Revue dramatique - 14 mai 1913

Revue dramatique - 14 mai 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 433-444).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Riquet à la Houppe, comédie féerique en quatre actes en vers par Théodore de Banville. — Théâtre Sarah-Bernhardt : Reprise du Bossu, drame en cinq actes par Anicet Bourgeois et Paul Féval. — Théâtre de l’Œuvre : La Brebis égarée, pièce en trois actes et un prologue par M. Francis Jammes. — Vaudeville : Les Honneurs de la guerre, comédie en trois actes par M. Maurice Hennequin. — Odéon : La Rue du Sentier, pièce en quatre actes par MM. Pierre Decourcelle et André Maurel.


Si Peau d’Ane m’était conté... C’est Riquet à la Houppe, conté par Banville, que nous a offert la Comédie-Française : nous y avons pris un plaisir extrême. Les contes qui ont bercé notre enfance nous sont restés chers. Combien de fois, au cours de la vie, n’avons-nous pas vu se vérifier les leçons qu’enferment leurs symboles charmans et légers ? Nous en aimons tout ensemble la sagesse et la fantaisie ; et, puisqu’ils sont toute poésie, il nous plaît qu’on y parle en vers. Des vers faciles, ingénieux, d’une langue souple et ductile, que ces vers soient de Banville ou de Rostand, c’est, au théâtre, la passion de tout public français : nous raffolons de ces jeux du rythme et de la rime qu’une longue tradition nous a rendus familiers.

Un décor de Belle au Bois dormant : château délabré, parc jadis dessiné par Le Nôtre, et dont les fleurs, dans une orgie de couleurs et de parfums, ont envahi toutes les allées, recouvert toutes les avenues, escaladé toutes les plates-bandes : sur ces vieux murs croulans courent des guirlandes de jeunes roses. La fée Diamant se rencontre avec la fée Cyprine dans ce lieu fait à souhait pour des conversations de fées qui ont à s’entretenir de leurs filleule et filleul. Ces jeunes gens ont toutes les qualités, sauf une, comme c’est l’usage pour les filleuls des fées, à qui toujours quelque mégère, qu’on avait négligé d’inviter au baptême, a, par vengeance, jeté un mauvais sort. Riquet à la Houppe est spirituel, mais il est laid, plus que laid, épouvantablement laid. La princesse Rose est belle, mais elle est sotte ; ce n’est point cette sottise qu’on rencontre assez souvent chez les belles personnes et que fait passer un joli visage : c’est une sottise à décourager un amoureux. Comment corriger cette double disgrâce ? Les bonnes marraines qui, sous leur air d’éternelle jeunesse, sont de très vieilles personnes, et qui ont une longue expérience, savent un remède, et souverain. Que ce spirituel nabot se fasse aimer de cette beauté : il cessera d’être laid, dans le même temps qu’elle cessera d’être sotte. L’amour aura fait, d’un seul coup, ces deux miracles, ce qui n’est pas pour l’embarrasser. Tel est le plan que combinent les deux fées, et ce sera toute la pièce... Pareillement, dans les tragédies antiques, nous entendons, au prologue, converser des divinités rivales. Il apparaît ainsi que nous vivons nos destinées, mais que d’autres en tiennent le fil. Ces drames humains, où nous mettons tout notre cœur et qui nous coûtent tant de larmes, ne sont que des jeux divins.

Donc nous sommes à la cour familiale et falote où le roi Myrtil habite, dans la verdure et dans les fleurs, le château de la Misère. Il a pour conseiller son fou, comme il convient à un roi de légende. Et tous deux se lamentent sur le pitoyable état de leurs affaires. Dans le trésor, le vide absolu : nous manquons d’or vierge et d’argent monnayé. Pas d’argent, pas de courtisans. Les chiens eux-mêmes sont partis, sans doute ayant appris de leurs frères les rats qu’il faut quitter le bâtiment en détresse. Et pourtant ce n’est ni la misère, ni l’abandon qui causent au roi Myrtil son pire tourment. Tout le chagrin de sa vie ne lui vient que de sa fille, la princesse Rose. Vainement chacun s’accorde à vanter la beauté de la princesse, et vainement Clair de Lune en fait ce portrait ressemblant :


Sire, elle est belle comme le jour.
Joie et ravissement des yeux mortels, amour
De la lumière dont le baiser la caresse,
Son visage et son air sont d’une enchanteresse.
L’abeille sur sa lèvre irait prendre le miel.
Ses yeux mystérieux sont comme un profond ciel.
Et le tragique hiver cesse d’être morose.
En voyant les regards de la princesse Rose
Que la pervenche trouve aussi doux que les siens.


