Revue dramatique - 14 juillet 1914

REVUE DRAMATIQUE


COMÉDIE-FRANÇAISE. — La Nouvelle Idole, pièce en trois actes, de M. François de Curel. — La Révolte, drame en un acte, de Villiers de l’Isle-Adam.


Ç’a été une très belle soirée, d’un plaisir très noble, qui comptera pour la renommée de l’écrivain ; elle fait pareillement honneur au théâtre qui nous l’a donnée et au public qui a su s’y plaire. La Comédie-Française, qui semble en ce moment faire le compte de ses richesses, vient d’inscrire à son répertoire la Nouvelle Idole de M. François de Curel. C’est une des pièces les plus fameuses de l’auteur et l’une des plus caractéristiques dans ce théâtre si particulier. Elle a déjà quinze ans de date, ce qui est un grand espace de temps pour une pièce de théâtre, et, pendant ces quinze années, elle s’est sensiblement modifiée. Car, pour faire l’éloge d’une pièce qui reparaît à la scène, on a coutume de dire qu’elle n’a pas bougé et qu’elle est telle qu’au premier jour. Je crains que ce ne soit pas le meilleur des complimens. Une pièce qui, en prenant des années, n’a rien gagné ni rien perdu, c’est qu’elle n’avait rien à perdre si elle n’avait rien à gagner. Elle pouvait valoir par les qualités spécifiques du théâtre, l’action, le mouvement, l’entente de la scène, dont l’effet est sûr et s’exerce à n’importe quel moment sur n’importe quel public : elle manquait de substance, elle n’avait pas cette richesse de pensée et de sensibilité qui fait qu’une œuvre, qui est véritablement une œuvre, impressionne différemment des publics successifs. Est-ce que nous écoutons le Demi-Monde ou le Gendre de M. Poirier, comme ont fait les contemporains ? Est-ce que les Corbeaux ou la Course du Flambeau ne nous apparaissent pas à chaque reprise sous des aspects nouveaux ? On s’est habitué à certaines hardiesses, on a mieux pénétré le dessein de l’auteur, on est moins choqué par des défauts qu’il n’est plus question de nous faire prendre pour des qualités, on n’est plus troublé par les appréciations intempestives de ces dangereux amis qui admirent à faux, le jugement s’est rassis, on se laisse aller au plaisir de goûter en toute tranquillité d’esprit ce que l’œuvre contient d’original et de fort, ce qui est sa marque et son principe de vie. C’est ce qui est arrivé pour la Nouvelle Idole. Avec le temps, elle s’est dépouillée. Le public de la Comédie-Française l’a écoutée avec respect, avec émotion. Il avait le sentiment très net que ce spectacle n’est ni de la même qualité, ni de la même essence que ceux dont on le régale trop souvent. Il se savait gré d’en avoir le sentiment si net, et il en concevait pour lui-même une estime qui rejaillissait sur l’auteur.

Le genre de théâtre auquel appartient la Nouvelle Idole diffère tellement de ce qu’on a coutume d’appeler du théâtre, qu’on s’est demandé parfois si, en s’orientant de ce côté, M. de Curel ne s’était pas trompé et s’il n’aurait pas trouvé dans d’autres genres, par exemple dans le roman, un emploi plus logique et mieux adapté de ses dons d’écrivain. Rien de plus faux. On ignore généralement que M. de Curel avait commencé par publier des romans, et qu’ils étaient détestables. C’est alors qu’il écrivit ses premières pièces, sans songer à un théâtre plutôt qu’à un autre, et sans savoir même s’il pourrait jamais les faire représenter. Il les garda quelque temps en manuscrit, se bornant à les faire lire à quelques amis. C’est un des titres les moins contestables qu’ait M. Antoine à la gratitude des lettrés, que d’avoir monté l’Envers d’une Sainte et les Fossiles. Ces ouvrages d’un lyrisme fougueux contrastaient, le plus heureusement du monde, avec les platitudes naturalistes qui composaient le menu ordinaire du Théâtre-Libre. Le tempérament, qui s’y révélait, était, sans aucun doute possible, celui d’un auteur dramatique. Le théâtre est, avant tout, l’art des vigoureux raccourcis. Notre tragédie classique a pour système de choisir une de ces crises qui illuminent soudain les profondeurs de la conscience. L’auteur de la Nouvelle Idole excelle à inventer une de ces situations où se résume toute l’angoisse d’un problème moral. Ce qui est encore essentiel au théâtre, c’est son atmosphère de lutte. Cette lutte n’est pas seulement celle qui met les personnages aux prises avec eux-mêmes ou avec toute sorte d’obstacles, c’est celle de l’auteur avec son public. Il faut qu’il s’empare de ce public qui se dérobe et qu’il le retienne. Le véritable auteur dramatique est comme l’orateur : il jouit intérieurement de senti la résistance de l’auditoire. M. de Curel fait plus : il la provoque, il prend visiblement plaisir à rudoyer les gens, à les heurter de front, à leur faire violence. Il dédaigne les succès faciles. Ce ne sont pas les satisfactions de la victoire qu’il recherche, ce sont les émotions du combat : elles l’excitent, elles l’animent, elles le passionnent, elles l’enflamment : il ira jusqu’au bout, coûte que coûte, et dût-il être victime de sa propre audace.

