Revue dramatique - 14 mai 1914

Revue dramatique - 14 mai 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


PORTE-SAINT-MARTIN : Le Destin est maître, pièce en deux actes de M. Paul Hervieu. — Monsieur Brotonneau, comédie en trois actes de MM. R. de Fiers et G.-A. de Caillavet. — COMEDIE-FRANÇAISE : Les Femmes savantes. — ODEON : Psyché.


M. Paul Hervieu est un homme terrible. Ses confrères du théâtre ou du roman, quand ils ont une vision pessimiste de l’univers, nous suggèrent qu’il y a de par le monde beaucoup de coquins et que le royaume de la terre est à eux. Ils font des honnêtes gens de bonnes dupes et de pauvres victimes, mais du moins leur laissent-ils leur honnêteté. Tant qu’on ne doute pas de la vertu, rien n’est perdu. Ce sont les honnêtes gens que M. Hervieu fait comparaître devant lui, sous son clair, pénétrant et impitoyable regard d’inquisiteur. « Vous êtes, leur dit-il, sévères aux pécheurs et sans merci pour tout manquement à la loi morale. Vous flétrissez le voleur, honnissez le parjure, maudissez l’assassin. Vous condamnez ces misérables du haut de votre infaillibilité. Etes-vous sûrs que vous ne tomberez jamais dans les mêmes erreurs ? Êtes-vous certains que votre honnêteté ne commettra pas exactement les mêmes fautes qu’elle reproche à leur coquinerie ? Vous vous récriez. Écoutez l’histoire que voici… » Et de cette manière qui est la sienne, faite de violence et de froideur, d’ironie et de passion, avec cette précision de logicien et cette férocité calme qui le caractérise, il leur conte le Destin est maître.

On a été généralement d’avis que la nouvelle œuvre de M. Hervieu est de la même famille que l’Énigme et, sans doute pour nous faciliter le rapprochement, la Comédie-Française vient de reprendre cette pièce qui a déjà treize ans de date et dont le succès, pendant ces treize années, ne s’est pas démenti. Or il est bien vrai que les deux pièces sont pareillement en deux actes, que l’action y est rapide, le dialogue haché et que les personnages s’y prennent à la gorge. Mais il y a, entre l’une et l’autre, une différence essentielle. L’Enigme est une tragédie d’intrigue, où tout le pathétique est dans la situation et qui pose uniquement ce problème : laquelle des deux ? J’imagine que la dramatique aventure des frères Gourgiran s’est présentée à l’esprit de M. Hervieu comme une devinette irritante et très propre à secouer les nerfs du spectateur. Quand nous avons constaté que des deux femmes qui vivent sous le même toit, dans l’antique rendez-vous de chasse et d’amour, la plus modeste, la plus réservée, la plus sage en ses propos, est aussi bien la plus dévergondée en sa conduite, notre curiosité est satisfaite et nous ne pensons pas plus loin : la seule question engagée était une question de fait. Dans le Destin est maître, l’auteur n’est pas parti d’un fait, mais d’une idée. Toute sa pièce n’est qu’un « cas » destiné à illustrer une vérité ou un paradoxe ; tout y est combiné en vue d’une démonstration. Ne prononçons pas le mot de pièce à thèse, qui n’est plus en usage ; mais disons que le Destin est maître est une « espèce dramatique » imaginée par un moraliste, à qui d’ailleurs la morale établie inspire de la méfiance.

