Revue dramatique - 14 mars 1894

REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Cabotins ! comédie en quatre actes en prose, par M. Édouard Pailleron. — Gymnase : Famille, comédie en trois actes en prose, par M. Aug. Germain. — Théâtre-Libre : Une Journée parlementaire, comédie en trois actes en prose, par M. Maurice Barrès. — Odéon : Yanthis, pièce en quatre actes en vers, par M. Jean Lorrain. — Renaissance : Izéyl, pièce en quatre actes en vers, par MM. Armand Silvestre et Eugène Morand.

On sait quelle est, depuis plusieurs années, la médiocrité des œuvres représentées sur notre théâtre. Si nous le constatons, après tout le monde, ce n’est pas pour conclure que l’attention doive se détourner du mouvement dramatique contemporain. Bien au contraire. Nul autre genre n’est aujourd’hui plus intéressant à étudier. C’est un genre en transformation où certaines tendances sont en train de mourir et d’autres s’essaient à naître. Nulle part ailleurs les discussions théoriques ne sont plus vives et les projets de réforme ne s’annoncent plus bruyamment. Une jeune école, dont les représentans ne grisonnent pas tous, a juré de débarrasser la scène des conventions qui l’encombrent, et généralement de toute espèce de conventions. Trop est trop. Il y aura toujours des conventions en art. Il est vrai seulement qu’un moment vient où le besoin se fait sentir de changer de conventions. Le système qui, fortement constitué vers le milieu de ce siècle, nous a valu un riche développement de la comédie de mœurs, semble désormais un système usé. Ceux qui le rejettent ont raison, et nous sommes avec eux. Nous n’avons garde sur ce point d’être de l’avis de M. Dumas et de croire avec lui qu’il n’y ait qu’un moyen de faire les pièces de théâtre, comme il n’y en a qu’un pour faire les enfans. En littérature c’est la loi qu’il faille sans cesse renouveler les procédés. — J’ajoute qu’il n’est pas de genre où la critique ait un rôle plus important à jouer et plus efficace. Car on ne peut rien faire au théâtre sans l’assentiment de la foule. Mais la foule est par nature rebelle à tout changement : elle ne rit ou ne s’émeut qu’autant qu’elle reconnaît les moyens qui sont depuis longtemps en possession de la faire rire ou de l’émouvoir. L’acteur est plus encore engagé au maintien des méthodes suivant lesquelles son talent s’est formé. Je ne cite que pour mémoire les directeurs de théâtre. Il n’est pas jusqu’aux salles de spectacle qui n’aient leur atmosphère, et jusqu’aux planches et aux portans qui ne se refusent à encadrer d’autres tableaux que ceux à qui ils ont servi maintes fois de cadre. C’est contre toutes ces routines coalisées qu’est obligé de lutter un auteur soucieux de nouveauté. Il lui faut triompher de toutes ces résistances ou, pour mieux dire, de toute cette force d’inertie. Dans cet effort vers le progrès et dans cette lutte pour l’art, il n’a de secours à attendre que de la critique. Elle seule peut l’encourager dans ses essais, l’affermir dans ses tendances et tâcher de les imposer au public. Pour notre part nous nous efforcerons surtout, dans ces revues, de profiter des indications que nous fourniront les pièces nouvellement représentées, afin de démêler dans les anciennes méthodes ce qui doit être abandonné et de discerner dans les plus récentes les élémens de vitalité qu’elles pourraient contenir et qu’il y aurait profit à fortifier et à développer. — À ce point de vue l’étude d’une pièce écrite par l’un des plus brillans représentans du théâtre d’hier et justement dans le même système qui avait cours voilà trente ans, ne peut manquer d’être instructive.

Cabotins est le contraire d’une pièce bien venue. M. Pailleron ne se fait sans doute à cet égard aucune espèce d’illusion. Et il est de ceux qui ont le droit d’exiger qu’on leur dise toute la vérité. Aussi bien l’une au moins des causes de son insuccès est-elle tout à sa louange. C’est qu’il a cette fois grandi ses ambitions et qu’il a placé le but très haut, au-delà même de ses forces. Il a aperçu l’une des plus fertiles matières qui s’offrent chez nous à l’observation du peintre des mœurs. Il s’est attaqué à l’un de ces sujets qu’alors même qu’on les a manques, il reste encore honorable d’avoir essayés.

