Revue dramatique - 14 juin 1892

Revue dramatique - 14 juin 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 940-943).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre du Vaudeville : le Prince d’Aurec, comédie en trois actes de M. Henri Lavedan.

Ce qu’il y a le moins dans la pièce de M. Lavedan, c’est une pièce ; ce qu’il y a le plus, c’est de l’esprit : un esprit d’ironie, d’amertume et de satire, qui pince, qui blesse, qui fustige et qui mord.

Il était une fois un prince et une princesse. Le prince ayant besoin de quatre cent mille francs pour une dette de jeu, et la princesse de deux ou trois cent mille pour une note de couturière, tous les deux, à l’insu l’un de l’autre, empruntent la somme totale à un riche baron israélite, de leurs familiers, qu’ils méprisent et dont ils sont méprisés. Le jour où le prêteur exige de la princesse le genre de remboursement que vous pensez, le noble couple s’indigne et menace de chasser le juif insolent. Mais il faudrait le payer d’abord, et, le ménage princier ne possédant plus guère que son nom, c’est la duchesse douairière qui règle le compte. De ce baron juif et de ce prince chrétien, lequel vous paraît le plus honorable ? « Monsieur, comme dit à l’un de ses pareils je ne sais plus quel héros de M. Cherbuliez, ma pourriture salue la vôtre. »

Telle est la donnée du Prince d’Aurec. Peu de poisson, mais beaucoup de sauce, et une sauce si relevée que parfois elle emporte la bouche. Les deux premiers actes se passent tout entiers en paroles, en paroles amères, sanglantes même, et nous connaissons les gens par des mots plus que par des faits. Voici le prince d’Aurec, en tenue de gentilhomme-cocher. Il descend de son siège. D’où vient qu’il a le front soucieux ? Aurait-il accroché ? Non pas. Il a seulement perdu 400,000 francs la nuit dernière. S’il a pourtant mené son mail ce matin, c’est que noblesse oblige. Voici la princesse, une mince poupée, éprise jusqu’à la folie de chiffons et de divertissemens. Elle donne demain une fête costumée, où l’on dansera la pavane, et le cousin Jojo, un petit imbécile de vicomte, est venu tout exprès de Nantes pour régler cette figure chorégraphique : il conduit le cotillon, comme d’Aurec la diligence. Voici le marquis de Chambersac, agent commissionné d’affaires équivoques, dénicheur de parchemins à bon compte, courtier de riches mariages et brocanteur d’épées de famille. Voici encore le baron de Horn, le financier juif millionnaire, qui, de ses millions ; achète ses entrées dans la noble maison, l’honneur de toucher aujourd’hui la main droite du prince et surtout l’espoir de toucher demain la main gauche de la princesse. Qui citerons-nous encore ? Le romancier Montade, admis ou toléré ici pour ses livres, comme de Horn pour son argent ; enfin, la duchesse douairière de Talais, mère du prince, une honnête femme, celle-là. Malheureusement pour la noblesse de France, elle est née Virginie Piédoux et fille d’un fabricant de machines à faire le beurre. C’est entre ces divers personnages que se déroule, durant les deux premiers actes, non pas l’action, mais le dialogue, un dialogue qui tout le temps siffle et fouette comme une poignée de verges. Très brillante, au premier acte, une scène entre Horn et Montade ; elle étincelle de traits aigus et qui portent, mais qui porteraient mieux encore, lancées par d’autres mains que celles de Horn, ce prêteur à intérêts galans, cet usurier d’amour. Non moins vive et plus forte, la grande scène du second acte entre la mère et le fils. Le costume des personnages la fortifie encore. La duchesse est en Mme de Maintenon ; le prince en connétable. Il a coiffé le casque et ceint l’épée de son aïeul Guzman ; les reliques se mêlent aux oripeaux et le contraste s’accuse, plus ironique et plus amer, entre la gravité de l’entretien ou de la querelle et le ridicule des accoutremens. La vieille question de la race, de la supériorité due à la seule durée, à l’honneur venant « du nom que l’on signe et non des actions qu’on fait, » cette question est abordée par les deux interlocuteurs en paroles hardies : « Avec le nom que je porte, s’écrie le prince, pour excuser son oisiveté… — Eh ! mon enfant, répond la duchesse, vous ne portez plus vos noms ; ce sont eux qui vous portent. » Elle a raison ici contre son fils ; mais, plus loin, lorsqu’au sang des Talais qui furent des fidèles, des vainqueurs et des héros, le jeune viveur oppose impudemment le sang des Valais, qui furent des lâches, des traîtres et des régicides, alors le fils et la mère n’ont-ils pas raison l’un contre l’autre, et quel dommage, quand on a tant d’ancêtres, de ne pouvoir choisir !

