Revue dramatique - 14 mars 1896

Revue dramatique - 14 mars 1896
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 465-468).
REVUE DRAMATIQUE

RENAISSANCE. — La Figurante, comédie en trois actes, par M. François de Curel.

M. François de Curel est un écrivain. Cela lui fait parmi les auteurs qui travaillent pour le théâtre une place à part. Il est de ceux dont nous appelons de tous nos vœux le succès, et nous nous sommes maintes fois efforcés de mettre en lumière les qualités qui lui sont propres : un mélange de subtilité et de vigueur, de pénétration psychologique et d’imagination poétique. Après comme avant la Figurante, M. de Curel reste une des plus belles espérances du théâtre contemporain. Pourquoi faut-il qu’avec lui nous en restions toujours aux espérances ? Pourquoi son théâtre nous fait-il constamment l’effet d’être un théâtre d’essai ? Pourquoi ses pièces nous laissent-elles l’impression que nous venons devoir l’esquisse inégalement poussée d’un artiste très bien doué ? Si l’on pouvait croire un seul instant que ce fût de la part de l’auteur impuissance à réaliser ce qu’il entrevoit, à aller au-delà d’un premier jet, et à finir l’ébauche, il n’y aurait pas lieu d’insister. Mais je suis convaincu qu’il le fait exprès et qu’il y met de la malice. Son cas est celui, fréquent en art, de l’artiste qui préfère en soi justement ses défauts et qui en devient dupe et victime. Surtout ce qui lui nuit c’est une sorte de paresse intellectuelle dont il est vraiment coupable et qu’on ne saurait quand on lui veut du bien, lui reprocher avec assez d’âpreté. M. de Curel a des poussées d’imagination, un jaillissement d’idées ; une situation lui apparaît sous une forme scénique ; cela est bon ou mauvais : il s’en contente. Il ne se soucie ni de mettre l’œuvre au point, ni de tirer d’un sujet ce qu’il y a lui-même enfermé.

Tout le monde a constaté ce qu’il y a de violemment exceptionnel dans la donnée de la Figurante ; il est donc inutile d’y revenir. Mais il reste intéressant de voir comment s’y prend M. de Curel pour rendre très particulière, très extraordinaire et très invraisemblable une situation qui de soi n’a rien d’exceptionnel, et comment il en élimine par cela même l’intérêt humain aussi bien que la valeur dramatique. Une femme marie son amant ; cela n’est pas rare et se voit même assez fréquemment. Autant que possible elle choisit une comparse dont elle espère que l’avenir ne fera pas pour elle une rivale ; cela est dans la nature et conforme à la logique de la passion. S’apercevra-t-elle au bout d’un certain temps qu’elle a commis une maladresse et trop présumé de son pouvoir, et aura-t-elle ce cuisant regret d’avoir travaillé elle-même à son malheur et d’avoir été l’ouvrière de sa propre souffrance ? D’autre part, la « figurante » découvrira-t-elle quelque jour le hideux marché dont elle a été l’objet et en concevra-t-elle un immense mépris pour l’homme qu’elle se prenait à aimer ? Tout cela est admissible, et vingt autres hypothèses le seraient également. Il n’en est guère qu’une seule à laquelle nous ne soyons pas disposés à nous prêter : c’est celle à laquelle l’auteur s’est arrêté. Il imagine que ce joli marché se fait au grand jour et, peu s’en faut, par-devant notaire. Tout le monde est dans la confidence, depuis le vieux monsieur cynique jusqu’à la jeune fille innocente. Mais alors ce qui suivra ne nous importe plus. Car si la figurante en vient à trouver que son rôle de figurante commence à lui peser, elle ne saurait s’en prendre qu’à elle-même d’une situation dont elle a par avance accepté les ennuis. Ou si la maîtresse souffre de se voir délaissée, elle ne sera guère admise à invoquer les clauses d’un contrat qu’elle a elle-même rédigé, on ne sait si c’est avec plus d’effronterie ou plus d’imprévoyance. Au lieu d’un de ces compromis de conscience dont la vie offre tant d’exemples, et si douloureux ! nous assistons à une expérience savamment combinée par des esprits biscornus, qui se sont plu à en réunir et à en rapprocher les élémens afin de voir ce qui arriverait. Ce n’est plus une étude, c’est un jeu. Ce n’est plus de la psychologie, c’est de la physique amusante.