Nous sommes à la campagne, chez les Béreuil. Ceux-ci figurent en bonne place parmi les heureux du monde. Mariés par amour, ils ont eu deux enfans, garçon et fille, qui sont devenus de première force au tennis. Elle est toujours jeune, charmante, désirable. Lui fait de grandes affaires. Ils sont riches et très estimés dans le voisinage. Un de ces intérieurs comme il y en a quelques-uns et qui semblent une oasis dans notre vallée de larmes… » Et nous voilà fixés. Nous connaissons nos auteurs : quand ils nous présentent une de ces images de la félicité parfaite, c’est qu’ils tiennent en réserve et s’apprêtent à déchaîner tous les malheurs. Le fait est que nous sentons planer des menaces dans l’air et s’accumuler à l’horizon des nuages qui se rapprochent et noircissent à vue d’œil. Juliane Béreuil a un frère, Séverin, dont j’oserai dire que c’est un frère comme on en voit peu. Entièrement dévoué à sa sœur, dévoué jusqu’au sacrifice et jusqu’à la bourse, il a jadis renoncé à une partie de son patrimoine pour lui permettre d’épouser Gaétan Béreuil dont elle était follement éprise, et qui sans doute l’aimait, lui aussi, mais était de ceux qui ne perdent pas la tête et savent le prix auquel il convient de coter l’honneur de leur union. Depuis lors, Séverin n’a cessé de veiller sur le bonheur de sa sœur. Il s’est installé dans la maison, où il fait office de génie tutélaire et de gendarme. Certes, il témoigne d’une sympathie médiocre pour le mari de Juliane, mais cela ne nous étonne pas : un si bon frère ne peut manquer d’avoir, en quelque façon, des sentimens de belle-mère. Ce qui est plus inquiétant, c’est que Gaétan Béreuil, partant pour un voyage d’affaires, ne laisse qu’une adresse vague. Quand les maris, subitement forcés de s’absenter pour affaires, ne laissent qu’une adresse vague, c’est mauvais signe. Survient un ancien adorateur de Juliane, Messénis, qui, avant le mariage, a soupiré pour elle, et, depuis, a continué. Il est assez habituel qu’on voie les Messénis reparaître à l’heure où s’absentent les maris. Mais celui-ci a tout l’air de l’amoureux transi dont il n’y a rien à craindre. Et Juliane est une parfaitement honnête femme. De tous ces indices réunis nous tirons cette conclusion que Gaétan Béreuil doit être un mari abominable.

Ici se place une scène qui peut passer pour épisodique, si l’on ne fait attention qu’à la suite elle-même des événemens et qu’au drame qui va, nous n’en doutons guère, ravager le ménage Béreuil, mais qui est commandée par les intentions philosophiques de l’œuvre. Séverin s’aperçoit qu’on lui a volé un billet de cent francs. Le coupable ne peut être que le fidèle Baptiste, le plus vieux serviteur de la maison, l’homme de confiance, un ancien soldat qui jadis a combattu sous les ordres de Séverin, — vous ai-je dit que Séverin est officier ? — et s’est fait plusieurs fois tuer pour lui. Que va faire Séverin ? De toute évidence, il appellera ce malheureux, le confessera seul à seul, obtiendra de lui, en même temps que l’aveu de sa faute, une explication ou une excuse, en tout cas, lui épargnera l’humiliation d’être tenu dans la maison pour un voleur. On ne doit pas moins à un vieux brave. Tout au contraire, Séverin constitue un tribunal, composé de Juliane et de Messénis. (Qu’est-ce que celui-ci vient faire en cette affaire, et parce qu’on aime une femme, quels droits cela vous donne-t-il sur ses domestiques ? ) Baptiste comparaît : c’est bien lui qui a volé les cent francs : sa fille, mariée et mal mariée, ne pouvait payer son terme, allait être jetée sur le pavé : il a trouvé par hasard sous une potiche un billet de banque, un chiffon, une loque de billet, sali, usé, rapiécé, qui, sous cette potiche, avait un air de s’ennuyer : il l’a rendu à la circulation. Je ne sais quel aurait été l’arrêt d’un tribunal ordinaire ; mais ce tribunal extraordinaire, improvisé et familial, est sans pitié. Il n’accorde pas même les circonstances atténuantes. Baptiste est renvoyé ; il restera jusqu’au retour de monsieur, qui lui réglera son compte. Puis il ira se faire pendre ailleurs… Nous sommes chez les pharisiens.

