Revue dramatique - 14 mai 1912

Revue dramatique - 14 mai 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 457-468).
REVUE DRAMATIQUE


Porte-Saint-Martin : La Crise, comédie en trois actes par MM. Paul Bourget et André Beaunier. — Odéon : L’honneur japonais, pièce en cinq actes par M. Paul Anthelme. — Comédie-Française : Reprise de Sapho, pièce en cinq actes par Alphonse Daudet et Ad. Belot.


La pièce nouvelle que M, Paul Bourget vient de nous donner, en collaboration avec M. André Beaunier, est très différente de celles qu’il avait fait représenter jusqu’ici. Au premier abord, elle semble à peine ressortir à la formule habituelle de son théâtre. Car il y a un théâtre de M. Paul Bourget. Et le fait qu’un écrivain venu tard au genre dramatique ait su le marquer si vigoureusement à son empreinte est bien digne de remarque. Il atteste une variété de ressources, une faculté de renouvellement, à laquelle il est impossible de ne pas rendre hommage. Depuis le début de sa brillante et si féconde carrière, M. Bourget a été visiblement préoccupé par le souci de faire entrer dans son art un nombre toujours plus grand d’élémens empruntés à la vie. Critique et psychologue, il a commencé par l’étude abstraite du cœur humain. Ses premiers romans étaient encore des études de psychologie, mais concrètes et comme illustrées par un exemple. Dans ces romans ténus et subtils, il excellait à résoudre, comme un problème de mécanique, les complications de certaines âmes très modernes, raffinées et malades. Peu à peu, il s’apercevait que toute enquête sur notre nature n’est que le plus vain des amusemens, si elle n’aboutit pas à une conclusion morale. Il comprenait d’ailleurs que l’individu se fait illusion quand il croit trouver en lui seul le mot de sa propre énigme ; chacun de nous tient étroitement à son milieu et porte en soi l’héritage de ceux qui l’ont précédé : à l’inverse d’un mot fameux, on pourrait dire que toute question de morale est une question sociale. Ainsi, et par le progrès de sa pensée, M. Bourget était conduit à écrire une nouvelle série de romans où, par delà les figures individuelles, on devine la présence de ces êtres collectifs et plus vrais que les vivans de chair et de sang : la famille, la classe, la race. C’est alors que, de romancier devenu auteur dramatique, sans renoncer ni à ses habitudes de pensée philosophique ni à ses besoins d’observation précise, il y ajoutait ces élémens de l’action et du dialogue par lesquels le théâtre nous donne, avec une superbe intensité, l’illusion de la vie. A-t-il, définitivement conquis par le théâtre, renoncé au roman ? Nul ne le croit, ni ne le souhaite. De cette excursion si intéressante à travers la littérature dramatique, personne ne doute qu’il ne revienne au roman avec un talent encore élargi et assoupli. Il y sera ramené par une sorte de logique et de force des choses. Nulle part ailleurs il n’est chez lui comme dans ce genre où, depuis Balzac, aucun écrivain ne s’était encore fait une si large place.

Le Divorce avait été tiré du roman de M. Bourget par M. Cury et récrit par M. Bourget. Pour l’Émigré, qu’il avait lui-même tiré de son roman, M. Bourget n’avait pas eu de collaborateur. Enhardi par le succès et prenant de plus en plus goût à une forme littéraire dont il découvrait à mesure les secrets, il avait écrit directement pour la scène la Barricade et le Tribun. Cette fois il a, sauf erreur, travaillé sur une donnée qui lui a été apportée par M. Beaunier. Quelle que soit d’ailleurs la part qui revient dans l’œuvre commune à chacun des deux écrivains, une telle collaboration ne pouvait manquer d’éveiller l’intérêt des lettrés et de leur paraître ce qu’elle est en effet : curieuse, piquante et charmante.

