant, et celle-ci, pour congédier le bonhomme tout en s’amusant de lui, s’avise de lui reprocher gentiment son audace et d’imaginer que Molière s’en est ému. Corneille est tout à la fois flatté dans son amour-propre et troublé dans sa conscience. Il était, du moins on le prétend, adorable de naïveté et de gaucherie. C’est l’impression que M. Donnay a voulu et su rendre. A la vieillesse glorieuse de son génial adorateur, Armande, comme on pense, préfère les vingt ans de Baron. Elle a pris pour nouvel amant ce gamin élevé chez Molière, comme l’enfant de la maison. Et elle est jalouse du garnement, un Chérubin avant la lettre, qui sera le type de l’homme à bonnes fortunes. Une querelle. Un soufflet. Molière arrive à point pour n’avoir sur cette aggravation de son déshonneur aucun doute. Quoi, Baron ! C’est le dernier coup. Mais la représentation des Fourberies de Scapin se continue. Armande et Baron y ont un rôle. Il s’agit qu’ils ne manquent pas leur entrée. En scène !

J’avoue que le dernier acte m’a déconcerté. J’étais bien sûr que M. Donnay ne nous ferait pas assister à la mort de Molière, ce qui eût été d’un effet trop facile. Pourtant il fallait mettre une agonie à la scène : ce sera celle de Madeleine. L’aînée des Béjart n’a plus que quelques jours à vivre. Éclairée en quelque sorte par l’approche de la mort, elle a comme la révélation du génie de Molière et aussi de sa bonté. Elle se fait apporter les costumes qu’elle a portés dans les diverses pièces de son auteur ; chacun lui rappelle un rôle, un succès, une création qui lui survivra. Elle voudrait réconcilier Armande avec son mari, faire naître dans cette âme frivole le sentiment de son devoir. Elle lui donne les meilleurs conseils. Elle lui tient un langage d’une morale irréprochable, mais qui surprend un peu dans sa bouche, et à l’effet duquel nous sommes tentés de ne pas ajouter beaucoup de foi. Nous nous trompons. Armande est touchée. Elle se convertit. Le ménage de Molière, qui avait été un si mauvais ménage, va devenir un ménage excellent... Pourvu que cela dure !

J’ai indiqué, au cours de cette analyse, mes réserves. Ce qu’on pourrait surtout reprocher à M. Donnay, c’est de n’avoir pas suffisamment égayé son sujet. Quelques épisodes, la discussion à propos du Misanthrope, l’arrivée de Corneille à l’avant-dernier tableau, ont fait de très heureuses diversions. Pourquoi M. Donnay ne nous en a-t-il pas offert davantage ? Pourquoi n’a-t-il pas donné plus librement carrière à cette fantaisie qui est une des marques les plus originales de son talent ? Molière fut un grand railleur des travers et des vices de son temps. Vices et travers n’ont pas disparu de l’humanité, et on les retrousserait, sans nul doute, autour de nous, à peine modifiés. Pourquoi ne pas nous avoir montré, en habits de comtesses ou sous la perruque des marquis, des originaux d’aujourd’hui ? C’eût été un anachronisme très permis et dont nous eussions aimé la saveur. M. Donnay l’a volontairement écarté. Il s’est tenu avec une sorte de rigueur dans les limites exactes de son sujet. Il s’est cantonné dans le « domestique » de Molière. Sa pièce y a gagné an unité, mais perdu en diversité. Telle qu’elle est, elle est charmante. Elle fait honneur à son auteur et à la Comédie. Ce sera un régal pour les délicats.

Le Ménage de Molière a été monté avec le goût et même la somptuosité qu’on devait y mettre dans la propre maison de Molière. Les décors sont très soignés : celui du second tableau est un enchantement. Les costumes sont fort propres, comme on aurait dit au XVIIe siècle. La mise en scène est très bien réglée avec danse et musique. L’interprétation est satisfaisante, sans toutefois dépasser un niveau très honorable. On ne peut s’empêcher de regretter que le rôle de Molière n’ait pas trouvé un interprète qui l’eût mis en plein relief et en eût développé la puissance d’émotion. M. Grand fait de très louables efforts et dit les vers avec soin. Mais il manque d’ampleur et de variété. Il n’émeut pas. On songe à ce qu’un Coquelin aurait fait d’un pareil rôle. Mlle Leconte est très gracieuse sous les traits d’Armande Béjart. Mlle Cerny s’est tirée tout à fait à son honneur du rôle difficile de Madeleine. M. Paul Mounet est un Corneille grandiloquent et empêtré dans sa gloire, comme il convient. Les autres rôles sont très bien tenus. C’est un de ces remarquables ensembles où excelle la Comédie.