« Possible ! répond le roi Myrtil ; mais ma fille est bête comme une oie. » Nous allons nous-mêmes en juger. La princesse Rose arrive, tenant dans ses bras sa poupée qu’elle plaint d’être malade. Elle commence un conte de nain et de géant qui l’a émerveillée, et s’arrête au milieu sans en pouvoir jamais retrouver la fin. Est-ce là une sotte ? Non, mais plutôt une innocente. Elle a la raison d’un enfant de sept ans ; elle est en retard ; son intelligence n’est pas encore développée : ce n’est pas du tout la même chose que de posséder une de ces sottises épanouies, encombrantes et agressives, telles que nous en connaissons tous et qui sont incurables. Mais d’être trop jeune, c’est un mal dont chaque jour nous guérit. Le roi Myrtil a tort de se tant désoler. Lui non plus, ce bonhomme de roi, il n’est pas très intelligent. Serait-ce de lui que tient sa fille ?

Cependant arrive Riquet à la Houppe. « Qu’il est laid ! » s’écrie la princesse, et elle s’enfuit. « Qu’elle est belle ! » s’écrie Riquet, et il va conter sa peine aux arbres de la forêt, aux fleurs du buisson, aux vents qui l’iront dire aux dieux :


C’en est fait, ce triste cœur bat.
La fièvre me dévore et sous l’ombre des chênes
Je me traîne, lié par d’invisibles chaînes,
Et prisonnier de guerre et vaincu sans combat.
Hier encor je bravais l’adorable martyre
Qui me brûle et m’attire.
Toi qui m’as pris, amour, dans ton filet,
Dis, que faut-il que j’ose ?
A mon aspect on fuit, tant je suis laid,
Et je suis fou de la princesse Rose...


La princesse l’entend sans le voir, ce qui était précisément la scène à faire : les marraines fées savent leur métier, comme le savait M. Scribe. Elle l’entend qui vante la beauté de sa princesse et dépeint son propre tourment ; c’est ce qu’on dit toujours quand on aime et il n’y a rien d’autre à dire : on dit la même chose, parce que c’est toujours la même chose. D’entendre cette voix qui soupire et ces accens qui viennent du cœur, la princesse en est tout émue, et, quand Riquet reparait à ses yeux, à travers quel voile l’aperçoit-elle ? mais elle ne le trouve plus si laid : l’amour l’a métamorphosé.

A vrai dire, le conte joue un peu sur les mots. Il prend ce mot d’ « esprit » dans un sens assez spécial. L’esprit de Riquet à la Houppe consiste à bien parler des choses de l’amour ; c’est un esprit qu’on trouve souvent chez des hommes qui n’ont guère d’esprit, mais qui sont très amoureux. Avoir de l’esprit, c’est autre chose et qui ne vous fait pas toujours aimer. Le conteur narquois savait à quoi s’en tenir, mais il a voulu insinuer qu’une femme ne résiste guère à la vanité d’être flattée, ni au trouble que verse en elle l’appel d’une tendresse passionnée… Au fait, est-ce que Cyrano de Bergerac n’avait pas lu Riquet à la Houppe ? C’est fâcheux que les contes de Perrault n’eussent pas encore paru. Il y aurait appris, de son prédécesseur en difformité, que bien parler compte plus qu’être bien fait. Et ce n’est pas pour Christian, mais pour lui-même, qu’il aurait conquis, à la pointe des mots, le cœur de Roxane.

