Revue dramatique - 14 mars 1887

Revue dramatique - 14 mars 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 453-464).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre de Paris : le Ventre de Paris, pièce en 5 actes et 7 tableaux, tirée par M. William Busnach du roman de M. Emile Zola. — Odéon : Numa Boumestan, comédie en 5 actes, par M. Alphonse Daudet.

« Alors, c’est fait ! — Quoi donc? — La révolution théâtrale! — Vous dites?.. — La révolution!,. A l’heure qu’il est, M. Emile Zola occupe la rive droite, M. Alphonse Daudet la rive gauche. Voyez plutôt : le Ventre de Paris! Numa Roumestan!.. Ici et là flotte le drapeau du naturalisme. L’ancienne loi est abolie, une ère nouvelle commence : plus de conventions! vive la nature! »

Ainsi se réjouissent les hommes de bonne volonté, en considérant les affiches du Théâtre de Paris et de l’Odéon. Cependant prenons-y garde : M. Emile Zola et M. Alphonse Daudet sont « pays, » et, par divers contrats, ils sont alliés : ils viennent tous les deux du Midi, comme ce vin rouge de l’Hérault, épais et fort, et ce fin muscat; ils ont des amis communs et le même éditeur. Mais l’auteur de Fromont jeune et de Sapho ne s’est jamais engagé envers une doctrine : il n’a rédigé aucun manifeste, il s’est dispensé des labeurs compromettans de la critique, il s’est refusé le plaisir dangereux des préfaces. A l’occasion, il a regimbé contre les badauds qui voulaient l’enfermer dans une école : « Non, non, disait-il, pas même pour être magister! » Et c’est le romancier qui parlait ainsi; est-ce à l’auteur dramatique, maintenant, que nous avons affaire? Il est encore plus réservé, plus prudent. Il a commencé par écrire des pièces, avec M. L’Épine ou bien tout seul, qui ne trahissaient nulle ambition d’inaugurer un genre: il a disposé ensuite pour la scène, avec AI, Adolphe Belot et quelques autres, des séries de tableaux qui n’étaient que des illustrations de ses livres: avant de croire que Numa Roumestan est le Cid ou l’Hernani des temps nouveaux, nous ferons sagement d’y aller voir. D’autre part, il est vrai que M. Zola, depuis une dizaine d’années, a été l’infatigable crieur d’un évangile dramatique; il est vrai qu’un ou deux de ses partisans, aujourd’hui, déclarent qu’il prêche d’exemple : au gré de ces admirateurs, le Ventre de Paris est le spécimen d’un art proprement moderne; il est vrai enfin que M. Zola lui-même paraît se ranger à cet avis. Que voulez-vous? M. Sarcey, à la vue de cet ouvrage, témoigne peu d’enthousiasme : aussitôt M. Zola se précipite contre lui de tout son poids; il lui jure, sous le nez, que son drame est excellent. Nous savons, grâce à M. Paul Alexis, que la première comédie de ce violent écrivain, composée sur les bancs du collège d’Aix, avait pour titre : Enfoncé le pion! Quiconque le morigène, il lui donne encore ce nom et fonce dessus. Nous savons, par le même biographe, qu’une œuvre postérieure, écrite au lycée Saint-Louis, portait cette note : « Ce drame résume l’humanité. » C’est bien le moins, à présent, qu’un tel homme réponde aux mécontens : « Mes petits sont mignons. » Sous le feu de la critique, au lendemain de la première représentation, il ne se permet pas d’être modeste : il est tout occupé de se montrer courageux. Mais, la veille, il était de sang-froid ; et alors il annonçait le Ventre de Paris comme un divertissement populaire tiré de son roman par M. Busnach, un ouvrage « bon enfant, » une pièce H mixte.» — Hé oui! voilà bien le mot, une pièce « mixte; » et, plutôt que l’auteur grisé par la polémique, il faut en croire l’auteur à jeun.

Naguère, en un de ses feuilletons, M. Zola reconnaissait que « l’évolution naturaliste au théâtre a commencé par le côté matériel, par la reproduction exacte des milieux... C’était là, en effet, le côté le plus commode. Si les peintres-décorateurs et les machinistes ont suffi pour une partie de la besogne, les auteurs dramatiques n’ont encore fait que tâtonner, » Un autre jour, il recommandait les costumes « fournis par les différens métiers; « ce ne seraient «pas des costumes riches, mais des costumes qui suffiraient à la vérité et à l’intérêt des tableaux. Puisque tout le monde se lamente sur la mort du drame, nos auteurs dramatiques devraient bien tenter ce genre de drame populaire et contemporain. Ils pourraient y satisfaire à la fois les besoins de spectacle qu’éprouve le public et les nécessites d’études exactes qui s’imposent chaque jour davantage. » Bien plus, M. Zola désignait cet exemple : « J’imagine qu’un auteur place un acte dans le carré des Halles centrales à Paris. Le décor serait superbe, d’une vie grouillante et d’une plantation hardie. Eh bien! dans ce décor immense, on pourrait parfaitement arriver à un ensemble très pittoresque, en montrant les forts de la Halle coiffés de leurs grands chapeaux, les marchandes avec leurs tabliers blancs et leurs foulards aux tons vifs, etc.. »