Mais revenons au ménage Béreuil. Une conversation entre Messénis et Béreuil confirme toutes nos appréhensions, et même les dépasse. Gaétan trompe sa femme pour une danseuse ; la liaison est publique et il n’est bruit dans Paris que des prodigalités de cet amant magnifique. A ce train, la ruine est inévitable et elle est prochaine. Pis que cela. L’heure du désastre a sonné. Une lettre anonyme annonce à Juliane que l’homme dont elle porte le nom va être poursuivi pour escroquerie. L’infortunée, qui jusqu’ici n’a rien soupçonné et qui tient son mari pour le plus honnête des hommes et le plus irréprochable des maris, croit d’abord à une mauvaise plaisanterie, à une farce sinistre. Gaétan aurait commis des détournemens, fait des faux ? Pourquoi ? Il n’a pas de besoins d’argent. Les dépenses de la maison n’excèdent pas les revenus. Il n’a pas de maîtresse… Ainsi, quand s’annonce une catastrophe, nous nous remettons devant les yeux toutes les raisons que nous avons de n’y pas croire ; mais il y a autour du malheur une atmosphère spéciale, qu’on respire, et qui, tout imprécise et insaisissable qu’elle soit, a tôt fait de détruire notre assurance… D’où vient que Séverin et Messénis ne partagent pas son indignation contre ce ridicule et odieux papier ? Que savent-ils qui leur fait accorder quelque créance à cette lâche mystification ? Hélas ! le danger existe donc, puisque tous deux partent pour Paris afin de le conjurer et d’arrêter, s’il y a lieu ou s’il y a moyen, le scandale et le désastre !

Au second acte, les pauvres ambassadeurs sont revenus, et revenus bredouille : il était trop tard. Déjà des policiers ont pénétré dans la maison pour s’assurer de la personne de Gaétan. Soudain le voici lui-même. A cet instant critique où les minutes, les secondes sont comptées, un dialogue haletant s’engage entre son beau-frère et lui. Qu’est-il venu faire ? La situation est de celles qui n’admettent qu’une solution. Il est impossible qu’il quitte la maison entre deux gendarmes, et traîne en justice et au bagne un nom jusque-là honoré, le nom de sa femme innocente et de ses deux malheureux enfans. Le suicide est, en pareil cas, la seule porte de sortie. Sans doute il va faire le geste libérateur… Mais non. Ce misérable tient à sa peau. Il est venu chercher de l’argent, pour gagner ensuite la frontière. Il compte sur Séverin pour protéger sa fuite… Quelques brèves répliques qui s’entre-choquent comme les coups dans une lutte. Séverin pousse son beau-frère dans la pièce voisine. Nous entendons une détonation. Gaétan est tombé raide mort d’un coup de pistolet ; mais nous savons bien que ce n’est pas lui qui a pressé la détente.

« Ton mari s’est cru perdu ; il t’aimait, il n’a pas voulu déshonorer ses enfans : il s’est tué. » Voilà sans doute ce qu’aurait dit à sa sœur un frère moins intransigeant que Sévérin, ou ce que lui aurait fait dire un auteur moins âpre que M. Paul Hervieu. Mais dans ce genre de théâtre sans merci, il faut aller jusqu’au bout de l’horreur. Séverin ne laissera donc ignorer à Juliane aucune des conditions qui font l’atrocité de ce drame domestique. Il lui dira la trahison de l’époux, afin de ruiner jusqu’au bonheur passé de la femme qui s’est crue aimée, et de lui fermer les avenues du souvenir. Il précisera qu’il y a eu non pas suicide, mais châtiment, c’est-à-dire meurtre, et qu’il est le justicier, c’est-à-dire le meurtrier. Rejetée du mari félon au frère assassin, que deviendra la pauvre femme ? je vous le demande ; et si elle n’y perd pas la raison, c’est que la souffrance n’est pas toujours une suffisante cause à la folie.

Ce n’est pas tout. Il y a une justice en France, du moins pour les particuliers. Elle a des façons tout à fait indiscrètes de se mêler de vos affaires. Les policiers, qui ont manqué Gaétan Béreuil, se dédommagent en faisant les premières constatations ; le prétendu suicide leur est tout de suite suspect : le coup a été tiré d’un peu trop loin pour être un coup qu’on se tire à soi-même. C’est alors qu’intervient la déposition de Baptiste. Il raconte la scène dont le hasard, dit-il, l’a fait le seul témoin. Comme son maître avait saisi son revolver, il s’est jeté sur lui ; l’arme, dans la lutte, s’est déchargée : cela explique que le coup n’ait pas été tiré à bout portant. Ce Baptiste ment comme un arracheur de dents. Ce témoin porte un faux témoignage. Mais c’est un faux témoignage pour le bon motif. Ni Séverin, ni Messénis, ni Juliane, ni aucun des spectateurs qui, en Espagne et en France, ont applaudi et applaudissent chaque soir la pièce de M. Hervieu, ne démentira ce héros de la déposition fausse. Nous tous, tant que nous sommes, nous passons au rang de faux témoins.