M. Bourget est philosophe, à la manière dont l’était son maître Taine. Sous la surface où s’arrêtent les esprits médiocres, il découvre les forces irréductibles qui gouvernent le monde : fatalité de nos instincts, emportement de nos passions, cruauté du destin aveugle ou méchant. En proie à ces puissances obscures et redoutables, les pauvres créatures que nous sommes lui apparaissent tout à fait dignes de pitié. Il se penche sur elles avec un sentiment de cordialité éperdue où se mêlent la pitié et l’horreur. Il assiste ému et désolé aux efforts inutiles qu’elles font pour échapper à leur soit. Leur condition misérable ne lui inspire aucune envie de les railler. Dans les récits qu’il nous en fait il ne met pas le plus petit mot pour rire. Une plaisanterie détonnerait dans cet ensemble douloureux. La vie est pour lui une tragédie ; Lui aussi, M. Beaunier est philosophe. Mais Renan ou M. Anatole France seraient plutôt les inspirateurs sinon de sa philosophie, au moins du tour qu’il lui donne. Il a appris à leur école l’ironie subtile et malicieuse qui circule à travers son œuvre très variée et en fait l’unité. Tour à tour critique, journaliste, conteur, on le reconnaît, à travers ses diverses incarnations, d’abord à sa manière alerte et spirituelle, mais aussi à une certaine façon qu’il a d’envisager le train du monde. Il lui semble que nous attachons énormément d’importance à beaucoup de choses qui n’en ont guère, et que nous prenons au sérieux des tas de gens quand le mieux serait d’en rire. Un de ses personnages nous conte qu’un boulevardier s’étant rencontré avec un astronome, chacun de ces deux messieurs s’en alla enchanté de l’autre, mais étonné qu’on pût pousser aussi loin la frivolité. Que de graves soucis dont l’inanité éclaterait à nos yeux, si nous en jugions comme il faut ! On s’irrite, on s’apitoie, quand il suffirait de hausser les épaules et de passer. On s’indigne, quand il serait si simple de mépriser et de dédaigner. La vie, pour qui sait la regarder, est une comédie.

Comment deux esprits si différens allaient-ils se comporter dans une même œuvre ? Leurs éminentes qualités allaient-elles se compléter ou se contrarier ? C’est ce que nous nous demandions en allant écouter la Crise. Les deux auteurs nous avaient au préalable renseignés sur leur dessein : ils ont voulu faire une comédie de caractère et peindre le politicien amoureux. M. Bourget s’en est expliqué, à la veille de faire représenter sa pièce, suivant la méthode adoptée depuis quelque temps par les auteurs dramatiques et si commode pour nous qui trouvons ainsi toute faite une bonne partie de notre besogne. « Il nous a paru curieux, écrivait donc dans le Matin M. Bourget, d’étudier dans ce personnage public qu’est le politicien la déformation du personnage privé. Car il y a une empreinte du métier sur le plus intime de notre être, qui nuance nos sensibilités et qui veut que nos habitudes d’esprit aient un retentissement sur les spontanéités de notre cœur. Voici un homme, — je parle du politicien, — qui est accoutumé à ne jamais dire tout à fait la vérité : il ne la sait d’ailleurs plus. Tout lui est programme, étalage, hâblerie. Il s’est dressé à toujours diriger son activité dans le sens d’une combinaison. Il est devenu habile jusqu’à en être roué, réaliste dans le plus médiocre sens de ce mot, qui bien compris peut être si beau, jusqu’à en être retors. Il a perdu tout scrupule dans le choix des moyens et sa délicatesse, quand il en a, n’est plus que de la subtilité. S’il est resté un beau diseur, son éloquence, car il peut en avoir, ne fait que déguiser l’égoïsme le plus brutal. Cependant cet homme est amoureux. Sera-t-il ramené, par ce sentiment, aux vertus qu’il a passé son existence à détruire en lui, à la sincérité, à la simplicité, au sacrifice ? Ou bien aimera-t-il avec tout le frelaté de sa nature, mentant sans cesse à cette femme à laquelle il est pourtant attaché passionnément, jouant la comédie avec des émotions qu’il éprouve néanmoins, cabotin de lui-même, si l’on peut dire, adultérant sans cesse ses désirs, ses regrets, ses colères par le vice profond de son charlatanisme et de sa ruse, de son utilitarisme et de son bluff ? Et quel martyre pour la femme qui, s’étant prise aux belles paroles et aux belles attitudes, découvre la perversion morale et sentimentale de ce défenseur d’idées généreuses !.. » Donc une comédie de caractère, où on nous montrera le caractère de l’homme public pervertissant le caractère de l’homme privé, telle sera la pièce. Nous n’avons, pour ne pas nous y égarer, qu’à tenir d’une main ferme le fil d’Ariane qui nous est obligeamment confié.

