Revue dramatique - 14 mars 1900

Revue dramatique - 14 mars 1900
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Reprise de Diane de Lys, drame en cinq actes, par Alexandre Dumas fils. — ODEON : Reprise des Fourchambault, comédie en cinq actes, par Emile Augier. — VAUDEVILLE : Le Béguin, comédie en trois actes, par M. Pierre Wolff. — NOUVEAUTES : Les Maris de Léontine, comédie en trois actes, par M. Alfred Capus. — GYMNASE : Le Complot, comédie en trois actes, par MM. A. Bisson et Gascogne.



Après l’Opéra, l’Opéra-Comique, après l’Opéra-Comique, le Théâtre-Français. Il semble décidément qu’une espèce de fatalité s’acharne contre les théâtres qui fonctionnent sous l’œil des fonctionnaires de l’État et sous sa garantie. Le premier affolement passé, on a, comme il était naturel, recherché les causes du sinistre, rendu plus douloureux par la mort d’une jeune et charmante artiste. Dès jeudi, des rumeurs fâcheuses circulaient parmi la foule assemblée pour contempler ce spectacle. Les uns accusaient un calorifère depuis longtemps signalé comme suspect, d’autres s’en prenaient à l’électricité, d’autres rappelaient des paniques survenues récemment à la Comédie et qui auraient dû éveiller l’attention. On disait que le rideau de fer n’avait pas été baissé, que le « grand secours » n’avait pas été utilisé, qu’il ne s’était trouvé personne pour donner l’alarme, personne pour exécuter les premières manœuvres de préservation, que les pompiers, une fois arrivés, avaient comme toujours fait preuve d’un admirable dévouement, mais qu’ils étaient arrivés trop tard, et que les pompes n’avaient pu lancer d’eau, attendu qu’il n’y en avait pas. Une opinion était en train de s’accréditer, c’est que d’abord les précautions n’avaient pas été prises, et qu’ensuite, les secours ont été mal organisés. Mais les faits viennent d’entrer dans la phase officielle, une question a été posée au Conseil municipal, une interpellation a eu lieu à la Chambre, les pouvoirs publics ont parlé. Nous sommes maintenant renseignés.

C’est faussement qu’on a incriminé une électricité sans reproches, des appareils de chauffage et des tuyaux évidemment innocens puisqu’ils avaient été l’objet d’une communication administrative transmise par la voie hiérarchique. Il est bien exact que le rideau de fer n’était pas baissé, ce qui a permis à l’incendie de se propager dans la salle : mais, ainsi que M. le Ministre de l’Instruction publique l’a déclaré sérieusement, si ce rideau n’était pas baissé c’est qu’il ne devait pas l’être : « A la Comédie-Française, il est baissé, dès que la représentation est terminée pour faciliter l’isolement en cas d’incendie survenant la nuit. Il est levé un certain temps avant la représentation, pour permettre aux électriciens de s’assurer du bon fonctionnement des lampes et pour aérer la salle. C’est pour ces raisons qu’il était levé au moment du sinistre. » Voilà qui est net. C’est la nuit que les incendies doivent se produire ; quand ils éclatent pendant le jour, c’est une irrégularité et il n’y a pas lieu d’en tenir compte. Il est bien exact qu’il n’y avait pas de pompiers dans le théâtre ; mais c’est qu’il ne devait pas y en avoir. Le service de surveillance des pompiers en dehors des représentations a été supprimé : le feu ne doit prendre normalement que lorsqu’il y a des spectateurs dans la salle. Le Théâtre-Français n’en a pas moins brûlé ; mais nous avons la satisfaction de savoir que ce n’est la faute de personne. Il n’y a eu de négligence d’aucune sorte. La Fatalité a fait tout le mal. Le feu est seul coupable. Il est d’autant plus coupable que la veille même, par une instructive coïncidence, la Commission des théâtres avait déclaré qu’il n’y avait rien à craindre et que le feu ne prendrait pas. Le feu a pris malgré l’avis de la Commission, tel est le fait acquis. Infatigable, cette Commission, qui fonctionnait la veille de l’événement, s’est remise à fonctionner le lendemain. N’est-ce pas Molière qui fait dire à un de ses ineffables médecins : « Il faut que je me rende à une consultation qui se doit faire pour un homme qui mourut hier… ? » — Nous assistons donc, ainsi qu’après chaque catastrophe, à la répétition du même cérémonial : enquêtes, rapports des commissions qu’on appelle « compétentes, » congratulations réciproques, et nous subissons toute cette rhétorique où se mêle à l’émotion la plus véritable le désir, sincère, lui aussi, de rejeter de l’un sur l’autre des responsabilités qui vont se perdre à l’infini. Et la leçon qui ressort avec évidence est toujours la même : c’est que les prescriptions, admirables sur le papier, sont dans la réalité illusoires, faute d’être observées, que personne n’est à son poste, et que le vrai nom de la fatalité, c’est l’incurie.

