Revue dramatique - 14 mai 1915

Revue dramatique - 14 mai 1915
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 457-468).
REVUE DRAMATIQUE


BOUFFES-PARISIENS : La Jalousie, comédie en trois actes de M. Sacha Guitry. — GYMNASE : La Commandantur, pièce en trois actes de M. François Fonson. — COMEDIE-FRANÇAISE : Colette Baudoche, comédie en trois actes de M. Pierre Frondaie, d’après le roman de M. Maurice Barrès.


On nous demande beaucoup ce que devra être le théâtre de demain. La question est délicate, sinon très embarrassante. Mais si l’on me demandait ce qu’il ne devra pas être, je n’hésiterais pas, et je répondrais par un exemple : la Jalousie de M. Sacha Guitry. Cette pièce nouvelle, représentée pour la première fois au neuvième mois de guerre, constitue le plus violent anachronisme dont nous ayons encore été les témoins depuis que nous subissons l’affreux cauchemar. A entendre les propos qu’échangent les personnages en scène, on est stupéfié que des gens qui, par leur langage du moins, semblent appartenir à la nationalité française, soient aussi complètement étrangers aux préoccupations de leur pays. La toile se lève ; entre un M. Blondel ; il est jeune, il est bien portant : pourquoi n’est-il pas aux armées ? Comment se fait-il qu’il soit à Paris, loin de tout danger, confortablement installé dans son bel appartement ? Il est vrai que son visage exprime la contrariété et qu’il semble inquiet. Qu’est-ce donc qui fait sont tourment aux heures tragiques que nous vivons, et quelles sont ces craintes dont il nous force, trois actes durant, à entendre la confidence ? Voici. Il s’est attardé chez sa maîtresse, plus que de raison, et cherche vainement par quelle excuse, à peu près plausible, il expliquera ce retard à sa femme. Or sa femme, Marthe, qu’il croyait trouver à la maison, et dont il redoutait le minutieux interrogatoire, rentre encore plus tard que lui. D’où vient-elle ? Comment savoir la vérité ? Il trompe sa femme, c’est tout naturel. Mais si sa femme le trompait, ce serait horrible. Cruelle énigme !… Non, non ! ce n’est pas à ce problème que va notre angoisse. Ce sont d’autres inquiétudes qui nous crucifient. La France n’a aucune envie de savoir si M. Blondel est ou n’est pas cocu.

Aussi éviterai-je de vous conter longuement et par le menu comment il le devint. Il vous suffira de savoir que maladroit, comme tous les jaloux, il soupçonne son ami, Lézignan, le seul probablement qui n’ait jamais fait attention à Mme Blondel. Celle-ci, qui n’a jamais songé à tromper son mari, et surtout à le tromper avec Lézignan, vient chercher, justement auprès de Lézignan, et parce qu’il est un ami de tout repos, un recours contre d’injustes soupçons. C’est le piège tendu par un dieu malin, et Marthe, qui ne se méfie pas, tombe tout doucement dans les bras de Lézignan, qui n’y pensait guère. Ainsi s’accomplit la fatalité. Alors, et maintenant que le malheur est arrivé, Blondel retrouve sa sérénité.