Autant qu’il a besoin, pour s’exprimer, de la forme dramatique, autant M. de Curel a le goût des idées. Il les aime pour elles-mêmes, en dehors de toute application pratique. Et c’est par-là qu’il se distingue de presque tous ses confrères, j’entends de ceux qui mettent des idées au théâtre. Presque tous, de façon plus ou moins consciente, ils en sont restés à la formule de la pièce à thèse et du « théâtre utile » selon Dumas fils. Ils sont des apôtres et des réformateurs. Ils dénoncent une erreur, un préjugé, une lacune de notre législation, un scandale qui pour eux est le scandale des temps modernes. Ils défont et refont, un jour le mariage et la famille, un jour la magistrature ou le Parlement. Ils travaillent à l’amélioration sociale par les moyens du théâtre. Ils ont trouvé la panacée, et nous la servent au dénouement. Ils bâtissent en cinq actes, ou de préférence en trois, en prose et même en vers, la cité future. Pour la logique, cette méthode laisse beaucoup à désirer : car un cas isolé ne prouve rien et on n’étale pas une démonstration sur un seul exemple. Pour l’effet théâtral, elle est excellente : le spectateur a la sensation qu’étant parti d’un point, il est arrivé au point opposé : il a fait du chemin, tout le chemin, celui qui mène de l’injustice et de l’abus à la justice absolue et au bonheur parfait. Cette manière n’est pas du tout celle de M. de Curel. Il n’a prétendu ni réformer les couvens par l’Envers d’une Sainte, ni galvaniser l’aristocratie par les Fossiles, ni préparer l’avènement du socialisme par le Repas du lion, ni ramener l’humanité à ses premiers vagissemens par la Fille sauvage. Il ne prêche pas, il philosophe. Il amène au jour cru de la scène les idées qui l’intéressent ; il s’en donne le spectacle ; il en dégage la somme de pathétique qu’elles contiennent ; après quoi, la pièce est terminée.

