Revue dramatique - 14 juin 1911

Revue dramatique - 14 juin 1911
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 929-934).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANCAISE. : Reprise de Le Roi s’amuse ; — Cher maître, comédie en trois actes de M. Fernand Vandérem.


Je pense que la Comédie-Française a repris Le Roi s’amuse pour en finir, une bonne fois, avec cette méchante pièce. Et alors je ne puis que l’approuver. Il y a une trentaine d’années, elle l’avait montée avec une interprétation qui était par elle-même un attrait : Mounet-Sully jouait le Roi, et Got Triboulet. C’était l’époque de cette brillante pléiade que nous aimons à citer, nous qui n’avons pas vu Rachel. Cela n’avait pas suffi à donner le change : la pièce, en dépit des acteurs, et Victor Hugo étant encore là, était lourdement tombée. Cette fois, on nous la donne sans artifice, sans effort ni curiosité de distribution, réduite à ses seuls mérites et ne brillant que de son seul éclat. L’effet était facile à prévoir, et il a été complet.

Ce n’est pas assez de dire, comme on l’a fait généralement, que de tous les drames de Victor Hugo celui-ci est le plus mauvais : c’en est aussi le plus pénible et le plus irritant. Je sais bien qu’il y a Angelo, Lucrèce Borgia, Marie Tudor et qu’ils ne valent pas cher ; du moins, ces naïfs mélodrames sont-ils en prose ; rien, pas même le style, ne les distingue de leurs congénères et on en est quitte pour les passer au répertoire de Ducange ou de Maquet. Dans Le Roi s’amuse, quelques beaux vers, — ils sont rares et on les compte, — viennent nous rappeler qu’un grand écrivain est ici le coupable. Et cette fois nous ne sommes ni en Italie, ni en Angleterre : nous sommes en France, nous sommes au Louvre. On a beaucoup loué les romantiques, et surtout ils se sont beaucoup vantés, d’avoir aimé la France, et de s’être faits, par piété filiale, ses historiens. Ce n’est vrai qu’en partie. Ils étaient poètes, et il n’y a de poésie que dans le passé ; ils étaient peintres, épris de la forme et de la couleur, en un mot de l’extérieur : ils ont évoqué le décor et le costume de l’ancienne France. Mais chaque fois qu’ils ont essayé de pousser un peu plus avant, jusqu’aux mœurs, jusqu’aux sentimens, jusqu’à l’âme, quel carnaval ! Toute leur ignorance et toute leur inintelligence n’y auraient pas suffi, s’il ne s’y était ajouté un ferment de passion haineuse. Victor Hugo, qui a déjà à son actif le Richelieu de Manon Delorme, entreprend d’évoquer au théâtre l’époque de François Ier. On imagine difficilement une plus admirable matière : les débuts du Roi « sacré chevalier par Bayard, » les guerres d’Italie, Marignan et Pavie, la gloire et le désastre, la furie française elle deuil de la patrie, l’aurore de la Renaissance, le rayonnement des lettres et des arts. Or, de tout cela, pas un mot. Mais un amphigouri d’enlèvement, de viol et de meurtre, une machination ténébreuse combinée par un cerveau d’enfant, un débordement d’orgie royale sentant sa débauche à prix réduit, — et, sur tout ce qui porte un grand nom et rappelle un souvenir français, de la boue jetée à pleines mains.