En d’autres temps, aurais-je beaucoup goûté et loué à tour de bras ce récit joyeux d’une aventure de canapé ? Je ne le crois pas. La pièce de M. Sacha Guitry ne se distingue par aucun mérite particulier de toutes les pièces, — et elles sont innombrables, — qui appartiennent au genre dit : parisien. J’ai réclamé maintes fois contre l’immoralité, — ou, comme on disait avec un bon sourire, — contre l’amoralité de ce théâtre. L’adultère y est tenu pour la principale fin de l’existence : c’est l’occupation unique, gentille et d’ailleurs sans importance, de toute une société désœuvrée. Car, notez-le bien, les personnages de Jalousie, non plus que tous ceux du même répertoire, ne nous sont pas présentés comme des êtres d’exception et d’exceptionnelle dépravation, mais plutôt comme des types d’humanité moyenne et de modèle courant. Blondel n’est pas un débauché ; c’est un bon bourgeois et même un bon mari ; il a.une maîtresse, comme tant d’autres, et l’idée ne lui vient même pas qu’il mérite aucun reproche. Lézignan n’est pas un Don Juan ; c’est un homme laborieux, de mœurs rangées, de sentimens délicats et droits, et il prend sans scrupule la femme de l’ami qui sort de chez lui. Marthe n’est pas une dévergondée : c’est une honnête femme et qui aime son mari ; et voici qu’elle succombe, sans amour et sans haine, dans la chute la plus banale. Tant il est vrai que la vertu de nos femmes est peu de chose et qu’on en triomphe à peu de frais ! Combien de fois ai-je eu à refaire la même analyse des mêmes personnages et pour déplorer le même fâcheux poncif ? Combien de fois ai-je dit et redit que ce tableau de nos mœurs est mensonger, que cette image de notre société est fausse et que ce genre de littérature nous fait à l’étranger le plus grand tort ?

Mais nous ne sommes pas dans un temps ordinaire. La société française donne, depuis le début de la guerre, un exemple de cohésion, d’énergie et de résistance dont aurait été bien incapable la veulerie de mœurs que peignaient nos légers auteurs dramatiques. Les hommes qui semblaient le moins désignés pour les besognes héroïques, font tous les jours preuve du courage le plus digne d’être admiré, le courage simple, sans phrases, modeste. Quant aux femmes, pas plus dans la bourgeoisie que dans le peuple il n’en est une seule qui se désintéresse de la souffrance commune et qui n’y apporte toutes les ressources de son ingéniosité, toutes les forces de son âme aimante et qui ne sait plus aimer que le cher pays. Ce n’est pas le moment de dénigrer tous ces braves gens. Certes, la France a gardé dans l’épreuve cette gaieté qui est une de ses plus nobles traditions ; mais cette gaieté généreuse, qui est une force et qui fait les héros, n’a rien de commun avec la plaisanterie qui s’égaie des faiblesses de notre nature et badine avec les trivialités de la vie quotidienne. Trop de gens sont en deuil : ce n’est pas le moment de rire… Je sais bien que la petite drôlerie de M. Sacha Guitry ne tire pas à conséquence : c’est ce qu’on en peut dire de mieux. D’ailleurs, elle n’a pas fourni une longue carrière.


Je n’étonnerai personne en notant que la presse, presque tout entière, s’est montrée indulgente, plus qu’indulgente, élogieuse pour cette pièce en dépit des circonstances où elle a été jouée. Tels sont les rapports, établis de longue date, entre le théâtre et les journaux, et tellement l’habitude est prise de la complaisance ! Il s’est même trouvé des critiques pour féliciter M. Sacha Guitry et l’encourager… à continuer ! Inversement, et par un de ces retours de justice distributive dont elle est coutumière, la même presse qui a fait fête à la pièce gaie de M. Sacha Guitry a réservé toutes ses sévérités pour la pièce douloureuse de M. François Fonson, la Commandantur, jouée au Gymnase. Je souligne le contraste parce qu’en aucun temps le bon sens ne doit perdre ses droits. M. Fonson est un écrivain belge, et cela seul suffirait à lui mériter notre sympathie. Il a contribué, avant la guerre, à resserrer les liens entre France et Belgique, puisqu’il a introduit en France le théâtre belge. Grâce à lui, l’esprit français a donné l’accolade à la verve et à la belle humeur wallonnes. Le Mariage de Mlle Beulemans et la Demoiselle de magasin ont été chez nous des succès populaires. L’auteur de ces pièces, adoptées par le public français, devait être suspect aux représentans de la Kultur. Le fait est que, se trouvant à Bruxelles où il n’avait pas voulu quitter le théâtre qu’il dirige, il fut arrêté dès les premiers jours de l’occupation allemande. Emprisonné au ministère de l’Intérieur, il vit de ses yeux les arrestations arbitraires, les parodies de justice, les mauvais traitemens infligés par la brutalité teutonne à de paisibles citoyens. Rendu à la liberté, il considéra comme un devoir de raconter ce qu’il avait vu. Et, puisqu’il était écrivain de théâtre, il présenta son récit sous la forme et par les moyens du théâtre.

