Revue dramatique - 14 juin 1912

Revue dramatique - 14 juin 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 923-934).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Iphigénie, tragédie en cinq actes en vers par Jean Moréas. — Poil de Carotte, un acte par Jules Renard. — Odéon : Esther princesse d’Israël, drame en quatre actes en vers par MM. André Dumas et Sébastien-Charles Leconte. — La Foi, pièce en cinq actes par M. Eugène Brieux.


Nous nous plaignons parfois et avec raison de ne pas voir assez souvent reparaître sur l’affiche de nos théâtres subventionnés les titres d’œuvres fameuses qui font partie de notre patrimoine littéraire et de notre tradition classique. On vient de nous donner Iphigénie à la Comédie-Française et Esther à l’Odéon. Seulement, cette Iphigénie n’est pas l’Iphigénie de Racine, cette Esther n’est pas l’Esther de Racine. Des écrivains ont été d’avis que Racine n’avait pas tout dit sur Iphigénie et qu’on pouvait, après Racine, présenter Esther au public français. Ils n’ont certes pas prétendu se comparer eux-mêmes à Racine, qui avait tant de talent ! Ce serait une injustice de leur reprocher ce manque de modestie ou cette imprudence. Mais, pour ce qui est de leurs pièces, il faut bien les comparer à celles de Racine, et même la comparaison s’impose, puisque le sujet est le même, et que, malgré tout, le spectateur français sait encore son Racine par cœur. Voici donc des auteurs d’aujourd’hui qui conçoivent une autre manière de traiter les sujets de Racine, une manière qui peut-être eût été celle de Racine, si Racine n’eût été retenu par les habitudes et le goût de son temps. N’est-ce pas leur droit ? « Les sujets, se disent-ils, appartiennent à tout le monde. Et Racine n’avait pas même inventé les siens ! Il les empruntait au théâtre grec, aux livres saints. En les empruntant, il les altérait. Il laissait tomber des traits devant lesquels reculait la timidité de la raison classique. Ce n’était pas sa faute, et, vivant dans son temps, nous n’aurions pas fait mieux que lui. Mais il est permis d’imaginer ce qu’il eût fait s’il eût vécu de notre temps... « Il n’est pas impossible que ce système se généralise. Étudions donc, d’après les premiers spécimens qui nous en arrivent, cet art qui est : l’art de refaire les pièces de Racine et de les améliorer.

Je n’ai pas connu Jean Moréas. Ceux qui l’ont fréquenté, dans les dernières années de sa vie, m’assurent qu’il fondait sur la représentation de son Iphigénie les plus grandes espérances. Enfin on verrait ce que c’est qu’une tragédie vraiment digne de ce nom et classique au point d’en être grecque ! Il ne doutait pas qu’il n’eût fait un chef-d’œuvre et qu’on ne dût s’en apercevoir un jour ou l’autre dans Paris, qui est l’autre Athènes. Il garda jusqu’au bout cette conviction, respectable comme tout ce qui est sincère. Il y était encouragé par de très chauds partisans, dont le zèle ne s’est ni démenti ni ralenti et qui n’ont eu de cesse qu’ils n’aient obtenu de la Comédie-Française la représentation du chef-d’œuvre ignoré. Aussi vaut-il mieux qu’il n’ait pas assisté à cette représentation. Le premier soir, c’était affligeant de voir le public s’éclaircir d’acte en acte, de scène en scène, s’esquiver par petits paquets, en sorte qu’à la fin on comptait ceux qui avaient prolongé jusqu’au bout la résistance. Le second soir, ce fut plus chagrinant encore. Il restait à jouer les dernières scènes, où le Vieillard vient raconter le prodige que vous savez :


Comment et dans quel lieu s’en fut-il retiré,
Le beau corps virginal que nous avions pleuré ?
Une biche était là sur l’autel étendue.
Énorme de sa taille, agréable à la vue...


