Revue dramatique - 14 mars 1909

Revue dramatique - 14 mars 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 444-455).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : La Furie, pièce en cinq actes en vers, par M. Jules Bois. — VAUDEVILLE : La Route d’Émeraude, drame en cinq actes, en vers, par M. Jean Richepin, d’après le roman de M. E. Demolder. — GYMNASE : l’Ane de Buridan, comédie en trois actes, par MM. de Flers et de Caillavet. — ODEON : Les Grands, comédie en quatre actes, par MM. Pierre Veber et Serge Basset.


« Applaudissez ! c’est du Sophocle ! » clamait Voltaire au public un peu lent à s’émouvoir pour une de ses tragédies. L’auteur de la Furie a pris soin au contraire de nous avertir que « ce n’est pas du Sophocle. » Ce n’est pas non plus du Racine. Ce n’est rien qui ressemble à ce qu’on était convenu jusqu’ici d’appeler une tragédie, ou un drame. Ainsi prévenus par le poète, notre tâche ne saurait être que de rechercher par où son œuvre diffère de celles de ses illustres devanciers. C’est ce que nous tâcherons de faire, sans toutefois promettre à M. Jules Bois que nous nous mettrons toujours au même point de vue que lui. Il écrit en tête de sa pièce : « L’apparence des personnages, comme leurs âmes et le milieu où ils évoluent, n’a aucun rapport avec l’ancienne tragédie et avec la Grèce antique, telles que le théâtre nous les a figurées. Tout est ici vivant, réaliste, enfiévré. » Nous lui concéderons bien volontiers que l’art antique ne fut guère « enfiévré » et que Sophocle aurait eu peu de goût pour le réalisme tel que nous le concevons aujourd’hui. Mais quant à admettre que ni Antigone, ni Andromaque ne soient vivantes au prix de la Furie, c’est un genre de comparaisons toujours redoutable, et auquel il nous semble plus prudent de ne pas nous hasarder.

La première nouveauté sur laquelle on attire notre attention est celle de la décoration et des costumes. Tout y est, paraît-il, d’une authenticité sans précédens. « L’aspect de l’Acropole donne, avec l’impression de vastitude, celle de la rude étreinte d’une défense construite par la nature, complétée par les hommes et où plane le double prestige du prêtre et du roi. L’architecture est préhistorique et préhellénique. Les armes, surtout celles des autochtones sont lourdes, silex et airain ; les vêtemens pittoresques et très ornés ; le fard, les couleurs vibrantes sont la règle. Les hommes sont tatoués de fleurs ; les femmes rappellent par les robes, les bijoux, les types étrangement vivans, retrouvés dans les fouilles de Cnossos, de Phæstos, en Crète. » Il est vrai que Sophocle ne semble pas s’être préoccupé d’encadrer ses tragédies dans le décor de la préhistoire ni de tatouer de fleurs ses personnages, n’ayant pu encore mettre à profit les fouilles de Cnossos. C’est même une remarque très curieuse à faire que le drame antique n’ait pas usé d’oripeaux. Les personnages de la scène y portaient des manteaux et des tuniques, comme les spectateurs des gradins. A voir les uns et les autres, on avait l’impression qu’ils n’étaient séparés par aucune différence essentielle. C’étaient des hommes s’intéressant aux souffrances d’autres hommes. On sait également, par tant de railleries qui en ont été faites, ce qu’était cet « habit à la romaine » dont Racine habillait bravement ses Grecs. Depuis le XVIIe siècle, ou plutôt depuis la réforme de Voltaire, on s’est efforcé de donner aux personnages de l’antiquité des costumes d’une exactitude minutieuse. Et maintes fois on nous a conviés à admirer l’effort de savantes reconstitutions. Ce n’était encore, au dire de M. Jules Bois, que fantaisie et convention toute pure. L’archéologie est une science éminemment changeante et successive. Il faut tenir compte de ses résultats pendant qu’ils font autorité, comme on profite des remèdes le la médecine pendant qu’ils guérissent. M. Bois est sûr de son archéologie. Nous n’avons garde de la lui contester, d’autant que cela nous est si indifférent !

