Revue dramatique - 14 mai 1894

Revue dramatique - 14 mai 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 446-456).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Les Deux Noblesses, comédie en trois actes, par M. Henri Lavedan.

Tous les écrivains qui s’étaient d’abord fait connaître par des romans, par des articles de journaux — et quelquefois même par des études critiques — nous les avons vus en ces derniers temps aborder quelque jour le théâtre. Cela tient au goût passionné que nous avons en France pour le genre dramatique, et ne tient à nulle autre cause, évidemment, M. Henri Lavedan a fait comme tous ses confrères du journal et du livre, et il a fait mieux que plusieurs, car il est vrai de dire que pour la plupart ils n’ont guère réussi. Sa comédie du Prince d’Aurec était de la verve la plus alerte et de l’esprit le plus pétillant. Elle vient de paraître en librairie ; elle supporte l’épreuve de la lecture. Dans sa nouvelle pièce M. Lavedan pouvait appliquer à nouveau le système et les procédés dont il s’était déjà heureusement servi. C’était le succès, probable pour le moins, mais d’ailleurs le succès facile. M. Lavedan l’a justement dédaigné. Il a voulu faire « autre chose, » procéder par d’autres moyens, et montrer, s’il était possible, des qualités qu’on s’accorde généralement à lui refuser. Après une comédie qui était surtout une satire dialoguée, il a voulu donner une œuvre qui eût davantage le caractère dramatique. Il a voulu par les moyens propres au théâtre exposer une idée morale et sociale. Nous sommes nous-mêmes trop persuadé que tel est l’objet le plus élevé de la comédie, et trop partisan de ce « théâtre d’idées », pour ne pas dire d’abord combien cette tentative nous semble intéressante. Nous féliciterons M. Lavedan et de son projet et du consciencieux effort qu’il a fait pour le mettre à exécution. Sa pièce, quand ce serait une pièce manquée, n’est pas indifférente. Elle mérite d’être vue. Elle vaut la peine qu’on la discute, non comme l’essai d’un débutant avec qui la critique userait de ménagemens, mais comme l’œuvre d’un écrivain qui compte et de qui l’on suit avec attention chaque étape dans une carrière dramatique brillamment commencée.

Il faut d’abord signaler les mérites très réels de la pièce, et c’est sur eux que nous aurons plaisir à fixer dès le début l’attention. La critique a été trop sévère au lendemain de la première représentation, déconcertée justement par ce que l’œuvre contenait d’inattendu et par le souci qu’avait eu l’auteur de se renouveler. Pourtant en plus d’un endroit on retrouvait le satirique mordant et le moraliste cinglant. Des silhouettes vivement indiquées, tel bout de dialogue, telle réplique, témoignent que l’auteur n’a pas cessé d’être bien informé de nos ridicules et de nos .manies et renseigné sur nos plus récentes façons de faire le bien — théoriquement — et le mal pratiquement. Mais à peine est-il besoin de féliciter une fois de plus M. Lavedan d’être un homme d’esprit. Et nous lui saurions gré plutôt de s’être tenu en garde contre la tentation d’égayer sa comédie outre mesure ; il a compris qu’il fallait traiter avec gravité un sujet qui en soi n’est pas frivole. De même il a renoncé à la méthode commode et décevante, si en faveur aujourd’hui parmi tous les jeunes auteurs, celle qui consiste à donner pour une pièce de théâtre une série de scènes juxtaposées, reliées à peine par le lien le plus lâche et dont on pourrait à son gré changer l’ordre, augmenter le nombre ou le diminuer. Il y a dans les Deux Noblesses un sujet qui se développe, une pièce qui est bien construite et à laquelle nous ne reprocherons que d’être trop machinée. Le premier acte par exemple, qui est à vrai dire le meilleur, est un acte d’exposition presque excellent, très clair, du dessin le plus net, et après lequel nous étions loin de nous attendre aux inutiles complications où tout à l’heure le drame s’embrouillera. d’un bout à l’autre de la pièce les personnages tiennent le langage qui convient, non point abstrait mais vivant, en rapport avec leur caractère et leur situation, modifié par le désir, par l’intérêt et par la passion. On ne sent pas derrière chacun d’eux l’auteur, et celui-ci a fait un juste effort pour sortir de soi et se dépersonnaliser. Plusieurs scènes ont une incontestable largeur. Les idées y sont discutées, examinées sous tous leurs aspects, et les argumens s’y répondent, non pas comme dans une conférence contradictoire, mais comme dans une conversation animée et dans une ardente controverse. La langue a de la solidité et de l’éclat. Chaque mot, comme on dit, passe la rampe. L’impression qu’on emporte est d’une œuvre qui peut être mal venue, mais qui n’est pas sans vigueur, M. Lavedan, pour l’avoir écrite, se trouvera en possession de ressources nouvelles, plus maître de son art, et capable désormais de s’attaquer aux tâches les plus difficiles. C’est, je pense, l’important.