Il y a pour toute société quelques travers, en petit nombre, qui en sont caractéristiques, parce qu’ils résultent directement des conditions de vie particulières à cette société. Aussi a-t-on coutume de dire qu’il n’y a dans chaque époque que trois ou quatre sujets pour la comédie de mœurs. Le cabotinage est l’un de ces travers dont nous pouvons revendiquer la propriété. Non certes que nous l’ayons inventé. Il a existé de tout temps. Il est aussi ancien que la vanité, dont il est une manifestation grossière et une forme exaspérée. Mais c’est parmi [nous que la mode s’en est répandue et de nos jours qu’il a reçu ses justes honneurs. On entend par cabotin un mauvais comédien. On se hâte d’ajouter qu’il n’est comédien si excellent qui ne soit un peu cabotin. De grands artistes ont été des cabotins éminens. Ils se souciaient moins de leur art que des applaudissemens qu’il leur procurait. Au besoin ils ne se faisaient pas scrupule de trahir l’un pour obtenir les autres. Le cabotinage est cela même. Il commence avec les premières concessions faites au goût du peuple. Il consiste à rechercher le succès pour lui-même et par des moyens déloyaux. Il est un appel à l’applaudissement du vulgaire. Le cabotinage devait se développer dans un temps de démocratie où c’est le nombre qui fait la loi. On est en scène, non devant une élite mais devant la foule. Elle est inattentive et distraite. On ne s’impose à son attention qu’en la forçant, en outrant le geste, enflant la voix, exagérant tous les effets. Et comme un besoin se crée toujours ses moyens, nous avons créé des moyens de publicité merveilleux. Grâce aux journaux, un nom émerge tout d’un coup. La réclame s’en empare et le pousse au premier plan. L’inconnu d’hier, en un jour et pour un jour, devient l’homme du jour. Dans ce tapage, certaines délicatesses s’émoussent. On est étourdi par tout ce bruit. On perd l’exacte notion des choses. On confond la notoriété avec la célébrité. On ne se contente plus de la gloire si elle ne s’accompagne de la célébrité. Un artiste, un savant, fût-il un homme de génie, veut de plus être un homme en vue. Il monte sur l’estrade. L’entraînement est général, au point que ceux qui ont l’air de n’y point céder nous mettent tout de suite en défiance : la modestie nous est suspecte et la simplicité nous semble une affectation. Le cabotinage s’étend à toutes personnes et il pénètre tous sentimens. Il y a un cabotinage du vice ; il y en a un de la vertu. La charité qui met le public dans la confidence de ses aumônes, la piété qui s’affiche, la pitié qui s’étale, l’austérité qui se drape, la gravité qui pontifie, le désintéressement qui se proclame, l’abnégation qui se fait valoir, la résignation bruyante, le désespoir qui se raconte, la douleur qui fait saigner ses plaies sous l’œil des indifférens, autant de variétés du cabotinage, sans parler des passions de l’amour, où le cabotinage a si bien sa place qu’il semble leur être naturel, et qu’à peine est-ce s’il nous choque quand nous l’y rencontrons. — Or on connaît le phénomène qui se produit pour les gens de théâtre. Ils rapportent dans la vie les habitudes de la scène et continuent d’y jouer leurs rôles. Il en est de même pour les cabotins du monde. Hors des regards et loin de la galerie ils n’arrivent plus à se ressaisir. L’être d’artifice a transformé l’être de nature. Sans avoir de spectateurs, ils continuent d’être en représentation. Ils se deviennent leur propre public, et dans le for de leur conscience ; ils cabotinent pour eux-mêmes… C’est ainsi que le cabotinage n’atteint pas seulement la surface de l’être ; il entame l’individu jusque dans son fond. Né des conditions de vie de la société moderne il façonne dans son âme et dans son cœur l’homme d’aujourd’hui. Pour mettre à la scène un pareil sujet, on ne pouvait se contenter d’indications superficielles et de croquis sans consistance. Il y fallait quelque chose de plus qu’une habileté à attraper le ridicule extérieur. C’est ici qu’un peu de « colère vertueuse » eût servi la clairvoyance de l’observateur et rendu son regard plus pénétrant, comme il fallait pour écrire le Misanthrope avoir en soi un peu de l’âme d’Alceste. M. Pailleron n’est pas un Alceste. Il est bien trop un homme de son temps pour avoir jamais prétendu à la réputation d’être une « âme antique ». Il la repousserait bien plutôt comme étant un peu désobligeante. Il sait trop bien le charme de la société contemporaine, et cette société l’a toujours trop bien traité pour qu’il nourrisse contre elle aucune haine. En fait, il n’en a jamais raillé que les plus légers travers, et son plus grand effort de satire a été pour dénoncer le ton des conversations mondaines. Comme l’observateur, le moraliste qui est en M. Pailleron a surtout de l’esprit. Il s’est attaché à noter des nuances de sentimens très fugitives et à déjouer les subtils artifices du cœur. Une seule fois il a touché à ce fond de sottise qui est en chacun de nous quand il a signalé dans l’Age ingrat ce besoin qui nous prend à un tournant de la vie de protester par d’imprudentes révoltes contre la victoire des années. M. Pailleron est encore un tacticien du théâtre d’une surprenante habileté. L’Étincelle fait songer d’abord à un proverbe de Musset. Mais on voit tout de suite la différence. Musset ne savait rien hors les choses du cœur. M. Pailleron excelle à filer une scène, la teinter de sensibilité, doser l’émotion et tout arranger pour notre plus grand divertissement. Il faut au moins que nous lui en soyons reconnaissans. — Tous ces traits ont fait de M. Pailleron un écrivain de théâtre infiniment séduisant, d’un talent plus aimable d’ailleurs que vigoureux. Je crains donc qu’en aucun temps il n’eût été armé pour nous donner cette forte comédie qu’appelait le cabotinage.