Donc les décors et les costumes sont du temps ; mais les âmes, les idées, les sentimens, les actes n’en sont pas. Ce seraient plutôt des âmes de maintenant, des idées d’aujourd’hui ou même d’après-demain. Le second caractère de la tragédie « vivante, » suivant la formule de M. Jules Bois, consisterait, essentiellement à prêter une mentalité du XXe siècle après Jésus-Christ à des personnages du XXe siècle avant notre ère. Quarante siècles d’anachronisme contemplent les personnages de la Furie. Le contraste ne manque pas de saveur. Seulement, M. Jules Bois est-il bien l’inventeur du genre ? On n’a pas oublié un drame, lui aussi en vers, qui fut joué à l’Odéon voilà quelques années. L’auteur, M. Camille de Sainte-Croix, y avait représenté les croisades comme elles le doivent être, c’est-à-dire comme la première grande manifestation de l’anticléricalisme. C’était déjà le procédé que reprend ici l’auteur de la Furie. Que les succès de M. de Sainte-Croix et de M. Jules Bois tournent la tête à quelques jeunes poètes ! Voilà un nouveau « poncif » en train de s’imposer.

Nous sommes dans Thèbes, où règne Héraklès, celui-là même qui pendant si longtemps s’était appelé Hercule. Le héros a commis l’imprudence d’abandonner sa bonne ville, afin de s’en aller faire en Égypte un voyage d’études. Il veut y chercher le secret que nous cachent les cieux. L’Égypte est, comme on sait, le berceau des religions antiques, la patrie des dieux de la Grèce. Héraklès ne serait pas fâché de savoir à quoi s’en tenir sur le compte de ces manieurs de foudres, porteurs de tridens et de caducées. Seulement, en son absence, il se passe à Thèbes d’étranges choses. Son rival Lycos assiège la ville et s’en empare, comme l’atteste cette exclamation dont il salue son propre triomphe :


Je suis vainqueur de Thèbe et ce palais est mien.


Ce Lycos peut être un excellent militaire ; mais, comme versificateur, il manque de panache.

Oh non ! celui-ci n’est pas un guerrier de la préhistoire. Il semblerait bien plutôt détaché d’un roman de Mlle de Scudéry. C’est quelque Artamène soupirant pour Mandane. S’il fait la guerre, c’est par amour. Il est épris de la femme d’Héraklès, Mégara, qu’il aimait bien avant le mariage de celle-ci : n’ont-ils pas été camarades d’enfance ? Lycos évoque leurs communs souvenirs, ce qui, dans le cadre d’une ville au pillage, ne laisse pas de surprendre. Et pour s’insinuer auprès de l’épouse convoitée, il use du stratagème classique : il débine le mari et fait le compte de ses infidélités. Il y a l’Amazone, il y a Omphale, Iole, et toutes les autres : il y en a mille et trois, comme sur la liste de Leporello. Mais Mégara est vertueuse. Et plutôt que de manquer à ses devoirs vis-à-vis d’un mari, même volage, elle laissera mettre à mort ses trois fils. Elle l’annonce à ces pauvres petits persuadés jusqu’alors que leur père était allé leur acheter des jouets et qu’il tardait seulement à rentrer.


Vous êtes menacés d’horribles funérailles
Et c’est moi qui vous pousse à ces calamités. funérailles, calamités, la douleur lui enlève le souci du mot juste et la rend insensible à la propriété des termes.

Il va sans dire qu’Héraklès revient à point pour remettre toutes choses dans l’ordre, disperser le bûcher préparé pour ses fils, étrangler Lycos. Il ramène avec lui une dame voilée, qui l’a aidé à sortir de la crypte des sanctuaires égyptiens, et qui s’appelle Lyssa. Celle-ci déclare à Mégara qu’elle a été la maîtresse de son mari, et qu’elle lui demande tout de même asile sous son toit. Voilà bien les mœurs nouvelles et le cynisme de nos temps d’union libre !