Ainsi voilà de très braves gens qui ont fait justement le contraire de ce que prescrit l’Écriture, et qu’a édicté de tout temps toute morale. Non seulement ils ont contrevenu aux préceptes absolus et aux règles élémentaires, mais c’est parce qu’ils y ont contrevenu qu’ils sont de braves gens, et méritent notre estime et se sont acquis notre sympathie. Il est écrit : « Tu ne tueras pas ! » Et Séverin a tué son beau-frère. « Tu ne porteras pas de faux témoignage. » Et tout le monde ici va mentir. « Tu ne t’approprieras pas le bien d’autrui. » Et vous ne pouvez avoir oublié l’histoire du billet de cent francs. Concluons donc que ces règles d’une morale, instituée par Dieu même, sont sujettes à caution : selon les circonstances, on s’y conforme ou on ne s’y conforme pas. C’est à volonté, au choix, au petit bonheur. Le plus intègre d’entre nous ne peut affirmer que ce soir il ne s’endormira pas voleur ou parjure. Le plus pacifique n’oserait jurer qu’il finira la journée sans que ses mains se soient ensanglantées. On n’est sûr de rien. Le destin est maître…

Telle est la thèse. Je ne sais si les « espèces » choisies par M. Hervieu sont des meilleures. Il en est une, à tout le moins, qui laisse à désirer. Il n’est nullement établi que l’honnête Baptiste ait été acculé au vol par la fatalité. Un homme qui a de si beaux états de service et des inquiétudes si avouables, et qui sert non pas chez des négriers, mais chez vous ou chez moi, aurait eu, pour se procurer les quelques sous dont il a besoin, un moyen bien plus simple que de les voler : c’est de les demander à ses maîtres. Mais ne chicanons pas sur ces points de détail ou sur ces pointes d’aiguille. Admettons qu’il se trouve dans la pièce de M. Hervieu et qu’il se rencontre dans la réalité des cas où nous soyons obligés d’agir en contradiction avec la loi morale. Quelle conclusion en tirer contre cette loi elle-même ? Elle commande dans l’absolu ; mais la vie est le domaine du relatif. L’idéal est, comme eût dit Augier, escarpé et sans bords : tout l’effort de la vertu consiste à s’en approcher du moins loin qu’il lui est possible. Précisons davantage. Se trouvera-t-il quelqu’un pour dire que Séverin en tuant et Baptiste en mentant ont fait le bien ? Nullement. L’un et l’autre ont commis une faute. Mais les conditions où ils l’ont commise y apportent une circonstance très atténuante, une excuse qui n’est pas l’absolution, mais qui, à parler comme les mathématiciens, la rejoint à l’infini. Non, et après y avoir mûrement réfléchi, je ne crois pas que notre confiance dans l’impératif catégorique et traditionnel ait lieu de s’inquiéter. L’assaut livré par M. Paul Hervieu a été rude. Mais la vieille morale continue à faire une belle résistance.