M. Zola, aujourd’hui, marche dans son rêve : l’auteur qu’il imaginait, c’est lui; voici ce décor grouillant dévie et planté hardiment; voici les forts de la Halle et les marchandes ; voici des tombereaux de navets et de carottes; voici, à gauche, des mottes de beurre, et, à droite, des tas de choux; et tout cela encadré, de part et d’autre, par ces légères architectures de métal et de verre, et borné au fond par la façade en biais de Saint-Eustache, où pâlit, à mesure que le jour se lève, le cadran lumineux de l’horloge... Et, avant celui-ci, un autre tableau a occupé la scène : un paysage parisien et nocturne. C’est l’avenue de la Grande-Armée, qui monte de la Porte-Maillot à l’Arc-de-Triomphe, encaissée entre deux rives de hautes maisons, obscurcie encore sous le ciel noir par des rangées d’arbres parallèles, pointillée d’une double ligne de becs de gaz dont les globes vont en diminuant vers le fond : n’est-ce pas par cette avenue que la procession des maraîchers défile, partie de Nanterre et de Courbevoie, roulant vers les Halles?.. Et du plein air des Halles, ensuite, nous voilà transportés dans l’intérieur d’une charcuterie, et même dans l’arrière-boutique : rien n’y manque, ni l’état, ni les fourneaux, ni les chaudrons fumans, ni les jambons suspendus, ni les festons de saucisses, ni les dentelles de tripes... N’est-ce pas là de quoi amuser notre goût du spectacle et contenter notre zèle pour l’exactitude? N’est-ce pas enfin l’essai d’une sorte particulière de drame populaire et contemporain?

Cependant M. Zola, naguère, s’obligeait par cette déclaration : « Il s’agirait surtout d’augmenter l’illusion, en reconstituant les milieux, moins dans leur pittoresque que dans leur utilité dramatique. » Et il ajoutait : « Le milieu doit déterminer le personnage. » Il voulait dire par là que, dès le lever du rideau, on aurait « une première donnée sur les personnages, sur leur caractère et leurs habitudes. » Or, aujourd’hui, j’entends qu’on reproche à ses décors d’être purement pittoresques et parfaitement inutiles au drame; et j’entends qu’il use de sa plus grosse voix, de sa plus grande colère, pour démentir cette accusation : c’est là justement sa querelle avec M. Sarcey.

M. Zola, évidemment, proteste avec naïveté : il se souvient de son roman et de la manière dont il l’a conçu. Plusieurs fois, il s’est promené dans les Halles accompagné de M. Paul Alexis, et il s’est écrié : « Le beau livre à faire avec ce gredin de monument ! Et quel sujet vraiment moderne !.. Je rêve une immense nature morte...» Mais la nature « morte, » précisément, le génie de M. Zola lui défend de la reproduire : à peine l’a-t-il vue, il la « rêve, » et dans son rêve il l’anime. Il n’est pas naturaliste, oh ! non, — quoi qu’il en revendique le titre, — à la façon de ces observateurs qui « ramassent des insectes; » mais il est naturaliste à la façon de nos premiers aïeux, qui adoraient les forces de la nature. Les Halles, pour lui, ne sont pas un assemblage inerte de briques et de pierres, de fer et de vitres : c’est « le ventre de Paris, » ou plutôt c’est tout un animal, un monstre civilisé. Cet objet qu’il a regardé, il l’aime, il l’échauffe, il l’émeut; il le sent qui vibre à son approche, par sympathie. Lorsqu’il monte sur le toit des Halles, je veux dire sur leur dos, lorsqu’il louche leurs nervures métalliques, il croit caresser leur échine, et il ne doute pas que les Halles n’en soient bien aises ; et s’il aperçoit là-bas, dans la rue du Pont-Neuf, une masse qui serpente et oscille, c’est que le monstre remue la queue. Ou plutôt encore, cet énorme animal, c’est toute la matière vivante, nourrice et amie de l’homme ; c’est toute la nature, telle qu’un autre poète, Baudelaire, l’a décrite :