François Ier, Saint-Vallier, Diane de Poitiers comtesse de Brézé Maguelonne et Saltabadil, Blanche et Gaucher Mahiet, cela passerait encore. Mais il y a Triboulet. Il est, à lui seul, à peu près toute la pièce. Et il est bien impossible de ne voir, en ce rôle disproportionné et mal venu, qu’un accident, une erreur, une aberration passagère. Au contraire. Entre toutes les créations du poète dramaturge, c’est une de celles qui portent le plus complètement sa marque. Le goût du grotesque, la tendance à l’énorme, la manie de l’antithèse s’y rejoignent et s’y amalgament ; et ce sont des élémens essentiels parmi ceux qui constituent son génie. Victor Hugo a été unique pour prêter au rôle du bouffon dans l’histoire une place considérable et entrer, à son sujet, en de profondes méditations. N’insistons pas ! Toute cette déclamation nous est aujourd’hui insupportable. Nous sentons que d’un mot on crèverait ce ballon gonflé de rhétorique. De quoi se plaint Triboulet ? D’être bouffon de cour ? Nous savons très bien qu’il est enchanté de l’être, tous les emplois de cour, depuis le chambellan jusqu’à l’aide marmiton, étant ardemment convoités, brigués et disputés. D’être laid et, pour cette cause, privé des faveurs du beau sexe ? Nous savons au contraire que les comiques sont particulièrement bien partagés sous le rapport des bonnes fortunes. Mais c’est le perpétuel contresens romantique : mettre à un pont-neuf une musique d’enterrement et costumer un queue-rouge en Hamlet.

Dans la troupe actuelle de la Comédie-Française, je ne vois pas qui eût pu tirer quelque parti de ce rôle. M. Berr, peut-être ; sûrement pas M. Silvain, à qui nuisent ici ses qualités autant que ses défauts. Triboulet est un avorton à langue de vipère. M. Silvain est plutôt bel homme et son physique même annonce tout de suite un personnage sérieux, grave, et de poids. On n’est pas préparé à le voir agiter les grelots de la folie. Il ne nous fait pas rire avec les pantalonnades du premier acte. Il ne réussit guère mieux dans les quatre actes de pathétique qu’il nous reste à subir. Il a résolu d’y mettre du naturel. Du naturel dans le drame romantique ! Il débite la scène de la malédiction d’un ton détaché, avec un air de n’y attacher aucune importance et de penser à autre chose. Il dit : « Ce vieillard m’a maudit, » comme on dirait : « Ne nous frappons pas ! » Nous constatons le peu de succès de son interprétation, sans d’ailleurs aucunement le lui reprocher, le rôle étant artificiel, arbitraire, incohérent, — un monstre. M. Fenoux est un François 1er sans élégance et sans prestige ; M. Mounet-Sully un Saint-Vallier plus ennuyé qu’indigné, M. Paul Monnet un Saltabadil plus correct que pittoresque… Mais à quoi bon continuer l’émunération ?


Pour terminer la saison théâtrale, et à la même époque où les Fresnay obtinrent, il y a trois ans, un brillant succès, voici une aimable pièce de M. Fernand Vandérem. Cher maître est une de ces comédies de demi-teinte et de demi-caractère que la Comédie-Française a semblé affectionner cette année, formant série avec Comme ils sont tous et les Marionnettes. Fort agréable d’ailleurs, elle plairait davantage encore, si le dessein de l’auteur y était plus net et son parti pris plus accusé. Mais il y a parfois de l’obscurité dans la psychologie des personnages et le genre même de l’ouvrage est un peu incertain.

M. Frédéric Ducrest, le « cher maître, » est un avocat célèbre. A quarante-cinq ans, il a trouvé le temps d’être bâtonnier de son ordre, député, garde des Sceaux, candidat à l’Académie Française, et d’avoir un nombre de maîtresses qu’il est aisé de calculer, chacune faisant exactement six mois. Sa profession d’avocat n’a d’ailleurs ici à peu près rien à faire. L’auteur n’a pas voulu peindre un milieu, mais des caractères. Ducrest pourrait être un artiste ou un littérateur en vogue : il n’y aurait rien de changé, même au titre de la pièce. Il suffit que le personnage soit envié, l’été, actif, riche, puissant, de ceux qui demandent beaucoup à la vie et en obtiennent tout ce qu’ils lui demandent. Ajoutez que cet homme est extrêmement égoïste, ce qui veut dire que son égoïsme dépasse un peu le niveau moyen de l’égoïsme masculin.