L’aristocratie, ce qu’elle est, ce qu’elle doit être... telle est l’épigraphe qu’on pourrait mettre à l’ensemble même des ouvrages de M. Lavedan. Le sujet de ses études ne varie pas. Il y revient sans cesse, au risque de paraître monotone et de nous lasser, avec une persévérance que nous admirons, à moins que ce ne soit avec une insistance qui nous étonne. Ce qu’est l’aristocratie, il a commencé de nous le dire au jour le jour, et il arrive qu’il nous le dise plus d’une fois en un jour, dans ces innombrables saynètes qu’il sème, çà et là, parmi les feuilles du boulevard. Ses jeunes noceurs, idiots et vaniteux, la cervelle vide et l’estomac pesant, portent presque tous des noms qui sonnent comme les mieux sonnans de l’armorial de France. Puis M. Lavedan a dressé comme dans un réquisitoire la liste complète des accusations qu’il dirige contre une caste inutile tombée de l’oisiveté dans tous les vices, c’est à savoir l’ostentation vaine, le besoin de luxe, l’amour vénal et le jeu. Aujourd’hui M. Lavedan se fait, au lieu d’accusateur, conseiller. Il ne se contente pas d’avoir dénoncé le mal, ce qui est faire œuvre presque inhumaine quand on pense que le mal est sans remède. C’est ce remède au contraire qu’il a trouvé et qu’il nous apporte. Il sait un moyen pour l’aristocratie de se régénérer. Le moyen après tout est assez simple, et le conseil peut se résumer en quelques mots : Que la noblesse cesse de se tenir à l’écart du siècle et en dehors du mouvement moderne ! Qu’elle cesse de considérer comme indignes d’elle nos professions et nos métiers ! Qu’elle se mette au travail !

Pour traduire cette idée, M. Lavedan a imaginé d’emprunter ses personnages à cette famille des d’Aurec qu’il avait lui-même amenée à la vie de la littérature. Le prince Dominique d’Aurec a eu un fils. Ce fils a renoncé au long héritage d’illustration qui est d’ailleurs l’unique héritage que lui eût laissé son père. Il a changé de nom, pour en prendre un des plus roturiers qui soient. Il s’appelle maintenant M. Jacques Roche. Vous vous souvenez du Philosophe de Sedaine et qu’il avait déjà donné l’exemple de cet embourgeoisement. Le chevalier jet baron de Savières, de Clavières et autres lieux, il était devenu M. Vanderk. Il était entré dans le commerce, et son fils lui demandant compte de ce qu’il considère comme une déchéance, il célébrait en termes magnifiques la condition du négociant : « Ce n’est pas un peuple, ce n’est pas une seule nation qu’il sert ; il les sert toutes et en est servi ; c’est l’homme de l’univers… Nous sommes sur la superficie de la terre autant de fils de soie qui lient ensemble les nations et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce. Voilà, mon fils, ce qu’est un honnête négociant. » M. Roche a choisi l’industrie. Il en énumère les mérites avec non moins d’enthousiasme et à peine plus de simplicité. Il fabrique du pétrole. lien fabrique des quantités considérables. Du département de Meurthe-et-Moselle où sont installées ses usines, il en inonde le marché. Il emploie trente mille ouvriers. Il réalise des bénéfices énormes. Il a lui-même un fils, Henri, que nous verrons, après bien des traverses, épouser Mlle Suzanne de Touringe. Cette fille des marquis de Touringe s’appellera Mme Roche. Ainsi, princes et marquis, d’Aurec et Touringe, cette double lignée d’aristocrates se fondra dans l’unité roturière d’un ménage bourgeois. Et ce sera bien fait...