La Commandantur est cela même : une déposition de témoin. C’est à peine une pièce. L’auteur y a introduit, de propos délibéré, l’intrigue la plus mince, l’affabulation la plus banale. Une famille de petites gens parfaitement inoffensifs : le père est arrêté sous l’inculpation d’espionnage. Après plusieurs semaines d’une détention ignominieuse, et faute d’avoir pu relever contre lui l’ombre d’une charge, on le relâche. C’est tout. L’intérêt réside uniquement dans les détails dont on sent que chacun a été pris sur le vif et peint d’après nature. En bon Flamand, avec une naïveté de Primitif, avec une minutie de réaliste, M. Fonson a peint Bruxelles sous la botte allemande. Dans la ville malheureuse, qui n’a pas cru au danger, qui maintenant encore à peine à concevoir le degré de son infortune, règne une atmosphère de stupeur. C’est, depuis cinq jours, un bruit de régimens qui passent, un défilé qui ne cesse pas, une musique qui met les nerfs à la torture. « Si un tel supplice devait durer seulement quinze jours, on n’y résisterait pas, » dit un personnage. Hélas ! et nous sommes au mois d’août ! Des nouvelles circulent, de bonnes nouvelles qui par conséquent sont de fausses nouvelles. Les nouvelles vraies, c’est la destruction de Louvain, ce sont les incendies et les massacres, et les morts, et les médailles des fils tués aux forts de Liège, qui reviennent aux mères désolées. — Sur la dénonciation d’un Allemand, Siegfried Weiler, qui jadis fut reçu dans la maison et courtisa Mlle Beulemans, je veux dire Mlle Catherine, le vieux M. Jodot est arrêté.

Au second acte, la salle commune du ministère de l’Intérieur où M. Jodot est détenu avec les autres prisonniers. C’est l’acte ou plutôt le tableau le plus caractéristique. Est-ce un compliment, est-ce une critique que j’adresse à M. Fonson, en lui disant qu’on se croirait au cinéma ? J’imagine à peu près ainsi les films qu’on a décidé de promener chez les Alliés et dans les pays neutres’ pour l’édification du monde civilisé. Des hommes de tout âge et de toute condition, camelots, rentiers, fonctionnaires sont empilés dans un espace étroit, où on amène sans cesse de nouveaux lots de prisonniers. Pour nourriture une tatouille innommable et insuffisante. La nuit, pas même une botte de paille : on dort étendu par terre. La discipline, à coups de poing et à coups de crosse dans les reins. Parmi ces brutes il se trouve un être humain : M. Jodot lui devra son salut. C’est un secrétaire de guerre : la phtisie qui le ronge l’a fait classer dans le service non armé. L’approche de la mort est une terrible leçon. Ce moribond rougit de ses compatriotes et oppose à l’Allemagne d’aujourd’hui l’Allemagne de Gœthe. Un spectateur, à la première représentation, s’est, paraît-il, exprimé avec verdeur sur l’Allemagne de Gœthe. Ce n’est pas moi qui le blâmerai. J’ai toujours jugé la théorie des deux Allemagnes aussi fausse que dangereuse. Mais puisqu’elle a pu être développée sans scandale par des savans français fort estimables, elle est pour le moins aussi bien placée dans la bouche d’un Allemand.

Dans cette pièce qui n’est pas une pièce, il y a un rôle excellent, étudié avec soin et qui sue la vérité, c’est celui de l’Allemand Siegfried Weiler. Il était, avant la guerre, l’un de ces espions dont la Belgique fourmillait comme la France. Disparu de Bruxelles, le jour de la mobilisation, il y est rentré avec l’armée allemande à laquelle il sert de guide. Fraîchement accueilli par la famille Jodot, à laquelle il offre plus que jamais son amitié, — devenue une protection, — il ne se déconcerte pas pour si peu : « Moi, je n’ai pas changé : je reviendrai. » Ce portrait qui mêle la fourberie à l’orgueil, la platitude à l’insolence, et la dissimulation à l’entêtement est criant de ressemblance. Comme mot de la fin, le misérable annonce à Catherine la mort de son fiancé, Gilbert, tué à Anvers, et il se dirige vers la porte. Mais la jeune fille prend un couteau sur la table et le tue. Ainsi la Belgique, en refusant le passage aux armées du Kaiser, a voué l’Allemagne à sa perte.