Le politicien, c’est Ravardin. Il est député radical — et du Midi, bien entendu. Il vient de renverser le ministère, sans d’ailleurs le faire exprès. Il ne nourrissait contre lui aucun méchant projet : tous les ministres étaient ses amis. Mais il a été emporté par sa faconde ; il a suivi ses phrases sans savoir où elles le menaient : quand il s’en est aperçu, le Cabinet était par terre. Comment serait-il très affligé de cette catastrophe dont il va probablement bénéficier ? Au Parlement comme ailleurs, on n’hérite que de ceux qu’on tue. Il est en passe de devenir premier ministre ; il exulte ; il ne se sent pas de joie, de vanité et d’importance. Et c’est bien naturel. Le rêve pour tout député, c’est d’être ministre, et pour tout ministre d’être président du Conseil. Ravardin marche dans son rêve étoile. Voilà pour l’homme public.

Voici pour l’homme privé. De la Chambre des députés, Ravardin ne fait qu’un saut chez sa maîtresse, Gisèle Prieur. Celle-ci est une veuve, encore jeune, très désirable et très courtisée. C’est précisément le soir de sa fête ; elle reçoit quelques intimes qui se sont fait précéder par des bouquets diversement magnifiques. Il y en a un de Ravardin, coûteux et sans goût ; un autre, dans le goût ancien, d’un vieil ami, le baron d’Artigues ; un autre, composé avec un soin discret et tendre, par un jeune collègue de Ravardin, le député socialiste Laurent Bernard. Chacun de ces bouquets est à l’image de celui qui l’a envoyé : le langage des fleurs. Gisèle Prieur a eu une existence assez accidentée. Son mari était une brute. Ne lui a-t-il pas, dans un accès de jalousie, tué en duel un petit ami, Robert Vindel ? Ce duel, à l’époque, a fait beaucoup jaser : pure calomnie. Ne pouvant plus voir en peinture ce mari assassin, Gisèle l’a planté là ; elle a pris un amant, Ravardin, et maintenant la voilà veuve. Pourtant elle n’est pas heureuse : elle est difficile. Ce soir surtout, dans cette atmosphère de fête, elle est inquiète, nerveuse, et sent des larmes lui monter aux yeux. Mais Ravardin ne voit rien de tout cela. C’est un homme chez qui l’habitude de vivre en public et pour le public a tué toute vie intérieure. Il n’a pas l’intuition de la sensibilité d’autrui. D’ailleurs il est en joie : comment tout le monde ne serait-il pas joyeux autour de lui ?

Ce que ne comprend pas Ravardin, un autre, Laurent Bernard, le devine tout de suite. Il faut dire que, lorsqu’il est entré, Gisèle Prieur était occupée à pleurer. Elle l’a quitté, le temps d’aller arranger un peu ce visage défait, ce qui a permis à Laurent de causer avec le vieux d’Artigues, et d’apprendre de lui toute l’histoire de Gisèle, ou du moins ce qu’en sait ce confident assez mal informé et qui ignore l’essentiel. Quand Gisèle revient, Laurent, dans l’émotion de ces confidences, dans la griserie de ces fleurs et de ces larmes, lui déclare son amour et l’ardent désir qu’il a de l’épouser. Elle refuse ; mais on sent bien que ce n’est pas un de ces refus dont un amoureux doive être désespéré. Laurent le comprend à merveille et se promet de ne pas quitter la partie.