Donc M. Lavedan nous donne sa pièce nouvelle pour une « suite » de la précédente. On sait ce que valent ordinairement ces pièces qui font suite. En annonçant après le Menteur la Suite du Menteur, ou, si l’on veut, après le Mariage de Figaro la Mère coupable l’auteur des Deux Noblesses faisait preuve non point, comme on le lui a reproché sans raison, de quelque suffisance, mais plutôt de modestie et de défiance à l’égard de son œuvre. Au surplus on aperçoit aisément le motif qui l’a déterminé à reprendre des personnages déjà connus. Il évitait ainsi la nécessité où il aurait été sans cela de se livrer à des présentations nouvelles. C’était un avantage... Faible avantage, si on le compare aux inconvéniens qui ont résulté pour M. Lavedan du choix de sa donnée première, et de cette fâcheuse inspiration qu’il a eue de rattacher la pièce nouvelle à l’ancienne.

Car d’abord nous avons le droit de nous demander où nous sommes et quand se passent les événemens représentés sur la scène. C’est il y a deux ans que le prince d’Aurec était l’un des hommes dont on s’occupait le plus dans la haute société parisienne. Ses exploits avaient trop de retentissement et le souvenir nous en est resté trop présent, pour qu’il soit possible de nous donner le change et d’embrouiller les dates. Et il était trop jeune alors pour avoir déjà un très grand fils. Ce fils a aujourd’hui passé la quarantaine. Il est donc clair que nous sommes aux environ de 1930. M. Jacques Roche est un homme du vingtième siècle. — Mais d’autre part tous les personnages qu’on a groupés autour de lui sont du dix-neuvième. Et pareillement toutes les questions avec lesquelles il se trouve aux prises. Ce député socialiste et mondain, orateur de réunions publiques et conducteur de cotillon, qui s’est préparé par la comédie de salon aux succès de la tribune, il n’est pas seulement notre contemporain, mais c’est tel de nos contemporains que nous pourrions nommer. Cet autre, le légitimiste à poigne, qui a foi dans les moyens violens, coups de trique et coups de fusil, pour ramener « le Roy », n’est-il pas permis de penser qu’au vingtième siècle l’espèce à laquelle il appartient sera une espèce disparue? Et peut-on croire qu’en ce temps-là les rapports entre ouvriers et patrons seront exactement tels que nous les avons vus dans toutes les grèves récentes? Au train dont marchent les choses et d’après la rapidité des transformations dont nous avons été déjà les témoins, on peut prévoir que la société où vivront nos fils différera beaucoup de celle que nous-mêmes nous aurons connue. Idées et préjugés, usages et langage, tout dans les Deux Noblesses, tout sauf l’attitude de Jacques Roche, est marqué à l’empreinte d’aujourd’hui. M. Lavedan, qui possède à un rare degré le sens de l’actualité, s’est fait une fois de plus le peintre de la société actuelle. Cela met dans sa pièce, et d’un bout à l’autre, une sorte de perpétuel anachronisme. Ce qu’on nous y montre, c’est un homme de demain dans un cadre d’aujourd’hui. Je n’insiste pas sur cette bizarrerie. J’admets qu’on ne pouvait l’éviter. Il eût été possible au cours d’ un roman de nous faire un tableau de la société telle qu’on peut l’imaginer dans un avenir prochain, modifiée par le progrès des idées et le changement des mœurs. Au théâtre le spectacle de cette société en préparation nous eût sans cesse déconcertés. Ceci est beaucoup plus grave. M. Lavedan ne s’est pas contenté d’indiquer, comme avait fait Sedaine, sans s’y attarder et sans appuyer, la situation d’un homme qui a changé de nom et s’est éloigné de sa famille. Il a appuyé, au contraire, de toutes ses forces et de tout son poids. Il a développé cette situation. Il en a tiré consciencieusement les effets qu’elle comportait. Il en a étalé le contenu. Ce qu’elle contenait, hélas! c’était un mélodrame à la fois invraisemblable et vulgaire. Dès le premier acte, à certaine réplique, nous soupçonnons que M. Roche pourrait bien n’être pas celui qu’on pense, et qu’il y a dans cette famille un mystère. Comment le mystère a-t-il pu s’établir et s’épaissir autour d’un homme aussi en vue qu’est le «Roi du pétrole» et dans un temps où les registres de l’état civil sont assez soigneusement tenus ? On ne nous le dit pas. A partir de l’acte suivant, le mystère s’éclaircit; on nous révèle le secret de M. Roche; on nous le révélera plus d’une fois ; et à vrai dire on ne fera plus guère qu’y initier successivement les différentes personnes du drame.