La Commandantur a la valeur d’un document. C’est le premier qui nous arrive sur l’occupation allemande à Bruxelles. A Londres où la pièce de M. Fonson a été jouée avec succès, elle a fourni à nos Alliés des raisons nouvelles de haïr nos ennemis communs. Elle n’a eu en France qu’un petit nombre de représentations. Le spectacle était douloureux, je le répète, et la seule vue de l’uniforme allemand sur la scène met en nous un bouillonnement de colère. Mais puisque la réalité est cent fois plus atroce, il me semble que nous pouvions en supporter cette image très atténuée. Si, suivant une belle expression de M. Lavisse, toute souffrance non subie crée une dette, Paris doit à Bruxelles martyre de ne pas détourner les yeux de son calvaire.


Voulez-vous d’ailleurs une peinture exacte et fidèle des tortures infligées à la malheureuse Belgique depuis le mois d’août 1914 ? allez à la Comédie-Française revoir Patrie. C’est à Bruxelles, en 1568, sous la tyrannie du duc d’Albe. « Cette malheureuse ville n’est plus qu’un bivouac où l’Espagnol et ses chevaux se vautrent sur la paille à tous les carrefours. Partout des rues silencieuses et mornes, où quelque rare passant longe les murs, de peur de se heurter à des soldats ivres ! » Et plus loin : « Où l’armée royale a passé, on suit sa trace au vol des corbeaux. Des villages entiers sans habitans, tous les toits fumans, tous les murs en ruines ! » Et ce cri d’une femme folle de douleur : « Vos soldats sont entrés chez nous, ils ont pillé, volé, ils ont bu. Une fois soûls de vin, ils ont tué mon mari sous le bâton, mon fils à la braise ardente, pour leur faire dire où nous cachions notre or. Une fois ivres de sang, ils ont pris ma fille, ma fille de seize ans, innocente et pure, et se la sont rejetée de l’un à l’autre, en s’en amusant, comme ils disent, jusqu’à ce qu’elle en soit morte de honte et de rage. » Et l’épisode du sonneur : « Pauvre martyr obscur, nous te saluons : une seconde a fait de toi un héros. » Où Victorien Sardou s’était-il documenté ? Est-ce dans le livre de M. Pierre Nothomb sur la Belgique martyre ? Est-ce dans les rapports officiels sur les atrocités allemandes ? Cette « actualité » si impressionnante frappe le public. Patrie, depuis le début de la guerre, ne quitte plus l’affiche. Ce sera devant l’histoire le châtiment de Guillaume II d’avoir réveillé les souvenirs les plus exécrés du genre humain et d’en avoir dépassé l’horreur.