Archives, œuvres d’art, tableaux et manuscrits, on a réussi à sauver à peu près tout. Grâce à d’obligeans concours, la troupe de la Comédie-Française continuera de donner ses représentations. Elle en donne quelques-unes à l’Opéra ; elle donnera probablement les autres à l’Odéon. Après quoi, elle se réinstallera chez elle. On espère qu’il suffira de quelques mois pour rebâtir une nouvelle scène sur l’emplacement de l’ancienne. L’emplacement sera le même, les plans seront les mêmes. Mais ce ne sera plus le même théâtre.

Ce théâtre, où durant près de cent années se sont encadrées les plus belles manifestations de notre littérature dramatique, où s’est livrée la bataille de Hernani, où se sont succédé, de Talma jusqu’à M. Mounet-Sully et de Rachel jusqu’à Mme Sarah Bernhardt, des artistes d’élite, où les meilleurs des auteurs contemporains sont venus recevoir la consécration qu’ils devaient au voisinage des maîtres classiques, ce théâtre n’est plus qu’un monceau de décombres. C’est tout un ensemble de souvenirs qui disparaît. C’est plus encore. Car ces souvenirs avaient une action, exerçaient une influence, composaient une atmosphère. On sait assez que nous ne sommes pas indépendans du milieu qui nous entoure, et ce n’est pas aujourd’hui qu’on serait tenté de méconnaître ces liens qui nous rattachent aux choses extérieures. Obscure et mystérieuse, l’âme des choses pèse sur notre âme. Dans une de ses Préfaces, A. Dumas a justement noté la disposition d’esprit que prenaient, sans presque s’en apercevoir, spectateurs, auteurs, comédiens, au moment où ils entraient dans cette salle. « Le soir, quand il donne son large billet au contrôleur bien abrité du froid, dans ce vestibule circulaire à colonnes et à statues, le public est à la fois un peu fier et un peu intimidé. Ce large escalier à tapis, ces huissiers à chaînes, ce silence des couloirs, ces ouvreuses graves, ce foyer garni de bustes en marbre…, tout cela vous a un air pontifical qui inspire à la fois au public le respect, la confiance, la sévérité et la courtoisie. Ce n’est pas là une église, évidemment, mais c’est un temple ; s’il n’y a pas de saints, il y a des dieux, et voilà bientôt deux cents ans que le grand ; le beau et le vrai y ont leur autel, leur culte et leurs prêtres. Bref, c’est le premier théâtre du monde, chargé de recueillir, de répandre et de consacrer ce qui doit rester de notre littérature dramatique, laquelle est, disons-le, une des gloires, sans rivale dans les autres pays, de notre génie français. » Cette vieille salle avait des proportions harmonieuses et une bonne acoustique ; mais plus encore elle avait ses habitudes et son éducation faite. Contre certaines erreurs, excentricités et défaillances du goût, sa protestation muette était toute-puissante. Certes, il s’en fallait que tous les ouvrages qu’on lui apportait fussent dignes d’elle ; mais justement elle (en faisait ressortir l’insuffisance avec une cruauté salutaire. Ce cadre de la Comédie-Française a causé la chute de beaucoup de méchantes pièces ; d’autres, qui avaient préféré ne pas l’affronter, s’en sont allées triompher sur des scènes moins redoutables. Grâce à la réunion d’élémens complexes et subtils, quelque chose existait là, qu’on ne trouvait pas ailleurs, et qui, au milieu de la débandade d’aujourd’hui, maintenait un idéal d’art. C’est ce que nous venons de perdre. C’est la lacune dont les conséquences se feront sentir dans notre art dramatique. Les huissiers de la nouvelle salle continueront de se parer de chaînes et les ouvreuses de s’orner de gravité, mais une salle aux planches toutes neuves, à la décoration toute fraîche, sera sans âme. Avec cette salle qui avait un passé disparaît la tradition qui y était attachée. C’est en ce sens que l’incendie du Théâtre-Français est un désastre littéraire.