Il est très gentil, ce Laurent Bernard, bien élevé, distingué, de manières excellentes, de sentimens parfaits. Et tout de suite une objection se présente. Car lui aussi est un politicien, lui aussi est le politicien amoureux... Il faudrait répondre, je crois, que tout homme politique n’est pas nécessairement un politicien. Pour Ravardin la politique est une carrière, un métier, même un gagne-pain : pour Laurent ce n’est qu’un sport. Il est riche, et il a horreur de la politique ; mais son père et son grand-père ayant représenté l’Eure-et-Loir, il n’a pas voulu contrarier ce département dans l’habitude qu’il avait d’être représenté par quelqu’un de la famille. Il était conservateur, même réactionnaire ; il l’est resté. Il déteste les partis avancés ; mais pour être élu il fallait être socialiste : il s’est donc fait socialiste. D’ailleurs il est un député muet et fait aussi peu de besogne que de bruit. Les Mérovingiens ont eu leurs rois fainéans ; la République a ses députés feignans ; et c’est bien heureux, car, si tout ce monde travaillait, ce serait un désastre. Cette boutade, fruit de l’observation, est de Laurent : il a de l’esprit. C’est un dilettante. Il se moque de ses électeurs et de lui-même. Réduite à ce minimum, la politique n’a plus aucune espèce de mauvaise influence sur les sentimens... Telle semble, du moins, être l’opinion des deux auteurs ; et de cette façon Laurent contribue à leur démonstration.

C’est décidément Ravardin qui est chargé de constituer le nouveau ministère. Il vient tout de suite apporter à Gisèle cette grande nouvelle. Il ignore que, pour une femme qui traverse une crise sentimentale, les crises ministérielles sont comme si elles n’étaient pas : elle porte dans son cœur tout un monde où les nouvelles du monde n’arrivent pas. Cette indifférence est si marquée que Ravardin lui-même est obligé de s’en apercevoir : certains détails qu’il rapproche l’éclairent, et lui désignent Laurent Bernard comme un rival sur le point d’être heureux. Mais il est habitué, dans la lutte électorale, à rencontrer des concurrens et à s’en débarrasser. Il a mis à la raison des adversaires autrement redoutables que ce petit député sans situation. La politique elle-même lui fournit un moyen tout simple d’en venir à bout : c’est de le faire entrer dans la « combinaison. » Il offre un portefeuille à Laurent et lui donne rendez-vous pour le lendemain dans la matinée. — Ce premier acte est un acte d’exposition très clair, plein de traits heureux et de jolies conversations, d’un tour un peu lent mais agréable quand même.

Le second acte va nous initier à la genèse d’un ministère. Il s’ouvre par un bout de scène très amusant. C’est le matin. Le président du Conseil est chez lui. Sa porte est positivement forcée par une petite femme que nous avons déjà vue au travail à l’acte précédent. Suzanne Landin est la femme d’un sénateur et elle a pour lui de l’ambition ; pour qu’Albert devienne ministre, elle est prête à tout faire auprès du président du Conseil, et aussi auprès du Président de la République, et d’ailleurs auprès de tous les présidens de qui pourrait dépendre le portefeuille d’Albert. Elle met dans ce dévouement aux intérêts d’Albert tant d’ingénuité, qu’on ne songe pas plus qu’elle à y chercher malice et qu’on est seulement touché par une si indiscutable manifestation de l’amour conjugal. Mais tout n’est pas aussi rose dans le métier de président du Conseil, surtout quand les affaires de l’homme privé viennent compliquer celles de l’homme public : Ravardin va l’apprendre à ses dépens.