Dans une pièce où il se passe tant d’événemens et si terribles, on ne peut demander des développemens qui, de toute évidence, feraient longueur. C’est du drame express ; l’auteur fait de la vitesse, et on sait ce qu’est devenue la vitesse par ce temps de records. Force lui est de se contenter d’indications rapides. La vraisemblance y perdrait, si d’ailleurs on avait le loisir de la réflexion ; mais on est emporté dans le mouvement qui sans cesse se précipite. On pourrait s’étonner, par exemple, que Juliane n’ait rien soupçonné d’un état de choses qui dure depuis longtemps et est assez grave pour mener son mari en prison ; mais M. Hervieu nous répondrait sans doute que la chronique nous a révélé plus d’un exemple de cette sécurité jusqu’au bord de l’abîme. Il est singulier que Séverin ait attendu, pour intervenir, le moment où le seul moyen qu’il ait de sauver son beau-frère est de l’assassiner ; mais c’est qu’il est un militaire, moins apte au maniement des affaires qu’à celui des armes à feu. Les caractères, forcément, ne peuvent être dessinés que d’un trait et les personnages saisis que dans une attitude : Juliane est l’honnête femme, Séverin est le justicier. Baptiste est le terre-neuve, et Messénis a un bien joli nom, mais il ne sert pas à grand’chose. La violence resserrée dans ce cadre étroit en parait plus violente. Je me souviens qu’un jour M. Paul Hervieu reprocha aux dramaturges de la période précédente, aux Dumas fils et aux Augier, d’avoir ensanglanté la scène avec férocité. Il rappelait aux auteurs dramatiques ses confrères le précepte : « Tu ne tueras pas. » Or, l’Enigme, que vient de reprendre la Comédie-Française, se termine par un suicide, et la pièce nouvelle que représente la Porte-Saint-Martin roule sur un meurtre. Apparemment, c’est qu’au théâtre il en est comme dans la vie : on approuve une chose et on en fait une autre : le destin est maître. Peut-être, après tout, faut-il attribuer l’extrême rudesse de ce drame à ce qu’il a été écrit pour être représenté d’abord en Espagne. Il semble en effet qu’il ait quelque chose de bien castillan. L’honneur, au nom duquel Séverin tue son beau-frère, n’est pas sans analogie avec ce « point d’honneur, » qui a fait couler tant de sang sur la scène espagnole.

Mlle Brandès a été une Juliane très pathétique et M. Le Bargy un Séverin très sombre. M. Jean Kemm a remporté un grand succès pour la sobriété avec laquelle il a dessiné le bout de rôle du domestique infidèle et héroïque.


MM. R. de Flers et G. A. de Caillavet nous ont donné dans Monsieur Brotonneau une pièce qui diffère sensiblement de leur manière habituelle. Dans leurs plus ingénieuses comédies, du Roi au Bois sacré et de l’Habit vert à la Belle Aventure, ils ont repris le genre de la comédie parisienne suivant la formule de Meilhac et Halévy. Sur une intrigue de vaudeville court une satire légère des mœurs contemporaines. La sensibilité n’est pas absente de ces pièces gaies, le mélange de l’ironie et de la tendresse étant d’une saveur essentiellement parisienne. Parfois la sensibilité domine et nous avons l’Amour veille ou Primerose. J’ai lu un peu partout que le succès de Monsieur Brotonneau était un succès d’émotion et de larmes, mettant dans l’œuvre des deux écrivains une note de tendresse qui ne s’y trouvait pas encore aussi accentuée. Je crois au contraire que cette pièce est d’une note dure, d’ailleurs parfaitement conforme à notre tradition la plus française et même la plus gauloise. Nos pères étaient aussi peu féministes qu’il est possible et ils se représentaient volontiers la femme sous les traits d’un démon domestique. Le mari qui, au lieu de parler en maître, plie sous le joug, leur paraissait très ridicule et digne d’être puni pour la faiblesse qui lui fait abandonner ses droits et gâter le métier : c’est pourquoi on lui infligeait le châtiment qu’une femme tient toujours prêt, et son infortune ne lui attirait que des huées. Tel est exactement le point de vue auquel se sont placés MM. R. de Flers et G. A. de Caillavet, pour nous conter l’aventure, — non la belle, mais la banale aventure, — de M. Brotonneau.