Traduire dans la langue du théâtre quelques-unes des idées philosophiques qui étaient dans l’air au moment où il écrivait, telle a été sa constante ambition. Il y a quinze ans, on parlait beaucoup de la science, non pas entre savans, qui ont mieux à faire, mais entre non-savans : c’était l’époque où plusieurs l’orthographiaient par une majuscule. Les esprits étaient sous l’impression des magnifiques découvertes de Pasteur, qui n’avaient pas seulement abouti à la guérison d’un mal réputé jusque-là incurable, mais qui, par l’avènement des infiniment petits, avaient révolutionné notre conception de l’Univers. Une grande espérance traversait le monde. L’humanité, toujours chimérique, entrevoyait d’immenses perspectives. Enchantée de la nouvelle révélation, elle en oubliait l’ancienne. Elle bannissait, au nom de la science, tout ce qui ne présentait pas le caractère scientifique. Elle attendait, de la science elle seule, une morale, une politique, une organisation sociale. Elle opposait la science à la religion, et, par une inconséquence dont elle est coutumière, elle faisait de la science une religion. Vainement de bons esprits essayaient-ils de montrer que cette conception de la science est ce qu’on peut imaginer de moins scientifique, et que Pasteur l’eût détestée. Brunetière, pour avoir parlé, ici même, non pas de là banqueroute, mais des « faillites partielles » de la science, au sens spécial où il prenait l’expression, fut traité de sacrilège… Aujourd’hui, nous sommes revenus à une appréciation plus saine et l’atmosphère de la discussion est moins orageuse. Nous admirons de toutes nos forces la science, ses progrès, ses applications : dans ces quinze ans, ne lui avons-nous pas dû la conquête de l’air et les bienfaisantes merveilles de la télégraphie sans fil ? Mais il est permis de dire qu’en dehors de son domaine, la science est impuissante et que nous n’attendons pas d’elle ce qu’aussi bien elle ne nous a jamais promis : la règle de notre vie. Ou plutôt, nous avons exorcisé ce fantôme : la Science. Nous lui avons substitué cette réalité : les sciences, dont chacune a son genre de certitude et vaut pour l’objet qui lui est propre. Ainsi le milieu intellectuel où fut conçu la Nouvelle Idole, le moment dont elle porte la date, est déjà du passé : l’état d’esprit d’où son titre lui est venu est de l’histoire.

C’est en 1899 que la Nouvelle Idole fut représentée pour la première fois. Mais la scène se passe à Paris en 1895, l’année où parut l’article retentissant de Brunetière. Le savant, mis en scène, ne pouvait manquer d’être un médecin. La médecine n’est pas seulement une science : elle est surtout un art ; mais à cause de cela, peut-être, l’assurance, le dogmatisme, la foi à l’infaillibilité y sont-ils plus choquans qu’ailleurs. En outre, nous tous tant que nous sommes, nous avons peu affaire au mathématicien, au géomètre, au physicien ; il n’est personne qui, à quelque moment que ce soit, n’ait tourné vers le médecin des yeux chargés d’imploration, d’espoir, ou d’effroi. Il est sans cesse mêlé à notre vie, et, puisqu’on le rencontre au chevet des mourans, on a peine à croire qu’il n’ait pas, lui aussi, son mot à dire sur le grand problème que résout la religion. C’est surtout à la physiologie qu’on emprunte des argumens pour nier l’existence d’une âme et son immortelle survie. Ajoutez que le médecin des corps hérite dans une société telle que la nôtre, de toute l’influence qui échappe au médecin des âmes. On a mis au théâtre quelques chimistes, des minéralogistes et des astronomes : ils ont laissé le public indifférent. Mais on y a mis beaucoup de médecins, et toujours avec succès. Ils tiennent l’emploi de confesseurs laïques : ils sont le confident auquel on ne cache rien, le conseiller de la famille, le raisonneur. Ils ont vu beaucoup de choses, ils se sont penchés sur beaucoup de souffrances, ils ont appris à ne s’étonner de rien et à beaucoup pardonner : ils sont sceptiques et sourians. C’est dire que le type, sans être faux, est un peu conventionnel. Les médecins que nous présente M. de Curel sont tout à fait en dehors de cette convention. Et c’est leur premier mérite.