Cependant, une métamorphose s’opère chez la princesse : depuis qu’elle aime, il lui pousse de l’esprit. C’est pour tout son entourage une stupeur :


Qui l’eût cru, Clair de Lune ? — Écuyer, qui l’eût dit ?


Son père surtout n’en revient pas. Sa fille, — est-ce bien sa fille ? — se moque des gens le plus agréablement du monde ; elle fait des mots ; elle trouve des images et des tropes. Elle qui de sa vie n’avait ouvert un livre, la voilà qui lit couramment et même entre les lignes. Elle joue du luth sans avoir jamais appris. Elle fait des vers et ce sont des vers parnassiens, où la rime est riche et d’où sont bannies les licences poétiques, suivant la meilleure doctrine du Petit traité de Poésie française. Un peu plus, et les bas de la princesse Rose seraient bleus…

Ici encore il me semble que le conteur emploie les mots dans un sens qui n’est pas celui où nous les entendons habituellement. Oui, l’amour donne de l’esprit aux filles, mais de cet esprit qui fait les affaires de leur amour. Agnès, qui est sotte, trouve dans son amour, ou dans son goût du plaisir, tout l’esprit qu’il lui faut pour berner Arnolphe et donner du contentement à Horace. Molière n’a point prétendu qu’elle devint subitement artiste, critique, poète et musicienne : elle manque un peu trop de préparation. Mais c’est que l’École des femmes est une comédie de mœurs : Riquet à la Houppe n’est qu’un conte bleu.

Tant y a que les plus grands princes de la terre, apprenant qu’il existe une princesse riche d’esprit, de beauté, de vertu, et pauvre de dot, s’empressent de prétendre à sa main… Cela aussi me semble en dehors des usages et à l’encontre de toutes les traditions de la diplomatie. Ce n’est point au visage des princesses, ni à leur esprit que regardent les chancelleries, c’est à leurs mains pour savoir combien elles y apportent de provinces. Ainsi s’accroissent les Empires, grâce à de fructueuses alliances : Felix Austria nube !… Le prince d’Aragon, celui d’Illyrie et le prince du Maroc accourent où brille cette étoile. Ils sont trois, et ils ont un nègre parmi eux, comme les trois Rois Mages. Mais la princesse les renvoie, eux, leurs complimens et leurs présens, à leur Aragon, à leur Illyrie et à leur Maroc. Encore que ce soient de beaux hommes, elle leur préfère à tous ce mal bâti de Riquet. Cela vaut bien une récompense. C’est pourquoi le Riquet, que nous voyons revenir sous ses habits du bon faiseur, n’est plus ni tortu, ni cagneux, ni bossu : c’est le Prince Charmant.

Tout cela est très gracieux, d’une grâce un peu enfantine relevée d’une pointe d’ironie. Et je ne prétends pas que le besoin se fit impérieusement sentir de mettre à la scène cette bluette, qui, je crois, dans sa nouveauté, avait été dédaignée par les directeurs de théâtre. Mais, puisque la Comédie-Française a voulu s’en passer la fantaisie, nous ne pouvons que la remercier de nous en avoir donné le plaisir délicat et innocent.

M. Georges Berr est un Riquet à la Houppe tout à fait remarquable et excellent diseur de vers. Le reste de l’interprétation est assez pâle.


Je n’avais jamais vu le Bossu. Je m’y suis beaucoup diverti, comme a fait aussi bien toute la salle. Ce n’était pas cette attention distraite par laquelle un public, décidé à tout subir, témoigne de son inépuisable bonne volonté. Ce n’étaient pas ces sourires forcés et ces applaudissemens de complaisance, où se contraignent des spectateurs désireux de se persuader à eux-mêmes qu’ils n’ont pas tout à fait perdu leur soirée. C’était un ample contentement, une émotion abondante, un épanouissement général, une franche satisfaction. Pourtant, l’œuvre date de plus de cinquante ans ; elle appartient à un genre qui n’est plus à la mode ; elle est d’ailleurs loin d’en égaler certains types tels que le Courrier de Lyon ou les Deux Orphelines ; elle n’a plus le secours et le prestige d’acteurs populaires. Beaucoup d’élémens qui jadis avaient fait son succès ont disparu ; beaucoup de sa saveur s’est évaporé. Et pourtant, tel qu’il est, ainsi dépouillé et réduit à sa plus simple expression, le vieux mélo plaît, intéresse, remue, attendrit, passionne. Cela vaut bien qu’on se demande pourquoi.