Mais en outre on constatait déjà chez l’auteur de la Souris quelque fatigue. Depuis ce temps sa main est devenue moins adroite, son imagination moins fraîche et sa verve moins abondante. Ceci est plus grave. Il semble que M. Pailleron ait perdu ce qu’on pourrait appeler la faculté d’observation directe. On a signalé dans les Cabotins nombre d’emprunts faits à des ouvrages de théâtre ou à des romans. M. Pailleron s’est emprunté à lui-même plus encore qu’il n’a emprunté aux autres ; et apparemment il en avait le droit. On note au passage tel neveu de son oncle que M. Pailleron naguère nous avait déjà présenté et telle jeune fille évaporée mais honnête qu’on avait déjà beaucoup vue sous divers noms et qui s’était appelée Antoinette, et Suzanne, et Pépa, avant d’avoir été rebaptisée Valentine. Un jour vient où l’écrivain, pour avoir trop vécu dans les livres, n’aperçoit plus la vie qu’à travers la traduction qu’ils en donnent ; et dupe de sa propre littérature il aperçoit l’humanité à travers l’image qu’il en a lui-même tracée.

Aussi est-ce d’abord de précision et de netteté que manque le tableau ou l’esquisse de M. Pailleron. Il semble avoir hésité entre plusieurs sujets voisins sans doute, mais qui se nuisent par le voisinage. Des jeunes gens se groupent en association pour la courte échelle. Le journaliste recommande le médecin, qui place l’avocat ; celui-ci fait profiter de sa fortune et traîne après soi tous les compagnons des heures difficiles… Ce n’est pas le cabotinage cela, c’est la camaraderie. Or la camaraderie, quoique l’étude en ait tenté plus d’une fois les auteurs dramatiques, se prête mal à être mise à la scène. Les « camarades » réussissent trop bien, trop vite et par des moyens trop simples. On se dit que tout de même ce n’est pas si commode que ça. Chaque fois que Pégomas accouche d’une invention nouvelle, ils sont là tous à s’extasier : « Ah ! ce Pégo ! est-il assez malin ! Il n’y a que lui ! » Mais le machiavélisme de la combinaison nous échappe. Et nous admirons moins la rouerie de cet habile homme que l’ingénuité avec laquelle il se propose de conquérir le monde par des ruses enfantines. — M. Pailleron confond encore le cabotinage avec la hâblerie méridionale. Tous ses cabotins sont de la Provence ; comme si tous les farceurs étaient d’en deçà de la Loire ! On réclame pour les pays du Nord. Surtout on se demande à qui en a l’auteur. A-t-il voulu faire le procès à une société, ou n’a-t-il voulu que refaire celui d’un climat ? On nous a montré tant de fois déjà quels sont sur les imaginations les effets d’un soleil trop ardent ! — Quels sont enfin les types dans lesquels M. Pailleron a incarné le cabotinage ? Au premier rang et menant le chœur, Pégomas, l’aspirant député. Il a la langue bien pendue, le mensonge facile et l’improvisation chaleureuse ; il inaugure des statues, rédige des programmes qui ressemblent à des prospectus et se répand en promesses qu’il ne tiendra pas. En vérité que ferait-il de moins s’il n’était pas cabotin ? Pégomas est politicien ; il fait son métier. Exige-t-on d’un orateur de réunion publique qu’il soit ennemi de la réclame et jaloux uniquement de sa dignité et de son repos ? Le peintre Caracel s’est institué chef d’école ; il préside au groupe des « à-partistes ». Nous avons eu nos indépendans et nos incohérens, nos impressionnistes, nos luministes et nos tachistes : le seul succès que leur aient valu leurs excentricités, ç’a été un succès de ridicule. Pourquoi donc s’en être tenu aux éclopés du cabotinage ? Et était-il si difficile de trouver des cabotins parmi les grands premiers rôles de la littérature et des arts ? Hugon le membre de l’Institut qui flatte les jeunes et se fait « lâche, de peur d’être lâché » ; l’écrivain Lavrejol qui de naturaliste se fait mystique ; Saint-Marin, le médecin pour dames, ce ne sont qu’autant de comparses. D’autres nous sont donnés pour cabotins dont nous n’apercevons pas en quoi consiste le cabotinage. Brascommié, qui est avocat général, demande la tête d’un assassin : voulait-on qu’il le fil acquitter ? M. de Laversée, de quelque côté qu’on le prenne, n’est sous toutes ses faces qu’un imbécile. Mme de Laversée est coquette et jalouse ; ce n’est pas être cabotine cela, c’est être femme. — En vérité, tous ces cabotins sont de pauvres gens, parfaitement inoffensifs et mal payés de leur peine. Et la société d’aujourd’hui ne serait pas trop à plaindre si on y voyait tous les cabotins faire aussi piètre figure.