Ces deux premiers actes ne servent guère que de préparations. Il s’agissait de nous amener à la situation maîtresse du drame, celle du troisième acte. C’est ici, je pense, qu’il faut chercher l’intention de l’auteur, l’effort de son œuvre, et l’âme de sa pièce. La scène représente le temple de Zeus, paré comme aux grands jours. Les prêtres se mettent en devoir de fêter le retour d’Héraclès, et tout est prêt pour le sacrifice. Quelle n’est pas la stupeur universelle, lorsque le nouveau Polyeucte repousse les vases sacrés, renverse les instrumens du sacrifice, et prononce une harangue humanitaire ?


Que chaque nation garde son harmonie !
Que la guerre s’éteigne en la paix infinie !
Que le glaive sanglant se rouille aux arsenaux !
J’ai fini mes impurs et radieux travaux.
Je vous remets à tous la science parfaite ;
Pour la première fois, qu’on célèbre la fête
Du bonheur sans remords, du triomphe sans fin !
Je proscris la douleur, la cruauté, la faim !
Plus d’esclavage, plus de tyran, plus de haine !
La superstition, s’évapore, ombre vaine…
Les dieux menteurs sont morts dans leurs temples étroits
Et l’homme est libre enfin du dogme et des effrois.


Nous partageons l’ahurissement de l’hiérophante. On nous a changé notre Hercule en voyage. Celui que nous connaissions était un soudard sans méchanceté, mais un peu rude. Fier de ses biceps, il ne se piquait pas d’être un intellectuel. Il vous avait ses poings pour argumens et concluait un syllogisme d’un coup de sa massue. Il ne dédaignait pas l’agrément d’un bon repas, et, quand il était gris, il chantait à tue-tête, comme cela lui arriva, dans le palais où la noble Alceste venait de mourir. En prenant un autre nom, il a pris d’autres mœurs. C’est Héraklès président de la Ligue des droits de l’homme…

Nous ne sommes pas au bout de nos étonnemens. Le roi de Thèbes dépose sa couronne et son glaive. Il abdique. Il fait sa nuit du 4 août. Et ce beau geste aura une importance historique considérable. Il clôt la barbarie, inaugure le progrès, annonce la Révolution. Telle avait été jusqu’ici notre erreur : nous avions négligé de faire remonter à Héraklès les origines de la Révolution française.

Après cela, vous avouerai-je qu’il m’a été difficile de prendre au reste de la pièce le même intérêt ? C’est ce qui arrive quand le drame a atteint son point culminant : ce qui suit semble forcément un peu languissant. Pourtant nous n’avons fait encore qu’entrevoir un des personnages essentiels, celui, après Héraklès, auquel l’auteur tient le plus : c’est la dame voilée. C’est lui maintenant qui va s’emparer du drame. On peut dire que les deux derniers actes lui appartiennent, Lyssa nous conte abondamment son histoire. Ne vous attendez pas que cette histoire soit claire comme eau de roche ; elle est au contraire un peu trouble, ainsi qu’il convient pour un personnage qui doit rester mystérieux et accomplir l’œuvre toujours obscure du Destin. J’ai cru comprendre que cette femme fatale devait être l’âme damnée des prêtres, une personne complaisante dont les ministres du culte se servent pour venir à bout d’énergies redoutables. C’est la Dalila qu’on embusque sur la route de tous les Samsons. Il n’était que temps. Héraklès allait découvrir le grand secret. Elle a paru : comme le docteur Faust, le tueur de monstres a donné toute la sagesse du monde pour un soupir de volupté. Aux deux derniers actes, Lyssa travaille avec une persévérance et une sournoiserie diaboliques à troubler le ménage d’Héraklès. Elle y réussit complètement : affolé par elle, le héros tue sa femme, et il est sur le point de tuer ses enfans, quand on l’emporte furieux et écumant. Pauvres petits ! Tout à l’heure menacés du bûcher par Lycos, maintenant en danger d’être assassinés par leur père. Dans les querelles de ménage, ce sont toujours les enfans qui pâtissent.