Il va sans dire que ce n’est pas de la littérature et que cela n’a aucun rapport avec aucune sorte de littérature. Oui, mais aussi cela n’y a aucunes prétentions. Ce n’est pas de la littérature, mais ce n’en est pas la contrefaçon. Et ce dont le public est fatigué par-dessus tout, c’est du semblant de littérature, des élégances en toc et des « fausses beautés » dont on le régale dans certaines pièces de théâtre qui n’ont de littéraire que leurs prétentions. Elles ont, ces pièces, de grandes visites ; mais les aventures, qui en forment la trame n’ont pas plus de vraisemblance que celles des mélodrames les plus fous et elles sont moins amusantes ; le monde dont on y étale les mœurs, généralement déplorables, ne ressemble en rien au monde où nous vivons ; les personnages, d’une psychologie exceptionnelle et même monstrueuse, y sont aussi éloignés de l’humanité moyenne que les traîtres et les héros du boulevard du Crime. Convention pour convention, le public préfère celle qui ne cherche pas à lui en imposer.

L’action est éperdument romanesque. Enlèvemens, séquestrations, substitutions de personnes, que sais-je encore ? Et aussi déguisemens, duels, coups de main. Tout cela se compliquant et s’enchevêtrant, en sorte que la suite et l’enchaînement n’apparaissent pas toujours, mais toutefois sans qu’on soit jamais plongé dans la fâcheuse obscurité. D’ailleurs, le tout lancé dans un tel mouvement qu’on n’a le temps ni de réfléchir, ni de respirer. A chaque instant, et alors qu’on croyait tout sauvé ou tout perdu, survient un incident imprévu qui nous rejette dans des péripéties nouvelles et dans un abîme d’angoisse. De temps en temps, et sans qu’il y ait à cela de raison appréciable, tout le monde met flamberge au vent et ferraille avec allégresse. Il y a de grands coups d’épée, et cela est écrit d’un méchant style, disait Mme de Sévigné des Anicet Bourgeois et des Paul Féval de son temps. Cela ne l’empêchait pas de s’y prendre comme à de la glu, et de s’amuser comme une petite fille. Nous de même.

Or, et ceci est essentiel, tout ce déploiement d’intrigues, tout ce luxe de complications, tous ces jeux du hasard, tous ces coups de la destinée sont dirigés contre un seul homme, dont l’énergie et la résolution ne faiblissent pas un instant. Un homme a, lui seul, entrepris de lutter contre la perfidie des méchans, l’injustice des grands, la cruauté du sort. Sans autres armes que son bon droit et sa bonne épée, il fait face à tous les dangers, tient tête à tous les adversaires et, à mesure que surgissent de nouvelles difficultés, invente des stratagèmes nouveaux. Mais le spectacle d’une énergie qui se tend pour la lutte, c’est cela même qui est le théâtre. Un héros contre qui s’acharne le monde entier et qui ne trouve de secours qu’en lui-même, c’est tout le théâtre de Corneille, qu’on a souvent qualifié d’être un d’Ennery supérieur.

Ce héros, Lagardère, a tout ce qu’il faut pour plaire. Il est gentilhomme, condition essentielle pour gagner les sympathies d’un auditoire où les petits bourgeois sont en majorité. Et il est pauvre, ce qui a toujours été synonyme d’être honnête. Ami du comte de Nevers, il l’est à la manière dont Pylade était l’ami d’Oreste. Une religion inspire tous ses actes : la fidélité à la parole jurée et jurée à un mourant. A tant de qualités s’en ajoutent d’autres qui, surtout chez nous, ne sont pas négligeables. La bravoure ne suffit pas, en notre pays de France, s’il ne s’y joint le piquant d’un esprit subtil. Donc ce lion est rusé comme un renard. Il s’introduit dans les maisons sous un déguisement et joue la comédie avec une perfection de professionnel. Il se dissimule derrière les paravens, surprend les conversations, échappe aux pièges qu’on lui tend et même y fait tomber ses adversaires, combine des plans qui auraient fait envie à Machiavel et dispose des souricières qui auraient fait rêver M. Lépine. Il a mille et un tours dans son sac et n’est jamais à court ni d’une parade, ni d’une galéjade. Il est du Midi, cela s’entend, proche parent de Tartarin, ce qui est encore une façon d’être de la famille de Don Quichotte.