C’est d’abord une certaine Mme Durieu, de son vrai nom princesse d’Aurec, à qui on apprend que son fils, qu’elle croyait mort, est vivant. Puis c’est aux ouvriers et encore c’est au marquis de Touringe qu’il faut apprendre l’identité de M. Roche. Ce jeu des pseudonymes devient l’occupation principale de tout ce monde. On se reconnaît. On se retrouve. Et en se retrouvant on ne manque pas de céder à une légitime émotion. Le fils tombe dans les bras de sa mère. Tous les dramatistes de ces derniers temps semblaient s’être ligués contre cette convention surannée de la «. voix du sang » . L’auteur des Deux Noblesses n’a pas craint de rouvrir cette source de pathétique. — L’instrument de toutes ces reconnaissances, c’est Moret, le méchant Moret, Moret le Traître. Celui-là est véritablement le produit direct, issu de la combinaison théâtrale dont s’est avisé M. Lavedan. Et il est bâti sur le modèle de tous ses confrères en traîtrise. Cet ancien agent de notre police devenu l’employé de confiance de M. Roche, dont il a surpris le secret, c’est justement le personnage ténébreux et qui opère dans l’ombre, l’homme qui sait tout, mélange de Rodin et d’Homodei. A la fin d’ailleurs sa méchanceté est punie, et, quand il se retire, honni de tous, tête basse et piteux, instinctivement nous attendons le trémolo à l’orchestre. Sans doute le mélodrame n’est en soi rien de méprisable. Il ne faudrait pourtant pas aller jusqu’à croire qu’il ait partout sa place. Il ne l’a surtout pas dans une comédie de mœurs et dans une pièce à thèse sociale. Si nous relevons ces invraisemblances, ces aventures extraordinaires et ces histoires à dormir debout, c’est qu’elles diminuent d’autant la portée de l’œuvre de M. Lavedan. Eh quoi! on prétend nous indiquer la règle de conduite qu’imposent à toute une catégorie de personnes les conditions de la vie moderne et le train de notre société. Et cette vie, et cette société, c’est à travers ces imaginations fantastiques qu’on veut nous les faire reconnaître !

On peut s’étonner qu’un observateur aussi exact qu’est M. Lavedan, et qu’un écrivain à l’esprit si net, à la raillerie si aiguisée, à la a blague » si moderne, se soit complu dans de pareilles inventions. On signalerait de même, ici ou là, quelques effets un peu trop gros. M. Lavedan ne dédaigne pas au besoin le couplet ou, tout au moins, le trait patriotique. Le socialiste Moret étant venu à dire : « Il n’y a qu’un pays, » son interlocuteur complète ainsi la phrase, aux applaudissemens des bons citoyens : « Oui... la France! » Sur le mérite personnel, sur l’efficacité du travail, sur le progrès, sur les merveilles de l’industrie, sur le siècle des chemins de fer et du téléphone, on noterait des réflexions et maximes qui ne sont pas exemptes, disons... de solennité. C’est ainsi déjà qu’n était parlé dans le Prince d’Aurec des aïeux des gens de lettres qui « grattaient, pieds nus, la terre aride du moyen âge », et dans Une famille, de l’explorateur, « à la fois prêtre, savant, soldat... missionnaire civil qui s’en va nous chercher de la patrie. » Dans cette dernière pièce un vieux serviteur fidèle était chargé de consoler une jeune fille par des propos enfantins et touchans. M. Lavedan n’est pas dupe de ces beautés. Effets de surprise, tirades déclamatoires, épisodes larmoyans, il sait aussi bien que nous tout ce qu’il y a dans ces moyens d’artificiel, de convenu et, s’il faut le dire, de commun. S’il les emploie, c’est par manière de concession, et pour satisfaire aux exigences du public. Ce public n’est pas composé de purs «esprits. Il veut être ému, amusé, édifié, secoué. Il faut s’adresser à sa sensibilité; il faut réveiller sa curiosité; il faut frapper fort. Il faut... Eh bien! non, il ne faut rien de tout cela. Et c’est l’erreur de M. Lavedan comme aussi bien de plusieurs autres, de prendre pour l’essence du théâtre ce qui n’en est que la fausse rhétorique. Ce qui est essentiel au théâtre, qui y crée l’intérêt, le mouvement, l’émotion, c’est la logique. Logique des sentimens et logique des situations. Cela est vrai surtout dans une pièce qui, comme les Deux Noblesses, doit aboutir à une démonstration. Nous voulons voir peu à peu la démonstration se faire, et dans les termes même où la question a été posée par l’auteur. Nous nous fâchons chaque fois que l’auteur sort de la question et que le sujet dévie. Nous avons trop souvent, dans les Deux Noblesses, à nous fâcher pour des raisons de ce genre. Et c’est ici le défaut fondamental de la pièce.