La nature est un temple où de vivans piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles :
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers…


L’homme, c’est M. Zola : sur son passage, les piliers vivent et les symboles s’éveillent. Voyez plutôt, dans le pavillon de la Marée, Claire Méhudin, avec sa u peau mince, » rafraîchie par le courant des viviers, — « éternellement, » — Et « sa petite face d’un dessin noyé : » n’est-ce pas la nymphe des eaux douces ? Voyez sa sœur, préposée aux poissons de mer, « irritante, trop salée,.. avec son grand corps de déesse… » Dans le pavillon de la Volaille, admirez Marjolin : « ses joues, ses mains, son cou puissant au poil roussâtre, ont la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses ; » n’est-ce pas le faune de la basse-cour ? Et la Sarriette, un peu plus loin, est la divinité des fruits : c’est elle, ses bras, son cou, qui donnent aux fraises et aux prunes « cette vie amoureuse, cette tiédeur satinée de femme. » Comment le contester ? Une vieille marchande, à côté, « n’étale que des pommes ridées, des poires pendantes comme des seins vides… » Aussi bien, dans tout le quartier, un échange de dons se fait par une contagion perpétuelle entre les personnes et les choses. La belle Lisa est « l’âme, la clarté vivante, l’idole saine et solide de la charcuterie. » Elle a émané de la chair à saucisses, comme autrefois Aphrodite de l’écume des flots ; et une parenté subsistera toujours, dans la bonne et la mauvaise fortune, entre cette reine et tout ce qui est de son royaume. Est-elle inquiète, par hasard ? Son neveu remarque aussitôt que l’étalage a l’air « tout embêté. » Ce n’est pas une illusion ; M. Zola le certifie : « C’était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnes figures des jambonneaux, toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés. » Mais, à la fin, quand Lisa est rassurée, toute la famille redevient heureuse : « l’étalage avait une félicité pareille ; il était guéri, les langues fourrées s’allongeaient plus rouges et plus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figures… »

Niera-t-on que ce milieu détermine ces personnages ? Il fait bien plus, il les crée ; il reste associé avec eux et participe d’une même vibration. Le signalement des héros, ainsi détaché du récit, et la physionomie de leur entourage, ainsi considérée à part, peuvent prêter à la plaisanterie. Mais lorsqu’on suit patiemment toute cette épopée de la nature comestible, on n’a pas envie de rire : on est gagné bientôt par l’ivresse du poète, on prend au sérieux les métaphores extrêmes de sa rhétorique; on partage son hallucination jusqu’au bout, et nulle part, ou presque, on ne le soupçonne d’emphase ni de préciosité. On respire avec lui dans ces Halles comme dans une grotte aux parois frémissantes et pullulantes, peuplée de satyres et de nymphes et de zoophytes à figure humaine... Ha ! qu’est-ce que je frôle? Est-ce un dieu, un homme, une bête ou un légume? Dans le doute, je suis saisi de respect : je sens le mystère de la vie.

Mais au théâtre une vie moins mystérieuse et plus personnelle exciterait plus d’émotion : a-t-on jamais entendu parler des tragiques aventures d’un zoophyte ? D’ailleurs, le poète n’étant plus là pour commenter l’action et interpréter la réalité visible, un spectateur s’avisera-t-il que les jambonneaux changent de mine? Hélas ! plus parfaitement ils seront reproduits, plus ils seront immuables, indifférens au drame. Personne, ici, ne verra les langues rougir ni pâlir; et à les regarder, toujours identiques, on se lassera bientôt. Si bien imitées qu’elles soient, admettez même qu’elles soient vraies, elles seront insensibles et muettes, on s’ennuiera dans leur société. La voilà, cette fois, la nature morte ! Après la première surprise, elle est fastidieuse. Et, d’autre part, les accessoires et le milieu n’auront plus sur les personnages humains de si puissans effets. Le décor nous renseignera peut-être sur la condition des gens et sur quelques-unes de leurs habitudes; mais leur caractère, mais leur histoire prochaine, comment les révélerait-il? La scène représente une charcuterie: cet homme est donc un charcutier. D’après le témoignage de sa boutique, il est à son aise, il est soigneux; mais encore...? Plusieurs charcutiers, pareillement riches et soigneux, peuvent cacher des âmes différentes et marcher à des fins diverses : l’un sera peut-être assassin; l’autre, victime. Est-ce sûr enfin que tel charcutier ne ressemblera pas à tel épicier plus qu’à aucun de ses confrères? Dans le roman, l’homme n’est que le symbole de la matière qu’il touche; l’écrivain, qui a inventé ce mythe, nous met dans sa confidence : à la bonne heure ! Au théâtre, il n’est pas de compère pour nous donner un avis pareil; et c’est peut-être heureux: quelle vertu dramatique attendrions-nous de ce héros, si nous savions qu’il n’est qu’un emblème de la charcuterie ? A le voir même en fonctions, les mains dans le saindoux, nous ne croyons pas le connaître tout entier.