Gisèle entre sans crier gare ; et, à brûle-pourpoint, elle met Ravardin en demeure de l’épouser. Quoi ! Tout de suite ! Le ministère n’est pas encore formé, et déjà une interpellation ! Cela est contraire à tous les usages parlementaires. Mais Gisèle n’en a cure. Elle s’est promis qu’elle poserait son ultimatum le jour où elle aurait quarante ans ; elle les a depuis hier ; elle est d’un jour en retard. Aussi bien elle ne peut plus attendre ; elle a soif maintenant de calme et de considération ; elle veut assurer son avenir ; il lui faut, pour y abriter un jour sa vieillesse, un intérieur cossu et bourgeois ; il lui faut un mari pour qui elle n’ait plus besoin d’être belle… Le couplet est joliment tourné, émouvant, et il a été applaudi par le public qui, lui, n’aura pas à soigner les rhumatismes de Gisèle. Il séduit médiocrement Ravardin, qui refuse. Pour motiver son refus, il allègue précisément des raisons politiques. Le voilà président du Conseil ; où ne montera-t-il pas ? Or Gisèle a été une femme irréprochable sans doute, mais qui a fait parler d’elle. Il faut au premier magistrat de la République une femme qui n’ait pas d’histoire, c’est-à-dire qui n’ait pas eu d’histoires. Même aujourd’hui, la femme de César ne doit pas être soupçonnée. Mais si elle est impossible comme femme, Gisèle est charmante comme maîtresse. Ravardin entend bien la garder ; il l’aime réellement et elle ne le gêne pas : pourquoi changer ? Pourquoi ? si ce n’était que Gisèle a cessé de l’aimer et qu’elle aime Laurent. Une scène entre les deux hommes s’impose : la voici.

MM. Bourget et Beaunier l’ont traitée avec beaucoup de soin, et en ont fait la scène centrale de leur ouvrage. Si quelqu’un a jamais été étonné par l’offre d’un portefeuille, c’est Laurent Bernard. « Il tombe du ciel des croix qui ne choisissent pas leurs boutonnières, » disait un humoriste parodiant un mot fameux de M, de Curel. D’où peut lui tomber ce portefeuille ? Il l’accepte, cela va sans dire : il aura le Commerce, à moins que ce ne soit l’Agriculture. Mais il y a une condition : c’est qu’il n’épouse pas certaine dame dont il passe pour être amoureux. Gisèle ou le portefeuille ! Il choisit Gisèle. Ravardin n’en revient pas. Politicien dans l’âme, c’est le plus naturellement du monde qu’il mêlait les affaires de cœur et l’intrigue parlementaire, le drame intime et la comédie politique. Une veuve qui a eu des histoires, ce n’est pas très rare, tandis que l’occasion d’être ministre, si on la laisse passer, on n’est pas sûr de la retrouver. Ce Ravardin est d’un machiavélisme qui touche à l’enfantillage… Cependant l’entretien tourne à l’aigre : une rencontre devient inévitable.

Au dernier acte, la situation est renversée. Le duel a eu lieu. Tant de morts que de blessés, il n’y a personne de tué ; mais Ravardin a eu son chapeau transpercé par la balle de son adversaire et il a tiré en l’air. Il est enchanté de lui ; d’ailleurs la véritable cause de son duel s’est ébruitée ; on sait qu’il s’est battu pour une femme ; cela ajoute au prestige du politicien une auréole de romanesque. Un mariage, dans ces conditions, ferait le meilleur effet. C’est lui maintenant qui demande à Gisèle de l’épouser, et c’est elle qui refuse. Elle a pour cela mille raisons excellentes, dont la première est qu’elle aime Laurent. Celui-ci, qui vient enfin de comprendre qu’elle est la maîtresse de Ravardin, n’en est que plus empressé à la vouloir pour femme. C’est d’excellente psychologie de théâtre. Gisèle se laisse faire une douce violence, Ravardin se consolera en constituant enfin son ministère : il n’est que temps !

Dirai-je que ce dénouement a laissé le public assez froid ? C’est qu’il était prévu depuis longtemps. C’est aussi qu’il s’était établi, entre le public et les auteurs, un certain malentendu. Le public s’est fait peu à peu sur les personnages de cette comédie une opinion assez différente de celle qu’on a voulu lui en suggérer. On a voulu rendre Gisèle et Laurent sympathiques et Ravardin odieux. Je ne dirai pas que notre sympathie aille à Ravardin ; mais nous trouvons qu’on est bien sévère pour lui, et qu’il n’y a aucune raison de voir en lui le loup de cette bergerie.