Quand la toile se releva, la salle fut tout étonnée d’avoir sous les yeux une cour de ferme avec maison d’habitation moderne et Mlle Leconte en blouse et pantalon de toile grise. C’est que, pour arrêter cette tendance à s’en aller, manifestée par le public de la veille, on avait placé Poil de Carotte en fin de représentation. C’était à prendre ou à laisser : on resterait à Iphigénie, ou on ne verrait pas Mlle Leconte dans Poil de Carotte. Toutefois pour n’imposer au public qu’un minimum d’Iphigénie, on en avait coupé un bon bout. Cette mutilation aurait désolé Moréas, et à juste titre. Il n’aurait pas perdu la foi dans son œuvre, évidemment. Mais il aurait désespéré des Athéniens de Paris.

Ce qu’on demande d’abord à une pièce en vers, c’est d’être bien écrite en vers. Jean Moréas faisait de beaux vers quand c’était pour sou propre compte, c’est entendu ; mais pour le compte d’Euripide, il faisait des vers cruellement médiocres. Je ne choisis pas mes exemples, mais il faut pourtant citer des exemples. Agamemnon s’adresse à Ménélas :


Je t’accuse à mon tour, mais je te parlerai
Sans trop enfler la voix, sans lever les paupières
Insolemment. Écoute, et je me souviendrai
Et quel est notre rang et que nous sommes frères.
Je m’étonne vraiment voyant ce que ton cœur
Communique à tes yeux contre moi de fureur.
En quoi t’ai-je offensé ? Depuis quand ? Ton Hélène
Abandonna ta couche, oubliant la pudeur.
Tu la gardais bien mal. Dois-je en porter la peine ?…
Et tu pâlis de rage et tu n’es pas content !
Je ne suis qu’à blâmer, dis-tu ? Toi qui ne cesses
Do soupirer après de honteuses mollesses.


Il est trop évident que le mot paupières est mis ici pour le mot yeux, qui avait le tort de ne pas rimer avec frères. Et comment en effet ne pas s’étonner de cette communication faite à des yeux par un cœur ? En signifie : de ce que tu la gardais bien mal. Et tu n’es pas content, dit à un homme dont nous savons déjà qu’il a pâli de rage, fait songer à cet assassin auquel on reprochait de « manquer de délicatesse. » Quant aux « honteuses mollesses, « un écrivain français les eût sans doute appelées de « honteuses voluptés. « Moréas était un étranger écrivant en français ; nous devons savoir beaucoup de gré aux étrangers qui choisissent notre langue de préférence à toute autre, et même à l’espéranto ; seulement ils sont sujets, quand ils l’écrivent, à certaines incertitudes et impropriétés de langage, où nous sommes bien forcés devoir des provincialismes et des exotismes plutôt que des beautés.

Le chœur répond :


On ne distingue point le faux du véritable,


car le mot vrai, appelé par le sens, ne rime pas avec aimable, qui est un peu plus bas. Il est fort heureux que ce soit Moréas qui ait écrit des vers tels que ceux-ci :


Trop épris de moi-même et rempli du venin
De la présomption que ma faiblesse abuse…

De la corruption naît le dissentiment…


car s’ils eussent été de Ponsard ou d’Augier, on les eût trouvés d’une platitude extrême. Et en voici pour lesquels il faut bien avouer que le seul mot qui serve est celui de coq-à-l’âne :


Dans un baiser amer
A ton père, ma fille...


ou bien :


Une brutale main
Avec le fer aigu fera de ta poitrine
Jaillir ton sang humain.


Car le moyen de frapper avec le fer la poitrine d’une jeune fille, et d’en faire jaillir un sang qui ne serait pas du sang humain ?

Je n’insiste pas ; ce serait fastidieux. Ce que j’ai voulu dire, c’est que la tragédie de Moréas est pleine de chevilles, d’inversions, de prosaïsmes et de fautes de français. C’est à peine si, dans les passages lyriques ou oratoires, le style est meilleur, et encore d’une élégance surannée et falote. A ce point de vue, le besoin ne se faisait pas sentir de mettre cette Iphigénie à la Comédie-Française, où il y en a une autre qui, elle, est très bien écrite et même correctement.