Le crime est à la base de ce genre de pièces. Je le regrette, et il est bien fâcheux que les pièces populaires soient toujours des histoires de crimes. Ce prince de Gonzague, qui fait tuer Nevers pour épouser sa femme et veut faire disparaître Blanche pour capter son immense fortune, est un assassin doublé d’un faussaire et d’un escroc. Lagardère lui-même, à moins que ce ne soit Cocardasse, a le stylet un peu prompt et vous jette les gens à la Seine sans ombre de scrupule. Mais, reculées dans le passé, ces violences s’y estompent, comme les crimes dont la tragédie classique évoque le lointain souvenir. C’est de l’histoire. Comment en douter, puisque nous y voyons, en chair et en os, le Régent lui-même ? Finalement, le crime est puni, et la vertu est récompensée. Cela n’est pas d’une observation incontestable et d’une vérité au-dessus de toute discussion. Même on a pu prétendre que la continuité de l’histoire est faite de la série des crimes récompensés. Mais il est bon qu’il y ait, dès ce monde, un endroit où les traîtres sont confondus. Le mauvais quart d’heure que passent les coquins, au dénouement des drames, est une satisfaction, telle quelle, donnée à l’idée que nous portons en nous d’un châtiment nécessaire. L’important est qu’on n’égare pas notre jugement et que les canailles ne soient pas proposées à notre admiration. Tout vaut mieux que le spectacle d’escarpes sympathiques et de cambrioleurs du grand monde glorifiés par le moderne roman policier.

Le public a besoin de romanesque. Rien de plus légitime, après tout. Aller au théâtre pour y retrouver l’image de la médiocrité et de la monotonie quotidiennes, ouvrir un roman pour y remâcher ses propres souffrances, ce sont des joies de dilettante : on ne peut exiger de la masse des spectateurs et des lecteurs qu’elle en recherche le plaisir d’amertume. Mais au théâtre comme dans le roman, nous manquons aujourd’hui furieusement de romanesque. Le public ne nie pas qu’il n’y ait, dans la plupart des pièces qu’on lui donne, beaucoup de talent ; mais il s’y ennuie. Alors il va dans les bouis-bouis ou dans les cinémas. Un peu d’imagination, un peu de fantaisie, du mouvement, de l’entrain ! Cela ne se commande pas, je le sais, mais cela peut se demander. Le public le demande, à sa manière, en fêtant ce pauvre vieux drame usé, rapiécé, décoloré, délavé et qui produit encore son petit effet. Ainsi le succès du Bossu est une leçon à l’adresse de beaucoup de nos auteurs.

Le rôle de Lagardère est très difficile à jouer. Nous avons beau n’avoir pas vu Mélingue ; nous songeons à part nous : « Ah ! si nous avions vu Mélingue ! » Aucun acteur ne nous paraît de taille à soutenir la comparaison avec l’interprète génial que nous n’avons pas vu. Il est vrai aussi que nos artistes ne savent plus mêler les genres, comme faisaient les acteurs d’éducation romantique, et passer de la grandiloquence à la drôlerie. M. Joubé est meilleur dans le sublime que dans le comique. Je l’aime mieux quand il se redresse et se cambre en Lagardère, que quand il se courbe et frétille en bossu. Dans l’ensemble du rôle, il se montre une fois de plus comédien très intelligent et très souple M. Decœur est un Cocardasse suffisamment pittoresque et qui a plusieurs fois fait rire. M. Angelo (Gonzague) et M. Chameroy (Le Régent) tiennent très convenablement leur emploi. Mme Marie-Louise Derval, charmante de grâce mouillée de larmes, a dessiné avec un art parfait et une distinction rare le personnage touchant de Blanche de Nevers.