Octave Feuillet nous a dit naguère ce que c’était qu’un jeune homme romanesque à la manière de son temps. Maxime Odiot dompte les chevaux fougueux, sauve les terre-neuve qui se noient dans les étangs, ou se précipite du haut des tours à travers les espaces, afin de plaire à la jeune fille qu’il aime et de paraître avantageusement à ses yeux, à ses beaux yeux. Le grand succès qui accueillit le Roman d’un jeune homme pauvre attesta que cet idéal était assez bien celui d’une partie de la société d’alors. Encore aujourd’hui, je pense qu’on n’a pas cessé de montrer aux touristes la légère dégradation faite à l’une des fenêtres de la tour d’Elven par le talon de ce jeune homme qui n’a jamais existé ; mais on ne joue plus guère la pièce de Feuillet, et le roman lui-même semble bien démodé. C’est, disent les esprits chagrins, que la jeunesse d’aujourd’hui a cessé d’être romanesque : les vingt ans ne se portent plus. Je n’en crois rien. La tendance au romanesque est une de ces dispositions de l’esprit qui font partie de notre nature. Elle ne meurt pas, elle se transforme. On peut sans cesse en refaire l’étude et la remettre au courant. C’est le sujet même de la pièce que M. Francis de Croisset vient de faire représenter, avec succès : Le Cœur dispose.

Cela se passe dans le château d’un certain Miran-Charville qui est puissamment riche et d’une sottise égale à sa richesse. Incapable, au point de ne pas comprendre même une lettre qu’on lui apporte à signer, il a, plus que personne, besoin d’un secrétaire qui le supplée. C’est en cette qualité que le jeune Robert Levaltier va entrer chez lui. On sait combien cette situation de secrétaire a été de tout temps propice aux chercheurs d’aventures, Et, à entendre la confession de Robert Levaltier, nous ne pouvons guère douter qu’il n’ait les plus ambitieux desseins. « Fais comme moi, lui a dit le vieux Bourgeot qu’il remplace. Sois laborieux et économe. Et dans vingt-cinq ans, tu te retireras avec trois mille francs de revenu assuré. » Cette perspective ne le séduit aucunement. Il n’a pas une mentalité de petit rentier ; la médiocrité ne saurait le contenter : c’est un poète, mais comme on l’est dans une époque et dans une génération à l’esprit éminemment positif. Dans les années fiévreuses de l’adolescence, il n’a pas rêvé aux étoiles ; il n’a pas, sur les marches des palais, regardé passer des duchesses ; il ne fait pas de vers. Mais il a déjà fait des affaires : il a roulé sa bosse dans plusieurs parties du monde et fréquenté une assez mauvaise société, ce qui est indispensable pour parfaire une bonne éducation. Ainsi muni d’expérience précoce et de sens pratique, connaissant la vie et comprenant son époque, il est bien décidé à se conquérir une large place au soleil. Vous me direz : « Bel-Ami est un arriviste. Robert Levaltier en est un autre. « Si vous voulez ; mais ce n’est pas d’arriver, ou de vouloir arriver, qu’on peut faire reproche à un homme. Tout dépend de la manière. Et Robert Levaltier est un personnage sympathique : il a une très belle âme. Seulement c’est une belle âme à la mode de 1912. Pas de sensiblerie, pas de pleurnicherie, pas de langueurs. Noblesse et énergie. Une âpre combativité au service d’une conscience scrupuleuse. L’intérieur des Miran-Charville s’offre à lui comme un magnifique terrain d’opérations.

Il y arrive à un moment décisif. Une machination effroyable est à la veille d’aboutir. La victime en sera, comme vous pensez bien, une exquise jeune fille : Hélène. Celle-ci, affligée qu’elle est d’un tas de millions, se méfie des coureurs de dot, et pour cause. Elle ne consentira à se marier que si elle rencontre un homme riche lui aussi, ayant une grande situation et déjà éprouvé par la vie. Elle le rencontre : c’est le baron Houzier, veuf, encore jeune, qui a souffert et qui serait pour une femme un compagnon de tout repos. Nous sentons bien qu’une inclination grandissante l’attire vers ce gentleman si différent des godelureaux qui, jusqu’ici, ont tourné autour d’elle. Elle s’engage presque à lui. Le bruit de leurs fiançailles se répand... Eh bien ! En voilà une qui a eu la main heureuse ! Le baron Houzier est un baron de la haute pègre. Il a combiné une savante escroquerie avec son compère Parraineaux, un financier véreux. Parrain eaux achètera, à un prix dérisoire, des terrains qui contiennent de mirifiques gisemens de phosphates. Houzier palpera la dol... Comment se rejoignent les deux « affaires, » quel intérêt Houzier a-t-il à faire « rouler » son futur beau-père par un bandit, quel profit Parraineaux espère-t-il tirer du mariage d’Hélène avec Houzier ? je ne l’ai pas parfaitement saisi. Mais l’important est que Robert Levaltier, lui, ait tout compris et qu’il veUle.