La Comédie-Française vient de nous donner une pièce tirée de Colette Baudoche, le roman si justement populaire de M. Maurice Barrès. Je ne veux pas laisser passer cette occasion de saluer, comme je le faisais le mois dernier pour M. René Bazin, un des écrivains dont l’œuvre, dans ces vingt dernières années, a été le plus noblement et le plus purement française. Depuis la publication des Déracinés, M. Barrès n’a cessé de creuser dans le même sillon, d’approfondir la même pensée, et de s’installer plus avant dans la conscience nationale. Très jeune, il avait fait dans la littérature une entrée brillante et tapageuse qui lui valut d’emblée et une fois pour toutes les sympathies de la jeunesse. Dans ses premiers livrets de manière stendhalienne que M. Bourget signala au public par l’article fameux : « Avez-vous lu Barrès ? » il avait mis toutes les qualités de son esprit : sa vive et fine intelligence, sa pénétration psychologique, son goût des idées, sa recherche des petits faits significatifs, son ironie très distinguée, un peu hautaine, son art d’une sobriété qui confine à la sécheresse. Bientôt il entendit la voix de son cœur : elle lui enseigna que l’égoïsme est stérile, que, la notion du moi est vaine et décevante, que chacun de nous est l’anneau, d’une chaîne, l’héritier d’une tradition. Depuis lors, ce n’est pas assez de dire qu’il n’a plus varié et qu’il est resté fidèle à cette tradition : il a mis toutes les ressources de son talent à en propager le culte : il en a combattu les ennemis avec cette âpreté de raillerie qui fait merveille dans Leurs Figures ; il lui a recruté parmi les jeunes gens des apôtres qui allaient devenir des héros. Charles Péguy, Ernest Psichari, François Laurentie, André Lafon avaient recueilli ses leçons ; leur enthousiasme dans le sacrifice montre assez quel éducateur il avait été pour eux : il a contribué à faire lever sur notre sol la glorieuse moisson. La guerre l’a trouvé qui revenait d’Orient où il était allé mener une enquête sur nos écoles en péril et notre influence menacée. Il avait encore eu le temps d’écrire, au sortir des séances de.la Commission d’enquête, ces pages vengeresses : Dans le Cloaque, — boue et sang, — contre les mauvais maîtres qui déshonoraient la France. Ainsi, il était tout désigné pour un rôle qu’il ne s’est pas choisi, mais qu’il a reçu des événemens, qui n’est pas un rôle, mais l’expression d’une situation. Chaque matin, dans des articles où il met toute l’ardeur et toute la clairvoyance de son patriotisme, il traduit les sentimens de la France qui lutte, qui souffre, qui espère et qui, par sa volonté de vaincre, prépare et assure la victoire. Cet accord avec l’âme de son pays, c’est à coup sûr pour un écrivain le plus grand honneur et la plus belle récompense.

La doctrine qui se développe à travers les livres de M. Barrès est d’une forte cohésion et d’une solidité parfaite. C’est celle de la continuité qui fait les nations et s’impose aux individus : une même race, implantée sur un même sol, et façonnée par l’histoire. Nous sommes les héritiers de tous ceux qui nous ont précédés : ils vivent en nous, et ils y sont plus vivans que nous-mêmes : leur effort prolonger à travers les siècles, s’exprime aujourd’hui par nos instincts et par nos goûts, par notre tempérament physique et moral, par tout ce qui nous semble être en nous le plus naturel, et le plus spontané. Cette pensée de nos ancêtres, que nous sentons au fond de nous, elle est pareillement autour de nous, dans la région qu’ils ont habitée, dont ils ont subi l’influence et qu’ils ont aménagée à leur gré, dont ils ont reflété l’image et qui s’est modifiée à leur ressemblance. Toute contrée à une âme, celle des générations qui s’y sont succédé et avec laquelle les générations qui viennent entrent en communion. Ce qui fortifie cette communion est sain et profitable, ce qui l’altère est une faiblesse et une diminution. « Nous sommes les prolongemens de nos parens. Pour fortifier notre personnalité, il faut nous placer dans une suite et nous tenir liés à ceux de qui nous avons hérité. Il importe à notre santé morale que nous laissions les concepts fondamentaux de nos morts parler en nous. Comment mieux les entendre que si nous maintenons les conditions de vie où ils se développèrent eux-mêmes ? » La pensée de nos morts inscrite dans les replis de la terre où ils donnent, voilà sur quoi fonder une civilisation, une morale, une politique.