Aussi bien, dans le poème de M. Zola, il y avait une autre action que les actions particulières de ces gens exerçant chacun son métier, chacun avec la sûreté d’une allégorie. Cette partie de l’histoire des Rougon-Macquart se déroulait pendant les premières années du second empire, non les toutes premières, mais les suivantes, les plus véritablement prospères, les plus grassement heureuses. Il suivait de là, pour notre voyant, que les Halles n’étaient pas seulement le temple animé de la nature, mais l’organe de la goinfrerie nationale, à cette heure où le despotisme gavait la France. Et dans cette fête de la matière, le visionnaire aperçut l’esprit; au milieu de cette ronde des « Gras, » il découvrit un «Maigre; » et, dès lors, le principal exercice des Gras fut de pousser ce Maigre hors de la danse ; leurs efforts successifs, nécessairement récompensés à la fin, sa timide résistance et sa défaite, voilà tous les événemens du poème. La proscrit, dévoué à l’idéal, revient à Paris et tombe indiscrètement parmi ces serviteurs du réel. Il n’a, il n’aura jamais, vous le pensez bien, que les os et la peau : charcutiers et poissardes, gens bouffis d’embonpoint, l’accueillent avec méfiance; même le chat de son frère, un matou trop bien nourri, flaire hostilement ce squelette. L’homme, cependant, sous un nom d’emprunt, est nommé inspecteur de la marée ; bientôt éclate, dans la poissonnerie, la conspiration des « gorges géantes lâchées contre sa poitrine étroite. » Ln jour, sa propre belle-sœur, la plantureuse Lisa, le dénonce à la police; il est renvoyé au bagne : et c’est alors que les jambonneaux vont mieux.

Regardé par ce biais, le roman de M. Zola est une sorte de féerie — manichéenne, comme toutes les féeries, mais pessimiste, ce qui est contraire à l’usage du genre : à la fin, le mal domine le bien, la matière étouffe l’idéal, la fée du Gras expulse le génie du Maigre. Sur la scène, où devait manquer le commentaire de l’auteur, cette lutte pouvait-elle se figurer clairement? Il aurait fallu, tout de bon, que l’ouvrage devînt une féerie : à dix heures et demie, aurait dit l’affiche, le ballet des Gorges géantes! M. Zola ne l’a pas voulu. Quand le malheureux Florent arrive aux Halles, pâmé sur une charretée de légumes, et quand il se dresse, comme le spectre de la faim, dans ce débordement de victuailles, combien de spectateurs s’aperçoivent du contraste et peuvent en jouir? Est-ce, d’ailleurs, une si grande jouissance? Un peu plus tard, le voilà planté, comme un drapeau de deuil roulé sur sa hampe, au milieu de ce magasin où tout paraît rebondi et joyeux. Tandis que son frère, donnant la leçon à un apprenti, compose une galantine, il raconte à sa petite nièce l’affreuse mort d’un de ses compagnons d’exil. La recette culinaire et la complainte vengeresse alternent par couplets. Encore un contraste, et, selon M. Zola, un drame : entendez-vous le choc des Gras et des Maigres? En 1858, la charcuterie était heureuse, et l’idéal souffrait : voilà le sens de cet accompagnement ironique et de cette mélopée douloureuse. Oui, je comprends: que M. Zola ne se fâche pas ! Mais, quoi ! il prétend qu’ici la guerre est déclarée par un décret de la nature, et que la bataille se livre entre des personnages déterminés par le milieu! La nature veut donc que dans une charcuterie apparaisse toujours un homme maigre? Hé! non, je sais bien qui le veut : c’est l’imagination logique de l’auteur. Aux yeux de son esprit seulement, un tel milieu détermine un tel personoage : et pourquoi? Apparemment parce que la valeur d’une telle figure sur un tel fond satisfait son instinct du coloris, M. Zola n’est pas le premier poète qui, par goût de la symétrie, réalise une antithèse. Oyez plutôt l’admonestation qu’il adressait naguère, ingénument, à son grand rival en cet art : « Pour Victor Hugo, tout se résume en l’emploi pittoresque des prétendus élémens du réel. Pour lui, le grotesque n’est pas, au fond, un document humain qu’il donne par un besoin de vérité; il n’est jamais qu’une opposition heureuse d’un bel effet artistique. »