Gisèle... Que MM. Bourget et Beaunier me permettent de le leur dire : c’est en vain qu’ils ont accumulé en elle toutes les séductions ; une fée mauvaise, en la touchant de sa baguette, a, par une seule disgrâce, ruiné tant de dons précieux. Elle a de la beauté, de l’esprit, du charme, de la sensibilité, quoi encore ? Mais elle manque de tact. Nous en avons une preuve éclatante : cette démarche qu’elle fait auprès de Ravardin justement le jour où celui-ci est dans tout le tracas d’un ministère à constituer. Choisir ce jour-là pour venir demander à un homme de vous épouser, c’est un trait qui éclaire d’une lumière aveuglante un caractère et un passé. Dans ses relations avec Robert Vindel, qui ont coûté la vie à ce malheureux jeune homme, je veux bien que Gisèle n’ait pas manqué à la vertu ; sûrement elle aura manqué de tact. Elle en a manqué, en prenant pour amant, elle si distinguée, ce Ravardin si commun. Elle en manquait, tout à l’heure, en voulant faire du scandale dans l’antichambre de Ravardin ; elle en manquait en brûlant d’aller sur le terrain séparer les deux hommes. Elle en manquera jusqu’à son dernier jour. Or le manque de tact, choquant chez un homme, est impardonnable chez une femme. Jamais on ne nous fera accepter une héroïne qui manque de tact.

Pour ce qui est de Ravardin, c’est le politicien de métier ; je ne le défends pas. Mais enfin, puisqu’il y a une Chambre des Députés, il faut bien qu’il y ait des députés. Autant celui-là que d’autres, plutôt lui que d’autres, car il ne paraît pas fort dangereux : il n’est pas sectaire, il n’est pas mauvais homme. Il est parti de bas ; du moins, n’a-t-il pas eu à renier ses nobles ancêtres. Quel est son crime dans la vie privée ? Quand Gisèle est devenue sa maîtresse, elle était mariée, elle avait trente-six ans, elle avait eu une aventure : elle savait ce qu’elle faisait. Non seulement il ne lui avait pas promis le mariage, mais pendant quatre ans de liaison, elle a été, sur ce chapitre, aussi muette que lui-même. Alors...

Ravardin est un politicien, mais vous, Laurent Bernard, vous en êtes un autre. Et je serais désolé de ne pas vous dire que de toutes les catégories de politiciens qui sont la honte de notre pays, la catégorie à laquelle vous appartenez est la plus méprisable. Comment ! Vous avez le front de venir nous dire : « Moi, mes opinions me dégoûtent ! » Et vous trouvez cela spirituel ! Vous apportez le concours de votre nom, de votre position sociale, et de votre fortune, sinon de votre talent, à une politique que vous jugez désastreuse pour le pays ! Vous trahissez en public tous les principes qui vous ont fait l’homme que vous êtes. Famille, patrie, religion, vous sacrifiez tout à un intérêt électoral ! Et vous n’êtes même pas ambitieux ! Un snobisme inavoué fait de vous le bourgeois révolutionnaire et le millionnaire anarchiste. Vous n’êtes pas le seul, je le sais, et vous avez pris modèle sur de notoires contemporains. C’est bien ainsi que je l’entends. Vous êtes hideux, tout bonnement. Et puisque les auteurs voulaient étudier la dégradation d’un caractère par la politique, ils vous ont fait tort en ne vous prenant pas pour type.