Une pièce a beau être en vers, il faut malgré cela faire quelque attention au caractère des personnages, à leurs actes et à leurs sentimens. Dans Iphigénie, il y a Iphigénie. Depuis le moment où, ayant fait le sacrifice de sa vie, elle est soulevée par l’exaltation grandissante, auréolée par les feux prochains de la gloire, son rôle est magnifique et fait passer en nous un peu de son enthousiasme. Mais nous avons eu un instant de surprise. Nous ne nous attendions pas que la jeune fille, tout à l’heure si désolée de mourir et qui suppliait si désespérément son père, dût se transformer si vite en une héroïne. Le revirement a été brusque. Dumas fils eût trouvé que cela manque de préparations, et Sarcey qu’il y a un trou dans la composition. Ménélas, paraît au début de la pièce : cela nous désoblige infiniment. Si Agamemnon est le roi des rois, son frère est le roi des cocus. Depuis que le ridicule de Molière a passé par là et que Ménélas s’appelle chez nous Sganarelle, le rôle n’est plus possible dans une tragédie. Celui d’Achille est piteux. Ce héros est prêt à toutes les violences, mais préférerait la douceur. Il accompagnera Iphigénie auprès des autels, pour le cas où, le sacrifice ayant cessé de lui plaire, elle se raviserait au dernier moment. On nous a changé notre Achille. Ce bouillant jeune homme en remontrerait pour la prudence à Ulysse lui-même. Son sabre est celui de M. Prudhomme qui sert à défendre les institutions ou, au besoin, à les combattre.

Tout cela est dans Euripide... je le sais bien. Et puisque, dans Euripide, tout cela était à sa place, le plus sage était de l’y laisser. La nouvelle Iphigénie n’est qu’une traduction de la pièce antique, et Moréas s’est efforcé de se tenir aussi près que possible de l’original : cela est à l’éloge du traducteur, mais n’a aucune espèce d’importance au théâtre. Car nous n’avons pas le texte grec sous les yeux, et d’ailleurs nous ne comprenons pas le grec. Ces exercices, où il s’agit d’unir dans de savantes proportions la fidélité et la liberté, l’exactitude et l’aisance, ne sont nullement à dédaigner ; mais ils risquent de n’être tout à fait appréciés que par les gens de métier. Ils font merveille dans les milieux scolaires. Nos premières tragédies, œuvres de bons poètes du XVIe siècle, se jouaient dans les collèges. C’est le sort qui eût convenu à l’élégante version de Moréas.

J’ai à peine besoin de dire que Mme Bartet a été parfaite dans le rôle d’Iphigénie. Elle est toute l’interprétation. Et, en somme, il faut beaucoup pardonner à une pièce qui nous a permis de l’applaudir une fois de plus.


Esther princesse d’Israël est un drame historique et lyrique à grand spectacle et à grand orchestre. L’Odéon l’a encadré de somptueux décors, empruntés, je crois, au théâtre de Monte-Carlo. La figuration y est nombreuse et les musiciens y exécutent une véritable partition. Les auteurs sont MM. Sébastien-Charles Leconte et André Dumas ; le premier, poète de belle allure, qu’un mérite, incontesté de ses pairs, a fait nommer président de la Société des poètes français ; le second, plus nouvellement entré dans la carrière, et qui s’est fait une place des plus distinguées parmi les jeunes poètes. Ils ont, comme c’est aujourd’hui l’habitude, expliqué eux-mêmes au public ce qu’ils ont voulu faire. L’idée de leur pièce leur est venue en lisant un chapitre de Paul de Saint-Victor. L’auteur des Deux Masques y faisait remarquer qu’il y a deux Esther et que celle de Racine diffère beaucoup de celle de la Bible, ce qui est une remarque tout à fait judicieuse. À ces deux Esther ils résolurent d’en ajouter une troisième, qui ressemblerait, trait pour trait, à celle de la Bible.