Cette doctrine, M. Maurice Barrès devait, de toute nécessité, en faire un jour l’application à une contrée déterminée. Lorrain, né sur la frontière franco-allemande, hanté par ce souvenir de l’invasion qu’il avait vue de ses yeux d’enfant, tout le ramenait vers cette « marche » que les populations d’outre-Rhin ont envahie vingt-huit fois, où se livre éternellement la guerre entre la France et- l’Allemagne, entre la tradition latine et la tradition germanique. Toute son œuvre convergeait vers les « Bastions de l’Est. » Le premier des deux volumes publiés dans cette série, Au service de l’Allemagne, aborde, avec une gravité douloureuse, la question d’Alsace-Lorraine, telle qu’elle se posait pendant les années qui ont précédé la guerre. On sait à quelle solution s’était rangé l’auteur des Oberlé. Jean Oberlé, plutôt que de servir dans l’armée allemande, avait déserté. M. Ehrmann prend le parti opposé. Il entre à la caserne ; il devient le volontaire Ehrmann ; il se soumet à la mentalité allemande, faite de servilité avec les supérieurs et d’arrogance avec les inférieurs ; il souffre ce martyre de tous les instans : être fils de Français, et servir l’Allemagne. Mais c’est qu’imbu des théories de M. Barrès, il n’a pas voulu se « déraciner. » Il croit à la nécessité de ne pas briser le lien qui le rattache à la terre où il est né et où il communie avec ses morts. Il veut être un « héros » alsacien, c’est-à-dire « un homme plein de sa terre et de sa race. » Il pense que le devoir d’un Alsacien est en Alsace, pour y continuer la tradition des ancêtres, pour y maintenir le sang alsacien et par suite la culture française. Ailleurs, que feraît-il sinon de perdre sa personnalité ? « Il demeurera un caillou de France sous la botte de l’envahisseur. Il subira l’inévitable et maintiendra ce qui ne meurt pas. » Ainsi l’Alsace restera, même sous la domination allemande, une terre française : c’est à elle que le général Joffre, après quarante-quatre ans, est venu apporter le baiser de la France.

L’influence de la terre, l’action d’un milieu historique, c’est encore la pensée profonde de Colette Baudoche. Il est arrivé en conquérant, le jeune M. Frédéric Asmus, docteur d’Université, professeur au lycée de Metz, « un de ces envahisseurs pacifiques qui se sont mis en marche derrière les autres ; » mais c’est lui qui peu à peu sera conquis, comme l’ont été, de tout temps, les barbares vainqueurs, au contact d’une civilisation supérieure. Honnête et laborieux, il est pédant et grossier : quand arrive le Salvator, la bière de mars, il se saoule et s’en vante : « Ce sont nos mœurs. » Il a une fiancée, quelque Walkyrie, qui lui envoie en cadeau un coussin bourré avec les cheveux qu’elle perd en se peignant. Pour policer ce huron, M. Barrès n’est pas allé lui chercher des éducatrices dans la plus haute société. Les dames Baudoche, chez qui il vient se loger, sont deux femmes de condition très modeste, une grand’mère et sa petite-fille, presque pauvres : elles en seront plus représentatives. Héritières d’une race qui a longtemps vécu sur le sol et s’y est affinée, elles ont acquis une vive sensibilité, une délicatesse naturelle, un instinct des nuances que choque tout ce qui est heurté, appuyé, discordant. Colette n’a fait qu’apercevoir M. Asmus, et déjà elle l’a jugé : « Est-il assez lourdaud, M. le docteur ! s’écrie la malicieuse Messine. Quelles bottes et quelle cravate ! » Auprès de ses humbles logeuses, le savant universitaire s’initie à une politesse que toute sa science ne lui avait pas laissé soupçonner. Il n’avait d’abord recherché leur conversation qu’afin de perfectionner son français ; mais sous les mots il découvre les idées et les sentimens. Une fois ces dames l’emmènent à une conférence française, et il envie ce public qui saisit si rapidement toutes les finesses d’un discours. Une autre fois, c’est à Nancy qu’elles le conduisent, et dans cet ensemble harmonieux de la place Stanislas il a la révélation du goût français. Au printemps, son cœur s’émeut dans la campagne autour de Metz. Il entre dans un état mystique, il a la sensation de se hausser à un « plateau supérieur. » Il commet alors des actes qui, pour un sujet de Guillaume II, sont des énormités : il blâme l’interdiction de la langue française en Lorraine, il réfute devant ses élèves certains mensonges trop violens des livres de classe allemands. Les pangermanistes s’alarment, et ce n’est pas à tort ; ils constatent que le docteur Frédéric Asmus est devenu un tenant de la culture française : cela crève les yeux. La seule influence du pays a-t-elle opéré cette conversion ? Non, sans doute. M. Asmus a découvert la supériorité de notre culture ; mais c’est l’amour qui l’a mis sur le chemin de cette découverte. Il aime Colette et, dès qu’il s’en aperçoit, il s’empresse de rattraper son cœur des mains de la Walkyrie pour l’offrir à la petite Lorraine. Colette a demandé à réfléchir. Le jour où revient M. Asmus se trouve être celui où se célèbre chaque année la messe des soldats du siège, instituée par Mgr Dupont des Loges : on ne transige pas avec les morts. Colette Baudoche, c’est la Lorraine : elle ne pouvait consentir au mariage allemand. Elle refuse. Elle attendra. Que ne peut-elle pas espérer ? Déjà s’est accompli le souhait que le romancier faisait pour elle : « Petite fille de mon pays, je n’ai même pas dit que tu fusses belle, et pourtant, si j’ai su être vrai, direct, plusieurs t’aimeront, je crois, à l’égal de celles qu’une aventure d’amour immortalisa. » Plusieurs l’aiment, en effet, et c’est pour sa vertu plus belle que la beauté.