Une femme mariée à un tel homme ne peut que graviter dans son orbite. C’est un satellite. Elle n’a pas d’existence propre. Henriette Ducrest n’ignore aucune des trahisons de son mari, et, par exemple, que sa rivale est, pour le moment, une belle madame Savreuse, divorcée, avec laquelle Ducrest projette une fugue en Italie. Elle se résigne, reçoit Mme Savreuse comme elle a reçu les autres, comme elle reçoit celles qui aspirent à la succession de la titulaire actuelle et dès maintenant prennent date. Elle subit, mais elle souffre. La tristesse se lit sur son visage, comme l’effacement de son maintien, l’inélégance de sa mise et un certain air absent traduisent chez elle le parti pris du renoncement.

Le monde se range du côté des vainqueurs et la vie est impitoyable aux faibles : l’opinion se prononce contre Mme Ducrest. On prend parti contre elle, chez elle. Une telle femme à un tel homme ! C’est lui qu’on plaint. Le puzzle diffère du bridge en ceci qu’il permet la conversation : invités et invitées déchirent à belles dents la pauvre Henriette, lorsque soudain, de derrière un bureau où on ne l’avait pas aperçu, se dresse le secrétaire de Ducrest, le jeune Amédée Laveline, qui prend avec une vivacité signilicative la défense de la « patronne. » Un peu plus tard, dans le salon déserté, Amédée mettra Henriette au courant de la sortie par laquelle il l’a si imprudemment compromise, glissera peu à peu à l’aveu de son amour, et conclura que sa présence étant désormais impossible dans la maison, il va quitter Ducrest. Henriette le raisonne doucement, maternellement. A quoi bon ce coup de tête et ce départ romanesque ? Qu’il se calme, qu’il oublie, et qu’il reste ! Une partie de l’entretien a lieu par téléphone, comme c’est maintenant l’usage dans les pièces, images de la vie.

Cette exposition est aisée, avec de jolis coins d’observation mondaine. Un mari coureur, une honnête femme, un petit amoureux : nous prévoyons la suite. L’honnête femme n’abandonnera pas même le bout de ses doigts au petit amoureux, puisqu’elle est une honnête femme. Mais le mari apprendra l’équipée de son jeune secrétaire et la belle défense de sa femme. Il sera touché, pris de repentir ; il se corrigera ; et il y aura de beaux jours pour ce ménage restauré. Ce ne sera pas très vrai, mais ce sera bien théâtre. Ou encore Henriette sentira ce qu’il y a de jeune, d’ardent, de sincère dans cet amour qui vient à elle. Mais elle sacrifiera à son devoir cette possibilité de bonheur, sans d’ailleurs que son mari lui en sache aucun gré. Son sacrifice sera inutile, comme tous les sacrifices. Et ce sera moins théâtre, mais plus vrai… Du moins est-ce dans cette direction que la pièce nous semble orientée.

Au second acte, dès le lever du rideau, nous apprenons qu’Henriette est devenue la maîtresse du jeune Amédée, et nous l’apprenons avec stupeur. Rien ne nous avait préparé à l’idée que cette honnête femme fût à l’instant de la chute. Henriette est d’ailleurs aussi calme dans la faute qu’elle avait été calme dans la vertu : c’est une personne éminemment calme. Brusquement aussi la pièce change de ton. Des scènes se succèdent qui sont d’un comique appuyé, d’une ironie soulignée. Devant les allures nouvelles d’Henriette, qui maintenant s’épanouit, soigne sa toilette, et parle, et rit, et prend des airs d’indépendance, le mari ne doute pas que quelqu’un ne l’excite, ne lui monte la tête, enfin qu’il n’y ait quelqu’un entre sa femme et lui ; et ce quelqu’un, sa perspicacité de mari n’hésite pas à le désigner et à le nommer : c’est une femme, c’est Mme Laubourdin ! Puis une scène très amusante encore, où Amédée, qui est décidément un niais, ne parle à Henriette que de son affection et de son admiration… pour le mari qu’il trompe. Cependant, au cours d’une discussion avec le cher maître, et poussée à bout par l’insolence du personnage, Henriette, en manière de défi, lui jette à la face son secret : elle a un amant, mais oui, comme il a, lui, une maîtresse. La colère de Ducrest s’exhale en termes tout à fait bouffons : « Tu m’as fait ça, à moi, à un homme comme moi ! » Aucun autre sentiment que la vanité blessée, l’amour-propre humilié. À cette minute, l’homme fort, l’homme heureux, le surhomme, dans sa stupéfaction que la plus vulgaire des mésaventures ne lui ait pas été épargnée, nous apparaît franchement ridicule. La pièce a tourné en vaudeville, en un vaudeville très académique et tel que peut l’admettre la gravité de la Comédie-Française.