Tel est ce drame à costumes antiques et à idées modernes. De toute évidence il faut, après en avoir suivi la marche et résumé l’action, en rechercher le sens qu’il ne peut manquer d’envelopper. Comme les religions antiques elles-mêmes, il comporte un enseignement caché qui échappe aux profanes, et auquel il convient de nous initier. C’est ici qu’il ne faut pas s’en tenir à l’apparence. Il faut briser l’os et en tirer la substantifique moelle. Le drame est tout imprégné de philosophie, et c’est cette philosophie qui importe. Engageons-nous dans la forêt des symboles.

Le premier de ces symboles n’est autre que l’allégorie cent fois reprise par l’antiquité : Hercule au carrefour de deux routes, celle qui mène à la Volupté, celle qui mène à la Vertu. « Il choisit la Vertu qui lui parut plus belle, » comme a dit Musset. C’est ici un conte de morale en action à l’usage des jeunes gens qui, au sortir des mains du pédagogue, allaient entrer dans la vie. On voulait leur faire comprendre que l’instant est décisif, qu’ils sont à cette minute précise les maîtres de leur destinée et que tout leur avenir dépendra du choix qu’ils vont faire. Mais les anciens se méfiaient des idées abstraites. Leur imagination admirablement plastique revêlait aussitôt la pensée d’une forme sensible, en faisait un beau récit ou un motif prêt pour le statuaire. C’est ce motif qu’a repris l’auteur de la Furie, sans toutefois lui conserver sa divine simplicité.

N’allons pas oublier ensuite que le drame s’intitule la Furie. Or les Furies n’étaient pas pour les Grecs ce qu’un vain peuple pense. Quand elles s’emparent d’Oreste meurtrier de sa mère et qu’elles l’affolent, il n’y a pas lieu de discuter : c’est le remords punissant le coupable. Mais le culte des Furies représente en outre une notion beaucoup plus subtile. On l’a souvent expliqué par la jalousie des dieux. Jaloux des hommes et craignant sans cesse d’être détrônés par eux, les dieux leur envoient toute sorte de maux. C’est encore une interprétation trop grossière. La Némésis antique n’était pas une loi de haine : c’était l’expression de l’ordre, de l’équilibre qui doit régner par le monde. Rien ne subsiste dans l’humanité comme dans la nature que grâce à l’harmonie. Tout ce qui menace de rompre cette harmonie est néfaste, et compromet l’intérêt commun. C’est alors que les dieux interviennent et suscitent l’incident qui remettra les choses en l’état. Un conquérant va-t-il dépasser les limites de la grandeur humaine ? ils lui suggèrent les desseins insensés dont il sera victime. Quos vult perdere Jupiter, dementat. C’est un piège où ils l’attirent, parce qu’il devenait un danger pour la concorde universelle. Un sage, par l’exemple de sa vie, va-t-il donner un démenti à la loi de l’humaine misère ? la volupté l’arrête sur le chemin de la perfection. Telle est cette idée de la mesure, chère aux anciens. Et l’auteur de la Furie a voulu sûrement nous la remettre en mémoire, puisqu’il en a placé l’expression dans la bouche de Lyssa, envoyée du Destin. On ne saurait donc reprocher à M. Jules Bois que son drame soit vide. Il est tout plein de choses au contraire, bourré d’intentions et regorgeant d’idées. Seulement, ce mélange de conceptions antiques et modernes, de vieux symboles et de nouvelles utopies est déconcertant pour l’auditeur et exige de lui un travail d’où il sort légèrement courbaturé.