Leur pièce commence par un tableau d’orgie, brossé, à ce qu’il me semble, dans le genre d’une toile de M. Rochegrosse qui, il y a une vingtaine d’années, fit sensation au Salon par sa fougue et ses dimensions. C’est à Suze, dans une grande salle du palais d’Assuérus reconstitué d’après les plus récentes découvertes de l’archéologie. Architecture, sculpture, mobilier, costumes, armes, vaisselle, mets et boissons, fleurs et fruits, tout y est d’une exactitude scrupuleuse et garantie. Le Roi est vêtu de la kandys, sorte de robe médique qu’il ne faut pas confondre avec les autres robes, qui sont des robes et ne sont pas des kandys. Il est coiffé de la kitaris qui est une mitre en feutre et non pas un diadème, et il tient en main un sceptre d’or, ce qui est l’usage commun aux rois de tous les temps et de tous les pays, à table et ailleurs. Il y a sept jours et sept nuits que dure le festin. Cela excuse un peu de lassitude qui commence à s’emparer des convives et du Roi. Celui-ci, pour en renouveler l’intérêt, fait paraître dans une loggia son épouse préférée, Vasthi. Il exige qu’elle se mette nue devant l’assistance. J’ai oublié de vous dire qu’il est complètement ivre. Comme elle refuse, il lui lance une flèche. Elle tombe morte… Nous sommes loin du dialogue entre les deux amies qui se retrouvent :

Est-ce toi, chère Élise ?…

Il faut remplacer Vasthi. L’ordre a été donné de chercher parmi les jeunes filles les plus belles des cent vingt-sept royaumes sur lesquels règne Assuérus… Mais il n’est pas nécessaire de suivre la pièce dans tous ses développemens ; et nous pouvons arriver tout de suite au dernier acte qui en est la partie la plus originale. Esther a obtenu de l’amoureux Assuérus la grâce de Mardochée, le supplice d’Aman et des dix fils d’Aman. Elle reste pensive. Que lui faut-il encore et qu’attend-elle pour contenter les ardeurs du Roi, qui devient de plus en plus pressant et qui même s’impatiente ? Il faut, à cette charmante femme, la mort de tous ses ennemis — ils sont des milliers — tout simplement. Assuérus s’étonne qu’elle pense à de telles choses en de tels momens :

ASSUÉRUS

Quoi ? Même en ce moment, ma pâle bien-aimée.
Peux-tu de tels soucis avoir l’âme alarmée ?
Non, non. Ne pensons plus aux hommes jusqu’au jour.
Je suis la force unique et toi l’unique amour,
Rien, dans cette minute ineffable et profonde.
Ne compte plus pour nous qui sommes seuls au monde.
Et je baise ton front, tes lèvres et tes yeux.

ESTHER

Mais combien notre amour sera plus furieux,
Quels seront mes transports de folie et de joie,
Et combien cette nuit, où je serai ta proie,
Aura plus de fatale et tragique splendeur,
Si l’heure où je succombe en tes bras a l’odeur
Des matins de carnage et des soirs de victoire !

ASSUÉRUS

Tu veux donc que pour nous la nuit d’amour soit noire ?

ESTHER

Je veux qu’elle soit rouge et que sous son manteau
D’étoiles le sang pur ruisselle comme l’eau,
Qu’autour de notre couche, en son ombre agrandie.
Éclate le tumulte et ronfle l’incendie,
Et jusqu’aux premiers feux du matin renaissant,
Que les noces d’Esther soient des noces de sang !…

Bientôt on entend une clameur gronder dans le lointain. C’est le massacre qui commence. Ça n’a pas traîné. Alors Esther commence à éprouver du plaisir dans les bras d’Assuérus. Elle se donne, dans le double enivrement des sens satisfaits et de la vengeance assouvie. Du sang, de la volupté et de la mort !