Alexandre Dumas fils aimait à répéter que le théâtre est l’art des préparations Nous devons à cette théorie les ingénieuses peintures de mœurs et les conversations étincelantes par lesquelles débutent presque toutes ses comédies. Pourtant, à l’occasion, il ne dédaignait pas cet autre procédé qui consiste à jeter le spectateur en plein drame, et on sait avec quelle maîtrise il l’a employé dans la Princesse Georges. M. de Curel, avec la brusquerie qui est dans sa manière, ne pouvait être l’homme des lenteurs savantes : il tient pour l’exorde ex abrupto. Rappelez-vous la situation effroyable posée dès le premier acte des Fossiles. Je ne sais si le cas qui nous est asséné dès les premières répliques de la Nouvelle Idole n’est pas encore plus horrible. Nous avons appris, par un rapide dialogue entre comparses, l’accusation qui pèse sur Albert Donnat : il fait servir ses malades à des expériences, il leur inocule le cancer. Mais ce genre d’expériences sur des êtres humains n’est pas admis par les lois, et le fait s’est ébruité ; on s’attend à une descente de justice : un scandale va éclater. Donnat ne cherche d’ailleurs pas à nier son crime, et ii conteste seulement que ce soit un crime. Au contraire, il affirme hautement qu’il use d’un droit, qu’il accomplit un devoir. Il est en pleine sérénité de conscience : aucun doute ne l’a jamais effleuré. Il choisit, bien entendu, des malades dont l’état est désespéré ; il sait l’heure exacte qui marquera la fin de leur agonie ; il leur inocule un mal dont l’évolution dépasse le temps fixé à cette agonie : il n’abrège donc pas d’un instant des existences condamnées et peut-être par-là arrivera-t-il à préserver des milliers d’existences. Qu’a-t-il à se reprocher ?

On introduit justement une de ces malades, devenues chair à expériences, une jeune fille, novice dans un couvent, Antoinette. Un bouton qui vient d’apparaître, à la hauteur du sein, prouve que le virus inoculé a fait son œuvre. Mais avant que l’affection cancéreuse ait atteint son développement, la pauvre petite sera morte de la poitrine. Elle est tuberculeuse jusqu’aux moelles. Donnat le sait de science certaine et plus que certaine. Il ne peut pas se tromper. En mettant son oreille — cette oreille réputée pour sa finesse dans le monde médical — contre cette poitrine en déroute, il sait ce qu’il va y entendre une fois de plus : ces souffles et ces râles qui ne laissent à un praticien exercé aucun doute sur la nature et sur l’implacabilité du mal. C’est ici cette scène de l’auscultation, une des plus brèves, une des plus angoissantes, qu’il y ait au théâtre. Pendant qu’il écoute, et qu’il questionne, la voix du médecin s’altère, s’irrite. « Alors, dit la malade, je suis perdue. — Alors, réplique le médecin, vous êtes sauvée ! » C’est dans ce mot que réside tout le drame. C’est le brusque coup de théâtre. Le mal mortel, Donnat l’a inoculé non pas à une moribonde, mais à une vivante. Il est un assassin, parfaitement, et d’une espèce particulièrement haïssable : l’assassin scientifique. C’est le nom que sa femme lui jette au visage, c’est celui que lui crie toute la salle. Cet assassinat a été commis froidement. A l’horreur morale qu’il nous inspire s’ajoute une sorte d’horreur physique. Dans un rapide élan de notre imagination, nous assistons à toutes les phases de cette mort lente, à l’envahissement de l’être par le poison. Nous avons une vision de tumeur qui s’étend, de chairs qui se décomposent. Nous souffrons dans notre corps… Telle est cette atroce révélation.

Elle bouleverse Donnat comme nous-mêmes ; toutefois elle ne produit pas chez lui une subite conversion ; elle ne lui dessille pas aussitôt les yeux. Cela est d’une observation psychologique très juste et très pénétrante. Il faut un certain temps aux impressions les plus violentes pour descendre en nous et y faire sur notre conscience un travail de renouvellement. Au premier instant, ce qui s’éveille en nous c’est la combativité. Nous nous raidissons. Nous voulons avoir eu raison. C’est une forme de l’instinct de conservation. Donnat plaide sa propre cause. Et, à travers les discours qu’il prononce sous le coup de l’émotion, se dessine le type de savant qu’il a été pendant toute sa carrière. Savant, il l’est comme d’autres sont dévots. C’est pour lui que la science est une idole : sa psychologie est celle du croyant. On le traite d’orgueilleux ; mais ce n’est pas de lui-même qu’il est infatué ; ce n’est pas de sa propre supériorité qu’il est convaincu ; ce n’est pas à son infaillibilité personnelle qu’il a foi : ce qui lui inspire une confiance inébranlable, ce sont les méthodes de la science, ce sont les conclusions d’une expérience bien faite. Comme ils l’accusent d’orgueil, les profanes, c’est-à-dire à peu près tout le monde, traitent Donnat d’ambitieux. Ils commettent à son égard le sophisme connu : parce que ses découvertes lui ont valu de la gloire, ils en concluent qu’il a fait ces découvertes pour obtenir cette gloire. Son mobile est bien plus noble, mais aussi plus simple, moins réfléchi, spontané et irrésistible. La passion qui l’anime est le désir de savoir. Cette curiosité fait partie de la définition du savant. Elle est professionnelle, comme aussi bien le dévouement dont ce maître du savoir a donné tant de preuves, en payant de sa personne dans les épidémies. Ce dévouement n’indique pas du tout chez Donnat une disposition de la sensibilité, une pitié, une bonté, une ardeur de sacrifice provenant de la nature de l’homme. Non : l’homme n’est pas ici en cause, mais seulement le médecin. Donnat a contracté la diphtérie en soignant une femme du peuple, et ne s’est pas cru pour cela un héros. Une fois pour toutes, il a fait bon marché de sa vie : pour lui aussi, ce sont les risques du métier.