La dernière pièce qui aura été jouée dans cette salle aura été Diane de Lys que la Comédie-Française venait de reprendre et qu’elle avait montée avec beaucoup de soin. Cette reprise obtenait un vif succès auprès d’un public qui était déjà un public d’Exposition. Diane de Lys se jouait devant des salles combles, et ce qui est plus surprenant, mais que nous avons eu l’occasion de constater, devant des salles intéressées et amusées. Ce public s’attachait d’abord à la curieuse reconstitution des costumes du milieu de ce siècle ; il s’amusait à la complication de l’intrigue, soulignait d’applaudissemens quelques plaisanteries faciles, quelques tirades d’une banalité touchante et n’en demandait pas davantage. Il ne nous est guère possible de nous placer au même point de vue. Les seules pièces qui méritent l’honneur d’une reprise sont apparemment celles qui ont par elles-mêmes une valeur et des chances de durée. Aussi, entre toutes les pièces de Dumas, Diane de Lys était-elle spécialement celle qu’il ne fallait pas reprendre. En est-il dans son théâtre de plus mauvaises et de plus franchement détestables ? Cela est possible ; mais il n’en est aucune qui soit plus complètement dépourvue de signification, plus vide des qualités et des défauts propres à Dumas. Le seul moyen que nous ayons d’y trouver quelque sujet d’étude est d’y rechercher quel a été pour Dumas le point de départ et quelles pièces il était capable de faire avec la facilité superficielle de la jeunesse, à l’époque où il se contentait d’emprunter aux dramatistes de son temps la forme alors usitée, sans y ajouter ni une conception d’art, ni une considération morale, ni aucune idée qui lui fût personnelle.

Alexandre Dumas avait un peu moins de trente ans quand il fit représenter Diane de Lys. Il était, à cette date de 1N53, l’auteur de quelques romans écrits à la diable, sans composition, sans style, sans vraisemblance. Un coup de chance lui avait valu le succès de la Dame aux Camélias. Comme il avait fait pour cette dernière pièce, il tira Diane de Lys d’un de ses romans déjà parus. Il paraît que l’idée première lui en avait été fournie par une aventure personnelle. Et cela nous est bien indifférent. Ce qui nous intéresse beaucoup plus, c’est de voir combien il s’y est souvenu des procédés du théâtre romantique et notamment du théâtre de Dumas père. Le premier en date des drames de l’école, le plus vieux drame du vieux Dumas, tel est le modèle qu’il a fidèlement calqué. Enlevez à Henri III et sa Cour le décor XVIe siècle, ce qui est facile puisque ce décor est plaqué, et vous aurez Diane de Lys. Sous le costume Renaissance ou sous le costume du milieu de notre siècle, ce sont les mêmes personnages et c’est le même romantisme à la mode de 1829. Et Diane de Lys fait pareillement songer à Antony, à Kean, à Hernani : c’est un centon du théâtre de Dumas père et de Victor Hugo, c’est le « drame de passion » dans toute son horreur romantique.