A la banque où il est commis principal, on attend M. Brotonneau : c’est la première fois que cet employé ponctuel et modèle manque à paraître au premier coup de neuf heures. Il faut qu’un événement considérable se soit passé dans une vie si réglée. Ainsi les habitans de Kœnigsberg, le jour où Emmanuel Kant s’abstint de sa promenade quotidienne, en conclurent qu’un bouleversement s’était produit dans le monde : la Révolution française venait d’éclater. Ce qui est arrivé à M. Brotonneau, c’est qu’il a surpris sa femme occupée à le tromper. Ce n’est pas la première fois que Mme Brotonneau se livre à cette occupation ; mais c’est la première fois que M. Brotonneau s’en aperçoit. Il l’a trouvée aux bras d’un voisin qui, bien entendu, est employé à la même banque, un M. de Berville, gentilhomme décavé qui, par ses belles manières, a séduit la tendre Mme Brotonneau. Cependant qu’au bureau tous s’égaient aux dépens de ce Sganarelle qui n’est pas imaginaire, seule Mlle Louise, la dactylographe, le prend en pitié, que dis-je ? en admiration. Elle est sentimentale, elle a lu des romans, elle raffole des histoires d’amour : ce qui arrive à M. Brotonneau, c’est, quand même, une histoire d’amour. Touché par cette sympathie inattendue, M. Brotonneau embrasse Mlle Louise. C’est le moment précis où Mme Brotonneau surgit et fait à son polisson de mari, ainsi surpris en plein dévergondage, la scène paradoxale que tous devinent.

Au second acte, nous sommes chez Brotonneau : un cinquième ayant vue sur le marché Saint-Honoré. Ce logement exigu, — fournaise en été, glacière en hiver, — est devenu un nid d’amour. Car Brotonneau y a installé Mlle Louise. Il goûte les joies de l’homme aimé, il a rajeuni de vingt ans, il soigne sa mise : son ridicule, à travers tout cet acte, est celui du quinquagénaire amoureux. Elle aussi, Mlle Louise est très heureuse, mais à la manière d’une petite Parisienne qu’elle est, sentimentale, mais clairvoyante, chimérique, mais avertie et qu’un secret instinct renseigne sur la fragilité de son bonheur. Je n’ai pas à suivre ici, de scène en scène, la marche de la pièce, mais à en indiquer seulement le dessin. Dans cet intérieur qu’elle égaie de sa jeunesse, l’aimable fille n’a l’air que d’une passante ; au contraire, quand Mme Brotonneau y fait une rentrée, d’abord bien timide, humiliée, implorante, nous avons tout de suite la sensation qu’elle est toujours la patronne. Chassée du domicile conjugal, et pareillement de l’autre domicile, elle est maintenant sans asile et ne demande qu’un coin où abriter sa détresse… Que M. Brotonneau ne s’y méprenne pas ! C’est son destin qui, de nouveau, se dresse devant lui ; et, comme dans la pièce de M. Hervieu, le destin est maître.

En effet, au troisième acte, nous trouvons Mme Brotonneau définitivement réinstallée chez son mari, ou, pour mieux dire, chez elle. Mlle Louise n’est plus que la maîtresse entretenue sous le toit conjugal. La force des choses fait qu’elle doit céder la place à sa rivale impérieuse et d’ailleurs légitime. M. Brotonneau verse des larmes abondantes, mais tout de même il renvoie, malgré lui et malgré elle, cette autre Bérénice. Déjà Mme Brotonneau a recommencé de crier, tempêter, gourmander la cuisinière comme autrefois : demain elle rappellera Berville ; et Brotonneau reprendra docilement sa chaîne.

Vous reconnaissez le thème ordinaire, les personnages et le ton de la farce classique. Non, M. Brotonneau ne nous inspire aucune pitié. Nous ne songeons pas un instant à le plaindre. C’est le meilleur homme de la terre, mais pourquoi tremble-t-il devant sa furie de femme ? Tu l’as voulu, George Dandin ! Le comique plantureux, gras et un peu rude, est ici, comme il convenait, le comique de la farce. Le trait est plus appuyé que de coutume. Ce n’est pas l’ironie du bout des lèvres qui est de mode sur le boulevard, mais la plaisanterie à pleine gorge que se repassent les générations. M. Brotonneau est un cousin de Boubouroche, un arrière-petit-neveu de Sganarelle et de George Dandin, comme Mme Brotonneau est directement apparentée aux commères de nos fabliaux.

M. Huguenet a rencontré dans le rôle de Brotonneau une de ses meilleures créations. Il y est délicieux de bonhomie, de comique ample et de naturel. Il a été secondé excellemment par Mme Jeanne Cheirel, la plus tumultueuse des mégères. Mlle Sylvie a dessiné avec beaucoup de grâce la figure touchante de l’aimable dactylographe.