Maintenant, faisons-nous une âme candide et restituons en nous la simplicité des premiers âges, sinon du premier âge. Ces dispositions sont de rigueur pour écouter la Brebis égarée, étant celles mêmes où l’auteur s’est mis pour l’écrire. En soi ce drame n’est qu’une histoire d’adultère, et on ne peut pas dire qu’il en manquât dans notre théâtre. Mais peut-être aucune ne nous avait-elle encore été contée avec une ingénuité aussi dépouillée d’artifice. Ni composition, ni agencement et presque pas de dialogue. Une suite de scènes, une infinité de petites scènes où chaque personnage vient dire trois mots et puis s’en va : aussitôt la toile tombe... N’était-ce pas ainsi dans le théâtre de Shakspeare ?

Nous sommes dans le pays basque, aux environs d’Orthez, qui est le pays de M. Francis Jammes. Pierre achève son petit déjeuner. Il s’appelle Pierre et il est poète : c’est tout ce que nous saurons de lui — et qu’il est épris de Françoise, femme de Paul, son ami. Il reçoit une lettre de la jeune femme : « Venez aux Cerises (c’est le nom de la propriété). Mon mari n’y sera pas. » Cette lettre le flatte, mais aussi elle le scandalise. Est-ce qu’une femme bien élevée écrit à l’ami de son mari, et pour lui donner un rendez-vous encore ? Pierre n’ira pas aux Cerises. La toile tombe.

La toile se relève. Nous ne doutons pas que Pierre ne vienne aux Cerises, et Françoise n’en doute pas plus que nous. Aussi engage-t-elle vivement son mari et ses enfans à partir sans retard pour la visite qu’ils ont à faire. Restée seule, elle prend le dernier volume de vers de Pierre et en lit tout haut une pièce. Elle en lit une seconde. Ce n’est pas que les vers soient mauvais, mais au théâtre ils tiennent un peu trop de place. Elle lit une troisième pièce. Est-ce une séance de récitation ? Une quatrième... Tout le volume y passera. Nous nous prenons à souhaiter que Pierre ne se fasse plus trop attendre. Quand il arrive, ils n’ont guère le temps de causer, mais il l’embrasse. Survient le mari qui, lui aussi, se penche pour embrasser la jeune femme : « Pas sur cette joue-là ; j’ai mal aux dents. » Et la toile tombe.

Quand elle se relève, Pierre est en train de consulter l’indicateur. Puisqu’il a décidé de fuir avec sa maîtresse, il faut bien qu’il étudie l’horaire des trains. Ah ! si les trains pouvaient ne jamais partir ! Mais c’est une folle hypothèse. Il y a un train à huit heures quarante-cinq : c’est celui qu’il faut prendre. Quel scandale ! Impossible maintenant de reculer, mais quel scandale ! Peintres et poètes, sous quelles fausses couleurs ils ont représenté l’embarquement pour Cythère !... Jamais séducteur n’a enlevé une femme avec aussi peu d’enthousiasme. Irrésistiblement nous vient à l’esprit la comparaison de Pierre avec un chien qu’on fouette.