Une femme qui s’ennuie profite d’une absence de son mari pour filer le parfait amour avec un jeune homme quelconque dont tout le mérite consiste à s’être trouvé là à propos, quoi de plus ordinaire, de plus banal, de plus médiocre, et de plus ressemblant à la vie ? Il s’agit de trouver de ce fait divers une traduction romanesque et théâtrale, en sorte qu’il devienne impossible de prendre au sérieux le drame qui va se dérouler devant nous. C’est le résultat que Dumas obtient tout de suite, grâce aux moyens que lui offre en abondance le répertoire contemporain. Une grande dame, une très grande dame, une comtesse, Diane de Lys, a accepté, dans l’atelier d’un peintre qu’elle ne connaît pas, un rendez-vous avec un ancien soupirant qu’elle n’a pas revu depuis cinq ans. Elle arrive, à la nuit close ; se glisse dans la pièce déserte et sombre, troublée délicieusement par ce mystère, par ces ténèbres, par la conviction où elle est qu’elle fait quelque chose d’anormal. Pour occuper l’ennui de l’attente, elle ouvre les meubles, fouille dans les tiroirs, lit les lettres. Bruits au dehors, voix derrière la porte. « Est-ce vous ? » Début plein de promesses et qui dès les premières scènes nous lance en plein roman ! — Diane de Lys était destinée à aimer le peintre Paul Aubry, comment va-t-elle le rencontrer ? Justement il stationnera dans la rue un beau soir et il n’y aura qu’à le faire monter. Et justement il aura trouvé dans son atelier une bague qu’il reconnaîtra au doigt de son aristocratique interlocutrice. — Une femme méchante, perfide, comme la Milady des Trois Mousquetaires, a trahi Diane et son amant ; c’est pourquoi, tandis que, sur les deux heures du matin, ils échangent des propos ardemment innocens, on entend bruire les grelots de la chaise de poste qui ramène le mari. Heureux temps pour les dramaturges, que celui où il y avait encore des chaises de poste ! Ces grelots secoués à la cantonade étaient incomparables pour les bruits de coulisses. Et les chevaux qu’on crevait en route, et le postillon qu’on couvrait d’or, et les surprises qui vous attendaient à chaque relais ! autant d’effets auxquels il a fallu renoncer. Dans cette chaise de poste qui ne dételle pas, le comte va enlever la comtesse, tout de suite, sans lui laisser même le temps de changer de costume. Qu’elle n’essaie pas de s’échapper ! les issues sont formées. Qu’elle n’essaie pas de résister ! elle n’est pas la plus forte. Et voilà une fin d’acte. Elle ne vaut certes pas la scène où le duc de Guise, meurtrissant le poignet de la duchesse, la force à écrire la lettre qui attirera son amant dans un piège ; mais la facture est la même et on reconnaît le procédé. — Paul Aubry s’est jeté à la poursuite de la comtesse ; il l’a rejointe à Lyon, dans l’hôtel où elle est descendue. C’est lui qui maintenant va l’enlever, lorsque surgit le mari, qui, n’étant pas en humeur de plaisanter, reprend son bien et sort. Un moment interdit, Paul Aubry resté seul se redresse et croise les bras : « C’est bien, monsieur le comte, à nous deux maintenant ! » Voilà une phrase de défi du meilleur effet. Elle ne vaut pas celle de Buridan : « Bien, joué, Marguerite ! A toi la première partie ! A moi la revanche ! » mais c’est que celle-ci est le chef-d’œuvre. — Au dernier acte, la comtesse étant retombée dans les bras de son peintre, le mari s’annonce derrière la porte, encore une fois ! Une porte qui vole en éclats ! Un coup de feu : « le Comte : Cet homme était l’amant de ma femme. Je me suis fait justice. Je l’ai tué !… » Belle exclamation ! qui ne vaut certes pas celle d’Antony : « Elle me résistait, je l’ai assassinée ! » mais très convenable encore et sur laquelle le rideau peut baisser. Hasards, surprises, rencontres, répliques à effets, mots pour fins d’actes, situation interrompue au bon moment et qui nous laisse en suspens jusqu’au prochain feuilleton, rien n’y manque.