Et maintenant, nous arrivons au grand triomphateur du mois. Oui, l’auteur le plus jeune, le plus gai, le plus actuel, le mieux en communication avec le public d’aujourd’hui, vous l’avez nommé : une fois de plus et comme toutes les fois, ç’a été Molière. Ne disons pas que la Comédie-Française a « repris » les Femmes savantes : une telle pièce ne doit jamais quitter le répertoire. Mais elle l’a remise à la scène dans un décor neuf, avec une interprétation de premier ordre. La nouveauté du décor consiste dans une baie par laquelle on aperçoit un jardin à la française : la lumière, qui entre à flots, égaie et rafraîchit le vieux chef-d’œuvre. Ce n’est rien là que de bien simple, mais il fallait le trouver. Les chefs d’emploi ne dédaignent pas de tenir des rôles qui, au surplus, sont parmi les plus difficiles, parce qu’on s’y heurte à de grands souvenirs, et qu’on risque toujours de s’y montrer inférieur à une tâche consacrée où vous attendent les connaisseurs. Mme Bartet est une Armande exquise ; elle met toute sa grâce dans ce rôle dont il ne faut à aucun prix faire un rôle ridicule. Victime de sa mère, dupe d’un idéal quintessencié, Armande est passée à côté du bonheur ou de ce qu’on appelle ainsi : elle mérite d’être plainte. Et n’oublions pas que les soupirs de Clitandre étaient d’abord allés vers elle. Des deux sœurs, ce n’est peut-être pas la plus aimable : c’est assurément la plus séduisante, avec une distinction supérieure, un charme romanesque, un grand air, dont il faut bien avouer que manque cette petite bourgeoise d’Henriette. Mlle Valpreux, pour la continuation de ses débuts, jouait le rôle d’Henriette : elle y a plu par les mêmes qualités de justesse, de tact et d’élégance qui avaient fait son succès dans Georgette Lemeunier. Je ne sais si elle a suffisamment accentué le contraste entre les deux sœurs. Henriette est l’honnête fille suivant une morale un peu terre à terre et suivant la nature. Elle ne fait pas la renchérie, elle ne raffine pas, elle accepte sans scrupule un galant pour qui sa sœur n’a pas cessé de soupirer en secret. Sévèrement jugée par les délicats, ou par les précieux, elle plaît à l’ensemble du public par son bon sens robuste, sa franchise, sa belle humeur, sa gaieté bien portante. Elle est de l’étoffe avec laquelle on fait non les La Fayette, mais les Sévigné. Mlle Fayolle nous a présenté une Bélise impayable. M. de Féraudy et M. Berr, en Vadius et en Trissotin, ont livré avec la plus désopilante maestria la bataille du cuistre contre le pédant. Et M. Siblot a dessiné avec bien de la mesure le personnage de Chrysale : il en a fait un comique, non un grotesque, un bonhomme dont le seul crime est d’être trop bon, mais d’ailleurs du sens le plus droit et qui a les idées les plus justes, puisque ce sont, à n’en pas douter, les idées de Molière. Le spectacle le moins curieux n’était pas celui de la salle, une salle bondée et débordante de joie, qui battait des mains à ce comique si simple, si copieux et si dru, et saluait au passage ces figures marquées d’un trait si vraiment définitif. Au milieu de tous ces spectateurs inconnus, on se sentait en pays de connaissance, entre gens qui ont même tour d’esprit, parlent la même langue, admirent les mêmes choses. C’était une fête du goût français. Musset, — ou Donnay, à défaut de lui, — aurait pu venir : il n’aurait pas perdu sa soirée.