Une « opposition, » indiquée dans un tableau de cette pièce et un peu plus marquée dans un autre, eût-elle suffi à éveiller et à soutenir l’intérêt? M. Busnach, apparemment, ne l’a pas pensé. D’accord avec M. Zola, il a inventé une combinaison d’événemens que le roman ne faisait pas prévoir. Il a donné pour maîtresse à Florent, juste avant l’exil, la fille de Mme Méhudin, l’illustre poissarde ; il l’a ornée d’un fils ; il a tenu cette naissance secrète. Au public seulement il a révélé ce passé, dans une exposition assez conforme aux coutumes du théâtre. Il a laissé défiler ensuite les décors nouveaux commandés par le romancier : l’avenue de la Grande-Armée, le carré des Halles, la charcuterie. Après ces amusemens, il a même laissé le spectateur se reposer un peu. Et soudain, alors qu’on ne l’espérait plus, il a fait éclater le drame : un coup de foudre dans un ciel languissant! C’est Mme Méhudin, ici, qui a dénoncé Florent à la police : elle le trouvait trop occupé de sa fille. Elle se vante bravement de cette précaution tardive ; et, comme sa fille lui réplique avec rage, elle lève sur elle sa robuste main. Mais le petit garçon était caché derrière la porte ; il s’élance : « Ne faites pas de mal à maman ! » Mme Méhudin aussitôt chasse la mère et l’enfant. Sur le seuil, l’innocent se retourne ; et, conseillé par un vieil ami, le père François, il se rapproche : « Dis, grand’mère, c’est pour toujours que tu nous renvoies?.. Si c’est pour toujours, veux-tu alors que je t’embrasse, dis, grand’mère? » À ce nom, la gorge géante palpite; et, sous cette gorge, après quelques angoisses, le cœur se fond. Sur la scène, on pleure et l’on s’embrasse; dans la salle, on pleure et l’on applaudit. A merveille! Depuis le Petit Jacques, représenté à l’Ambigu, on ne s’était pas mouché avec tant de plaisir : M. Busnach est celui de nos dramaturges qui fait le meilleur usage de l’enfant.

Mais le drame que voilà, n’est-ce pas un mélodrame? Plusieurs ont osé le dire, et M. Zola les a pris en pitié. A son zèle d’avocat et d’associé pour la gloire de M. Busnach nous devons accorder que cette combinaison d’événemens est simple, et que les sentimens qu’elle fait éclore sont humains. Est-ce pourtant un jeu de la nature? Non, ce n’est pas la nature, mais l’auteur, qui a placé le petit-fils derrière la porte, et qui a précipité la conversion de la grand’mère. Cette action, d’ailleurs, est-elle appropriée au milieu? Le caprice de l’inventeur pouvait la loger aussi bien dans un salon bourgeois ou dans un palais. Ce coup de foudre est venu à point pour émouvoir le public; mais le Jupiter qui l’a lancé est dans la coulisse, et ses éclairs au lycopode auraient illuminé de même un autre décor.

Enfin cette puissance arbitraire, — qu’elle soit bénie ! — a décidé que la pièce finirait gaîment. Mme Méhudin a commission de sauver le proscrit; un traître, pour l’aider, redevient honnête homme; après une joviale échauffourée dans le pavillon de la Poissonnerie, — ah ! le beau pavillon! — La police est enfermée dans les caves des Halles; et Florent, pour se consacrer à la vie de famille, abjure ses haines politiques: il engraissera. — M. Zola le disait bien que cet ouvrage était « bon enfant, » et qu’il appartenait au genre « mixte ! » Après cette heureuse fin, j’aimerais qu’un acteur s’avançât vers la rampe et nous tînt ce langage : « La pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est, pour les décors nouveaux, de M. Emile Zola; et, pour le mélodrame, de M. William Busnach! »