Dans ce cadre de mélodrame, nous assistons à une histoire d’amour, où Dumas a placé docilement les types consacrés, et les nuances de sensibilité conformes à la convention. Le mari est odieux. Il est élégant et spirituel, car il est gentilhomme et tout gentilhomme est spirituel, d’un esprit qui perce dans chaque mot, et élégant d’une élégance qui se voit de loin. D’ailleurs, il est libertin et méchant. Il s’est marié par intérêt. Il néglige sa femme, il l’ignore, jusqu’au jour où devenu jaloux, exaspéré par l’amour-propre et la vanité blessée, cet homme discret, correct et froid se change en un fauve. Ce mélange d’indifférence et de férocité est la caractéristique de toute cette catégorie de maris. Mariée à un homme qui ne la comprend pas, Diane a le droit d’être comprise, et, puisque ce n’est pas par son mari, ce sera donc par un autre. Il ne manque pas de courtisans qui tournent autour de cette femme négligée par son mari. Diane les inscrit, chacun à la date de sa déclaration. Il y en a soixante et dix-huit, dit le texte d’Alexandre Dumas. Ce chiffre a paru insuffisant à la Comédie-Française qui l’a porté à cent trente-huit. Mais Diane de Lys a, comme toute femme ici-bas, droit à la passion. La passion est une frénésie. C’est en Paul Aubry qu’elle découvre, — enfin ! — le frénétique qu’il lui faut.

Celui-ci fait assez bonne figure, j’entends figure assez sombre, dans le bataillon des jeunes premiers romantiques. Une fatalité pèse sur lui. Il le sait, et cela explique l’habituelle tristesse de ce beau ténébreux. Il lui arrive de rire, de plaisanter, de fredonner une chanson ; mais cette gaieté n’est qu’apparente. Pour s’égayer à la manière des autres hommes, ce qui lui manque, c’est de leur ressembler. Il est différent du commun des mortels. Il est un être d’exception. C’est sa noblesse, et c’est sa souffrance. La passion le guette, et, du jour où elle se sera abattue sur lui, elle fera de lui sa proie. C’est pourquoi il ne veut pas aimer. Car, dit-il, « j’aimerais trop. » Telle est cette puissance obscure qu’il sent gronder en lui et qui l’effraie. Il est celui qui, s’étant penché sur un abîme, en garde l’épouvante. Il est celui qui porte dans ses mains un explosif dont il connaît la violence, et qui se méfie. Ce qui le rattache encore à la grande famille des héros romantiques, c’est cette impertinence qu’il croit de haut goût. Ce grossier personnage cause à peine depuis quelques minutes avec une femme à qui on vient de le présenter : il a déjà trouvé le temps de l’insulter en lui parlant de l’amant qu’elle doit avoir. Déclamateur incorrigible, il abonde en sottises pompeuses. « Et moi qui croyais que la noblesse du nom faisait la noblesse du cœur, que la pureté du sang faisait la pureté de l’âme, et qu’une grande dame ne mentait pas !… » Mais pourquoi les grandes dames ne mentiraient-elles pas ? Et depuis quand y a-t-il un monopole du mensonge réservé aux classes inférieures ? Ah ! l’imbécile ! dupe de ses grands mots, de ses airs tragiques, de la pâleur étudiée de son teint et de ce masque de carême qu’il aperçoit avec satisfaction dans sa glace !

Afin qu’il ne lui manque aucune séduction, Paul Aubry est un artiste. Et, l’artiste étant l’antithèse du bourgeois, c’est assez dire l’attrait irrésistible qu’il doit à sa condition. D’être peintre, comme d’être écrivain, et de mettre des couleurs sur la toile, comme de mettre du noir sur du blanc, cela vous crée tout de suite une supériorité. On échappe à l’universelle vulgarité, et puisqu’on n’est pas du monde, on a donc le droit de le mépriser. Un atelier d’artiste est un pays merveilleux où il se passe des choses extraordinaires, dans une atmosphère de liberté, de blague, d’amour et d’odeur de tabac. Cette curiosité pour les choses de la vie des artistes nous vaut par surcroit le personnage de Taupin, les mots de Taupin, les tirades de Taupin, son esprit, sa philosophie, son histoire de malle et de train manqué, ses plaisanteries sur Mme Taupin. C’est à pleurer.