Jamais je n’ai rêvé d’une pareille extase…
Aimons-nous dans la mort et dans la volupté.

Telle est cette nuit de noces, bien orientale. Il est à peine besoin de remarquer que cette scène très montée de ton ne figure pas et ne pouvait pas figurer dans une pièce destinée à être représentée par les demoiselles de Saint-Cyr ;… mais puisque c’est conforme au Livre d’Esther !

Seulement est-ce conforme au Livre d’Esther ? Il est dit dans la Bible que la Reine obtint de l’amour du Roi des lettres ordonnant de massacrer les ennemis de sa race. Et c’est tout. Là-dessus l’imagination des deux auteurs, qui venaient de lire le chapitre de Paul de Saint-Victor, est entrée en travail. Elle leur a aussitôt suggéré la vision d’une femme atteinte de cette espèce de délire qui mêle à la folie de la chair la folie du sang, avive l’une par l’autre et fait naître de l’horreur même et de la souffrance une volupté inouïe : c’est un mélange des plus savoureux et qui exclut toute idée de fadeur. L’Esther biblique devient ainsi un cas de manie érotique et sanguinaire. C’est proprement « un monstre. » Les romantiques posaient ce principe : « Fabriquons des monstres ! » Ils auraient eu pour cette Esther les yeux d’Assuérus. Ils aimaient les tableaux d’orgie et aussi à jeter au milieu des fêtes de l’amour la note macabre. Leur théâtre est rempli de dames galantes et rancunières qui joignent à une férocité extraordinaire d’incroyables ardeurs amoureuses. Lucrèce Borgia en est une et Marguerite de Bourgogne en est une autre. À la psychologie de la femme, qu’il estimait conventionnelle, le romantisme avait substitué celle de la goule, qu’il jugeait plus vraie. L’Esther nouvelle est quelque chose comme le Livre d’Esther accommodé avec la Tour de Nesle.

Je ne suis guère partisan de ces embellissemens qu’on fait subir aux pièces de Racine ; je doute que Racine les eût approuvés. Il savait ce qu’il faisait. Quand il transportait une pièce antique sur notre scène, il ne se piquait pas d’en donner une traduction littérale, et il eût été d’avis, lui qui connaissait si parfaitement les anciens, que c’est le plus sûr moyen de les trahir. Il supprimait tout ce qui pour le spectateur moderne ne serait qu’une étrangeté ; il modifiait ce qui eût détourné son attention et nui à son émotion. Quand il empruntait un sujet de pièce à un livre d’histoire, fût-ce à un texte sacré, il n’estimait pas que ce texte fût tellement sacré qu’on ne pût y toucher. Il écartait soigneusement tout ce qui n’était que spectacle, figuration, vain plaisir des yeux, propre à amuser les petits enfans, mais non du tout à satisfaire le spectateur curieux des ressorts de notre nature. Surtout il s’attachait à rendre aussi vraisemblables que possible les mobiles auxquels obéissent les personnages. Il n’était pas dupe d’une prétendue exactitude historique, sachant de reste que cette exactitude est un leurre et que l’histoire, telle que nous la faisons, défaisons et refaisons, n’est que la série des interprétations où s’amuse notre fantaisie. La vérité historique d’aujourd’hui a beaucoup de chances pour n’être pas celle de demain ; mais la vérité humaine ne change pas. Et c’est la seule dont se soucie le spectateur, parce que c’est la seule qu’il atteigne directement. Aussi ne faut-il mettre au théâtre que des sentimens conservant quelque chose d’humain et des passions qui ne ressemblent pas à des visions de cauchemar... Nous avons changé tout cela. Nous nous sommes épris de l’énorme et du monstrueux. Nous avons rêvé des Barbares et de l’Orient, et nous nous sommes noyés dans ce rêve. Voyez Salammbô, qui est le chef-d’œuvre du genre. Il nous a fallu des orgies de couleur et de passion. On nous a brossé des tableaux si chargés et surchargés de couleur que nous n’y avons plus rien vu du tout. On nous a étalé des passions si étrangères à la forme de l’humaine condition, que devant elles nous sommes demeurés stupides. Cette attitude était celle que le théâtre classique mettait tout son soin à nous épargner. C’était un merveilleux instrument d’intelligence et de clarté.