Ils méritaient une pareille aubaine, ces vétérans de nos théâtres populaires : Mme Marie Laurent, — acclamée dans le rôle de Mme Méhudin, — M. Taillade, M. Lacressonnière, M. Alexandre... Un mélodrame bien fait, les Cinq doigts de Birouk, tiré par M. Pierre Decourcelle d’un roman de M. Ulbach, avait déjà mis quelque monnaie dans la caisse de la compagnie. Je souhaite que le Ventre de Paris soit pour ces braves gens comme une gigantesque sacoche, toute pleine de pièces de cent sous; et je trouverai excellent que M. Zola, aussi bien que M. Busnach, prenne sa part du trésor. Mais je me rappelle encore un de ses feuilletons, une étude sur Notre-Dame de Paris, que je ne puis m’empêcher de citer. Il parlait d’abord du roman : « Nous ne sommes ici que dans un marivaudage du symbole et non dans une peinture de la vérité... Notre-Dame de Paris n’en reste pas moins une œuvre d’art très puissante, un véritable poème en prose d’une grande intensité d’effet. » Il examinait ensuite la pièce, taillée par M. Paul Foucher : «La salle, disait-il, ne s’est un peu échauffée qu’au nœud du drame lui-même; » et ce drame, il le traitait de « mélodrame. » Il s’étonnait que Victor Hugo, dans un manifeste fameux, se fût défini lui-même « un solitaire apprenti de nature et de vérité; » il le qualifiait de «visionnaire. » — M. Zola n’avait pas tort. Mais remplacez « Notre-Dame » par « le Ventre » et « Victor Hugo » par « Emile Zola, » ne trouverez-vous pas ce discours aussi juste? Naturaliste et romantique, ô les raisonnables critiques d’art! En des écoles différentes, ils professent la même théorie. Naturaliste et romantique, ô les vigoureux artistes ! Ils peignent, par des procédés analogues, le premier une cathédrale, le second une charcuterie. Mais, chez l’un et chez l’autre, par une mutuelle ironie, la doctrine se moque de l’œuvre, et l’œuvre de la doctrine.

« Oh ! de ce Zola, pas moins ! » murmure peut-être, en son jargon méridional, Numa Roumestan ; « sait-il ameuter les gens et les attarder ! » Rassure-toi, ô Numa, j’accours ; et j’ai le temps encore de te décocher un compliment : « Té ! bel astre… « Il ne prétend pas, cependant, ce drame dont tu es le héros, paraître comme un nouveau soleil ! Un peu plus de soin donné à quelques détails de mise en scène, à l’ordonnance des personnages muets dans une soirée, à l’éclairage d’un appartement pour un tableau de mœurs domestiques, M. Alphonse Daudet ne jure pas que ce soit une révolution. Une comédie de caractère, une comédie presque classique, voilà l’ouvrage : Numa, ou le Hâbleur, ce titre lui conviendrait ; — le Hâbleur, pour faire suite au Glorieux, à l’Irrésolu, à l’Inconstant, à tous ces types des travers humains dont le XVIIIe siècle a formé une galerie. Mais alors on avait le goût de l’abstrait et de l’universel ; on préfère aujourd’hui le concret et le particulier. Numa Roumestan, à vrai dire, n’est donc pas le Hâbleur, qui n’aurait aucune figure spéciale, et qui, pour être de tous les pays, ne serait d’aucun ; il est le Français du Midi, et singulièrement le Provençal.

Déjà, dans le livre, c’est le Provençal qui s’était montré plutôt que l’homme public ; et cela seul aurait distingué ce roman d’un autre, apparu presque en même temps. Monsieur le Ministre : ici et là, même fable à peu près, mais non même héros. M. Alphonse Daudet, après M. Claretie, produit son œuvre sur la scène : la dissemblance devient plus évidente. Si Numa, au théâtre, est encore politique, il l’est à peine ; s’il est ministre, il l’est à la cantonade, et seulement vers la fin de la pièce : la soirée qu’il donne en l’honneur du tambourinaire et de la petite chanteuse, il la donne chez lui, et non plus dans les salons de l’État. Ce n’est pas, décidément. Son Excellence le Grand-Maître de l’Université à qui nous avons affaire : c’est Sa Grâce le Midi, — une grâce oratoire, trompeuse, dupe d’elle-même et pernicieuse à autrui.

Mais le Provençal, au théâtre, est-ce un caractère qui peut se suffire à lui-même et suffire au public ? Va-t-il s’expliquer assez en vivant, et nous divertir assez parce qu’il vit ? Aux sentimens qu’il laissera voir, à ses actions, chacun devra-t-il s’écrier : « Ah ! qu’il est bien du Midi ! » Et chacun, s’il le reconnaît pour tel, y prendra-t-il un plaisir si vif qu’il n’en réclame point d’autre ? Un homme qui ment n’est qu’un menteur : ce n’est pas nécessairement un Provençal. Dans le roman, l’auteur l’accompagne et dénonce perpétuellement sa naissance : à la scène, l’auteur se cache et se tait. Et, même s’il ment à outrance, notre homme, ici, n’est qu’un menteur encore : un personnage de comédie est volontiers outré, de quelque latitude qu’il vienne. Il reste donc, pour que celui-ci soit admis comme Provençal, qu’il décline lui-même sa qualité, qu’il la décline souvent, et que ses interlocuteurs, à tout propos, la lui donnent, comme les valets donnent leur titre aux gens titrés. En effet, Numa n’est pas seulement du Midi, mais il sait qu’il en est, il le déclare, et tout le monde, autour de lui, le répète ; c’est son refrain favori, et les échos ne lui manquent pas. La précaution est bonne ; mais. le moyen de celer un peu longtemps qu’elle a été conseillée par un invisible et silencieux compère ? Il n’est pas naturel qu’on se délivre à soi-même tant de certificats d’origine ; il faut même une convention pour qu’on en reçoive par tous les courriers. Ces quatre lettres, « MIDI, » se projettent continuellement sur la poitrine de Numa ; c’est tantôt lui qui tient la lanterne magique, et tantôt un camarade : elle passe de main en main, toujours dirigée vers le même but : comment ne pas deviner que c’est M. Daudet qui la prête et qui a pris soin de l’éclairer ? Ainsi la comédie tourne à la satire, qui nous procure une moindre illusion. Et si ingénieuse que soit cette satire, si spirituelle, ou même si aimable, elle risquerait, à la longue, étant seule, de nous intéresser médiocrement ; il est heureux qu’un drame s’y joigne, qui entretient l’attention et anime la sympathie.