On s’est demandé comment l’auteur de Diane de Lys avait pu, en si peu de temps, devenir l’auteur du Demi-Monde. La réponse est facile. C’est qu’à ce moment précis, Dumas s’est avisé d’être lui-même. Il vient un moment où l’écrivain, qui jusque-là s’était contenté d’apercevoir la vie à travers les transcriptions littéraires usitées autour de lui, ose enfin la regarder directement et raconter ce qu’il a vu. Ce moment ne vient jamais pour les médiocres ; c’est bien en cela qu’ils sont médiocres, pour cela qu’ils n’existent ni ne comptent. Ce demi-monde qu’il va nous décrire, Dumas le connaît. Ces types qu’il nous présentera dans Un Père prodigue, il a pu les observer de près. Il mettra ainsi dans ses comédies, à côté d’êtres irréels et de personnages qui ne sont que des rôles ou des argumens, des figures fortement marquées à l’empreinte de la réalité. Comparez le comte de Diane de Lys et le duc de Septmonts de l’Etrangère : ils font et disent à peu près les mêmes choses ; mais ni la manière ni l’accent ne sont les mêmes ; le premier était détaché d’un drame de Dumas père, le second vient en droite ligne de la société, et de la meilleure. A mesure qu’il se donnait la peine de réfléchir, ce que Dumas apercevait plus clairement, c’était la niaiserie et la fausseté des théories qu’il avait d’abord accueillies. Car sans doute il réside en la passion une force étrange et qui lui prête une sorte de beauté, mais les « cas » de passion sont infiniment rares, et on peut presque la comparer à ces fantômes dont parlent beaucoup de gens et que personne n’a vus. La plupart du temps, cette éloquence dont on lui fait honneur n’est qu’une rhétorique dont on se sert pour en parer de pauvres divertissemens où elle n’a aucune espèce de part. Prendre un amant peut être dans la vie d’une femme un épisode dont on ne méconnaît pas l’importance, mais il s’en faut que ce soit l’éclatante manifestation de la noblesse de son âme. Entre ses aspirations idéales, ses vagues rêveries, ses souffrances de femme dont les délicatesses restent incomprises, et le fait matériel d’aller à un rendez-vous, il n’y a aucun lien. Pareillement le rôle de l’amant obligé de mentir et dont les protestations respectueuses aboutissent à demander à l’objet de son culte un moment de distraction, est de toute nécessité un vilain rôle. Ennui et curiosité chez celle-là, vanité et suffisance chez celui-ci, goût du plaisir chez tous les deux, voilà ce que trouvera l’auteur de la Visite de Noces dans l’analyse de l’adultère. D’ailleurs il triture, alambique, décompose, précipite tous ces élémens sans y trouver un atome d’estime, une vapeur de dignité, un milligramme d’amour. L’amour, c’est lui surtout qui est absent de tant de vilenies qu’on commet en son nom. Cessons donc de décorer d’une phraséologie empruntée au langage de la morale ces victoires de l’instinct ! — Telles sont les idées où s’est arrêté Dumas, et qu’il a rencontrées en allant dans le sens justement opposé à celui de ses débuts. La partie la plus solide de son œuvre est celle où il s’est appliqué à dissiper le mirage de l’amour romantique et à rétablir dans ses droits le bon sens qu’il avait, sans y prendre garde, si fort outragé dans Diane de Lys.

Toutefois, ce n’est pas impunément qu’on a été à trente ans l’auteur applaudi de Diane de Lys ; si différente que soit cette pièce de celles qui suivront, Dumas ne se dégagera jamais complètement des procédés qu’il y a employés. Lui qui avait tant d’esprit, parfois du plus âpre et du plus mordant, il égaiera trop souvent son dialogue de traits faciles rappelant ceux-ci : « Cette demoiselle s’appelle Aurore ? — Le matin seulement. » « Vous n’avez pas cinquante ans, vous en avez deux fois vingt-cinq. » « Quel est le plus honnête homme, de celui qui compromet une femme comme il faut, ou de celui qui se laisse compromettre pour une femme qui n’est pas comme il faut ? — C’est celui qui n’est ni compromettant, ni compromis. — Vous êtes la femme la plus spirituelle que je connaisse. » C’est donc que les femmes qu’il connaissait n’étaient guère spirituelles. Lui qui s’est montré, à l’occasion, un si pénétrant observateur, sa vision des choses a été maintes fois troublée par des inventions romanesques et par un travail de déformation de la réalité qui se faisait à son insu dans son cerveau. On s’est notamment demandé à quel monde pouvaient bien appartenir plusieurs de ses gens du monde : ils étaient de celui auquel appartient cette femme du monde que nous voyons, au premier acte de Diane de Lys, si gentiment occupée à fouiller dans les tiroirs. Ce qui est plus grave, c’est que la recherche des effets de mélodrame a gâté la morale souvent très saine de Dumas. Le coup de pistolet du comte de Lys se répercute en échos lointains dans cette morale, au point de la réduire à n’être que l’art de savoir qui il faut massacrer. Si tu as épousé la guenon de Nod, tue-la ; mais, si tu as épousé un vibrion, fais-le tuer ! Claude tue sa femme, Clarkson tue le duc de Septmonts, M. de Terremonde tue M. de Fondette. Le moraliste a gardé le tour d’esprit mélodramatique ; de là vient cette peu chrétienne introduction de l’emploi des armes à feu dans la morale.