Quand on a si peu d’illusions, au départ pour l’adultère, on a tôt fait d’être à bout. Dès l’entrée en gare à Burgos, la provision était épuisée. Alors commence pour les deux amans une vie d’enfer. Pas d’argent, pas de santé, plus d’amour. La blanchisseuse qui n’est pas payée refuse de livrer le linge. Françoise est obligée de vendre ses derniers bijoux. Elle tombe gravement malade, et son amant lui obtient à grand’peine un lit à l’hôpital. Non, ce n’est pas gai, l’amour à Burgos ! On comprend que Pierre renonce à ses joies pour se faire capucin. En somme, il abandonne la femme qu’il a « enlevée, » ce qui, au regard de l’honneur mondain, n’est pas très chic. Pierre est un poète, si vous voulez, mais ce poète est un pleutre. Seulement, il ne faut pas nous placer au point de vue du monde : il ne faut voir dans l’amant que le pécheur et dans le pécheur que l’instant de la conversion : la grâce le cherchait et les voies du Seigneur sont mystérieuses. Car c’est ici du théâtre chrétien, et même du théâtre édifiant. Nous en avons été avertis par le prologue qui est en vers, en une pluie de petits vers nus comme ceux des Mystères qu’on jouait, aux époques de foi, devant les églises. La brebis égarée n’a plus qu’à rentrer dans le droit chemin. Par bonheur pour elle, et comme il arrive dans la plupart des cas, son mari vaut mieux que son amant. Elle revient au bercail ; elle retrouve sa place dans la maison conjugale, qui, par une attention délicate du mari, est une nouvelle maison : Paul a déménagé.

Cette plate aventure nous est servie sans ornemens. Toute l’originalité y consiste dans les fréquens baissers de rideau. Quelqu’un me dit : « Ne comprenez-vous pas que la scène, une fois le rideau baissé, se continue ? A vous de l’imaginer par vos propres moyens. L’auteur se borne à vous orienter par quelques brèves indications. Ces bribes dont est faite chaque scène, ce sont les lambeaux de phrases qu’on saisit en passant dans une pièce où les gens conversent sans se soucier de vous. Ainsi la réalité est saisie sur le vif, enregistrée comme au phonographe. » Je doute que ce système dramatique ait grandes chances de s’acclimater chez nous ou ailleurs. Et M. Francis Jammes est probablement du même avis, puisque sa pièce n’a été donnée qu’en représentations exceptionnelles. La simplicité est une belle chose, et M. Francis Jammes a bien raison de l’aimer ; mais il exagère.

Mlle Gladys Maxhence, MM. Dhurtal et Savoy ont joué la Brebis égarée comme il convenait, d’un air de dormeurs éveillés.


Au Vaudeville, une comédie très gaie de M. Maurice Hennequin, les Honneurs de la guerre, contient un très joli premier acte, qui est de véritable comédie de mœurs. Un M. de Cermoise, après avoir fait abondamment la fête, usé et fourbu, a songé à prendre ses invalides dans le mariage. il est allé chercher au fond de la Bretagne une épouse de tout repos. Est-il besoin de dire que la jeune Huguette, arrivant à Paris avec des énergies toutes neuves et de belles réserves de vitalité, entend mener cette grande vie que personnifiait à ses yeux ce mauvais sujet de Cermoise, et s’en donner jusque-là ? Donc, elle se lance dans le tourbillon où son mari a peine à la suivre. La situation est par elle-même assez amusante, mais ce qui en redouble la vertu comique, c’est le malentendu, — je n’ai pas dit le quiproquo, — qu’elle occasionne. Les parens d’Huguette, M. et Mme de Kersalec, sont un ménage de vieille noblesse provinciale, comme on n’en voit plus guère qu’au théâtre : ce sont les derniers chouans. Tombant à l’improviste dans l’intérieur des Cermoise, ils sont scandalisés par ce décor et cette atmosphère de fête. Voilà ce que c’est que d’avoir donné sa fille à un de ces Parisiens corrompus ! Il pervertit la vertueuse Huguette ; il la condamne à mener une vie de patachon ! L’ahurissement de Cermoise sous ces reproches si injustifiés et devant ce renversement des rôles est tout à fait réjouissant et d’une drôlerie d’excellent aloi.