Prenons pour exemple cette intrigue de mariage entre Henri Roche et Suzanne de Touringe. Elle tient dans la pièce une grande place; elle en est le principal ressort. C’est l’aventure tant de fois remise au théâtre du roturier millionnaire qui épouse une aristocrate pauvre. Ces jeunes gens se disent tout ce que peuvent dire en pareil cas des jeunes gens résolus et réservés. Ils s’attendront. Ils seront fidèles l’un à l’autre. Ils combattront le mauvais vouloir de leurs parens avec une douce énergie et une énergique douceur. Ils n’avaient pas autre chose à dire. Ils ne pouvaient sortir de ces banalités. Nous donc, nous les accepterions avec résignation, si elles étaient nécessaires ou même utiles. Par malheur, non seulement elles ne servent à rien, mais il se trouve encore qu’elles vont contre le dessein de l’auteur et contre l’objet de son drame. Tout ici devait tendre au triomphe des idées de M. Roche. Or quand est-ce que le marquis de Touringe consent au mariage? C’est quand il découvre la généalogie véritable du faux Roche. En sorte que ce n’est pas le fils de celui-ci qu’il accepte .pour gendre, c’est le petit-fils du prince d’Aurec. La victoire reste (en fin de compte au préjugé nobiliaire... Je n’ignore pas que, consultée sur la question de savoir quel nom portera le jeune ménage, Suzanne répond qu’elle s’appellera Mme Roche. Tout de même nous n’avons pas confiance. Henri, tout à l’heure, soupirait trop ardemment après les particules et les titres, avant même de savoir que la naissance l’en avait amplement pourvu. Il est de ceux qui au besoin se pareraient de titres d’emprunt, plutôt que d’en dédaigner qui sont leur propriété légitime. Puisque tout le monde d’ailleurs saura qu’il est prince, pourquoi est-ce qu’il s’en cacherait? Nous prévoyons le jour où Henri Roche s’appellera Roche précisément de la même manière que les Montmorency s’appelaient Bouchard.

Au moins dans les scènes où paraît M. Roche, dans ce qui le concerne personnellement, dans ce qu’on nous apprend des circonstances de sa vie, la question est-elle serrée de plus près ? Un noble s’est fait industriel: de cette situation quelles difficultés particulières ont résulté? Tel est bien le sujet dont M. Lavedan a lui-même fait choix. Supposez qu’il nous eût montré un noble rompant tout d’un coup et brusquement avec la société où il occupait une grande place, en sorte que les siens le désapprouvent, les hommes de sa caste le renient, et tous les autres le tiennent pour suspect. Nous aurions vu clairement à quelle sorte d’obstacles ce révolté s’allait heurter. Que s’il arrivait à mettre à néant ce concours de malveillances, son exemple pouvait en effet servir de leçon... Mais ce n’est pas ainsi que l’aventure nous est contée. Et de la façon dont elle est contée, elle ne prouve absolument rien. Le fil du prince d’Aurec a disparu tout enfant; on a perdu sa trace ; on l’a oublié. Il arrive en Amérique, il démocratise son nom, il prend du travail. Il se fait remarquer par son mérite. Il épouse la fille de son patron, ce qui a été de tout temps la récompense des bons travailleurs, depuis qu’il y a une morale en action et une imagerie d’Épinal. Il est revenu en France, où personne ne connaissait sa véritable identité, où il n’était pour tout le monde qu’un industriel comme un autre, plus actif seulement et plus habile. Il a fait prospérer ses affaires, réalisé des opérations avantageuses, organisé des sociétés de secours mutuels, fondé des institutions de prévoyance ; il vit en bon accord avec ses ouvriers, en dépit de quelques tiraillemens… Qu’y a-t-il dans tout cela de particulier ? Où aperçoit-on se dessiner le drame de l’aristocrate en rupture d’aristocratie ? Ce n’est que la biographie d’un usinier quelconque ; — et, qu’il règne sur le pétrole ou qu’il soit maître de forges, cela n’importe pas.