En somme, tous ces personnages sont également falots, et c’est comme tels qu’il eût fallu les traiter, en tenant la comédie uniquement dans le ton de la satire et sans mêler l’émotion à la raillerie. Mais c’est ici que se retrouve l’essentielle différence d’esprit entre deux collaborateurs, l’un et l’autre d’une originalité trop prononcée et d’ailleurs très savoureuse. La pièce a été pensée en drame par M. Bourget et en comédie légère par M. Beaunier. « Les conservateurs ont une manie, dit un personnage de la Crise : ils trouvent toujours leurs adversaires charmans. » C’est chez M. Bourget, non pas une manie, mais une coquetterie. Il prête aux personnages qu’il met en scène toute sorte de beaux sentimens dont ils seraient dans la réalité bien incapables. Par une loi même de son esprit grave et inquiet, il tourne toute situation au tragique. Ainsi a-t-il fait, cette fois encore, pour ces Ravardin, ces Laurent, ces Gisèle. Inversement, M. André Beaunier est porté à voir surtout, dans les acteurs du drame humain, la contradiction, l’inconsistance, l’absence de sérieux, tout ce qui en fait des ombres, de vains fantômes. L’ironie de M. Beaunier a volatilisé le drame de M. Bourget. Ou, si l’un préfère, M. Bourget a pris au sérieux les fantoches dont s’amusait M. Beaunier. L’œuvre, d’ailleurs si intéressante, porte la trace de cette divergence.

Le rôle de Ravardin est joué excellemment par M. Huguenet. Il est impossible d’y apporter plus de verve, de rondeur, de bonhomie. Peut-être, après tout, le plaisir que nous a fait l’interprète a-t-il contribué à rendre le personnage lui-même moins odieux. Au contraire, le rôle de Gisèle Prieur a été plutôt desservi par Mme Jane Hading. M. Gauthier est le parfait socialiste homme du monde. Et M. Bour s’est composé une bonne figure de vieux confident paterne et un peu sot.


Le Japon est à la mode. Il l’est depuis ses récentes victoires. Pour mettre un peuple à la mode, rien ne vaut les succès militaires. Au début de la saison, le théâtre nous avait présenté le Japon moderne, dans une pièce fort originale et curieuse où l’on voyait bien que la gloire du Japon est de s’être lancé à toute vapeur dans la voie du progrès. Voici, pour finir la saison, une pièce sur le vieux Japon, où l’on voit bien que l’honneur des Japonais est d’avoir derrière eux un long passé d’héroïsme et de fortes vertus traditionnelles. La pièce de M. Paul Anthelme très claire, très bien découpée, regorgeant de sentimens nobles et barbares, et d’ailleurs encadrée de fort beaux décors, est éminemment instructive, donnant également satisfaction à l’esprit, au cœur et aux yeux.

M. Paul Anthelme a travaillé d’après une légende ancienne, fameuse au Japon, et qu’il a très habilement transposée. Le prince d’Osaka est complètement ruiné. Son château, où on nous introduit au premier acte, est le château de la misère. Pour tâcher de relever sa fortune, il a l’idée de s’adresser à un haut fonctionnaire de l’Empire, le prince Sendaï, et de lui envoyer un présent, en vue de se concilier ses bonnes grâces ; car il en a été ainsi de tous les temps, même dans les temps héroïques, et un vieux proverbe nippon dit qu’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Il envoie un éventail signé de l’artiste en renom. L’idée n’était pas mauvaise. Seulement, il y avait au Japon, dès ces époques reculées, des fabriques de faux. Et cela doit nous rendre fort sceptiques à l’endroit de certaines pièces de collections, peut-être parmi les plus réputées. C’est bel et bien un faux qui arrive chez le prince Sendaï, quelque chose comme la tiare de Saïtaphernès ou comme le reliquaire de Soudeilles. Le vieux Japon n’avait pas pour ces sortes de mystifications la même indulgence que l’administration française. C’est pourquoi le prince Sendaï entre dans une grande colère à laquelle le prince d’Osaka répond par des voies de fait. Coups et blessures à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions : dans tous les pays et sous tous les gouvernemens, c’est une mauvaise affaire. Le prince d’Osaka reçoit l’ordre de s’ouvrir le ventre, ce qui, en japonais, se prononce : harakiri.