Des trois actes de la comédie, le dernier est de beaucoup le meilleur : d’abord il est le seul qui mette réellement aux prises les personnages principaux, qui crée entre eux plus qu’un débat de mots : un conflit de sentimens et de passions. Le prince, la princesse et de Horn avaient beaucoup parlé jusqu’ici ; nous les voyons enfin agir, et chacun selon sa nature. Et puis les deux scènes capitales de ce dernier acte, la seconde surtout, entre de Horn et d’Aurec, nous plaisent par un grand air d’impartialité, par la leçon qu’elles donnent, cruelle, mais équitable, par une égale distribution, entre deux tristes personnages, de vilenie et de honte. Laissons la princesse, et qu’il lui soit pardonné : capable de s’endetter en Israël, elle ne va pas jusqu’à se libérer de la façon qu’on pouvait craindre. Mais le prince et le baron se valent tous deux, et M. Lavedan a raison de faire souffleter ici l’une par l’autre la finance juive qui achète et la noblesse chrétienne qui se vend. Honnies soient et honnies également les deux parties en ces répugnantes affaires. Pour 130,000 francs, un prince d’Aurec a livré à un baron de Horn l’épée de son ancêtre le connétable. En quelles mains elle tombe, l’arme glorieuse ! Mais aussi de quelles mains ! On a vu où la traînait le petit-fils : dans les mascarades, elle qui jadis avait brillé en d’autres fêtes. Oh ! quand ces fêtes-là reviendront, je n’en doute pas, ils en seront, et des premiers peut-être, ceux que La Bruyère appelait les grands. Le prince d’Aurec lui-même n’y manquera pas. Je me ferai tuer, dit-il à la fin de la comédie. Mais derrière lui Montade réplique avec un sourire : « Pas plus que nous. » C’est vrai, nous ne leur avons même pas laissé ce privilège. Et puis la grande affaire, en ce monde, n’est peut-être pas tant d’être bien né ou de bien mourir, que de vivre bien.

La comédie de M. Lavedan frappe les grands qui vivent mal ; en gentilshommes peut-être, mais à peine en hommes ; en écuyers ou en jockeys, à moins que ce ne soit en palefreniers ou en clowns. Le bonhomme Poirier les connaissait déjà, et quand sa fille lui demandait où était son gendre, il répondait : « A l’écurie, parbleu ! Où veux-tu qu’il soit ? » Hélas ! parce qu’on ne mène plus la France, n’y a-t-il plus à mener que de grosses vilaines voitures à quatre chevaux ? Si l’on n’est plus aux honneurs, ne saurait-on être encore à l’honneur et à la peine ? Mais non ! M. Lavedan ne les calomnie pas : des grands seigneurs se déguisent et se maquillent ; n’ayant plus de rois, ils se font rois eux-mêmes, et de quel royaume ! De la mode inepte et du luxe imbécile ; ils décident d’un veston et protègent une coupe de cheveux ; ils décrètent des cravates, sanctionnent des gilets, et la grandeur de leur nom fait paraître encore davantage la petitesse et la vanité, quand ce n’est pas la honte, de leurs actions.

Contre ceux-là, M. Lavedan a raison, raison avec esprit toujours, parfois avec éloquence, bien que peut-être avec un peu d’âpreté et quelque apparence de rancune bourgeoise. Mais ceux-là ne sont pas tout le monde, ni même tout leur monde, et je regrette de ne pas trouver dans le Prince d’Aurec cette réserve nécessaire. Si je louais tout à l’heure M. Lavedan de ne pas distinguer entre le juif et le noble, je lui reprocherai maintenant de ne pas distinguer entre les nobles. Ils n’en meurent pas tous, mais tous ils sont frappés et tous n’auraient pas dû l’être, ni de tant de coups. De la duchesse douairière, par exemple, de cette brave femme, pourquoi n’avoir pas eu la générosité de faire une grande dame tout à fait, par droit de naissance ? À côté du prince d’Aurec, du marquis de Chambersac, du vicomte Jojo, pourquoi ne pas nous montrer quelque fils de ce duc de Montmeyran, l’ami de Gaston de Presles, qui disait déjà vers 1850 : « Nos droits sont abolis, mais non pas nos devoirs. » Admirable parole, et plus belle et plus vraie encore aujourd’hui que jadis et dont plus d’un, parmi les grands, a fait sa devise, le thème de ses écrits ou de ses discours et la règle de ses actions. Il fallait le reconnaître et le proclamer. Il fallait, ne fût-ce que pour la beauté supérieure de la comédie, balancer mieux les poids et les contrepoids, opposer la lumière à l’ombre en ce vaste tableau, que M. Lavedan a eu le grand mérite d’entrevoir, sans l’embrasser d’un regard assez étendu. Il a dit la vérité, mais il n’a pas dit toute la vérité et il ne l’a pas dite à tout le monde. D’autres que les gentilshommes avaient qualité pour l’entendre. La pièce a failli s’appeler les Descendans. Soit ; mais en face de ceux qui descendent, on eût souhaité de voir également ceux qui montent, et par quels degrés. Et puis, à entendre frapper si fort sur les uns, les autres sentent quelque trouble de conscience ; ne fût-ce que par esprit de justice, il leur plairait d’être battus. Grève donc, société ! grondait jadis un marquis d’Emile Augier. Si jamais le funeste vœu s’accomplissait, la faute en serait-elle aux hommes qui s’en vont, ou aux hommes qui arrivent, et n’avons-nous pas à craindre aujourd’hui les appétits et les convoitises, plus que les souvenirs et les regrets ?


CAMILLE BELLAIGUE.