Aussi, et en fin de compte, je me demande si on a tout à fait le droit de fausser, pour le plaisir, les chefs-d’œuvre que ce théâtre nous a laissés. A-t-on tout à fait le droit de nous montrer, précisément sur les scènes destinées à garder et à protéger ces chefs-d’œuvre, leurs étranges répliques ? Peut-être nous prépare-t-on quelque part une Andromaque, une Bérénice, une Athalie nouveau style. Je supplie alors les directeurs de théâtres subventionnés de répondre aux auteurs qui les leur apporteront : « Nous avons déjà des pièces de ce nom-là. Elles valent ce qu’elles valent. Mais nous sommes obligés de nous y tenir... « 


J’ai dit que la Comédie-Française s’est annexé l’acte tiré par Jules Renard de son roman Poil de Carotte. La pièce est connue : ce n’est d’ailleurs pas une pièce de théâtre. L’œuvre est classée : ce n’est d’ailleurs pas le chef-d’œuvre et le puissant effort de l’esprit humain que célèbrent quelques admirateurs de Jules Renard, avec cette manie de l’outrance, cette prodigalité dans l’hyperbole, et cette totale absence du sentiment de la mesure qui caractérisent notre époque. C’est une scène de mœurs à la Henry Monnier, d’une notation aiguë, pénible, déplaisante et parfaitement rendue. Elle était tout à fait à sa place au Théâtre-Antoine ; elle y est moins bien à la Comédie-Française. Je m’empresse d’ajouter qu’elle a eu la bonne fortune d’y rencontrer une interprète de premier ordre. Mlle Leconte est, dans le rôle de Poil de Carotte, merveilleuse de sensibilité contenue, d’ironie émue, de malice et de mélancolie. On lui a fait un succès enthousiaste, et c’était justice. Les autres rôles sont très bien tenus par M. Alexandre et Mlle Dussanne.


Alexandre Dumas fils a noté naguère cette évolution qui se produit presque nécessairement dans l’œuvre de l’écrivain de théâtre, quand celui-ci, non content d’être un amuseur et de secouer les grelots du rire, a prétendu agiter des questions et mettre des idées à la scène. Peu à peu la partie de philosophie déborde sur l’autre ; l’équilibre est rompu entre les deux élémens, pensée et action. La nouvelle pièce de M. Brieux en est un exemple. De tout temps M. Brieux a été très préoccupé de questions morales et sociales, et très soucieux démettre des idées dans ses pièces. C’est sa marque et son honneur. Il aborde maintenant le problème le plus ardu qui soit, et aussi le plus vaste et le plus profond, et encore le plus troublant, le plus angoissant, celui où l’on ne cherche qu’en gémissant : le problème religieux. C’est le sujet de la Foi, qui nous revient, elle aussi, de Monte-Carlo, où elle fut jouée en 1909 avant de passer à l’Odéon. L’Odéon fait beaucoup d’emprunts au théâtre de Monte-Carlo. Question de décors sans doute. Car la pièce de M. Brieux nous est présentée avec une figuration importante et accompagnée de musique. Mais cela n’en change pas le caractère essentiel. Plutôt qu’une pièce de théâtre, au sens habituel du mot, c’est une série de scènes dialoguées, où M. Brieux s’est essayé à écrire un drame philosophique, dans la manière de Renan.