Sur le corps de leur maître injustement condamné, les samouraï du prince d’Osaka ont juré de le venger. Désormais leur chef, Yagoro, ne va plus vivre que pour accomplir cette terrible mission. Il connaît l’histoire de ce Brutus qui, pour sauver sa patrie, contrefit l’insensé, ou encore celle de ce Laurent de Médicis dont Musset a fait Lorenzaccio et qui, pour tuer plus sûrement le tyran, feignit de s’abandonner à la débauche. Il fréquente les maisons de thé, où l’on ne voit plus que lui, et dans des états tout à fait propres à endormir les craintes du prince Sendaï. En effet, lorsque sonne l’heure de la vengeance, elle trouve celui-ci sans méfiance. Les conjurés envahissent son château, sous un costume de bateleurs, et le contraignent à s’ouvrir le ventre : œil pour œil, harakiri pour harakiri. Au sortir de cette représentation, le harakiri nous est devenu une pratique tout à fait familière, simple, facile, et qui donne envie. Cependant l’Empereur, qui passait par là, déplore en termes excellens la férocité de cet usage qui le prive de ses meilleurs serviteurs, comme la manie des duels en France sous Richelieu. J’ai dû négliger au passage plusieurs épisodes saisissans : tel le combat du père et du fils, samouraï dans les deux camps opposés, et qui sacrifient pareillement au devoir les faiblesses de la nature et la voix du sang. Mais, dans ce genre de pièces, l’héroïsme part en fusées de tous les coins.

Je ne sais rien sur les mœurs du vieux Japon, et je suis tout disposé à croire que M. Paul Anthelme nous les a décrites avec une impeccable exactitude. C’est donc qu’elles ressemblent furieusement aux mœurs de la vieille Italie, de la vieille Espagne, et généralement de toutes les nations à peine au sortir de l’enfance. Nos chansons de geste sont pleines de ces luttes interminables entre deux familles : après les pères la reprenaient les fils. En Angleterre, en Ecosse, les rivalités de dans emplissaient des siècles entiers de tueries. Le point d’honneur espagnol exigeait que Chimène envoyât Rodrigue au bourreau. Et on sait comment Colomba entendait l’honneur corse... Mais il ne s’agissait pas de juger les mœurs vieux-nippones : l’auteur n’avait qu’à les peindre : les images qu’il nous en présente sont d’un coloris vif et réjouissant.

La troupe de l’Odéon, MM, Joubé et Desjardins en tête, se tire aussi bien que possible de ce divertissement exotique.

Pourquoi la Comédie-Française a-t-elle monté Sapho ? C’est, me dit-on, pour faire plaisir à une actrice qui d’ailleurs y est détestable. A cela il n’y a rien à répondre. Le roman est hors de cause ; il n’est pas, à mon avis, un des meilleurs qu’ait écrits Daudet ; mais il est fameux, il est classé, il est classique. Quoi qu’on puisse penser de l’œuvre originale, il reste que la pièce qu’en a tirée Adolphe Belot est dénuée de toute valeur littéraire. On a souvent posé la question de savoir si on peut d’un roman tirer une pièce de théâtre. Oui, certes ; mais à la condition que le roman soit complètement « repensé » pour être mis au théâtre. Il ne suffit pas de le découper, de façon à faire entrer dans chaque acte le plus grand nombre possible de scènes, de traits et de mots empruntés au livre. Ce système dépouillé d’artifice est celui que Belot avait appliqué à l’œuvre de Daudet. Il peut suffire à composer une seconde mouture propre encore à plaire au public, non une pièce de théâtre méritant d’être admise dans un musée de l’art théâtral.

Si encore la Comédie avait eu dans sa troupe des interprètes désignés pour quelques-uns de ces rôles ! Mais Mlle Sorel ne fera oublier ni Jane Hading, ni surtout Réjane. Elle n’a ni la séduction câline, ni les ressauts de vulgarité qui caractérisent Sapho. M. Grand a dans son rôle de Jean Gaussin la même raideur, la même brutalité que nous lui avons souvent reprochées. A quoi bon parler des autres ?


RENE DOUMIC.