Il est tombé amoureux d’Hélène, tout de suite, et cela nous a fait chaud au cœur : il y a encore de beaux jours pour le coup de foudre. A peine est-ce si la jeune fille a jeté sur lui un regard dédaigneux. Pourtant elle a été obligée de s’apercevoir qu’il est un secrétaire comme on en voit peu. Elle éprouve une antipathie violente pour ce personnage singulier et mystérieux : nul n’ignore que c’est mie des formes où le spectateur reconnaît un amour naissant et qui s’ignore. Nous en sommes là, quand éclate la grande scène qui va changer la face des choses, remettre chacun à sa place et dans son vrai rôle, démasquer les traîtres et exalter les héros. Houzier et Parraineaux sont venus pour conclure la vente des terrains ; c’est le secrétaire qui les reçoit ; et dès les premiers mots, qui sont comme les premiers engagemens du fer, ils sentent qu’ils ont devant eux un adversaire redoutable. Ils tentent de l’acheter ; le moyen est classique : combien exige cet incorruptible pour se laisser corrompre ? Un autre, à qui on eût adressé une telle proposition, eût jeté les hauts cris. Les grandes phrases ni les gestes ne sont dans la manière de Levaltier. Très calme, le jeu serré, il tient les deux misérables à sa merci, et ne les laisse partir qu’après en avoir obtenu les papiers et signatures nécessaires à leur complète extermination. Ce jeune homme est très fort. Le hasard, qui aime les forts, travaille pour lui. Il a voulu qu’Hélène passât justement par là, et que, sans écouter aux portes, ce qui n’est pas d’une jeune fille bien élevée, elle ait quand même tout entendu. Quelle surprise, et quelle révélation ! Mais se peut-il qu’elle soit redevable d’un tel service à un homme qui certainement ne peut la souffrir et que pareillement elle exècre ?

Toute cette fin d’acte est menée avec beaucoup de vigueur et de sûreté et a produit grand effet. Restait maintenant à mener les choses jusqu’à une conclusion, qu’au surplus nous avions prévue depuis longtemps et qui s’imposait. Un instant, nous concevons quelques craintes ; tout le monde semble avoir pris Levaltier en grippe ; il en a trop fait ; on lui doit trop de reconnaissance : il est le gêneur. « Tu vois, observe le philosophe Bourgeot ; tu ès sorti de ton rôle : il va te falloir sortir de la maison. Qu’est-il advenu de tes projets ambitieux ? — Ah ! c’est que je n’avais pas tout prévu. Quand on veut arriver, il ne faut pas être amoureux. » Au contraire, et c’est, je crois bien, la morale de la pièce. S’il n’avait pas été amoureux, Robert Levaltier aurait-il été si clairvoyant ? C’est pour défendre la femme aimée qu’il s’est découvert tant d’ingéniosité, comme jadis, quand ils combattaient sous les yeux de leur dame, les paladins, d’un bras invincible, accomplissaient d’extraordinaires prouesses. Une dernière explication très vive entre les deux jeunes gens commence sur le mode irrité et aboutit à les jeter dans les bras l’un de l’autre. Et tout finit par un mariage.

En résumant cette comédie, j’ai laissé de côté les épisodes et les figures accessoires. Il y a d’aimables conversations, un type de ganache, M. Miran-Charville, tout à fait amusant, et un rôle de vieux sculpteur et raisonneur qui enchante toujours le public. Mais tout l’intérêt se concentre évidemment sur le personnage de Robert Levaltier. On lui a reproché une certaine incohérence ou plutôt de la contradiction. Est-il l’arriviste, comme il semblait au début ? Est-il l’amoureux, comme il apparaît à la fin ? Il est l’un et l’autre. Car il est à remarquer que son amour ne nuit pas à son ambition, et qu’il la sert au contraire. Une heureuse coïncidence fait que les intérêts de sa fortune et ceux de son cœur se rencontrent. Décidément, le roman d’un jeune homme pauvre, c’est d’épouser une jeune fille riche.

La pièce de M. Francis de Croisset est très agréablement jouée, par M. André Brûlé, qui a beaucoup de passion dans le rôle du secrétaire, par M. Cazalis qui a dessiné une silhouette de ganache impayable et par Mlle Yvonne de Bray, charmante sous les traits de l’aimable Hélène.


RENE DOUMIC.