Il va sans dire que Diane de Lys n’est pas jouée selon l’esprit du texte. Il y faudrait de l’emportement, de la jeunesse ; les artistes de la Comédie-Française y ont mis de la sagesse, de la conscience, de l’autorité. C’est un perpétuel contresens. Cette réserve faite, nous n’avons plus qu’à louer l’interprétation. Mlle Bartet joue le rôle de Diane de Lys en comédienne incomparable pour le tact, le charme, la sûreté. Elle possède au plus rare degré cette qualité si rare, le goût. Et c’est ce qu’on ne saurait trop admirer en elle. A force d’adresse et de juste sentiment des nuances elle fait tout accepter, sauve les situations les plus scabreuses et fait passer les pires absurdités. M. Albert Lambert qui est, à la fougue près, un assez bon jeune premier romantique, tient très convenablement le rôle de Paul Aubry. M. Delaunay a de la distinction dans celui du comte de Lys. M. Leloir est un Taupin pittoresque, mais bien solennel. Un des rôles de femmes était tenu par Mlle Henriot qui vient de mourir si tragiquement.


Les Fourchambault ne sont pas une des meilleures pièces d’Emile Augier, et le théâtre d’Emile Augier traverse cet âge ingrat où les meilleures pièces d’un auteur nous paraissent moins bonnes qu’elles ne sont. Ajoutez les défaillances d’une interprétation fort insuffisante. Cela explique que cette reprise ait fait saillir surtout ce qu’il y a dans l’ouvrage de plus défectueux. Il semble que ce drame, qui oppose la famille selon la nature et la famille selon la loi, ait dû, dans sa conception première apparaître à l’auteur sous la forme de certaines images d’Épinal. Lorsqu’elle sentit son cœur parler, Mme Bernard suivit bonnement la loi naturelle : abandonnée par son séducteur, elle pleura mais ne perdit pas courage ; désormais on lui vit des vêtemens noirs et les yeux rouges ; pour la remercier de l’excellente éducation qu’il lui devait, son fils, tantôt la traitait de sainte et tantôt de bête à bon Dieu ; doué d’une force peu commune, Bernard dompta une révolte à bord : actif et entreprenant, Bernard amassa une fortune de trois millions moins trois francs. Et voilà les braves gens. Voici les autres. Pour obéir à son père et toucher une forte somme, M. Fourchambault contracte un mariage légitime ; il est bien puni de cette mauvaise action ; sa femme est dépensière et ne cesse de lui reprocher la dot qu’elle lui a apportée ; ennemi de la lutte et d’humeur débonnaire, M. Fourchambault n’est pas le maître chez lui ; sa fille est une perruche et son gendre sera un serin ; son fils est un paresseux qui ne s’occupe qu’à s’amuser ; victime de sa candeur et des prodigalités de Mme Fourchambault, M. Fourchambault est complètement ruiné. Ces deux intrigues ne sont pas seulement des intrigues parallèles ; elles se rejoignent, puisque ces deux familles sont les familles illégitime et légitime de M. Fourchambault, qui fut le séducteur de Mme Bernard. Le hasard est si ingénieux, et il y a dans la vie des concours de circonstances si bizarres que le fils naturel se trouve sur le chemin de son père juste à temps pour le sauver de la faillite, et en présence de son frère tout exprès pour recevoir de lui un soufflet et y répondre par un mot héroïque. Tout cela est d’une invraisemblance criante. Cette invraisemblance nous choque aujourd’hui, parce que nous sommes devenus en fait de réalisme plus exigeans qu’on ne l’était il y a vingt-cinq ans. Nous nous souvenons en outre qu’on crut jadis découvrir dans cette pièce des intentions morales et qu’on lui attribua quelque valeur au point de vue de la réforme des mœurs. Comme Dumas, Emile Augier se faisait l’avocat des filles-mères et des enfans naturels. Mais quelle portée peuvent bien avoir des argumens pris si fort en dehors de l’ordre commun ? S’il a voulu combattre ici un préjugé social, Augier s’y est pris avec beaucoup de gaucherie et il n’a guère réussi. Mais, d’ailleurs, c’est un élément d’intérêt qui a tout à fait disparu de la pièce. Il ne reste qu’un drame romanesque, sentimental, où l’auteur, afin de piquer la curiosité de son public, s’est amusé à combiner des événemens extraordinaires, arranger des coïncidences surprenantes et tenir une espèce de gageure. Il s’est tiré à son honneur de cette partie difficile, parce qu’il possédait une remarquable entente de la scène. Dans cette fable qui amuse précisément par ce qu’elle a de violemment invraisemblable, Augier, par surcroît, a fait tenir des parties d’observation, des silhouettes indiquées d’un dessin superficiel et juste.