La philosophie qui s’y exprime est bien connue : c’est celle des « philosophes » du XVIIIe siècle et plus spécialement de Voltaire. Elle consiste à penser que la religion est une invention de quelques ambitieux qui se sont avisés de ce moyen pour imposer leur domination aux hommes ignorans et crédules. Par d’ingénieuses supercheries ils ont répandu cette illusion qu’ils commandaient à toutes les forces de destruction, élémens, fléaux, maladies, devant lesquelles tremble notre faiblesse. Et ils ont donné à croire qu’ils étaient en communication directe avec des dieux qui, soit dit entre nous, n’existent pas. Ainsi les thaumaturges s’imposèrent aux hommes et aux maîtres des hommes : une alliance fut conclue entre les prêtres et les rois. D’ailleurs ce mensonge est si ancien et l’hérédité l’a implanté en nous à de telles profondeurs, que nous ne pouvons plus l’en arracher. Nous sommes pareils à ces prisonniers faits à leur captivité et qui réclament leur cachot. Au surplus, il faut être juste : la peur a quelques bons effets : elle met un frein aux instincts de violence et de brutalité : c’est la meilleure discipline. L’illusion, elle aussi, a son utilité : la vaine espérance nous fait prendre en patience la réalité de nos maux. Tout bien compté, mieux vaut se servir de la religion que la détruire : il faut une religion pour le peuple…

M. Brieux a placé son drame, comme il convenait, dans la vieille Egypte, terre privilégiée des religions, fertile en dieux de toutes les tailles, de toutes les formes et à tous les usages. Chaque année, une jeune fille doit être sacrifiée au Nil, qui ne déborde qu’à cette condition. Heureuse, la victime désignée ! se disent entre elles les jeunes filles sur qui pèse la menace du choix divin. « Trois jours avant la date fixée, dans toute la ville et dans la terre entière, on commencera les préparatifs de la fête… Et elle, elle, l’Élue, la Salvatrice, sortira entourée de tous les grands prêtres d’Ammon vêtus de pourpre et d’or ; et du haut d’un char élevé où brûleront des parfums, elle verra le peuple tendre ses bras innombrables vers elle. Elle sera étourdie par les bruits éclatans des fanfares et par les cris d’allégresse. Et elle sera conduite au Nil. Elle montera dans la barque d’Ammon, dans la barque sortie des profondeurs du sanctuaire. Et la barque s’éloignera du rivage où toute une foule sera prosternée. Et la barque reviendra sans elle. » Pour un sort digne d’envie, c’est un sort digne d’envie ; cependant il effraie plutôt qu’il ne tente la jeune Yaouma. Car elle est fiancée à Satni, le fils du potier. C’est pourquoi les fiançailles avec le Nil, quoique plus glorieuses, ne lui disent rien qui vaille.

Satni, qui revient de voyage, s’y est formé à des vérités nouvelles ; et, ayant connu que les dieux n’existent pas et que les prêtres sont des imposteurs, il a résolu de proclamer cet évangile. L’Egypte ne refuse pas de l’entendre, mais aussitôt elle altère la parole de ce sage et fausse ses enseignemens. Elle tient Satni pour l’envoyé d’autres dieux, plus puissans que les dieux connus jusqu’à ce jour, et en conséquence elle lui demande d’opérer des prodiges plus prodigieux que ceux accomplis par ses prédécesseurs. Les malades exigent qu’il les guérisse, les aveugles et les sourds qu’il les fasse voir et entendre. Et ceux qui convoitent le bien de leur prochain ou qui ont intérêt à sa mort comptent pareillement sur lui pour les aider dans leurs exécrables projets. Un être, plus que tous les autres au monde, croit à son caractère surnaturel : c’est Yaouma. Elle est curieuse et elle a l’esprit borné, car elle est femme : elle voudrait que Satni lui dise son secret. Lui ne sait qu’une chose, c’est qu’il faut renverser les idoles. Il les renverse. C’est fait : il n’y a plus de dieux.