Passons d’ailleurs à M. de Curel sa donnée. Admettons la situation tell » qu’elle est posée. Quels sont les personnages que nous allons y voir engagés ? Ceci est tout à fait remarquable que le seul dont la physionomie ait quelque relief, est au surplus un personnage accessoire et à peu près inutile. C’est M. de Moineville, le mari trompé, que la paléontologie console de ses mésaventures conjugales. On n’a guère signalé, et je ne sais si, lui-même, M. de Curel, a très clairement vu la vilenie foncière du bonhomme. Ou plutôt je crains qu’il ne lui ait attribué une certaine grandeur d’âme et qu’il n’en ait voulu faire une manière de philosophe recommandable par la supériorité de son détachement. C’est qu’en ce temps-ci les notions se brouillent. Ce M. de Moineville a épousé une femme beaucoup plus jeune que lui. Bien sûr ce n’était pas par amour que celle-ci avait consenti à devenir sa femme : mais elle lui déclare en outre qu’il lui fait horreur. M. de Moineville n’insiste donc pas pour lui imposer la corvée réglementaire ; et il retourne à la paléontologie. Comme du reste il n’ignore pas que la chair a ses exigences, il admet que sa femme ait non pas une faiblesse, un égarement passager, mais un adultère régulier, installé, rangé. Mari complaisant, il poursuit les amans d’allusions piquantes, afin de mettre sa dignité à couvert. Je trouve que cette conduite est ignoble. Elle serait sans excuse, si nous ne savions que nous avons affaire à un maniaque. Quoi qu’il en soit, et tout mari de vaudeville qu’il paraisse, ce Moineville a une réelle individualité. Or on se passerait parfaitement de lui ; dans la pièce, tout comme dans son ménage, il n’est qu’un comparse. Il a l’air de tout mener, de tenir les fils de l’intrigue ; il s’en vante. En fait, il ne joue que le rôle traditionnel du raisonneur ; il est le sage de la pièce, abondant en aphorismes qui dans sa bouche sont assez mal en place. — D’un relief moins accusé, la silhouette de Renneval, le mari de la Figurante, est encore heureusement indiquée. Celui-ci est le pleutre, pareil sans doute à beaucoup des hommes que nous coudoyons chaque jour, et en qui les auteurs d’aujourd’hui se plaisent à incarner leurs contemporains. Égoïste et lâche, à demi conscient d’une veulerie morale où il voit peut-être quelque élégance, il imagine lui-même le compromis qui lui permettra de concilier les intérêts de son cœur avec ceux de sa position sociale, oublie sa maîtresse absente, retombe sous sa domination dès qu’il la revoit, non par amour mais par faiblesse, trahit tour à tour ou tout à la fois les deux femmes qui ont l’étrange fantaisie de l’aimer, et reste d’un bout à l’autre une image accomplie de la sécheresse du cœur et de l’inconsistance du caractère. — Mais apparemment dans la Figurante les deux personnages sur lesquels on devait concentrer la lumière, c’était celui de la figurante elle-même et celui de sa rivale, de Mme de Moineville et de Françoise. Ils sont l’un et l’autre parfaitement inexistans. Ce sont figures de convention où pas un trait individuel ne décèle la vie. Mme de Moineville est une femme quelconque qui a fait une maladresse et se voit prise à son piège. Pour ce qui est de Françoise, la petite pensionnaire effacée et disgracieuse, qui se trouve du jour au lendemain transformée en maîtresse femme, épouse désirable autant que politicienne émérite, nous ne pouvons un instant croire à sa réalité. Il est trop évident qu’elle est sortie ainsi tout armée du cerveau de l’auteur, qui l’a fabriquée à plaisir pour les [besoins de la cause.

A la manière dont la situation est posée et les personnages nous sont présentés, il est inévitable que toute notre attention se fixe sur la rivalité des deux femmes. Comment l’une va-t-elle tenter la conquête de son mari, et l’autre s’efforcer de défendre la position ? Voilà ce que nous sommes curieux d’apprendre. Mais M. de Curel commence par écarter Mme de Moineville. Celle-ci fait une absence de trois mois, laissant le champ libre à Françoise. C’est donc qu’on se contentera de nous montrer comment Renneval va faire peu à peu la découverte de sa femme. Il se prendra à ce charme d’autant plus dangereux qu’il était insoupçonné ; ce sera chez lui de la surprise d’abord, puis de l’émotion, puis de la tendresse. Chez Françoise, ce sera un mélange de candeur et de rouerie, avec un peu de coquetterie et beaucoup de sincérité. Sans doute c’était là matière à de jolis tableaux de genre et à une délicate analyse de sentimens. Et puisqu’on a comparé M. de Curel à Marivaux, il y avait en effet prétexte à d’ingénieux marivaudages. Cela non plus M. de Curel ne l’a pas tenté. Dès le début du second acte nous apprenons que Renneval passe des nuits atroces devant la chambre à coucher dont Françoise, bien près de céder, s’est obstinée jusqu’ici à barricader la porte. Eh ! alors la pièce est finie ; les rencontres entre Françoise et Mme de Moineville ne sont plus que des formalités sans intérêt. C’est bien pourquoi les deux derniers actes nous ont paru si froids, et si inutilement compliqués. L’auteur a passé à côté de son sujet : j’entends de celui qu’il nous avait lui-même indiqué. Il s’est taillé une matière à son gré, en exigeant de nous toutes sortes de concessions et de complaisances. Puis, le moment venu de la traiter, il s’est dérobé.

La Figurante est une pièce manquée par un auteur de beaucoup de talent, qui, dans un premier acte voisin de la perfection, avait commencé par donner sa mesure afin de nous mieux décevoir par la suite.

Le personnage de Renneval est dessiné avec beaucoup de finesse et de goût par M. Guitry. Par la trivialité de son jeu M. Antoine rend encore plus désobligeant le rôle de l’amateur de paléontologie. Mlle Thomsen est gracieusement insuffisante sous les traits de Françoise. Mlle Legault tire tout le parti possible d’un rôle ingrat.


R. D.