La Furie nous a donné une fois de plus l’occasion d’applaudir M. Paul Mounet, toujours magnifique dans ces rôles de demi-dieux ; Mme Segond-Weber a retrouvé pour le personnage de Lyssa quelques-unes des attitudes et des intonations si admirées naguère dans le rôle de Guanhumara. Le rôle de Lycos n’est sûrement pas un bon rôle. Le tyran qui menace d’occire les petits enfans, même s’il est amoureux, ne saurait être un personnage sympathique. M. Albert Lambert a fait tout son possible pour le « sauver. »


Ce qui fait trop souvent défaut à l’auteur de la Furie, c’est le don de l’expression poétique ; et c’est celui que possède, avec une richesse qui va jusqu’à l’opulence, l’auteur de la Route d’Émeraude. Il y a dans toutes les œuvres de M. Richepin une abondance de verbe, une exubérance d’images, une truculence de coloris, une virtuosité de versification, dont lui-même s’enchante et à laquelle l’auditeur ne résiste pas. Il se soucie moins de nous présenter une œuvre d’une trame très serrée que de semer le canevas de mille broderies. C’est le cas pour sa pièce nouvelle. Nous y trouverons plus de fantaisie brillante que de logique impitoyable. S’inspirant d’un roman où M. Demolder évoquait un coin de la Hollande au XVIIe siècle, le poète en a librement tiré un drame d’allure capricieuse où il a mêlé plusieurs genres, parce que cela l’amusait ainsi.

La pièce commence en comédie historique et tableau de mœurs. Nous sommes au pays des moulins et précisément dans un moulin. Le père Balthazar est meunier, et, à l’entendre, le métier de meunier serait le premier métier du monde. Nous sommes tout près de l’en croire, sur la foi du couplet éloquent que M. Richepin met dans la bouche de ce brave homme. Au surplus, nous sommes gagnés d’avance à la poésie des moulins hollandais : en passant au bord des canaux devant le moulin aux grandes ailes, nous avons tous, ne fût-ce qu’un jour, imaginé qu’il devait faire bon vivre là, à condition qu’on n’eût pas de rhumatismes. Comment se fait-il que cet honnête meunier ait couvé un apprenti peintre ? Mais les hommes ne résistent pas plus à certains courans, que les ailes du moulin à la force souveraine des vents. Le génie de la peinture souffle partout sur cette Hollande du XVIIe siècle. C’est la Hollande de Rembrandt, de Franz Hals, de Jean Steen, de tous ces maîtres, amoureux de leur pays, passionnés des choses de chez eux et à qui il suffit, pour faire un chef-d’œuvre, d’une plaine humide sous les nuages bas ou du portrait d’un bourgeois à son comptoir. C’est le siècle où, d’une ville à l’autre, les écoles rivalisent : Harlem, Bruges, Amsterdam. Tout en portant les sacs de blé du moulin paternel, le jeune Kobus rêve, lui aussi, de belles destinées. A ses heures de loisir, il crayonne de naïves esquisses. Méchans barbouillages ou premières études d’un futur artiste ? Qui le lui dira ? Sur ces entrefaites, et par un de ces hasards où se manifeste la Providence, vient à passer une bande joyeuse, qui n’est autre que l’atelier du fameux peintre de Harlem, Franz Krul. Le boute-en-train de cet atelier est un certain Dirk, franc mauvais sujet, vrai gibier de potence, mais qui sait comprendre et qui aime à deviner les promesses de talent. Dans les esquisses de Kobus, il découvre tout de suite un crayon sincère, cette application à rendre le vrai, cette probité qui est la marque de l’art hollandais à cette époque. Le jeune homme est marqué pour devenir un maître. Il a le don. Ces assurances données par Franz Krul lui-même triomphent de l’opposition du meunier Balthazar. Kobus sera l’élève du peintre de Harlem. Le voilà sur la « route d’éme-raude, » verte comme l’espérance…