L’acte suivant nous offre le tableau de ce que serait un monde sans religion. La brute humaine s’est déchaînée. On vole, on assassine, et tels qui, en d’autres temps, eussent été de bons bourgeois, se changent subitement en apaches. Pourquoi pas ? Le tout est d’échapper à la police ; il n’y a pas de sanction surhumaine ; il n’existe pas de gendarme divin. Cependant ceux qui souffraient, souffrent davantage : « La mort d’un enfant, gémit l’inconsolable Miéris, une mère n’y croira jamais tout à fait : c’est trop injuste et trop cruel pour être possible. On se dit : Ce n’est qu’une séparation. Tes doctrines, Satni, peuvent exprimer la vérité, mais puisqu’elles affirment l’éternité de cette désunion, puisqu’elles affirment cette chose irréparable, révoltante, que la mort de l’être aimé est définitive, je puis te dire que les femmes ne l’accepteront jamais. » Et les misérables sentent peser plus lourdement sur eux leur misère. Ainsi pense le propre père de Satni, et il ne le lui envoie pas dire : « Alors, c’est ça, la vie d’un homme pauvre ? Le travail dès l’enfance, les coups. Puis le travail, toujours le travail sans profit, seulement pour la nourriture. Et encore le travail... pour les autres. Pas une joie. On meurt... Et c’est fini ! Tu es revenu pour m’apprendre cela... Du travail, des coups, la misère... la fin. Naître, souffrir, mourir. Toute existence tient dans ces trois mots. Qu’est-ce que tu ès venu faire ici ? C’est ça ton œuvre ? Satni, Satni, rends-moi ma foi, je le veux. Ah ! pourquoi es-tu né, destructeur ? » Voilà ce que c’est que d’ouvrir la main quand on l’a pleine de vérités !

Aux deux derniers actes, le Pharaon et le Grand Prêtre se disputent comme bandits qui se disputent une proie, et finalement s’entendent comme larrons en foire. Ce grand prêtre est un homme captieux. Il circonvient Satni avec tant d’adresse qu’il fait de Satni le complice de la fourberie que Satni est venu dénoncer. Laissé seul dans le temple devant lequel se presse une foule implorant le miracle, et peu à peu gagné par la contagion de la folie mystique, Satni exécute lui-même la manœuvre destinée à abuser le peuple : une pression légère sur un levier. La déesse Isis baisse la tête : voilà ce que c’est qu’un miracle. Après quoi, Satni ayant eu honte et confessé sa propre supercherie, il est lapidé par le peuple. Les dieux d’Egypte sont plus en faveur que jamais. Et Yaouma vole au sacrifice avec un redoublement d’exaltation...

Nous parlons ici de théâtre, nous ne faisons pas de théologie ; aussi n’y a-t-il pas lieu de discuter la doctrine dont M. Brieux s’est fait le metteur en scène, et qu’au surplus les esprits les moins aveuglés par les préjugés trouvent aujourd’hui un peu étroite et simplette. Mais le rôle de l’écrivain de théâtre n’est que de donner aux idées, justes ou fausses, la forme dramatique, le mouvement, l’expression pittoresque et concrète. M. Brieux apporte dans tout sujet qu’il traite une sorte d’ardeur ingénue qui est l’âme même de son œuvre. Il l’a mise ici au service de la rhétorique libre-penseuse avec un talent incontestable, et il a réussi tout au moins à ne pas choquer le public, puisque la pièce a passé sans protestations à l’Odéon comme à Monte-Carlo. On peut regretter cependant qu’il l’ait intitulée : la Foi. Tout au plus, ce titre pourrait-il convenir par antiphrase, comme on donne aux Furies le nom d’Euménides, qui veut dire : les douces et les bienveillantes. Car on peut retourner en tous les sens et presser jusqu’à épuisement ces cinq actes, on n’y trouvera pas un atome de foi, et on ne pouvait l’y trouver, la foi étant, de tous les sentimens qui élèvent l’âme et la purifient, le plus élevé, le -plus pur, et celui qui commande le plus impérieusement le respect.


RENE DOUMIC.