On le voit, le trait pourrait porter plus juste et enfoncer plus avant. Mais en outre on est surpris de constater combien peu de place l’étude du cabotinage occupe dans une pièce qui s’intitule Cabotins ! A partir du second acte on nous lance sur une autre piste, et ce qui commence alors c’est une histoire romanesque et compliquée, sentimentale et noire. Quel rapport y a-t-il entre les aventures de Pégomas et celles d’un sculpteur, d’une orpheline et du père de l’orpheline ? Entre les unes et les autres on n’a essayé de mettre pas même l’apparence d’un lien. De plus, à voir le ton dont elles nous sont contées il semble qu’on se soit appliqué à en faire ressortir l’opposition et éclater le violent disparate. Dans les scènes où défilent, causent et s’agitent les cabotins, la pièce de M. Pailleron est gaie de la gaieté la plus franche et même la plus grosse. Les bonshommes de la « boîte à l’ail » et ceux pareillement de la « Tomate » sont de purs grotesques. Les procédés qu’on emploie pour nous les présenter sont ceux de la caricature. Tels épisodes comme la « complainte du pauvre esculpteur » sont de simples « scies d’atelier ». Les plaisanteries sont à l’avenant. Un des caractères de l’esprit de M. Pailleron, dans ses œuvres les meilleures, a toujours été la facilité de cet esprit. Cela en a fait le succès. Le public est satisfait quand le mot que prononcent les acteurs est justement celui qu’il attendait et qu’il prévoyait. Cette fois M. Pailleron n’a pas dédaigné la facétie elle-même. Nous sommes sur les confins de la farce, non pas en deçà. — Mais à côté de ces parties où la drôlerie est poussée jusqu’à l’extrême, en voici qui vont jusqu’à l’extrême dans le sentiment et dans la désolation. Au Palais de l’Industrie, le sculpteur Pierre Cardevent a aperçu une jeune fille d’une beauté merveilleuse. Qui est-elle et d’où vient-elle ? Il n’en sait rien. Suivant toutes les probabilités, il ne la reverra pas. Pourtant il est resté sous le charme. Il est hanté par cette poétique apparition. Son ciseau maintenant ne sait plus sculpter d’autres qu’elle. Il fait son portrait de souvenir. Or la médaille d’honneur lui ayant été décernée, qui est-ce qui vient lui annoncer cette bonne nouvelle ? C’est elle-même, son inconnue ! Comme cela se trouve ! Quel bonheur ! Or plutôt quel malheur ! « Ah ! quel malheur !… » ainsi qu’il est dit dans la complainte. Car la jeune fille est une personne du beau monde. Et Pierre est fils d’artisans. C’est lever de terre amoureux de l’étoile. — Plus triste est le sort de l’infortunée Valentine. Sans père ni mère depuis son âge le plus tendre, elle est condamnée à ignorer le secret de sa naissance. Elle a été recueillie chez les Laversée. Par un surcroit de disgrâce, la nature l’a affligée d’une fatale beauté. Elle devient sans l’avoir voulu la rivale de sa protectrice. Elle lui prend, sans le faire exprès, tous ses adorateurs et jusqu’à son amant en titre. Si bien qu’après avoir été abreuvée d’humiliations, avoir dévoré plus de larmes et bu plus de honte que la légendaire Cendrillon, il lui reste pour suprême ressource d’aller tenir les livres de comptes dans une ferme du Canigou ! — Tout cela n’est rien en comparaison des calamités qui ont fondu sur le bonhomme Grigneux. Il était jeune, il avait des idées, il allait avoir du talent. Mais il adorait sa femme ; l’infidèle un beau jour a pris la fuite. De ce jour, son existence a été brisée. Pour oublier il s’est mis à boire, pour endormir son chagrin, il a usé des stupéfians. Il en est réduit maintenant à faire des copies et des phrases ; un raté doublé d’un raseur, comme diraient les rapins à qui il inflige ses théories sur le grand art. — C’est ainsi qu’on passe, dans Cabotins, du plaisant au lugubre. Cela fait un assemblage des notes les plus discordantes. Mais d’un vaudeville avec un mélodrame on n’a jamais fait une comédie.