Non moins savoureux le deuxième tableau qui nous mène dans l’atelier de Krul. C’est une très pittoresque évocation de la vie d’artiste dans la Hollande d’autrefois. L’artiste d’alors se contentait, le plus souvent, d’être un artisan. Aussi bien en était-il de même chez nous à pareille époque. L’artiste ne s’était pas encore élevé à cette conception qu’il eût à remplir une fonction sociale. Il ne s’était pas avisé qu’il dût être un personnage d’exception, une sorte de monstre tout gonflé de vanité. Il n’avait pas creusé entre lui et le bourgeois ce fossé que notre romantisme d’abord, et le snobisme ensuite, n’ont cessé d’élargir. Quand le bonhomme Krul vient d’achever une commande, et de livrer un chef-d’œuvre, il s’empresse d’en toucher le prix, en cachette de Mme Krul, la bonne ménagère, et de l’aller écorner au cabaret voisin, en compagnie de bons drilles qui sont ses élèves et dont il fait ses camarades. Rembrandt vient à passer, le temps de débiter un ingénieux couplet sur les mérites du clair-obscur et sur la poésie de l’ombre. Ainsi vont les choses et les gens dans cette atmosphère calme où chacun ne cherche qu’à donner toute sa mesure dans une œuvre de patience, de franchise et d’art robuste… Pour ma part, j’ai pris à ces deux tableaux un plaisir extrême. Mais ce ne sont guère en effet que des tableaux ou des « études ; » et nous sommes au théâtre : il faut que le drame s’engage.

La comédie de mœurs tourne maintenant au roman picaresque. Nous avons vu le petit Kobus s’éprendre d’une belle fille, qui est le « modèle » de l’atelier. Au prix des attraits vainqueurs de l’insolente Siska, les charmes honnêtes d’une petite fiancée que Kobus a laissée au moulin ne pèsent pas lourd. Cette Siska est une affreuse gourgandine. Elle est richement entretenue par un vieux richard ; et, comme elle est d’ailleurs amoureuse de Kobus, elle lui réserve la situation d’amant de cœur, inacceptable, comme on sait, pour un jeune homme de bonne famille. Révolté, Kobus poignarde l’entreteneur de Siska. Et Siska enthousiasmée, en vraie fille des boulevards extérieurs de Harlem, se sauve avec lui auprès d’une bande de corsaires à laquelle elle est vaguement affiliée. Tout de suite d’ailleurs elle lâche son petit rapin, meurtrier d’occasion, pour l’apache professionnel. Nous sommes sur la grève d’où le bateau pirate va démarrer cette nuit même. Deux groupes. D’un côté, Kobus et son ami Dirk. D’un autre côté, les bandits et la fille de joie. Coups de feu. Le bon Dirk reçoit la balle destinée à Kobus. C’est l’agitation et le vacarme du roman d’aventures.

Et maintenant en plein lyrisme romantique. Le personnage qui est en réalité le héros de la pièce, beaucoup plutôt que le frêle et timide Kobus, celui en qui l’auteur a mis toutes ses complaisances, le type de prédilection auquel il a fait honneur de toutes les ressources de son art, c’est Dirk. Il en a fait d’abord un gueux, non pas un gueux de naissance, mais un gueux par goût et par vocation, tombé de déchéance en déchéance dans la sainte bohème, ou, si vous préférez, grandi jusqu’à elle. Ivrogne, joueur, bretteur, pilier de tavernes et autres mauvais lieux, c’est le truand à la trogne enluminée, au verbe haut, à la déclamation joyeuse, fier de sa gueuserie comme un autre César de Bazan. Dans ce déclassé vous ne doutez pas que toutes les délicatesses de l’âme, toutes les générosités du cœur ne se soient réfugiées. Il a pris en affection le doux Kobus. Il a été attiré, lui, le drôle, par cette innocence. Il s’est institué son protecteur. Il s’est établi son père d’adoption. Giboyer ambitionnait d’être le fumier sur lequel croîtrait ce lys : le fils de Giboyer. Pareillement Dirk pour Kobus. C’est pourquoi il a une première fois sauvé la vie à son protégé en recevant pour lui la balle du corsaire. Mais à ces âmes de terre-neuve, un sauvetage ne suffit pas. N’oublions pas en effet que l’honnête Kobus a sur la conscience la « gentillesse » d’un meurtre, comme disaient les contemporains de Brantôme. La maréchaussée bat les chemins, munie d’un bon mandat d’amener et de tout ce qui s’ensuit. C’est avec la police à ses trousses que l’enfant prodigue rentre au moulin paternel. Il risque fort, à peine rentré au gîte, d’y être très proprement cueilli pour faire connaissance avec la paille humide des cachots. Mais Dirk veille. Il est fort mal en point, depuis le coup de mousquet de l’acte précédent. Il ne lui reste que peu de temps à vivre. Raison de plus pour le bien employer ! Donc il arrive avec Kobus, tirant l’aile et traînant le pied. Il éloigne le jeune homme, après lui avoir fait jurer de ne pas le démentir. Il a son idée : c’est de se livrer comme étant l’assassin que cherchent les gendarmes. Ici finissent les aventures du jeune Kobus. Maintenant, fixé dans son moulin, entre sa femme et des tas de marmots, il prendra ses pinceaux, à chaque loisir que lui laissera la meunerie, et peindra des chefs-d’œuvre… C’est égal, j’ai bien de la peine à croire que ce soit le meilleur apprentissage pour qui veut faire de la bonne peinture.