Cependant Huguette ne peut manquer de s’être affublée et coiffée d’un compagnon de fête : c’est le jeune Pressigny. Celui-ci est, de beaucoup, le meilleur rôle de toute la pièce : c’est un caractère, ou, tout au moins, une silhouette d’aujourd’hui. Il est d’une famille excellente, ancienne et presque illustre. Il y a eu des Pressigny dans l’armée, dans la marine, dans la diplomatie et qui, tous, ont honorablement servi leur pays. Le descendant de ces nobles Pressigny s’est fait, lui aussi, une réputation et une spécialité. Il est acteur mondain et conducteur de cotillon. C’est sa profession, son rôle social, sa raison d’être en ce bas monde. Pas un cotillon ne se danse sans lui, comme pas une bataille ne s’est livrée sans ses ancêtres. Et ces ancêtres mettaient moins d’importance et de vanité à lancer un escadron sur l’ennemi, qu’il n’en met à lancer une danse nouvelle. Pour le moment, il : lance dans les salons la valse chaloupée : aussi le verrons-nous tout à l’heure, costumé en apache, empoigner Huguette débraillée en fille des faubourgs et esquisser avec elle ce pas de bal public. Hier c’était, dans la pièce de M. Hermant, le tango ; voici maintenant une danse de barrière ; les vaudevillistes et les prédicateurs s’accordent à reconnaître que les danses à la mode sont le pire scandale de notre époque. Bien entendu, Pressigny profite du rapprochement très étroit avec sa danseuse serrée de près pour lui faire une déclaration. Il ne se gêne pas ; personne ne peut les entendre : il n’y a dans la pièce que l’accompagnateur qui est au piano et qui est sourd. Méfiez-vous, au théâtre, des accompagnateurs sourds ! Celui-ci a l’oreille particulièrement fine, car il est l’employé d’une de ces agences de police privée auxquelles ont recours les maris inquiets pour faire « filer » l’épouse qu’ils soupçonnent. Le faux sourd rapporte mot pour mot la conversation coupable à Cermoise qui flanque Pressigny à la porte.

Tout cet acte est charmant, mêlé d’observation et de fantaisie, de satire légère et de cocasserie. Il est fâcheux que la pièce dévie à partir du second acte et s’oriente vers le vaudeville de situation, intrigué, compliqué et laborieux. Comment Cermoise, craignant d’être trompé par sa femme, arrange-t-il les choses pour faire semblant de la tromper et avoir ainsi les « honneurs de la guerre ? » Ce serait assez difficile à conter et je craindrais de m’y embrouiller.

A citer surtout Mme Marie Magnier qui déploie dans le rôle de la marquise de Kersalec une verve extraordinaire, M. Lérand qui, dans le rôle à transformations du policier, a montré de remarquables ressources de pittoresque, et Mlle Simone Frévalles, charmante dans le rôle d’Huguette.


A l’Odéon, la Rue du Sentier, une pièce des plus honorables de MM. Pierre Decourcelle et André Maurel. On a souvent dit qu’il ne faut pas se marier hors de son monde : c’est une vérité toujours bonne à redire. Voici Julien Morisset, fils d’honnêtes commerçans de la rue du Sentier. Pourquoi va-t-il prendre pour femme Catherine Herbelin, élève du cours de déclamation Labourdette ? Dans ce milieu de négoce et de bourgeoisie, Catherine s’ennuiera et elle fera scandale. Et si un peintre, — un artiste comme elle, — l’invite à lui faire une petite visite dans son atelier, il est probable qu’elle ne résistera pas à la tentation. Tout cela, très bien raisonné, n’est pas très neuf. Mais attendez la suite. Le peintre chez qui Catherine est en maraude, reçoit un mot le prévenant que Julien va venir les surprendre : un bon averti en vaut deux. Il fait partir à temps Catherine. Il n’était que temps, en effet : surviennent Julien et Mme Morisset, la belle-mère. Qui donc avait prévenu l’amant ? Le mari. La situation est neuve, on ne saurait le contester. Dans une autre pièce et ailleurs qu’à l’Odéon, elle aurait fait sourire ou même rire. Mais ce n’est pas ici de la littérature frivole. La pièce est des plus sérieuses. Les personnages n’y ont que de bons sentimens, et n’y donnent que les meilleurs exemples. Si tous les maris suivaient cet exemple de s’annoncer eux-mêmes, cela éviterait bien des ennuis dont le constat de flagrant délit est parfois l’occasion.

La pièce de MM. Decourcelle et André Maurel a été écoutée avec beaucoup de déférence, et on a fort applaudi les excellens acteurs, surtout Mme Nory, charmante dans le rôle de Catherine.


RENE DOUMIC.