Ou plutôt c’est ce qu’on a maintes fois essayé de faire, et M. Pailleron lui-même en plusieurs de ses comédies. Seulement, son art étant alors plus délicat et sa touche plus légère, les nuances étaient mieux fondues et on n’apercevait pas si nettement la différence essentielle des élémens juxtaposés. Le mélange des genres a été l’une des pratiques les plus habituelles et les plus habituellement fâcheuses des dramatistes de ce siècle. C’est, je pense, Beaumarchais qui, le premier, introduisit dans une pièce gaie et même folle un élément de drame. Dans la Folle Journée Figaro retrouve une mère, et il éprouve en sa présence la même émotion qui bouleversera par la suite toute la lignée des enfans abandonnés, au moment qu’ils retrouveront sur les planches des théâtres du boulevard les auteurs de leurs jours. Figaro se jette dans les bras de Marceline, et il laisse un libre cours à ses larmes ; et dans la salle les spectateurs qui avaient, comme on sait, l’âme sensible, pleuraient des larmes non moins douces. L’alliance du comique et du tragique fut un des articles principaux dans le programme des romantiques. Ce fut alors l’usage, comme il est dit dans les Lettres de Dupuis et Cotonet, de rire d’un œil et de pleurer de l’autre. La mode en passa du drame dans la comédie de mœurs. On n’en trouverait que trop d’exemples dans les pièces d’Augier et de M. Dumas. M. Sardou s’est fait de ce système hybride une spécialité. Dans tout son théâtre, depuis Nos Intimes et jusqu’à Madame Sans-Gêne, le procédé est invariable. Les premières scènes sont consacrées à nous présenter dans un décor aux couleurs vives et gracieuses le milieu où se passera l’action et les personnages qui y seront mêlés. Puis l’action s’engage ; elle est émouvante, pathétique. Le dernier acte sert à tout expliquer. Les choses s’arrangent. Tout est au mieux dans le meilleur des mondes. Ainsi le spectateur a passé par toutes les sortes d’émotions. Il a été tour à tour égayé, effrayé, rassuré. On lui a fourni comme dans un résumé, ou dans un ambigu, tous les plaisirs que le théâtre peut procurer. Que souhaiterait-il de plus ? Et de quelle méchante humeur ferait-il preuve s’il ne s’allait pas coucher content ? Telle est la « formule » que M. Sardou a tout au moins portée à sa perfection. Il s’en vante. Et telle est encore celle à laquelle s’est référé M. Pailleron.

Le premier défaut de ce système c’est qu’il est pour l’auteur un excellent moyen de se soustraire à la tâche qu’il s’était lui-même tracée. Que si, nous ayant annoncé une satire contre le cabotinage, vous nous faites assister maintenant au désespoir d’une femme jalouse et trahie, c’est donc que vous n’avez pas pu remplir vos quatre actes avec la satire ébauchée. Vous l’avez jugée trop mince : vous n’avez pas su nous montrer vos cabotins sous assez d’aspects, vous n’avez pas su donner à votre étude assez de développemens ; vous en déclarez vous-même l’insuffisance. C’est bien cette étude pourtant que vous nous aviez promise. C’est elle que nous sommes venus entendre. Tout ce qui n’est pas elle nous semble accessoire et peut-être inutile, et fait longueur. C’est pour cela sans doute que la pièce paraît si longue ! L’introduction d’une intrigue parasite et l’apparition du drame dans la comédie, marquent le moment où l’auteur abandonne son sujet et quitte la partie. C’est un aveu d’impuissance. — Si d’ailleurs on ne peut citer un chef-d’œuvre qui ait été composé suivant ce système, c’est apparemment que le principe de l’unité de ton dans une œuvre d’art n’est pas une arbitraire invention des faiseurs d’esthétiques. On dit : La vie n’est-elle pas un mélange de farce et de drame ? Mais l’art n’a pas pour objet de nous présenter dans leur confusion les élémens dont se compose la vie. Il doit les isoler pour nous les faire mieux apercevoir. Il est toujours et de toute nécessité une abstraction. L’auteur dramatique, comme le poète et le romancier et plus qu’eux tous, doit se placer à un point de vue choisi librement, mais nettement déterminé. De là, il nous fait découvrir un côté de la vie. Nous de même nous nous mettons au point où on nous place. Nous entrons dans les dispositions qu’on nous convie à prendre. Disposés à nous amuser du côté risible des choses, nous sommes surpris et fâchés si on fait un appel subit à notre sensibilité. Et disposés à nous attrister de leurs côtés tragiques, nous sommes choqués si nous entendons un éclat de rire, et nous en voulons à l’auteur pour cette dissonance. Les dramatistes de notre ancien théâtre l’avaient bien vu, et ceux de la jeune école recommencent à le comprendre. Le système du mélange des genres est l’un de ceux contre lesquels ils ont le plus souvent et le plus vivement protesté. Pour le combattre et pour montrer ce qu’il a de factice et de déconcertant, ils n’auront pas de meilleur argument que la pièce de M. Pailleron.