La troupe du Vaudeville n’est pas très familière avec l’art de dire les vers. D’excellens artistes, tels que M. Gauthier, ont été visiblement gênés par les exigences d’une tâche nouvelle pour eux. Le succès a été pour M. Decori, qui se souvient d’avoir été le Chemineau, et, dans le rôle de Dirk, se retrouve chez lui. Il a toute la verve, la belle humeur, la fantaisie large et joyeuse qui conviennent au rôle.


Tandis que le Roi, plus de trois fois centenaire, continue aux Variétés sa carrière triomphale, MM. de Flers et de Caillavet nous donnent encore au Gymnase une pièce de ce genre aimable, dont ils sont aujourd’hui les fournisseurs les plus achalandés. Amuser par une intrigue légère, agrémentée de charmantes invraisemblances, piquée de paradoxes sourians, et relevée çà et là d’une pointe d’émotion, telle a été toute leur ambition en écrivant l’Ane de Buridan. Ils se sont plu, comme toujours, à prodiguer les mots d’un esprit facile : il n’est personne ici, et jusqu’aux domestiques, qui ne fabrique à la douzaine les mots d’auteur. Si d’ailleurs, en plus d’un endroit, la pièce côtoie le vaudeville, les auteurs ingénieux savent, à temps, la ramener au ton de la comédie de genre.

L’action se passe dans ce milieu de fantaisie, aux frontières imprécises, où les femmes du monde s’entretiennent familièrement avec les chanteuses de café-concert et les ingénues parlent un langage de vieux briscard. Georges Boullains est un être singulier, affligé d’une sorte de maladie de la volonté : il lui est impossible et de prendre une décision, et de « persévérer dans son être. » Au fait, cette maladie n’est-elle pas aujourd’hui fort répandue, et n’était-ce pas, par exemple, celle de l’ineffable Triplepatte ?

A peine vient-il de rompre avec trois maîtresses et d’abjurer tous les égaremens du cœur, il noue une triple liaison avec Odette de Versanne et Fernande Chantai, la femme et la maîtresse de son ami Lucien de Versanne, et avec une divette de music-hall, Vivette Lambert. Alors ?… Georges Boullains n’est pas beau ; il n’a plus l’âge de Chérubin ; et il n’est pas doué d’une intelligence remarquable ; même on le traite familièrement d’imbécile. Et avec tout cela il est irrésistible ! Arrangez cela comme vous pourrez ! Il fuit des conquêtes sans le vouloir et sans le savoir. C’est ainsi que Micheline s’éprend de lui. Bizarre petite créature, cette Micheline, fille d’un peintre bohème ayant hérité de son père le goût de la vie indépendante et « en marge » de la société, et consternant son tuteur le diplomate de Versanne par ses allures garçonnières et ses propos pittoresques. Elle a beau se jeter à la tête de Georges, celui-ci s’obstine à ne pas comprendre. — Tel est ce premier acte très gai, très vivement mené, le meilleur de tout l’ouvrage.