Cette marque de l’aristocrate, allons-nous enfin la retrouver dans le caractère de Roche tel qu’on nous le présente ? Ce descendant tient-il par quelque lien à ceux de qui il descend ? Car s’il ne s’y rattache en aucune manière, qu’importe quel rang ceux-ci ont occupé de par le monde et s’ils furent princes ou artisans ? — Le trait qui domine chez M. Roche c’est l’énergie. Il s’est, comme on dit, fait lui-même. Il est parti de rien. Il a conquis à la force du poignet fortune et réputation. Cette énergie se retrouve dans tous les détails de sa conduite et dans chacune de ses paroles. Il est le même dans l’intérieur de sa vie privée et dans sa vie extérieure. Qu’il s’agisse du mariage de son fils ou de la paie de ses ouvriers, il n’hésite pas davantage. Il prend son parti tout de suite et il s’y tient. Son autorité, qui peut se faire douce, mais qui ne se laisse pas discuter, s’étend à toutes choses et à toutes gens. Il est de ceux qui ont l’habitude de commander et qui partout s’imposent. Cette énergie a été mise au service d’une intelligence remarquable. Vendre du pétrole, quand on en vend beaucoup, cela demande de l’esprit. Ce n’est pas un homme médiocre que ce M. Roche ; et l’alliance de tant de facultés supérieures est en soi quelque chose de rare. — Et donc l’auteur a-t-il voulu nous donner à entendre que toutes ces brillantes qualités sont chez ce fils des preux un héritage de famille ? Serait-ce que les énergies accumulées d’une race fertile en hommes d’action éclatent sous cette forme nouvelle ? Est-ce l’âme du connétable qui revit chez le maréchal de l’industrie ? M. Lavedan a-t-il voulu nous dire que les aristocrates du nom, par une sorte de mystérieux privilège, sont aussi les aristocrates de l’intelligence, qu’ils n’ont que le tort de laisser se perdre dans l’oisiveté des dons éminens et qu’ils pourraient, s’ils le voulaient et du jour où ils s’en donneraient la peine, devenir les maîtres de la société moderne ? Ce n’est guère probable. Mais alors qu’est-ce qu’il peut bien avoir voulu dire ?… Car à mesure que nous essayons de suivre le raisonnement de l’auteur des Deux Noblesses et plus nous nous efforçons de saisir son argumentation, plus elle nous échappe.

Je crains bien que cela même ne soit arrivé à M. Lavedan, et que tel ne soit son cas. Il avait une idée, bonne ou mauvaise, et juste ou fausse, il nous restera à l’examiner. Il n’a pu lui faire prendre forme. Au moment de la traduire à la scène, elle lui a comme échappé. Alors il a fait accueil à ces expédiens qui constituent comme le fonds de réserve de notre théâtre ; intrigue matrimoniale, intrigue policière, vieux cadres, vieux moules, uniformes toujours prêts, qui s’imposent comme d’eux-mêmes à la pensée de l’écrivain, lia laissé venir à lui tous ces personnages de théâtre, êtres de raison dénués d’individualité précise, pures jeunes filles, jeunes hommes distingués, ouvriers qui prennent contre les conseillers de désordre le parti de leur patron, et ce patron enfin, l’homme juste et loyal, bon époux et bon père, digne par ses vertus de figurer parmi les ingénieurs du Gymnase, et tel qu’ils sont quand ils sortent de l’École polytechnique avec un bon numéro...