Mais c’est le danger, pour ceux qui sont prodigues de leur sang, de ne pas toujours être assez économes du sang des autres. Donnat est un de ces casse-cou de la science. « S’il est permis à un général de faire massacrer des régimens entiers pour l’honneur de la patrie, c’est un préjugé de contester à un grand savant le droit de sacrifier quelques existences pour une découverte sublime, comme celle du vaccin de la rage ou de la diphtérie. Pourquoi ne pas admettre d’autres champs de bataille que ceux où l’on meurt pour le caprice d’un prince ou pour l’extension d’un pays ? Pourquoi n’y aurait-il pas de glorieux carnages d’où sortiraient vaincus les fléaux qui dépeuplent le monde ? » Il l’admet en effet, et, quoique l’homicide dont il vient de se rendre coupable lui prouve que son raisonnement doit pécher par quelque côté, il ne se rétracte pas. Il s’entête. Il continue d’affirmer son droit, du moins théoriquement. Il n’est pas seulement le croyant, il est le fanatique. « Pourquoi la science, qui sauve tant de gens, ne verrait-elle pas, privilège d’idole, les gens se faire écraser sous les roues de son char ? » Ainsi l’auteur a voulu nous montrer jusqu’où peut aller cette forme moderne du fanatisme : l’idolâtrie scientifique. Et il l’a personnifiée en un exemplaire d’élite, type de haute intelligence, de labeur désintéressé, de courage et d’abnégation.

A côté de ce « monstre » et pour nous faire mieux saisir ce qu’il y a en lui d’exceptionnel, il a placé des êtres d’humanité moyenne, d’humeur et de taille normales. Sa femme d’abord. Elle ne l’aime pas. Au théâtre et dans le roman, quand on nous présente un grand savant, un grand artiste, un grand homme d’État, il est de règle que sa femme ne l’aime pas. Elle se plaint que son mari la néglige. Elle est jalouse de la science, de l’art, de la politique qui le lui enlève. Louise Donnat a pour mari un savant de génie, un héros du dévouement, qui de plus est un bon mari, homme d’intérieur et de foyer. Et elle ne l’aime pas ! Elle est difficile. Disons, à son excuse, qu’Albert Donnat est d’écorce rude, d’esprit sarcastique, d’humeur ombrageuse, et qu’il a le dédain de la femme. Il ressemble ainsi à presque tous les hommes du théâtre de M. de Curel. C’est un théâtre austère, un théâtre pour hommes, où la note de tendresse fait à peu près complètement défaut, d’où la grâce de la femme est absente. Nous en avons ici une preuve. Le rôle de Louise Donnat, du moins dans le premier acte, est particulièrement mal venu. Il est gauche et froid. Au moment où la catastrophe menace son foyer, l’homme qui est encore son mari, le nom qu’elle porte encore, cette femme songe à de petites histoires sentimentales ! Elle s’avise que Donnat, étant un spécialiste pour l’estomac, ne peut rien comprendre aux souffrances de l’âme et que celles-ci sont du ressort de la psychologie. Elle va chez Maurice Cormier qui est psychologue de profession, d’ailleurs beaucoup plus jeune que Donnat et mieux de sa personne. Ah ! que le moment est mal choisi ! Ah ! que cette femme nous paraît être un pauvre esprit de femme, un cœur sec, une âme médiocre et qu’elle fait peu d’honneur au sexe devant lequel nous aimons à nous agenouiller !