Et je voudrais dire au moins quelques mots de cette représentation de Psyché qui fut la dernière et probablement la plus artistique des mises en scène où se complaisait M. Antoine. Ce fut un enchantement et pour beaucoup une révélation. Il y a toute une partie du théâtre de Molière qu’on ne joue plus et dont nous faisons tort à son génie. Dans une excellente étude consacrée aux Comédies-ballets de Molière[1], M. Maurice Pellisson réclame contre cet oubli ou ce mépris. Car un préjugé longtemps accrédité nous a fait dédaigner ces divertissemens que Molière composait pour les fêtes de la Cour. Par un anachronisme superbement démocratique, nous avons souffert pour le pauvre grand homme obligé de se ravaler au rôle d’amuseur du Roi, et nous n’avons pas douté que sa fierté n’en ait frémi ! Enfin, nous avons plaint le poète réduit à travailler sur commande et dans la hâte, entre le machiniste et le décorateur…

La vérité, telle que la rétablit M. Pellisson, est tout autre. Il n’y a guère de doute que Molière ait pris plaisir à exécuter ces commandes que lui faisait le Roi. Elles lui étaient largement payées, ce qui, en aucun temps, n’a été pour un homme de théâtre une considération accessoire. On jouait devant un parterre de grands seigneurs et de grandes dames ; on était assuré de plaire au Roi, connaisseur en musique et danseur émérite. Molière, qui dans la vie privée aimait à s’entourer de belles choses, était heureux, comme directeur de troupe, de produire ses œuvres et ses acteurs dans le cadre magnifique que formaient les palais et les jardins de Versailles, de Chambord et de Saint-Germain. Il avait la joie de voir admirablement montées les pièces qu’il donnait pour les fêtes de la cour : on ne regardait pas à la dépense. Pour les Amans magnifiques, représentés à Saint-Germain, il reçut 43 000 livres ; pour le Bourgeois gentilhomme à Chambord, 50 000 livres. A Molière comédien les comédies-ballets donnaient l’occasion d’employer certains de ses talens dont lui-même ne faisait pas fi ; il chantait et il aimait à chanter : il a mis des morceaux de chant dans plusieurs de ses rôles ; il dansait, ayant la jambe belle. Enfin à Molière auteur elles fournissaient le moyen de se montrer poète au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire poète lyrique. Nous reprochons au XVIIe siècle d’avoir ignoré la fantaisie, alors qu’il lui a seulement fait la juste part, — qui ne saurait être la principale. C’est que nous laissons de côté ce qui gêne notre thèse. La gloire de Molière est d’avoir dressé devant nous, dans leur éternelle vérité, les types de la comédie humaine ; mais il a aussi, en se jouant, écrit un « théâtre de fantaisie et d’amour. »

On sait l’histoire de Psyché, « commandée à Molière afin d’utiliser un enfer célèbre que le garde-meuble du Roi avait en magasin. » Molière avait figuré sous le nom de Gélaste dans le roman de La Fontaine, paru deux ans auparavant : les Amours de Psyché et de Cupidon : il prit ce sujet qu’il avait sous la main. Il traça le plan de la pièce, en écrivit les premières scènes, et, pressé par le temps, s’adressa à Corneille qui en versifia quatre actes et y mit, lui barbon, quelques-uns des vers les plus amoureux qu’on ait jamais soupires. Lulli fit la musique et Quinault les vers à chanter. La merveille est que des collaborations si diverses aient donné un résultat si harmonieux. Mais c’est ici dans l’histoire de l’art une minute charmante, un jour sans lendemain. Entre tous les élémens qui composent le spectacle, poésie, danse, musique, figuration, décors, costume, l’équilibre n’est pas encore rompu. C’est un équilibre instable et qui vaut par son instabilité même. Tout ici est en nuances, dont aucune n’est appuyée. On hésite entre le conte de fées et la fable mythologique ; une douce familiarité rapproche de nous les dieux de l’Olympe, sans les outrager par la parodie ; ces dieux et ces êtres légendaires parlent comme des princes et des princesses de la Cour de Louis XIV ; et quand ils peignent les tourmens de leur cœur, ils trouvent des mots de toujours et des traits de tous les temps. Ce mélange, ce voisinage, cette complexité, cette indécision est le charme indéfinissable de la tragédie-ballet, et qu’on ne retrouvera plus dans l’opéra de demain.

Mlle Defrance a été une Psyché d’une naïveté charmante. Et Mlle Méry a dit le rôle de l’Amour avec une chaleur et une passion des plus remarquables.


RENE DOUMIC.

  1. Maurice Pellisson, Les Comédies-ballets de Molière, 1 vol. in-12 (Hachette).