Jusqu’ici nous avons fait à M. Lavedan la part belle. Nous avons accepté sa thèse. Nous avons semblé l’admettre et semblé croire que les gentilshommes n’ont aujourd’hui rien d’autre à faire qu’à changer de nom et prendre du travail dans les ateliers. Nous pouvons maintenant discuter cette thèse et chercher quelle est la portée de ce conseil. M. Lavedan le déclare nettement : « C’est l’avenir de l’aristocratie. » Et l’avenir consisterait donc pour) les nobles à se faire bourgeois... J’entends assez bien ce qu’ils trouveraient à répondre: « Vous êtes, monsieur, un homme tout à fait aimable. Et il faut d’abord que nous vous rendions grâce pour cette sollicitude que vous nous témoignez. Vous vous êtes beaucoup occupé de nous. Arrivant très jeune à la vie littéraire et jetant sur la société moderne votre clair regard d’observateur, il vous a semblé que la-grande question qui se pose à notre époque est celle des destinées de la noblesse. Cela est flatteur pour nous, et nous venge des dédains de tant d’autres qui affectent de nous tenir pour quantité négligeable. Vous faites mieux. Vous nous ouvrez les rangs de votre bourgeoisie. Vous consentez à nous y admettre. Vous êtes accueillant. Même vous nous offrez une place dans vos maisons de commerce et un emploi dans vos fabriques. Vous nous invitez à participer à vos bénéfices. Vous nous exhortez à gagner de l’argent. « Enrichissez-vous, » disait un ministre qui était des vôtres. C’est l’idéal que vous nous proposez. Et l’important est sans doute d’avoir an idéal... Permettez-nous cependant de réfléchir et de peser les avantages que vous nous offrez. Etes-vous bien sûr d’abord que nous ayons aussi complètement perdu toute espèce de prestige ? S’il en est ainsi, comment se fait-il qu’on voie encore, à la date d’aujourd’hui, tant de bonshommes Poirier donner leur fille avec la forte somme à Gaston de Presles ? Et pourquoi est-ce qu’on rencontre dans votre littérature tant de ducs et de marquis, et non seulement dans le théâtre de M. Dumas ou dans les drames de M. Ohnet, mais dans les pièces les plus récentes et dans des romans qui ne sont pas tous des romans-feuilletons? Etes-vous sûr que cette bourgeoisie, que vous avez bien raison de défendre puisque vous en êtes, soit tout à fait à l’abri des reproches que vous nous adressez ? Les oisifs, dont certes il n’y a que trop dans notre temps, sont-ils tous des oisifs titrés ? Tous les décavés qui font couronne autour des tables de jeu sont-ils des décavés qui avaient des ancêtres aux croisades? Et tous les fils de famille sont-ils fils de familles princières ? Vous avez vos dynasties bourgeoises comme nous avons les nôtres. Regardez un peu, autour de vous, comment elles finissent. Vous nous reprochez d’être le passé. Avez-vous donc pleine confiance que l’avenir vous appartiendra ? Pourtant il y a des signes inquiétans, comprenez : qui nous inquiètent pour vous. Dans vos cadres se font entendre on ne sait quels sourds craquemens. Un nouvel ordre grandit et monte tous les jours qui ne vous aime guère plus qu’il ne nous aime. Peut-être consentirions-nous à changer de bateau, mais à condition que le bateau pût nous porter et qu’il n’eût point d’avaries ! Que s’il faut finir, nous préférons finir tout entiers étant restés nous-mêmes jusqu’à la fin. » — Ce langage ne serait pas dépourvu de toute apparence de bon sens. Des gens qu’on invite à renoncer à leur état civil ont le droit de discuter. « Nos enfans, disait l’honnête M. Sorbier, verront des comtes notaires, des marquis magistrats, des vicomtes chimistes et des ducs médecins. « Même cela s’est déjà vu, et M. Sorbier constatait seulement un fait. Il ajoutait : « Il faudra que l’aristocratie se mette à travailler comme le commun des mortels, si elle ne veut pas disparaître. » C’est ici que ce raisonneur cessait de raisonner très serré. Le jour en effet où le mouvement déjà commencé s’achèvera, sera justement le dernier jour de la noblesse. Quand tous les gentilshommes seront devenus des messieurs Roche, c’est alors que l’aristocratie aura disparu. Et c’est bien de quoi il s’agit. On propose à l’aristocratie de se régénérer par voie d’extinction. On lui offre la mort; hélas ! et ce n’est pas la mort sans phrases.