Son complice, Maurice Cormier, est le type de savant que M. de Curel oppose à Donnat. Il le traite avec une extrême sévérité. D’abord il prête à l’homme un rôle odieux. Cormier est l’intime ami de Donnat qu’il considère comme un maître et dont il admire les travaux. Il a l’absolue confiance du savant, qui le tient au courant de ses expériences les plus scabreuses et déposera chez lui ses notes les plus compromettantes. Et voici comment il agit vis-à-vis de celui que l’âge, le génie, le malheur devraient lui rendre sacré : ayant appris, par les bruits qui circulent dans le monde médical, que Donnat est à la veille de s’effondrer, c’est le moment qu’il choisit pour lui prendre sa femme ! Il tient que l’amour est une maladie, à laquelle un organisme déprimé est plus accessible qu’un autre : donc, il compte sur la dépression causée à Louise Donnat par l’épreuve qu’elle traverse, pour trouver chez elle moins de résistance. Il est cynique. Et M. de Curel n’est guère moins indulgent pour la prétendue science à laquelle se consacre ce psychologue, ou ce psychiatre. Il nous la présente, une première fois, sous forme caricaturale, dans l’exposé qu’il en fait faire par le vieux préparateur Denis, un sinistre grotesque, le Laurent d’un autre Tartufe. On frissonne devant ces fantaisies barbares d’un expérimentateur qui endort ses malades pour les transformer à son gré en machines à pleurer ou à rire. On dirait les plaisanteries féroces d’un démiurge en délire. Mais expliquée par Maurice Cormier lui-même, la psycho-physiologie n’apparaît guère moins vaine et moins ridicule. Ce « cylindre recouvert d’un papier enduit de noir de fumée, » comme appareil à lire dans l’âme ne nous dit rien qui vaille. Son inventeur le promène à travers les casernes, les écoles, les usines, les hospices, et recueille ainsi des milliers d’observations. Il entasse les fiches sur lesquelles d’autres psycho-physiologistes en entasseront d’autres. Ainsi on peut espérer que, dans quatre ou cinq cents ans, la science de l’âme sera constituée. « Dans cinq cents ans, soupire Louise Donnat, on saura si j’ai une âme et comment la guérir, et c’est aujourd’hui que je souffre ! Voilà donc la science !… Mais le plus humble prêtre, auquel je raconterais ma douleur, trouverait des paroles bien autrement consolantes ! » Sans doute, mais c’est que le rôle du prêtre ou celui du savant n’est pas le même, et qu’en effet il ne faut pas demander à la science ce qu’elle n’a pas mission de donner. On pourrait très bien plaider la cause de Maurice Cormier, et ce serait, je crois, de toute équité. Chacun de nous ne connaît que sa souffrance, qui se limite à la brève durée d’une vie humaine : la science est une entreprise à longue échéance. L’ouvrier qui travaille à la construction d’un édifice dont il ne verra pas l’achèvement n’est ni risible, ni blâmable. Et comment méconnaître que cette collaboration impersonnelle à l’œuvre de l’avenir a sa grandeur ?