Ce drame était dans le roman : c’est le débat engagé entre une âme de Midi et une âme du Nord, entre Numa et sa femme, la véridique Rosalie. De ce côté-là, l’imagination ou la faconde, — C’est tout un, — à la fois sincère et trompeuse ; la sensualité à fleur de peau, exposée à toutes les occasions ; l’amour enfin, mais l’amour sans attachement unique et sans conscience, toujours prêt à la trahison et naïvement infidèle. Et, de ce côté-ci, l’amour encore, mais combien différent ! L’amour qui n’est que raison passionnée, chasteté ardente, loyauté scrupuleuse, don entier d’une personne, en retour duquel est exigée l’entière possession d’une autre. Il suffit qu’entre ces amours passe un objet de caprice : l’homme cède à la tentation, il offense étourdiment la femme ; elle souffre et ne se résigne pas. Son bonheur entamé, elle en rejette le reste, que son mari s’obstine à lui rapporter. Elle pardonne, à la fin, sans illusion, elle pardonne au père de son fils : — Elle a cette joie mélancolique de donner la vie un être qui, lui aussi, sera un homme !

Voilà un conflit de caractères et de sentimens, une crise où la destinée de deux créatures se résout ; voilà donc un drame : sans l’assistance de personne, M. Daudet a su le dégager du récit. Et jamais peut-être il n’avait si bien montré cet esprit de conduite, cette fermeté, cette autorité sur soi-même et sur son sujet, qui sont nécessaires au dramaturge. Il n’a pas fait l’école buissonnière : et Dieu sait pourtant que ces buissons, disposés jadis par sa fantaisie aux abords de la route, offraient d’amusantes fleurettes ! Il n’a pas gravi, cette fois, la colline parfumée de Valmajour ; il ne s’est pas penché vers la source émoustillante d’Arvillard-les-Bains ; il n’est pas allé au Château Bavard, dans la chambre du chevalier sans peur et sans reproche, préparer un édifiant discours en compagnie d’une gamine de café-concert ; il n’a pas humé la famée de tabac et la poudre de riz du Skating ; il ne s’est pas acoquiné à flâner dans cette friande boutique, Aux produits du Midi ; même la brandade, l’adultère brandade, servie dans la petite maison de la rue de Londres, il s’en est refusé les délices ; que dis-je ! il s’est privé de Bompard, ce Tartarin acclimaté à Paris, et dont la figure sèche et mince, comme une gousse d’ail serrée entre deux feuillets, suffirait à embaumer tout le roman !

La pièce commence, — Elle finira de même, — pendant que Numa gesticule et pérore à la cantonade, acclamé par une foule. Une tente de coutil, ouvrant sur les arènes d’Aps, où retentit la fête, c’est là d’abord que nous voyons Mlle Roumestan : elle n’aime guère ce bruit et cette poussière. Elle sait que le proverbe du pays dit vrai, — quoiqu’il soit du pays : — « Joie de rue, douleur de maison. » C’est là qu’il revient, l’avocat-député, comme un toréador après la course, et qu’il reçoit des hommages, et qu’il distribue des promesses… Bah ! ce qui est promis n’est pas donné ! « Pourtant, dit Rosalie, les mots signifient quelque chose. — Mon Dieu, réplique Numa, cela dépend des latitudes. » Mais elle prend pour sérieux le serment qu’il lui fait : il l’aime, il lui sera fidèle. Soit ! effaçons le passé, recommençons la vie… C’est qu’une fois, déjà, il l’a trompée : s’il retombait dans sa faute, tout serait fini entre eux. Voilà donc la partie engagée.