Les acteurs de l’Odéon jouent presque tous « à côté, » surtout M. Chelles, qui par sa bonhomie dénature complètement le rôle de Bernard. Mme Marie Magnier est amusante dans son rôle de bourgeoise vaniteuse. Cette médiocre interprétation répand sur toute la soirée une teinte terne et grisâtre.


Une femme entretenue qui trompe habituellement son protecteur sérieux avec son amant de cœur, trompe par caprice celui-ci avec un passant, après quoi, s’étant très vite ennuyée de cette distraction passagère, elle revient à son amant de cœur, sans avoir jamais cessé de recevoir de son protecteur sérieux les avantages solides qu’il lui doit ; prenez ce sujet comme vous voudrez, retournez-le de telle manière qu’il se pourra : vous n’en tirerez jamais qu’une comédie déplaisante, mais surtout ennuyeuse. C’est le cas du Béguin. Vainement M. Pierre Wolff y a-t-il dépensé de réelles qualités, habileté de composition, art de filer joliment une scène, trouvailles de mots ou de jeux de scène. Vainement les excellens acteurs du Vaudeville y ont-ils mis toutes les ressources d’un talent éprouvé : Mlle Réjane sa fantaisie, sa nervosité, ses mines et son agitation, M. Lérand cette autorité qui lui permet de faire un sort aux rôles les plus insignifians, M. Nu mes sa bouffonnerie savoureuse, M. Gauthier sa bonne grâce, M. Grand sa bonne volonté. Le Béguin n’en est pas moins un spectacle fort désobligeant.

Entre un vaudeville bien venu et un vaudeville manqué, il n’y a vraiment qu’une différence : c’est que l’un est bien venu et que l’autre est manqué. A coup sûr, c’est une différence essentielle, mais on perdrait son temps à vouloir en chercher les causes et l’expliquer par raisons démonstratives. L’inspiration souffle où elle veut. Les Maris de Léontine sont un des vaudevilles les plus amusans que nous eussions vus depuis longtemps. Il y a d’un bout à l’autre de la gaieté, de l’entrain, un jaillissement de belle humeur, une plaisanterie facile et de bon aloi. La pièce est jouée avec beaucoup de verve par MM. Germain, Torin, Colombey et par Mlle Cassive.

Le Complot est un vaudeville manqué. La donnée première en semble assez ingénieuse. Un mari infidèle veut se procurer un motif d’absence hors du domicile conjugal. Il obtient par faveur de se faire arrêter : le magistrat complaisant a promis de le relâcher aussitôt. Mais l’épouse, prévenue à temps, obtient du magistrat de plus en plus complaisant qu’il retienne sous les verrous le mari volage. Ce point de départ en valait certainement un autre ; mais l’inspiration est restée en route.

M. Galipaux et Mlle Yahne ont fait de leur mieux, sans parvenir à nous dérider.


DOUMIC.