La scène qui met aux prises les deux savans, pour opposer deux conceptions de la science, est le morceau capital de toute la pièce et le plus significatif. Les individus disparaissent pour faire place à de nobles entités. Comme le théâtre antique faisait dialoguer le Juste et l’Injuste, la discussion est ici entre la science positiviste et la science idéaliste. Elle abonde en vues de toutes sortes et qui elles-mêmes appelleraient toute une discussion. L’idée essentielle en est qu’on peut être un bon ouvrier de la science, mais qu’on n’est pas un savant, surtout un grand savant, si on ne lève pas quelquefois la tête au-dessus de sa besogne et si on ne jette pas vers le ciel un regard d’angoisse en y cherchant Dieu. Ce Dieu, la raison n’en prouve pas l’existence ; mais la raison n’est pas le tout de l’homme, elle n’est pas notre seul moyen d’investigation. « J’ai une imagination, j’ai un cœur, mon être est relié au monde par toute une trame frissonnante qui peut me renseigner mieux que ma raison. » Ici se place la comparaison célèbre avec les nénuphars qui tendent leurs têtes vers la lumière. « Vous, moi, tous les chercheurs, nous sommes de petites têtes noyées sous un lac d’ignorance et nous tendons le cou avec une touchante unanimité vers une lumière passionnément voulue… Si la nature a mis en nous cet instinct de vérité pour que cette vérité ne luise jamais à nos yeux, c’est une lâcheté de la nature. » Les larmes que le savant sent monter à ses yeux, ce n’est pas un égoïste attendrissement sur soi-même qui les lui fait verser. Elles traduisent l’angoisse métaphysique, celle de tous les chercheurs qui ont regardé en face l’éternel « Pourquoi ? » celle de tous les croyans que le doute vient torturer… Cette exaltation est celle d’un mourant. En effet, Donnat s’est inoculé le même mal dont sa victime va mourir. Ce châtiment que le mystique Donnat s’inflige, le réaliste Cormier ne le comprend pas ; mais Louise, avec son instinct de femme, le devine. Le cri de désespoir et d’amour qui lui échappe termine cet acte où, de scène en scène et de réplique en réplique, nous avons vu grandir l’image du savant idéaliste.

Le troisième acte appartient à Louise et à Antoinette, à l’épouse et à la religieuse. Devant l’expiation volontaire à laquelle s’est condamné son mari, Louise découvre que jusqu’ici elle l’a méconnu. Elle reçoit le coup de la grâce. Elle croit, elle est désabusée : l’admiration la conduit à l’amour. C’est bien, c’est très bien, et pourtant, même ainsi, elle ne nous touche pas. Jusqu’au bout le rôle reste ingrat. En revanche, celui de la petite religieuse est exquis, adorable de simplicité. Car, dès le début, elle a tout compris ; elle sait à quelle mort horrible l’a condamnée son sauveur. Et tout de suite elle a accepté le sacrifice : elle voulait consacrer sa vie aux malades ; elle la donne en gros au lieu de la donner en détail : cela revient au même. Au surplus, quand Donnat se posera tout haut cette question : « D’où vient ce quelque chose qui élève le plus humble au-dessus du savant ? » c’est elle qui répondra : « Du bon Dieu, monsieur. » Cette réponse naïve a été dite par l’actrice chargée du rôle, Mlle Bovy, avec une rare perfection de naturel. Il reste qu’elle a remué le public jusqu’aux entrailles. Et telle est la conclusion, vague et généreuse, à laquelle aboutit l’auteur. Ce savant ne partage aucune des croyances de cette pieuse fille ; cette femme a considéré ce savant, d’abord comme un étranger, puis comme un monstre : et pourtant, tous trois ils sont faits pour s’entendre ; ils sont de la même race, ils ont le culte de l’idéal, et ce culte n’est pas un fanatisme, mais bien, au sens le plus pur et le plus bienfaisant du mot, une religion.