À Paris, dans le cabinet de Me Numa. Il va, il vient, il parle : « quand il ne parle pas, il ne pense pas. » Par manie de parler, et de plaire en parlant, il offre à ses deux secrétaires la main de sa jeune belle-sœur. Il jure à sa femme d’éconduire un client véreux ; d’abord, en effet, le plus sincèrement du monde, il avertit ce personnage de ne pas compter sur son office ; mais, à la fin de l’entrevue, sans lui avoir permis de placer une syllabe, il se trouve plus engagé envers lui qu’auparavant. Il reçoit la diseuse de chansonnettes, la petite Dachellery, cette fausse ingénue, et sa mère ; il fredonne avec elle le duo de Mireille. Cependant, un valet présente sur un plateau la carte de l’évêque de Nîmes : « Donnez ! » dit la duègne. Ainsi l’ennemi est dans la place, le ver dans le fruit.

La soirée, maintenant, où Numa présente à sa femme celle qui sera tout à l’heure sa maîtresse. Tout à l’heure… Oui, les invités se retirent ; où va-t-il, ce Numa ? Il va, s’il faut le croire, corriger les épreuves d’un discours. Vainement Rosalie l’arrête, il lui échappe ; il sort, le cœur léger, en lui jetant un baiser du bout des doigts. — Et voici le même salon, les lustres éteints, à l’aube : Numa rentre à tâtons, la figure fripée, la bouche sèche. Sa femme aussi reparaît ; elle l’a suivi, elle connaît son crime : « Adieu ! » À son tour, il veut la retenir, même de force : « Ah ! tu as peur, s’écrie-t-il. — Ce n’est pas pour moi que j’ai peur, » répond-elle, en protégeant de ses mains son flanc qui tressaille. Alors, il fond en larmes, il supplie à genoux. Il est donc père ! Il aime son petit; il n’a jamais cessé d’aimer sa femme; seulement, — il le disait hier, avec un sourire, — « le Midi est polygame. » Tant pis pour le Midi ! Le Nord est implacable.

Mais non! Rosalie n’est pas le Nord; elle n’est que la fille du Nord! Le voici, le Nord lui-même, sous la figure du président Le Ouesnoy. la glaciale et sévère demeure que la sienne! Je n’aurais jamais cru que la place Royale fût si près du pôle. C’est là que l’épouse trahie s’est réfugiée. Au fond de l’appartement, le président et sa femme, avec de vieux amis, s’appliquent à jouer au whist. Sur le devant, Rosalie écoute avec dignité M. Davin, le plus grave des secrétaires de son mari. Un différend conjugal réglé par ambassade n’est pas un épisode bien réchauffant : ainsi se continue cette impression de froid que l’auteur, dès le commencement de l’acte, a voulu nous faire sentir. La scène qui suit nous laissera transis de respect : déjà solennelle dans le roman, elle prend ici une extraordinaire importance. Mme Roumestan, malgré Davin, demeure inflexible : « Il faut lui dire... » murmure le président à l’oreille de sa femme; et il s’éloigne, la tête basse. Mme Le Quesnoy, alors, raconte à sa fille comment, elle aussi, en son jeune temps, a été trompée, comment elle a pardonné l’injure. Rosalie suivra cet exemple : elle sera une épouse clémente pour être une bonne mère. En attendant, elle dérobe son front quand le vieux pécheur vient lui souhaiter le bonsoir; elle réplique sèchement : « Bonne nuit, mon père! » Brrr... On demande une flambée!

C’est le soleil du Midi, en personne, qui ragaillardit la fin de la pièce. Il entre comme chez lui dans cette chambre claire. Il guérit la petite belle-sœur, — Dont la mort attristait les dernières pages du roman. — Il couve le berceau du nouveau-né. Il fait bouillir à point la belle humeur de la tante Portai. Si, un moment, les rideaux se ferment, c’est pour cacher l’Enfant prodigue : Té, le voilà ! Sa femme lui saute an cou. Il l’embrasse; et puis il se retourne, il va sur le balcon, il parle à son peuple, à ce même peuple auquel il criait naguère, de la tribune des Arènes : « Oui, mes amis, pour la seconde fois, les Latins ont conquis la Gaule! »

Ils ont conquis du moins, pour plusieurs mois, le Théâtre de Paris et l’Odéon. Et si je ne puis dire qu’ils y établissent un régime tout à fait neuf, c’est que l’entreprise est terriblement difficile, et peut-être chimérique : — L’Ile exige plus que la force de M. Zola et plus que la finesse de M. Daudet!


LOUIS GANDERAX.