Cette formule en vaut une autre, mais à la condition qu’on s’y tienne. Or, derechef, au troisième acte, nous revenons à la comédie sentimentale, ou plutôt nous aboutissons au drame bourgeois. Ducrest est très malheureux. Il ne veut pas demander le divorce, ne se souciant pas que son accident s’ébruite. Songez donc, un homme comme lui ! D’autre part, il serait curieux de savoir le nom de son rival. Devant le refus où s’obstine Henriette de lui livrer ce nom, il a songé à s’adresser à l’une de ces agences de « renseignemens dans l’intérêt des familles » qui nous envoient de temps en temps leurs prospectus alléchans par la promesse de la plus engageante discrétion. Mais il recule devant la grossièreté de ce moyen, qui, d’ailleurs, devient bientôt inutile. Car il faut finir. Amédée se trahit. Ducrest se sent encore un peu plus malheureux : il est désemparé, atteint jusque dans son activité professionnelle, prêt à renoncer au barreau. C’est alors Henriette qui le prend en pitié : de cet air indifférent qui est sa manière, elle congédie Amédée et rentre dans le devoir, comme on congédie son cocher pour rentrer chez soi. Et voilà des époux réconciliés. On a souvent envisagé les conséquences de l’adultère féminin : l’une d’elles est, paraît-il, de resserrer le lien conjugal.

Et maintenant, qu’est-ce que l’auteur a prétendu, sinon prouver, du moins indiquer ? A-t-il voulu dire qu’il y a des hommes faits pour le bonheur et le succès, mais dont toute l’assurance et même toute la supériorité s’effondre à la première difficulté ? Ces grands vainqueurs, fendans et fringans, s’embarrassent autant que nous, plus que nous, dans l’épreuve : le grand homme disparait, il ne reste qu’un pauvre homme. Peut-être. Toutefois, à la façon dont le personnage de Ducrest avait été posé au début, nous espérions que l’auteur en tirerait meilleur parti. Nous en attendions mieux. Nous attendions de lui un acte, un geste, un mot, qui auraient été l’acte, le geste, le mot pour lequel aurait été écrit le rôle. Vous connaissez ces gens dont le sourire promet toujours une malice qui ne vient jamais. On est déçu. Ou bien l’auteur a-t-il voulu tout bonnement nous faire le récit d’une aventure, nous conter sans plus l’histoire d’un ménage parisien, une histoire falote, incomplète et déconcertante, comme sont les histoires de la vie ? Peut-être encore. Mais la littérature a pour objet de mettre un peu d’ordre et de clarté dans le chaos du réel. Dans cette aventure de ménage, la figure de la femme est énigmatique, le personnage du mari est bruyant et inexistant.

Cher maître est fort bien joué. M. de Féraudy met dans le rôle de Ducrest toute sa verve et aussi toute son autorité. Il prête à cette baudruche l’apparence d’être quelqu’un. Mme Lara a montré beaucoup d’intelligence dans le rôle d’Henriette, et en a fait l’une de ses meilleures créations. M. Guilhène a bien rendu les deux aspects du rôle d’Amédée, celui de passion sincère et celui de niaiserie. Mme Robinne et quelques autres complètent un excellent ensemble.


RENE DOUMIC.