Transporter Colette Baudoche à la scène n’était pas une entreprise facile. Dans le roman de M. Barrès, l’action est réduite au minimum. Des pages descriptives : le vieux Metz, la campagne messine, la place Stanislas ; car il s’agit de dégager l’âme des choses, la pensée lorraine. Des notations psychologiques, des réflexions, de petits faits qui, aux yeux du moraliste, ont une grande signification. Mais pas d’événemens, pas de péripéties, presque pas de matière. Certes une pièce peut être excellente, où il ne se passe rien : de l’Ami Fritz à Primerose, c’est le cas de toutes les idylles dramatiques. Colette Baudoche est une idylle, mais c’est l’idylle d’une Lorraine et d’un Prussien. La situation est supportable, — elle l’était surtout cinq ans avant la guerre, — dans un livre où le lecteur paisible a le loisir de suivre la pensée de l’écrivain à travers toutes sortes de nuances ; dans le raccourci d’une pièce de théâtre, sous la lumière crue de la scène, devant une foule qui multiplie tous les effets par le nombre des spectateurs, elle prend une insistance, une brutalité, un air de provocation. Elle exige d’ailleurs que M. Asmus, puisque Colette a quelque penchant pour lui, ne soit pas haïssable. Et voilà l’Allemand sympathique ! Après Louvain, après Reims, et le jour même où nous venons d’apprendre le torpillage de la Lusitania, comment voir un Allemand sans le haïr ? Une atmosphère de cauchemar nous obsède à tous les instans : comment demander au public de s’en abstraire ? Involontairement il compare ce qu’on lui montre sur la scène et ce qui se passe sur l’autre théâtre, celui de la guerre. Et alors… Telles sont quelques-unes des difficultés, peut-être insurmontables, auxquelles devait se heurter une transposition scénique de Colette Baudoche. M. Pierre Frondaie a mis à les résoudre tout son talent de dramaturge expérimenté.