La Comédie-Française a monté Cabotins avec un grand soin et non d’ailleurs sans quelque fantaisie. La distribution des rôles réservait des surprises. On ne comprend guère qu’on ait confié un rôle mélancolique et mouillé de larmes à Mlle Marsy, dont le talent est plutôt exubérant. Elle y fait d’ailleurs de son mieux. Elle modère son jeu ; elle assourdit sa voix ; elle comprime ; elle éteint. Mlle Brandès est mieux partagée : elle est à sa place dans un rôle de violence et de passion. M. Got n’a eu qu’à se souvenir de Giboyer pour être un excellent Grigneux, et M. Leloir n’a eu qu’à se rappeler le poète du Monde où l’on s’ennuie pour être un pittoresque Laversée. M. Le Bargy est élégant, sec et mieux habillé que Brummel lui-même. M. Worms continue à assombrir tous ses rôles : Antony fut moins fatal et il était moins romantique que n’est le sculpteur Pierre Cardevent, suivant la glose de son interprète. Pégomas incarné par M. de Féraudy est toute la gaîté de la pièce. Le rôle n’exige ni composition, car il est sans nuances, ni profondeur ; car il est tout en surface. Mais il y fallait de la belle humeur, de la verve, de l’entrain, de l’emportement, du brio. De toutes ces qualités M. de Féraudy en a montré plus même que nous ne lui en soupçonnions. C’est pour lui un beau succès. Les autres rôles sont très convenablement tenus.


Si l’on voulait une preuve de la façon dont persistent au théâtre les procédés qui ont une fois réussi, la pièce que représente en ce moment et avec succès le Gymnase nous en donnerait une excellente. M. Auguste Germain est un jeune auteur, et presque un débutant au théâtre. Il raillait naguère ce qu’il appelait les recettes de la « cuisinière théâtrale ». Or de les si bien connaître cela lui a servi à les appliquer docilement. Famille est construite sur le modèle de la Famille Benoiton. Comme dans la pièce de M. Sardou, — et comme dans les revues de fin d’année, — nous voyons défiler une série de personnages destinés à incarner les ridicules ou les vices de la famille moderne : le père, honorable bourgeois qui entretient une actrice, un fils joueur effréné sous des dehors d’homme sage, une fille écervelée et qui se coiffe d’un ténor, et Fanfan qui, ayant grandi et s’étant fortifié les muscles dans tous les sports athlétiques, est devenu l’hercule vainqueur du lendit. Les scènes épisodiques se succèdent, à peine rattachées par un lien très lâche. L’action éclate tout d’un coup, imprévue et surprenante. Enfin la riche héritière épouse le « personnage sympathique ». Celui-ci n’est autre, suivant le type consacré, que le mauvais sujet qui a bon cœur… Je ne reproche pas à M. Germain d’avoir refait la Famille Benoiton puisqu’il est convenu qu’une comédie de mœurs peut se recommencer tous les trente ans, ou même plus souvent, car aujourd’hui les mœurs vont vite. Je ne lui adresse aucune espèce de reproche. Il a écrit une comédie légère, amusante et d’une gaîté hon enfant. Bien secondé par quelques-uns de ses interprètes, MM. Maugé, Noblet, Torin, il a ramené vers le Gymnase le public, qui en oubliait le chemin. Je regrette seulement qu’ayant de la verve et de l’esprit, il n’ait pas montré par surcroît un peu plus de hardiesse et d’originalité.