Vous dirai-je comment Georges est mis en demeure de choisir entre Odette et Fernande, et comment, pareil à l’historique âne de Buridan, il renonce à se décider ? Ou voulez-vous voir, sur le coup de quatre heures du matin, Micheline entrer par la fenêtre, et proposer à Georges une promenade en mer ? J’entends parfois dire que, depuis quelques années, l’éducation des jeunes filles a beaucoup changé. Il est bien vrai que jadis une jeune fille honnête y aurait regardé à deux fois pour entrer la nuit chez un célibataire, et par la fenêtre encore. Et Micheline est honnête. Elle le prouve bien par l’aveu qu’elle fait de son amour à cet imbécile de Georges, qui décidément ne veut rien savoir et qu’il faut bourrer d’injures. Mais doutez-vous un seul instant que Georges n’épouse Micheline, et que cela ne fasse le plus heureux ménage… pour trois ans ou six semaines ?

Mme Marthe Régnier, qui est, depuis quelque temps, devenue une spécialiste pour les rôles d’ingénues mal élevées, est une excellente Micheline. M. Gaston Dubosc, dans le rôle de Georges Boullains, est plaisant à souhait : par sa belle humeur, son bon-garçonnisme et sa naïve inconscience il sauve ce que le personnage a — disons de trop peu chevaleresque. M. Dumény est, en Lucien de Versanne, d’une irréprochable élégance.


C’est une idée ingénieuse qu’ont eue MM. Pierre Veber et Serge Basset de nous donner un drame ou une comédie de la vie de collège. Il ne me semble pas qu’il y eût de « précédons. » Et rien n’étant plus rare qu’une idée neuve, empressons-nous de la saluer. Rappelez-vous les premières pages de Madame Bovary, l’arrivée de Charles Bovary dans le collège normand, la classe, la récitation des leçons, les farces des camarades. C’est à peu près l’image qu’évoque ce collège de province où va se passer l’action des Grands. A qui, d’ailleurs, parmi les Français, n’est-elle pas familière, cette vie de collège ? Ceux d’entre nous qui ne la retrouvent pas dans leurs souvenirs personnels la connaissent surabondamment par l’expérience que d’autres en ont faite autour d’eux. Et chacun sait que les spectacles qui nous sont les plus familiers sont aussi bien ceux qu’il nous plaît davantage de retrouver au théâtre.

D’un crayon très sûr, les auteurs ont su dessiner des silhouettes de potaches tout à fait ressemblantes. Voici le « fort en thème, » Jean Brassier, destiné par un décret nominatif de la Providence à entrer à l’École normale. Il sera professeur, le moins longtemps possible, et, dès sa première classe, aspirera à jeter la toge aux orties. « Le temps n’est plus où les universitaires aimaient leur métier… Aujourd’hui on entre dans le professorat, en attendant mieux. On devient ensuite journaliste, critique dramatique, conférencier, écrivain ou député. » Et voici le cancre. Il est superbement incarné par le nommé Surot : « Sous prétexte que je suis mauvais élève, le dernier, c’est sur moi que l’on se venge ; c’est moi qui encaisse toutes les punitions… Ce n’est pas de ma faute si je suis un cancre, je suis né comme ça : il n’y a pas à se débattre. » Le drame résultera de l’opposition de ces deux caractères. Un vol a été commis par Surot, qui en laisse accuser Brassier. Celui-ci ne peut se disculper, car il faudrait trahir Madame la principale pour qui il a les sentimens que Fantasio avait pour Jacqueline. Mais Surot, au dernier moment, se dénoncera et deviendra le cancre évangélique : soyez tranquille !

Cette intrigue en vaut une autre. Mais l’intérêt de l’œuvre n’est pas là. Il est dans la peinture de ce petit monde où les auteurs ont su voir une image déjà fidèle du monde de demain. « Tels vous les voyez ici, tels ils seront dans la vie ; et vous pouvez, par avance, leur assigner leur place : il y a ceux qui commanderont, ceux qui obéiront, ceux que conduira un idéal et ceux qui ne suivront que leur instinct et leur bon plaisir, et enfin ceux qui n’auront pas d’histoire : les inutiles. » MM. Pierre Veber et Serge Basset ont fait preuve d’observation juste et d’un art souvent délicat.


RENE DOUMIC