Très habilement il a découpé le roman en trois actes qui marquent trois momens de la progression sentimentale. D’abord l’arrivée de M. Asmus chez les dames Baudoche. Elles ne sont pas très fières de ce qu’elles viennent de faire, les dames Baudoche ; accepter un Prussien chez soi, elles sentent bien que c’est tout au moins une concession ; elles ont besoin qu’on les rassure ; le vieux Christian Tarrail, un combattant de 1870, un irréconciliable, s’en charge : il n’a été inventé que pour cela. Elles n’ont tout de même pas la conscience tranquille : chaque coup de sonnette les fait tressaillir, et Dieu sait s’il y en a, dans cette pièce, des coups de sonnette ! M. Asmus est tout de suite séduit par l’élégance du logement et par la bonne grâce des logeuses. En signe de contentement, il se vautre tout habillé, tout botté et tout crotté sur le lit aux fins draps blancs : c’est un homme mal élevé. — Au second acte, six mois après, les dames Baudoche se sont habituées à leur pensionnaire, et le Prussien des dames Baudoche s’est civilisé. On a voisiné, on s’est rapproché. M. Asmus apporte des fleurs, les dames Baudoche invitent M. Asmus à leur table. La plus franche cordialité règne pendant le repas. Ces dames ont offert à leur hôte une bouteille de vieux Bordeaux. M. Asmus a le vin tendre : il embrasse Colette. Après quoi, il n’a plus qu’à épouser. Il ne demande pas mieux, d’ailleurs, et même il le demande. — Au troisième acte, Colette semble bien près de dire oui ; en son absence, Mme Baudoche a cru pouvoir donner plus que des espérances au pédant amoureux qui ne se sent pas de joie. Mais Colette revient, soutenue par le vieux Tarrail ; à la messe pour les soldats morts en 1870, elle a eu une crise, elle a failli s’évanouir : des voix, les voix des morts, lui ont dicté son devoir. Une Lorraine ne doit pas épouser un Allemand. Elle congédie M. Asmus.

M. Pierre Frondaie s’est piqué d’être le plus fidèle des adaptateurs : c’est le seul reproche que je lui adresserai. Il aurait dû prendre avec son modèle des libertés auxquelles faisaient plus que l’autoriser les conditions nouvelles et atroces où un Allemand allait paraître devant nous. Il a voulu que M. Asmus fit rire, uniquement. Il a mis dans sa bouche de lourdes plaisanteries, des pataquès et des fautes de français que souligne l’accent tudesque. Sa pièce pourrait s’intituler Colette Baudoche ou l’Allemand ridicule. M. Asmus est encore l’Allemand bonasse, brave homme, obligeant, complaisant, serviable et le cœur sur la main. Il gronde les mauvais maris, fait travailler les petits enfans, épouse les demoiselles pauvres : il est charmant. Nous savons maintenant, — puisque nous avions commis la faute de l’oublier, — à quoi nous en tenir sur cette bonhomie allemande. Elle se concilie parfaitement avec la fourberie naturelle, l’instinct de la ruse et du mensonge, et tout ce qu’il faut pour l’espionnage. Elle est compatible, chez le plus humble, avec un orgueil, — non de caste, ni d’individu, mais dépeuple — entretenu par une doctrine d’État. Surtout, elle recouvre une férocité foncière, trait de race qui a traversé les siècles et se retrouve chez l’honnête comptable et chez le laborieux érudit d’aujourd’hui tel qu’il était chez le barbare d’autrefois. Il aurait fallu nous faire sentir chez le candide professeur l’intraitable ennemi, qui, à sa façon, continue la conquête et achève l’œuvre de l’annexion. A de certains momens, par un mot, par un geste, en de brusques échappées, il aurait fallu nous faire entrevoir l’être de proie. À cette condition, le rôle pouvait subsister tel qu’il est, mais avec des dessous, des arrière-pensées et des arrière-plans qui lui manquent. Cette nécessité d’introduire dans le rôle des notes sombres, tragiques, M. Pierre Frondaie s’en est avisé et s’y est essayé : il n’est que juste de le reconnaître. Il a donné en ce sens quelques indications, mais trop discrètes : on aurait souhaité des touches plus vigoureuses, plus âpres, qui, sans changer le personnage, auraient changé l’impression qu’il produit et l’auraient mis plus en accord avec les sentimens qui emplissent tous les cœurs français.

Pour faire passer le rôle de M. Asmus, il ne fallait pas moins que l’autorité et l’adresse de M. de Féraudy. L’excellent comédien l’a joué résolument en comique : c’est le fort et le faible de son interprétation. M. Paul Mounet s’est fait applaudir pour quelques tirades lancées avec une indignation généreuse. Mlle Marie Leconte est une petite Messine charmante de grâce et d’espièglerie. Mme Pierson a exagéré le côté larmoyant du rôle de Mme Baudoche.


RENE DOUMIC.