Dans cette période difficile que traverse l’art dramatique, M. Maurice Barrès lui apportera-t-il le secours de son rare talent ? L’auteur de Une journée parlementaire adoptera-t-il définitivement le théâtre pour y exprimer ses idées ? Nous en sommes réduits à le souhaiter sans oser encore l’espérer. Lui-même M. Barrès n’est pas fixé sur ce point. Il nous confie ses incertitudes. « Je suis hésitant, » écrit-il. Fâcheuse hésitation ! si, comme c’est l’avis de M. Barrès, pour une fois qu’il a essayé du théâtre, il y a fait tout de suite un chef-d’œuvre. Dans un bulletin de victoire rédigé quelques jours après les représentations de sa pièce, M. Barrès constate « l’incroyable sympathie » qu’elle rencontra dans le public, et le « magnifique enthousiasme » de ceux qui assistèrent à ces « soirées triomphales ». Il gourmande sévèrement ceux qui ne penseraient pas de son œuvre ce que lui-même en pense. Il se recommande aussi de l’autorité de M. Alphonse Daudet, qui lui témoigna dans cette circonstance bien de « l’estime littéraire ». Et bien sûr il est trop intelligent pour ignorer que cet étalage de témoignages de satisfaction et de bonnes références ne va jamais sans un peu d’ingénuité. Mais c’est qu’il a voulu confondre la mauvaise foi des critiques. Ceux-ci, par rancune et parce qu’ils avaient tous plus ou moins émargé au Panama, ont essayé d’étouffer le retentissement de sa pièce. Ils se sont sous de vains prétextes refusés à la juger. Obstinément ils se sont placés au point de vue politique. Ils ont fait remarquer qu’il était d’un goût douteux de remuer de récens souvenirs et de mettre à la scène, fût-ce sous des pseudonymes, des personnes vivantes dont tout le monde sait les vrais noms, les vraies hontes, et les douleurs vraies. Ils ont plaint l’auteur, qui n’a vu dans des scandales publics et privés qu’un moyen de réclame, comme jadis, dans une triste affaire, qu’un moyen de lancer une petite Revue : les Taches d’encre. M. Barrès | aimerait mieux qu’on se plaçât à un autre point de vue. Il préfère qu’il ne soit, à propos de sa pièce, question que de littérature. C’est bien de quoi nous nous occuperons uniquement.

Un député, politicien de marque, et en passe de devenir ministre, est convaincu d’avoir trafiqué de son vote. Il va être acculé au suicide. Il venait d’épouser la femme divorcée d’un de ses amis. C’est celui-ci qui a mené la campagne. La ruine de l’homme d’État est la vengeance du mari… Qu’une telle aventure fût une riche matière dramatique, je ne songe guère à le contester. On pouvait en tirer un tableau de mœurs. Le « procès de corruption » a révélé tout un état d’esprit, un système de gouvernement, et un mal social. D’où vient ce mal ? Quelles en ont été les causes ? Comment et jusqu’où s’est-il répandu ? Ce sera plus tard un beau sujet pour l’historien. M. Barrès, en le mettant, sans perdre une minute, à la scène, allait sans doute donner en pendant aux Effrontés une comédie plus âpre et un tableau de mœurs plus solidement peint. Il ne l’a même pas essayé. Où se passe sa pièce, dans quel temps, dans quelles circonstances et dans quel milieu ? Nous n’en savons rien. Elle serait parfaitement obscure et inintelligible si nous n’avions, pour suppléer aux indications qu’on ne nous donne pas, le souvenir des faits réels. — On pouvait faire une étude de caractère. Le député Thuringe est-il un homme d’ambition et un homme de plaisir, décidé à satisfaire ses passions par tous les moyens, hardi et cynique, joueur qui a joué le tout pour le tout et se tue ayant perdu la partie ? Cette figure de bandit politique aurait pu avoir de la grandeur. Ou Thuringe est-il de la foule de ceux qui, ayant vécu longtemps d’une vie obscure et studieuse, étaient mal préparés pour résister aux tentations et qui ont perdu la tête ? Il y aurait eu intérêt à suivre le travail qui se fait dans la conscience d’un honnête homme peu à peu démoralisé par une atmosphère spéciale. Mais on ne nous dit rien du passé de Thuringe ; nous ne savons pas comment il a été amené à commettre une action honteuse, et pas plus comment il se fait qu’il n’en puisse aujourd’hui supporter le déshonneur. — Ou encore on pouvait placer le drame dans l’âme de Mme Thuringe. Voilà une femme qui a fait ce qu’elle appelle « la démarche toujours grave pour une femme, de se donner deux fois dans sa vie. » Elle a quitté son premier mari dont elle avait un enfant et qui apparemment l’aimait puisqu’il la poursuit d’une si implacable haine. Elle s’aperçoit qu’elle l’a quitté pour épouser un voleur. Le nom qui maintenant est le sien est taché d’infamie. Quelle chute ! Quel désastre de toute une vie ! Quel châtiment ou quelle male-chance ! Quelles doivent être les tortures de cette âme déçue, humiliée, désespérée ! Mais Mme Thuringe traverse les trois actes de la pièce sans avoir l’air de se douter de ce qui s’y passe. — M. Barrès est muet sur tout ce qu’on aurait été curieux d’entendre. Et c’est donc qu’il n’a pas vu ou qu’il n’a pas su rendre ce que son sujet comportait d’intérêt humain.