Cette œuvre, d’une si belle tenue littéraire, appelle certaines réserves. Ma critique essentielle concerne cette horreur physiologique qui plane sur tout le drame. Donnat a inoculé le cancer à Antoinette, puis il s’est inoculé le cancer à lui-même, et Louise, en signe d’amour, lui demande qu’il lui inocule le cancer. Je persiste à croire que ce relent de chambre opératoire, cette pourriture d’hôpital, dont notre imagination est sans cesse occupée, ne convient pas au théâtre. C’est une erreur de prétendre que tous les sujets soient du ressort de la scène. Les questions d’amour, d’intérêt, d’ambition lui appartiennent : n’est-ce pas assez ? L’étalage de la maladie et de la mort y est déplacé et pénible. Un autre reproche, c’est qu’ici la dissertation déborde trop souvent l’action. Nul plus que moi ne goûte l’exposé ou plutôt le choc des idées au théâtre. Mais les personnages de M. de Curel semblent trop souvent oublier qu’ils sont mêlés à une action théâtrale pour se livrer à des discussions théoriques, comme ils pourraient le faire dans un laboratoire. Ils sont, un peu partout mais surtout au second acte, sujets à des tirades d’une longueur excessive et qui ne sont pas toutes nécessaires ni même justifiées. Ils ont du mouvement dans les idées, sans éviter toujours la confusion. Ils pensent, mais on ne sait pas toujours ce qu’ils pensent. La langue qu’ils parlent, forte, brillante, imagée, n’est nullement celle de la conversation, mais bien plutôt celle du livre. Les belles métaphores, les comparaisons prolongées y abondent, non sans faire parfois songer à des morceaux de facture. Ils sont éloquens et parfois aussi grandiloquens. Ils ont d’heureuses trouvailles de mots, mais il leur arrive de ne pas éviter l’amphigouri. Et il est de toute évidence que beaucoup de ces critiques tombent, si on considère la Nouvelle Idole moins comme une pièce de théâtre, au sens strict du mot, que comme une série de dialogues philosophiques rattachés à une action, comme un « drame philosophique » à la manière dont Renan l’entendait.

La Nouvelle Idole est très bien jouée. Mme Bartet par sa grâce supérieure, par son art des nuances, par sa science de composition, a fait merveille dans le rôle difficile de Louise Donnat. J’ai déjà dit le succès de Mlle Bovy, dans celui de la petite religieuse. Le rôle de Donnat, qui avait été créé par M. Antoine, a pour nouvel interprète M. de Féraudy qui, lui non plus, n’est pas très lyrique et semble un peu étonné d’avoir à comparer le savant avec un nénuphar. On peut concevoir une interprétation du personnage plus hautaine, mais non plus vivante et plus vibrante. Le rôle de Cormier n’est pas sympathique. M. Alexandre lui prête libéralement sa belle prestance et sa belle voix.


Ce que je m’explique moins bien, c’est la reprise, à la Comédie-Française, de la Révolte. Mais il paraît que les temps de la réparation sont venus pour Villiers de l’Isle-Adam. Probablement, Villiers, qui tenait à son ascendance de vieille aristocratie, bretonne et catholique, ne s’attendait pas à ce qui vient de lui arriver : être célébré officiellement par un ministre de la République ; mais, comme disait un autre homme d’État, nous sommes dans l’incohérence. On subit ce petit acte interminable comme un accès de déclamation furieuse. Un mari et une femme font leurs comptes : de la façon dont ils les font, il appert que le mari est peu entendu en affaires, et que la femme est une calculatrice de premier ordre. Minuit sonne. Comme mue par un ressort, la femme se lève et déclare à son mari qu’elle s’en va. Elle le quitte parce qu’il est le Réel, et qu’elle est le Rêve. Une femme qui calcule si bien, et qui, en quatre ans et demi, a triplé la fortune du ménage ! Cela étonne, mais enfin c’est ainsi. Elle en a assez, elle veut vivre. Comme nous dirions aujourd’hui, elle veut vivre sa vie ! En 1870, déjà ! C’est par-là que cette exhumation ne laisse pas d’être assez amusante. Cette révoltée tient déjà le langage de nos actuelles affranchies. Elle quitte mari et enfant pour s’en aller travailler à son perfectionnement moral, comme fera la Nora d’Ibsen… Nora ne s’est pas inspirée d’Elisabeth et les suffragettes du théâtre moderne l’ignorent. Mais le ferment romantique les travaille toutes pareillement et leur fait tenir les mêmes propos, accomplir les mêmes actes… Avant que la nuit ne soit finie, le temps de baisser et de relever le rideau, Elisabeth revient au domicile conjugal. C’est ce qu’elle avait de mieux à faire. Et c’est la preuve qu’en notre pays de France il ne faut jamais désespérer du bon sens.

Mme Segond-Weber a lancé avec une ardente conviction les revendications d’Elisabeth, et M. Mayer en a paru, comme il convenait, littéralement assommé.


RENE DOUMIC.