Car l’auteur des Deux Noblesses va beaucoup plus loin que n’allait celui du Prince d’Aurec. Celui-ci se contentait de reprocher à une aristocratie frivole de gâcher un patrimoine de gloire. Dans la pièce nouvelle, c’est le principe même de toute noblesse et c’est la raison d’être de toute aristocratie qui est contestée. Alors, nous cessons de comprendre. Les personnages du drame tiennent des propos dont il est heureux que l’auteur n’ait pas à porter la responsabilité. Le jeune Roche ayant émis cette opinion qu’il serait assez fier de porter quelqu’un de ces noms retentissans et fameux dans l’histoire, son père lui répond: « J’aime mieux Roche. » Ici le doute n’est pas permis. Cette réponse est la réponse d’un imbécile. On entend dire de ces choses chaque année dans les séances du Conseil municipal, quand s’y discutent les propositions tendant à changer le nom des rues. Le roi du pétrole ajoute: « Tu veux de la gloire: il faut t’en faire une. Il ne faut pas prendre celle d’un monsieur qui vivait il y a quatre cents ans. » Décidément Roche n’est encore qu’un pseudonyme: c’est le pseudonyme de M. Homais.

... Les temps sont-ils donc révolus, et va-t-elle disparaître cette noblesse dont les rangs chaque jour s’éclaircissent et qui a de moins en moins de part aux affaires du pays ? Cela est probable. Mais de la voir disparaître nous ne nous réjouirons pas; et plusieurs qui n’en faisaient pas partie auront pour elle un mot d’adieu et l’accompagneront d’un regret. Elle n’était plus qu’une classe décorative ; au moins fut-ce un brillant décor et qu’on ne remplacera pas. Nos âmes ne sont pas encore tellement obscurcies par l’infatuation démocratique que nous soyons devenus incapables d’apprécier ce qui est délicat, raffiné et qui brille. Ses titres ne correspondaient plus à rien de réel et n’étaient qu’autant de souvenirs ; mais à mesure qu’un à un et l’un après l’autre s’en vont tous les souvenirs d’autrefois, ces souvenirs nous deviennent plus chers. Pour les services rendus jadis par leurs pères, ces gentilshommes méritaient sans doute d’être traités avec quelque indulgence. Et peut-être jusqu’aujourd’hui la noblesse avait-elle conservé une raison d’être et quelque utilité. Elle était signe et symbole de quelque chose. Elle témoignait de façon matérielle et visible, pour ainsi dire, que nous ne sommes pas un peuple né d’hier, comme ces villes d’Amérique qu’on voit tout à coup surgir au-dessus du sol où elles n’ont pas de racines. Mais nous avons, nous autres gens de France, une histoire et des traditions et nous tenons par des racines lointaines au sol sacré. Et qui sait si la noblesse n’avait pas encore un rôle à jouer? La société moderne est en rapide transformation et en profond travail. Elle n’a pas trop de toutes ses forces. La question se pose surtout entre la classe bourgeoise et la classe populaire ; et nous bourgeois, trop engagés dans la lutte, nous ne pouvons juger avec assez de désintéressement et voir assez clair dans l’avenir. Mais l’aristocratie est en dehors de la mêlée. Elle est étrangère à nos préjugés, indifférente à nos rancunes, élevée presque au-dessus de nos timidités. Elle est mieux placée pour discerner où nous allons. Peut-être lui eût-il appartenu de nous guider vers l’avenir, elle qui vient du passé, et de préparer les temps nouveaux. Idéal, si l’on veut, et chimère. Mais, puisqu’il s’agissait de renseigner l’aristocratie sur la conduite qu’elle doit tenir, c’était le cas de lui recommander une chimère qui aurait eu sa noblesse et de lui prêcher un idéal qui fût aristocratique.

La pièce est bien jouée. M. Albert Lambert est à peu près excellent dans le rôle de M. Roche. Il a de la bonhomie et de la rondeur plus que de coutume, et sa coutumière solennité est ici à sa place. M. Rameau a dessiné avec adresse la figure du socialiste Moret. M. Fenoux dans le rôle d’Henri Roche manque de souplesse et de distinction. Mme Tessandier et Mlle Rose Syma méritent d’être citées. Les autres sont convenables.


RENE DOUMIC.