M. Barrès n’a voulu que faire le drame de la peur. Si encore il l’avait fait ! À peine s’attache-t-il à décrire les sentimens par où passe Thuringe ; on n’est occupé dans cette pièce qu’à courir, comme dans les Pattes de mouche, après un papier, qui paraîtra peut-être dans un journal et peut-être n’y paraîtra pas, et peut-être n’est qu’une photographie ou peut-être est un original. Entre ce Legros quelconque, ce vague Isidor et cet incertain Le Barbier que se passe-t-il au juste ? Qu’ont-ils fait ? Que craignent-ils ? Ce ne sont que bonshommes sans individualité s’agitant dans un scénario à la fois sommaire et compliqué. « Cette tragédie en habit noir, dit M. Barrès, resserrée dans un bref espace de dix-huit heures et où l’on voit à quelle férocité peut atteindre la peur, ne serait-elle pas un curieux raccourci d’art, un morceau fortement articulé, décharné mais concis, roide et simplifié autant qu’il est possible ? » On se souvient d’un couplet fameux de Molière. On admire quelles illusions peut se faire un auteur amoureux de lui-même, et qui a érigé en théorie le « culte du moi », et de quelles épithètes il dispose pour désigner ce qui n’est, à vrai dire, que l’insuffisance et le vide. Comparez la pièce de M. Barrès avec le simple procès-verbal de telles séances de la Chambre ou de la Cour d’assises. Vous verrez combien l’art est ici inférieur à la réalité. Mais une œuvre d’art est inutile quand elle n’est pas tout au moins une interprétation des faits. Au point de vue littéraire la pièce de M. Barrès n’existe pas ; et peut-être est-ce aussi à cause de cela que la critique se trouvait un peu embarrassée pour la juger. Dégagée de l’attrait que le scandale pouvait lui prêter, la Journée parlementaire est un pur néant.


La mode serait-elle en train de revenir au drame en vers ? Nous ne nous en plaindrions pas, puisqu’aussi bien il ne viendra plus à l’esprit de personne d’employer le vers pour traduire les détails de vie familière dont est faite la comédie ou le drame bourgeois. C’est l’auteur d’Yanthis, M. Jean Lorrain, qui nous conte un conte bleu en vers d’une insignifiance très douce. Ce sont les auteurs d’Izéyl, MM. Armand Silvestre et Eugène Morand, dont le drame, accompagné de musique, de figuration et de trucs, nous ramène au genre « éminemment français » de l’opéra-comique, quand ce n’est pas à celui de la féerie. Rechercher si le bouddhisme d’Izéyl est d’une indiscutable authenticité et d’une sincérité parfaite, ce serait faire preuve de quelque candeur. On ne doit au surplus demander compte à des écrivains que de ce qu’ils ont voulu faire. MM. Silvestre et Morand ont constaté comme tout le monde le courant qui entraîne aujourd’hui les âmes vers une sorte de vague religiosité ; ils ont voulu donner à leur tour quelque satisfaction à la badauderie du public. Il leur a semblé que la légende du Bouddha pouvait servir de prétexte à des tirades harmonieuses aussi bien qu’à d’agréables décors, et qu’il ne serait pas très difficile d’y coudre un épisode violemment pathétique où Mme Sarah Bernhardt passerait par toutes les angoisses de l’épouvante et Mme Marie Laurent une fois de plus redemanderait son « fissse ». Ce mélange de Bouddha, de Marie-Madeleine et de la Tosca forme un amalgame qui ne manque pas d’être assez plaisant. Les auteurs, qui sont poètes, ont revêtu le tout d’un style flottant et mou et d’une sorte de pathos fleuri. Ils ont répandu les fleurs et prodigué les roses. Ombre de mysticisme, apparence de drame, illusion de poésie, tout n’est ici qu’apparence et qu’illusion ; et c’est en quoi consiste le bouddhisme d’Izéyl. Mme Sarah Bernhardt est très belle d’attitudes et par momens nous fait souvenir de la grande artiste qu’elle fut autrefois. M. Guitry est lourd. M. de Max est bien amusant dans le rôle du yoghi, terme qui veut dire « un agité. » — La forme dramatique se prête-t-elle d’ailleurs à l’expression des idées abstraites de philosophie et de religion ? M. Maurice Bouchor le croyait possible, pourvu que les acteurs du drame ne fussent point des personnes de chair. Et donc, s’enhardissant après ses Tobie et ses Noël, il avait confié à ses marionnettes l’interprétation d’un poème tout chargé de réflexion : les Mystères d’Eleusis. Mais les marionnettes trouvèrent que cette fois il avait dépassé la mesure et trop présumé de leurs moyens. Elles ont demandé leur congé. Au moins ne les laisserons-nous pas partir sans leur adresser un mot d’adieu et sans exprimer toute notre sympathie au poète charmant et pur qui leur servit d’imprésario.


RENE DOUMIC.